mercredi 31 janvier 2024

LECON SUR LE BONHEUR - LE DESIR EST-IL LA MISERE DE L’HOMME ? Par Serge Durand

  LECON SUR LE BONHEUR - LE DESIR EST-IL LA MISERE DE L’HOMME ?

Table des matières



LECON SUR LE BONHEUR - LE DESIR EST-IL LA MISERE DE L’HOMME ? 1

Introduction problématique. 1

[Accroche] 1

[Présentation du sujet]

[Analyse problématique]

[Annonce du plan prolongeant la problématique]

Partie I. La bestialité du désir humain est la cause de sa misère.

1 - De la bestialité du désir au simple plaisir d’exister consciemment.

2 - Se libérer de la bestialité de nos désirs vains.

3 - Transition critique : la vacuité bouddhiste approfondit, précise et rend vraiment effective la vigilance réfléchie et le plaisir en repos des Epicuriens comme état de liberté vis-à-vis du désir.

Partie II. Se libérer de la misère du désir dans la vacuité de la conscience.

1 - La misère est due au nœud égocentrique du désir.

2 - La résistance de l’ego. Ses stratégies de divertissement.

3 - Etre libre de la misère du désir ne signifie pas être sans désir.

Partie III. La grandeur du désir érotique humain.

1- Transition critique : se libérer individuellement de la misère du désir n’est pas encore se libérer collectivement de la misère humaine

2 - Eros ou Le paradoxe du manque et de la plénitude avec Platon et Socrate.

3 - Eros et l’élan de joie créatrice – De Platon à Bergson.

Conclusion.



Introduction problématique.

[Accroche] Le désir semble notre condition de vie. Sans désir, ne serions-nous pas tout simplement mort ? 

[Présentation du sujet] Alors peut-on dire que le désir est la misère de l’homme ?

[Analyse problématique] 

Le désir n’est-il pas ce qui émane en l’homme du fait d’être en vie ? [Thèse] Mais il est vrai que le désir humain n’a aucune régulation comportementale autre que nos représentations culturelles contrairement aux animaux qui ont des désirs régulés par des instincts. Ainsi ce qui émane de notre vitalité ne cesse de produire de la bestialité. Cette bestialité nous conduit à l’inhumanité et aux pires catastrophes. La culture parvient à la juguler partiellement : nos désirs n’ont pas naturellement de limites, ils ont une béance qui rend leur satisfaction insatisfaisante. De par sa constitution, le désir serait-il alors la misère de l’homme ? [Antithèse] Néanmoins, se pourrait-il que nous puissions grâce aux désirs atteindre le bonheur qui en est la satisfaction complète ? Ne pourrions-nous pas nous ouvrir à un plaisir en repos, le simple fait d’apprécier consciemment d’être vivant ? Délivrer notre désir de la bestialité sans borne, c’est-à-dire de sa vanité produira en nous le bonheur. Mais cela suffit-il ? [Débat entre thèse et antithèse] Ne faut-il pas, comme les bouddhistes nous y invitent, abolir le désir en mettant fin à la soif de vie ? 

[Annonce du plan prolongeant la problématique] 

Les sagesses hédonistes voient qu’il faut satisfaire le désir dans le but du plaisir de vivre mais avec les bouddhistes, on peut se demander si le plaisir ne porte pas en soi encore l’illusion du désir. Le plaisir est-il la soif de vie autosatisfaite ? N’est-il pas la marque du manque indépassable ? S’il y a quelque chose qui transcende dans nos consciences le désir, mais ne faut-il pas vouloir être libre du désir et de la soif de vie ? Comment se libérer du désir d’être libre ? Comment le bonheur absolu, cette plénitude du néant peut-elle s’illusionner dans une volonté de vivre ? Il y a là des difficultés. Malgré tout, n’y a-t-il pas des traces d’une pure positivité du désir, d’une surabondance au cœur du manque qu’il faut interroger ?



Partie I. La bestialité du désir humain est la cause de sa misère.

1 - De la bestialité du désir au simple plaisir d’exister consciemment.

Le désir n’est pas dans son émergence naturelle source de notre misère. L’homme, par son désir, est en un sens libre de tout besoin. Un animal est le jouet de ses besoins, il ne peut pas s’en passer et quand une situation lui interdit de satisfaire ses besoins, il est comme abattu. Un homme a des désirs naturels nécessaires, mais ce ne sont pas des besoins dictés par un instinct : il peut rester serein même s’ils ne sont pas satisfaits et, à vrai dire, qu’est-ce qui peut empêcher son désir naturel nécessaire de philosopher ? Certes, la nécessité du désir naturel est liée à la qualité de vie et à la santé du corps. Mais un corps malade, affaibli n’empêche pas d’avoir accès à une forme de plaisir liée au simple fait d’être en vie. Notre raisonnement suppose la sagesse possible. Comment s’en rapprocher ?

Epicure s’appuie sur la distinction entre plaisir en mouvement et plaisir en repos. Par notre corps, nous sommes des êtres de la nature. L’animal, qui a satisfait ses besoins, montre un état de bien-être naturel.


Le plaisir en mouvement émerge de la satisfaction d’une satisfaction d’un désir. Epicure observe que si le désir est naturel, c’est-à-dire loin de toute démesure bestiale impossible à satisfaire,  il peut aboutir au plaisir en repos, à un état de bien-être du corps. Cet état serait comme celui éprouvé par les animaux. Celui qui a atteint le plaisir en repos pourra par le souvenir le retrouver présentement ici et maintenant. Il s’agit d’être vigilant afin de jouir du simple plaisir d’exister qu’on aura atteint une fois les désirs satisfaits.



Mais la satisfaction du désir n’est-elle pas problématique ? Tout d’abord certains désirs sont vains : ils ne peuvent être satisfaits et pourtant ils occupent les premières places des préoccupations sociales et nous sommes conditionnés à penser illusoirement qu’ils sont la condition nécessaire de notre bonheur. Ces désirs vains sont la source exclusive de la misère spirituelle de l’homme.











2 - Se libérer de la bestialité de nos désirs vains.



Pour Epicure, dans sa Lettre à Ménécée, il y a trois types de désirs vains : les désirs d’amours passionnels, les désirs de gloire (ou plus humblement de reconnaissance) et enfin les désirs de richesse. Ce sont en fait à la base des appétits naturels qui sont devenus bestiaux. Ces désirs vains sont la corruption du désir naturel, dont la base est des appétits de reconnaissance, d’appropriation ou la libido. 

Le désir de richesse est un désir vain.

La richesse est ainsi la corruption par intempérance du désir naturel nécessaire de satisfaire par des appropriations et un travail les besoins du corps. La richesse est un appétit sans limite car elle va par-delà la satisfaction des besoins naturels et on peut se demander dès lors à partir de quand peut-on être satisfait de sa richesse ? Celui qui commence à s’enrichir sera donc à jamais insatisfait car elle ne génère pas le sentiment d’une sécurité inviolable. Quant au pauvre qui désire s’enrichir et n’y parvient pas, il vivra frustré. Or être pauvre ne signifie pas forcément être dans la misère. Un pauvre a souvent de quoi subvenir à ses besoins essentiels. Par ailleurs même le plus riche peut demain devenir pauvre, il peut tout perdre car d’autres convoitent ses biens. Et même s’il ne peut plus tout perdre, il aura des envieux autour de lui, il ne sera jamais sûr de ses amitiés et encore plus de ses amours. 

Le désir de gloire est aussi un désir vain.

L’appétit de reconnaissance est un désir naturel quand il se cantonne à l’amitié. Mais dès lors qu’on le croit nécessaire, il va se corrompre. Le désir de gloire est la version la plus bestiale du désir de reconnaissance. La satisfaction d’un tel désir est encore plus fluctuante que le désir vain de richesse car elle nécessite de se soumettre au désir de ceux qu’on veut séduire, un artiste n’aura jamais la certitude d’avoir acquis sans retour cette reconnaissance et, s’il réussit, il subira la jalousie, il sera adoré pour son image et il ne se sentira pas aimé pour sa personne. Un tyran aurait-il un sort plus enviable puisque chacun se soumet à ses désirs ? La position du tyran ou du maître nous isole encore plus : plus d’ami, au contraire, partout il y aura des traîtres potentiels. Dernier point, le désir naturel d’amitié érotique se pervertit et devient bestial quand ce désir semble une nécessité et quand, au fond, la sexualité élimine l’amitié. 

L’amour passionnel est donc lui aussi un désir vain. 

Epicure ne rejette pas la sexualité, mais celle-ci pour ne pas nuire à l’obtention d’un plaisir en repos doit être exercée au sein d’une authentique amitié spirituelle. Dans une telle amitié, on n’attend pas de l’autre qu’il fasse ce qui nous plaît, on s’entraide à mieux trouver le plaisir qui nous mènera au plaisir en repos. L’autre n’est pas seulement un moyen ou un objet dans une amitié. Dans une amitié, être libre du désir est au centre. La liberté de l’autre est recherchée. On ne cherche pas à creuser en l’autre l’insatisfaction pour être sûr qu’il s’attache à nous de peur que moins attaché que nous le sommes, il nous quitte. Quand il y a de l’amitié, on cherche authentiquement le bonheur de l’autre. S’il y a une dimension érotique dans une amitié, il arrive parfois qu’elle handicape la progression spirituelle, il est alors légitime de ne pas y enfermer notre amitié.

3 - Transition critique : la vacuité bouddhiste approfondit, précise et rend vraiment effective la vigilance réfléchie et le plaisir en repos des Epicuriens comme état de liberté vis-à-vis du désir.

Epicure considère ainsi, parmi les désirs vains, les craintes infondées. Selon lui, il faut vaincre nos peurs par la raison. Ainsi nous ne devons pas avoir peur de mourir puisque mort, notre matérialité dispersée nous ne sommes plus là pour en ressentir la perte. Mais à vrai dire ne minimise-t-il pas ce qui lie intimement le désir et la peur ? La satisfaction de nos désirs naturels, elle-même, n’est-elle pas hantée par la peur ? Le désir peut-il donc être radicalement satisfait sans devenir libre de ce qui en lui suscite la peur ? Quand le plaisir advient même lors de la satisfaction d’un désir naturel ne subsiste-il pas la peur de le perdre ? L’idée de profiter égocentriquement du présent n’induit-elle pas la crainte de la perte ? Or cette idée ne subsiste-elle pas en filigrane chez de nombreux lecteurs de Epicure ? Pour basculer du plaisir en mouvement au plaisir en repos qui le couronne, ne faut-il pas être libre de tout désir et donc toute crainte égocentrique ? N’est-ce pas ce que Epicure est parvenu à atteindre dépassant ainsi toute attente égocentrique ? Ne faudrait-il pas dès lors compléter sa sagesse pour assurer cette libération du désir, qui comprend une profonde libération de la peur ? N’est-ce pas une soif inextinguible propre au désir, et donc à la peur, qui chaque fois nous fera perdre le plaisir en repos et nous replongera dans notre misère ? Ce que les bouddhistes appellent vacuité de la conscience et qui assure selon eux une libération vis-à-vis du désir et de toute peur n’est-il pas une expansion de la vigilance épicurienne et du ressouvenir du plaisir en repos ?



Partie II. Se libérer de la misère du désir dans la vacuité de la conscience.

1 - La misère est due au nœud égocentrique du désir.

La pensée bouddhiste estime que l’homme est précisément prisonnier de la soif du désir. Cette soif du désir est ce qui impulse un phénomène d’incarnation qui connaîtra les aléas des souffrances et des plaisirs, des désirs et des peurs. Pour le Bouddha nous devons nous libérer des désirs : cette libération est le seul remède à notre misère existentielle.

Le bouddhisme entend nous libérer du désir et de la crainte qui entraînent une succession de plaisirs et de souffrances. Cependant, le Bouddha rejette, proche en cela d’Epicure, une ascèse morbide car il a pu constater qu’elle ne libérait pas du désir. Au fond le désir de vertu ascétique est aussi illusoire que le désir du vice : l’un se nourrit de l’autre pour garder la conscience dans la prison du désir. Pour vraiment se libérer du désir, il faut certes le modérer mais il faut surtout apprendre à le voir comme de l’extérieur en se retirant à l’intérieur de sa conscience par une pratique de la connaissance de soi. 


 

Dans le bouddhisme, cette pratique de la connaissance de soi utilise d’abord la méditation, c’est-à-dire une méthode d’observation de la conscience. Selon le Bouddha si on observe sa conscience, on pourra discerner ce qui ressort des phénomènes impermanents et de sa vacuité. En un sens la conscience est comme un espace vide dans lequel le flux des phénomènes prend place. Par exemple, dans notre espace de conscience du visible, il y a le monde, notre corps et si on dirige notre regard du côté de ce qui regarde, il y a comme un rien de conscience du visible. Celui qui revient à cette vacuité du regard découvre une relaxation, il est moins tendu vers les objets visibles, il est détendu dans cette vacuité et il s’aperçoit qu’elle existe et se prolonge aussi au sein du visible lui-même. Cette vacuité du visible et, plus largement, de toute la perception est comme le zéro qu’on ne perçoit plus quand on lui ajoute quelque chose. Si on considère non plus seulement notre champ de vision mais notre champ de conscience, il apparaît alors que notre égo-centrisme est le nœud le plus solide par lequel nos désirs nous empêchent de réaliser la vacuité de notre conscience. Les techniques spirituelles des différents courants du bouddhisme consistent précisément à dénouer ce nœud par lequel le désir semble si réel alors qu’il n’est qu’une forme phénoménale transitoire dans l’océan de vacuité qui, lui, est toujours dans la paix quoi qu’il s’y passe.

2 - La résistance de l’ego. Ses stratégies de divertissement.

Ceci dit, on peut s’interroger sur le peu de gens qui entreprennent de se libérer de la misère existentielle qui s’attache au désir humain. Et parmi ceux qui évoquent l’épicurisme ou le bouddhisme comme doctrine philosophique, bien peu les mettent en pratique au quotidien et surtout bien peu débouche sur la conscience d’un plaisir en repos ou sur la pleine conscience d’une vacuité. Pascal dans ses Pensées a souligné ce qu’il appelle le divertissement. Se divertir revient à se détourner, à esquiver le fait de notre misère. Pascal perçoit bien que le nœud de la vanité de nos désirs est lié à l’égocentrisme inhérent au moi. Le divertissement préserve le moi d’observer sa propre misère, d’observer la déchéance qui est inscrite dans sa constitution. 



Car Pascal, en tant que chrétien lecteur de la genèse, sait que le désir égocentrique est porteur de mort : c’est un choix toujours déjà fait en nous contre notre propre libération spirituelle qui nous condamne à la mort et à toutes les craintes qui l’entourent. Un bouddhiste, pas plus qu’un épicurien authentique ne craignent la mort car leur authenticité les a menés à vaincre toute attente égocentrique à commencer par celle de vouloir pour leur ego une vie éternelle. Toutes les spiritualités sont unanimes pour nous dire que nous n’échapperons pas à la misère sans passer par une forme de renoncement à nos attentes égocentriques, un renoncement qui dans le christianisme et le bouddhisme implique une mort de l’attachement exclusif de l’ego à lui-même. Au fond l’ego se divertit, il s’invente des buts vaniteux et extérieurs pour éviter de se confronter à sa misère, mais au final ces divertissements ne l’empêcheront pas de connaître la mort, la maladie, la douleur et la souffrance. Le divertissement souvent échoue et l’ennui l’emporte, l’angoisse gagne l’ego, le désir humain révèle sa double nature de vie et de mort. Alors les divertissements consistent à risquer y compris sa vie pour vraiment éviter la misère de l’ennui. D’un point de vue bouddhiste, cette crainte de l’ennui, de la solitude n’est-elle pas au fond une crainte de la vacuité où le nœud de l’ego risque de se dissoudre ? On fait de l’angoisse une maladie alors que peut-être laissée à elle-même dans le champ de conscience, elle pourrait au moins momentanément abolir le fonctionnement de l’ego et laisser entrevoir la substance absolue de la conscience que ce soit une vacuité bouddhiste ou un "Je Suis" transcendant monothéiste. Mais, à vrai dire, Pascal, malgré lui, nous découvre un divertissement de taille : la religion. Au fond la religion, elle-même, lorsqu’elle se propose comme une foi exclusive dans une doctrine du salut, ne risque-t-elle pas d’être comprise comme le moyen psychologique de s’accommoder de la misère du moi espérant que sa foi lui permettra d’être sauvé à la fin ? L’idolâtrie religieuse qui ne considère comme seule vraie sa foi religieuse ne peut-elle pas devenir une forme suprême de divertissement ? Le Bouddha l’a peut-être bien compris quand il refuse de répondre au sujet de l’existence de Dieu. Selon lui, on ne peut pas dire intellectuellement qu’il existe ou qu’il n’existe pas ni même qu’à la fois il existe et n’existe pas. C’est une question intellectuelle qui risque de nous divertir de l’exploration de la conscience qui seule nous donnera une réponse. Pascal affirmait que « La vraie philosophie se moque de la philosophie » mais faut-il l’entendre au sens exclusiviste d’une philosophie chrétienne ? La vraie philosophie ne doit-elle pas se moquer de la philosophie au sens où elle nous libère de l’intellectualisme philosophique pour ouvrir de l’espace à une prise de conscience, à une réalisation d’un état de conscience radicalement nouveau.

3 - Etre libre de la misère du désir ne signifie pas être sans désir.

En un sens celui qui réaliserait ce que le Bouddha aurait réalisé se sentirait encore un être de désir du point de vue phénoménal tout en vivant constamment du point de vue de la vacuité de sa conscience qu’aucun phénomène ne perturbe. Au fond la souffrance voire la douleur qui ne sont que des phénomènes ne pourraient plus altérer la paix inhérente à cette vacuité. Le Nirvana serait précisément cet état où l’on mange, lave son bol, etc. comme d’habitude tout en sachant qu’on mange, lave son bol dans le champ de vacuité.

Pour un bouddhiste, on ne peut pas donc désirer sans souffrir, et, en cette vie, on ne peut pas être sans désir. Mais, par ailleurs, un bouddhiste estime qu’on peut en suivant une des voies bouddhistes être libre du désir et de ses successions de plaisirs et de souffrances. En effet, on peut jouer au jeu de la vie sans oublier qu’elle n’est qu’un jeu où l’on perd et l’on gagne et au final où on est exclu de la partie.



Partie III. La grandeur du désir érotique humain.

1- Transition critique : se libérer individuellement de la misère du désir n’est pas encore se libérer collectivement de la misère humaine

Toutefois si la pensée bouddhiste suscite le désir de se libérer du désir en proposant divers moyens de diminuer la soif du désir, comment le bouddhiste se libérera-t-il du désir de se libérer ? Les bouddhistes parlent d’un lâcher-prise. Certains comparent l’effort de se libérer à la relaxation. Pour se relaxer il faut faire un effort mais un effort dont le résultat est un non effort. Cette réponse a du mérite mais comment expliquer le mouvement, la force et donc l’émergence de la vie et du désir au sein de la vacuité si vraiment la vie et le désir qui mènent au plaisir et à la souffrance sont illusoires ? On a souvent accusé le bouddhisme de nihilisme. Ce n’est pas infondé s’agissant de la version qu’en privilégie Schopenhauer, puisqu’il fait l’apologie du néant. Mais, si on renonce à la reconnaissance sociale par la gloire et les honneurs, faut-il pour autant renoncer à faire reconnaître ce que nous pouvons apporter au service d’une évolution positive commune ? Si on renonce à la richesse, faut-il renoncer à améliorer le sort matériel de l’humanité ? Epicure ou le bouddhisme schopenhauerien semblent alors passer à côté du sens positif le plus profond d’une insatisfaction nécessaire qui se tient au cœur du désir. C’est par insatisfaction positive et non par un apitoiement sur sa condition que l’être humain en arrive à changer de mentalité et à évoluer explorant ainsi le pouvoir de conscience mentale qu’il a reçu de l’évolution de la nature. Certes d’autres courants bouddhistes évoquent une compassion qui n’est pas une pitié d’apitoiement. Mais ce cœur ouvert à la souffrance de l’autre, qui résonne dans la sérénité de la vacuité, est-il l’expression d’un désir de l’Autre et de l’Ailleurs ? Seul un désir de l’Autre et de l’Ailleurs semble insuffler vraiment un désir de perfection du Devenir des phénomènes qui se manifestent au sein de la vacuité. La sérénité du Même, lié au zéro de l’Être, au-delà d’une compassion pour ceux qui l’ignorent, ne peut-elle pas davantage aider à mieux servir la manifestation glorieuse de l’Autre, de la différence première, considéré comme un enrichissement positif du Même ?


2 - Eros ou Le paradoxe du manque et de la plénitude avec Platon et Socrate.

Platon avait ainsi distingué au sein de nos désirs, l’inspiration venue d’Eros des forces venues de nos appétits. Ce qu’il y a de vain dans nos désirs est ce qui nous ramène vers des appétits animaux sans borne. Le désir de la richesse n’est qu’un goût sans borne de l’avoir qui voisine avec l’appétit animal du territoire mais malheureusement de façon intempérante. 

Ce désir aujourd’hui plus qu’hier se réalise au mépris des équilibres naturels. La recherche de gloire n’est qu’un goût de la reconnaissance sociale qu’on retrouve dans les sociétés animales où l’émotion prend place : par exemple, ce sont des rapports dominant dominé qui assure la préservation vitale du groupe, le plus agressif défendra aussi le groupe. Dans le cas de l’être humain, parfois celui qui acquiert la reconnaissance conduira le groupe à sa perte car il n’a pas l’instinct qui mettra son énergie au service du groupe quand ce serait nécessaire. Enfin, dans la nature, la sexualité a pour but la reproduction, elle est le service rendu aux générations futures. L’être humain sans instinct la dévoie et peut par sa pratique détruire ses propres enfants que ce soit par l’abandon, la négligence ou la manipulation pour satisfaire sa passion, le pire étant l’abus sexuel de ses propres enfants. Les appétits animaux des êtres humains lorsqu’ils sont sans borne forment ce qu’on appelle la bestialité.



Platon affirme qu’Eros se manifeste en nous par amour de la beauté comprise aussi comme perfection. Il nous invite à transcender notre bestialité en laissant élever notre conscience par l’amour de la beauté. Il y a en l’homme un désir de perfection. Même dans le dévoiement de ses pulsions animales, dans sa bestialité, c’est encore cela qu’il recherche aveuglément. Il est donc nécessaire de l’éduquer et d’orienter son désir érotique de perfection vers ce qui ne causera pas sa perte. Il lui faut apprendre à assumer son insatisfaction. 



Alcibiade est amoureux de Socrate et il veut le posséder charnellement. Le bel Alcibiade n’a pas saisi la vraie cause de son amour à savoir la beauté de l’âme de Socrate. Le corps laid de Socrate ne pourra satisfaire le véritable motif de l’amour d’Alcibiade. Socrate essaie donc de lui enseigner cet amour authentique qu’il a en lui, mais qui ne parvient pas à s’exprimer au-delà des appétits les plus animaux. Il faut au fond qu’Alcibiade saisisse la profondeur de son amour qui est un désir de connaissance de soi en tant qu’âme reliée à tout et à tous dans sa transcendance intime. Eros est alors en nous une dynamique d’élévation et de purification du désir qui nous plonge vers la source du Même et de l’Autre.


3 - Eros et l’élan de joie créatrice – De Platon à Bergson.

Dans l’allégorie de la caverne, le philosophe redescend vers ceux qui demeurent dans l’illusion. On peut aller plus loin que les platoniciens et réinterpréter, tel Hans Jonas, Eros comme le besoin de la conscience, voire de toute la nature, d’évoluer. Le bouddhisme ou l’épicurisme qui cherchent la paix de la vacuité ou l’absence de trouble d’un plaisir en repos pour relativiser toute souffrance risquent de ne pas entendre cet appel à une évolution consciente de la conscience que Socrate et divers platoniciens ont commencé à entendre. Cet Eros, aujourd’hui, peut-il se contenter d’une perfection éthérée dans un monde spirituel supraterrestre ou d’une résorption dans la seule vacuité ? Cet Eros, ne nous arrache-t-il pas à ces possibilités spirituelles pour envisager de parvenir à une perfection terrestre ? Nos progrès technologiques nous posent de plus en plus cette question : pourquoi ne parvenons nous pas encore à éviter la misère matérielle ? Pourquoi tant d’injustices ? D’où vient ce manque d’harmonie entre nos réalisations technologiques et les équilibres naturels ? Quand Eros se tourne vers le monde et y attire la perfection, il devient Agapè, amour créateur. Nous avons alors cet étrange paradoxe, avec d’un côté, une joie créatrice d’aimer qui se manifeste comme l’aventure évolutive du vivant et, d’un autre côté, ce cri de besoin d’autre chose, d’une conscience plus élevée. 



Dans la pensée de Bergson, l’intuition créatrice est une force de conscience et une joie qui répond à notre désir de créer, notre besoin d’autre chose. Il observe que cette joie se distingue du plaisir qui lui se réduit à la perpétuation ou à la consommation.

Il y a cependant des créations qui ont des effets destructeurs. Notre activité technoscientifique semble se heurter à notre ignorance des équilibres naturels.


Faute de percevoir ce cri d’insatisfaction devant notre ignorance mentale au sein d’une joie d’aimer, que déjà Socrate proclamait, allons-nous créer malgré nous les conditions d’une crise évolutive majeure du vivant ? 

Ne pourrions-nous pas aussi entendre simplement ce cri de besoin de la joie créatrice d’aimer et nous faire les instruments d’une beauté et d’une perfection utopiques qui enfin se manifesteraient matériellement en surmontant notre ignorance mentale ?




Conclusion.

[Rappel de la progression de la réflexion et première réponse au problème] On peut désirer et donc vivre en réduisant considérablement la misère existentielle comme les sagesses bouddhistes et épicuriennes nous en offrent la possibilité à condition de les pratiquer et non de les considérer comme ici seulement d’un point de vue intellectuel. 

Mais ces sagesses peuvent très bien entendre aussi un appel et un manque légitime au cœur du désir. Il y a un besoin d’être qui peut s’entendre dans la vacuité et que la vacuité permet de distinguer des désirs bestiaux. D’ailleurs s’il n’y avait pas ce besoin d’être, quelque chose se serait-il manifesté au sein de la vacuité ?

[Notre deuxième niveau de réponse au problème] La conception épicurienne ne voit pas que ce qu’elle nomme désir vain risque d’abriter les œuvres positives de cet appel, de ce cri qui veut toujours plus de conscience. Sa lutte contre la misère ne risque-t-elle de nous confiner à une forme de divertissement qui efface le réel besoin d’être. La sérénité et la conscience de la vacuité ne seraient alors de ce point de vue la découverte d’une dimension spirituelle permettant de mieux distinguer ce cri de besoin authentique d’évoluer au-delà des simples désirs mécaniques qui servent la reproduction du monde à l’identique jusqu’à son épuisement.

[Notre réponse finale au problème posé] Si l’aventurier spirituel se contente de se maintenir seulement au plus près de la sérénité alors il fera preuve d’inauthenticité. La sérénité revient à être libre de nos désirs et ne perpétuer que ceux qui nous assurent du plaisir. Ceci n’a rien à voir avec une aventure. Est-ce l’amour créateur qui, en nous et autour de nous, brûle d’évoluer au point de nous conduire alors à provoquer inconsciemment une crise évolutive sans précédent parce que nous nous contentons de perpétuer à travers désirs et plaisirs ? Par contre, si nous devons faire grandir un besoin authentique d’évolution consciente de la conscience, ce besoin exige beaucoup de sérénité pour affronter au mieux tout ce qui semble s’y opposer.

[Ouverture] Une évolution consciente de la conscience ira-t-elle jusqu’à un dépassement de la conscience humaine et ses désirs ? L’homme serait-il possiblement un pont vers un être créateur et non plus juste un consommateur ou un nihiliste autodestructeur comme le suggèrent des lectures de Nietzsche ?