Bergson, La conscience et la vie in L’énergie spirituelle, Puf Quadrige, écrit p.23-25 :
« Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, physiquement et moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d’usine qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en raison de l’argent qu’il gagne et de la notoriété qu’il acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu’il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir monté une entreprise qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie. Prenez des joies exceptionnelles, celle de l’artiste qui a réalisé sa pensée, celle du savant qui a découvert ou inventé. Vous entendrez dire que ces hommes travaillent pour la gloire et qu’ils tirent leurs joies les plus vives de l’admiration qu’ils inspirent. Erreur profonde ! On tient à l’éloge et aux honneurs dans l’exacte mesure où l’on n’est pas sûr d’avoir réussi. […] Vue du dehors, la nature apparaît comme une immense efflorescence d’imprévisible nouveauté ; la force qui l’anime semble créer avec amour, pour rien, pour le plaisir, la variété sans fin des espèces végétales et animales ; à chacune elle confère la valeur absolue d’une grande œuvre d’art ; on dirait qu’elle s’attache à la première venue autant qu’aux autres, autant qu’à l’homme. Mais la forme d’un vivant, une fois dessinée, se répète indéfiniment ; mais les actes de ce vivant, une fois accomplis, tendent à s’imiter eux-mêmes et à se recommencer automatiquement : automatisme et répétition, qui dominent partout ailleurs que chez l’homme, devraient nous avertir que nous sommes ici à des haltes, et que le piétinement sur place, auquel nous avons affaire, n’est pas le mouvement même de la vie. Le point de vue de l’artiste est donc important, mais non pas définitif. La richesse et l’originalité des formes marquent bien un épanouissement de la vie ; mais dans cet épanouissement, dont la beauté signifie puissance, la vie manifeste aussi bien un arrêt de son élan et une impuissance momentanée à pousser plus loin, comme l’enfant qui arrondit en volte gracieuse la fin de sa glissade. Supérieur est le point de vue du moraliste. Chez l’homme seulement, chez les meilleurs d’entre nous surtout, le mouvement vital se poursuit sans obstacle, lançant à travers cette œuvre d’art qu’est le corps humain, et qu’il a créée au passage, le courant indéfiniment créateur de la vie morale. L’homme, appelé sans cesse à s’appuyer sur la totalité de son passé pour peser d’autant plus puissamment sur l’avenir, est la grande réussite de la vie. Mais créateur par excellence est celui dont l’action, intense elle-même, est capable d’intensifier aussi l’action des autres hommes, et d’allumer, généreuse, des foyers de générosité. Les grands hommes de bien, et plus particulièrement ceux dont l’héroïsme inventif et simple a frayé à la vertu des voies nouvelles, sont révélateurs de vérité métaphysique. Ils ont beau être au point culminant de l’évolution, ils sont le plus près des origines et rendent sensible à nos yeux l’impulsion qui vient du fond. », Bergson, ‘la conscience et la vie’ in L’énergie spirituelle, puf.
Textes en regard :
Nietzsche sur la création
« Créer – c’est la grande délivrance de la douleur, et l’allègement de la vie. Mais afin que naisse le créateur, il faut beaucoup de douleurs et de métamorphoses. Oui, il faut qu’il y ait dans votre vie beaucoup de morts amères, ô créateurs ! Ainsi vous serez les défenseurs et les justificateurs de tout ce qui est périssable. Pour que le créateur soit lui-même l’enfant qui renaît, il faut qu’il ait la volonté de celle qui enfante, avec les douleurs de l’enfantement. En vérité, j’ai suivi mon chemin à travers cent âmes, cent berceaux et cent douleurs de l’enfantement. Maintes fois j’ai pris congé, je connais les dernières heures qui brisent le cœur. […] Mais ainsi le veut ma volonté créatrice, ma destinée. Ou bien, pour parler plus franchement : c’est cette destinée que veut ma volonté. Tous mes sentiments souffrent en moi et sont prisonniers : mais mon vouloir arrive toujours libérateur et messager de joie. « Vouloir » affranchit : c’est là la vraie doctrine de la volonté et de la liberté – c’est ainsi que vous l’enseigne Zarathoustra. Ne plus vouloir, et ne plus évaluer, et ne plus créer ! Ô que cette grande lassitude reste toujours loin de moi. Dans la recherche de la connaissance, ce n’est encore que la joie de la volonté, la joie d’engendrer et de devenir que je sens en moi ; et s’il y a de l’innocence dans ma connaissance, c’est parce qu’il y a en elle de la volonté d’engendrer. », Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Deuxième partie, ‘Dans les îles bienheureuses’.
Sri Aurobindo sur la joie divine :
« La Joie d'Être
Si Brahman n'était qu'une abstraction impersonnelle contredisant éternellement le fait apparent de notre existence concrète, l'annihilation serait la juste fin de l'affaire ; mais l'amour, la joie et la conscience de soi ont aussi leur place.
L'univers n'est pas simplement une formule mathématique destinée à élaborer la relation de certaines abstractions mentales appelées nombres et principes, pour aboutir finalement à un zéro ou à une unité vide ; ce n'est pas davantage une simple opération physique exprimant une certaine équation de forces. C'est la joie d'un Dieu amoureux de lui-même, le jeu d'un Enfant, l'inépuisable multiplication de soi d'un Poète enivré par l'extase de son propre pouvoir de création sans fin.
Nous pouvons parler du Suprême comme d'un mathématicien traduisant en nombres un calcul cosmique, ou comme d'un penseur qui résout par expérimentation un problème de relation de principes et d'équilibre de forces. Mais nous devrions aussi parler de Lui comme de l'amant, du musicien des harmonies particulières et universelles, comme de l'enfant, du poète. Il ne suffit pas de comprendre son aspect de pensée ; il faut encore saisir entièrement son aspect de joie. Les idées, les forces, les existences, les principes sont des moules creux, à moins qu'ils ne soient remplis du souffle de la joie de Dieu.
Ces choses sont des images, mais tout est image. Les abstractions nous donnent la pure conception des vérités de Dieu ; les images nous donnent leur réalité vivante.
Si l'Idée embrassant la Force engendra les mondes, la Joie d'Être engendra l'Idée. C'est parce que l'Infini conçut en lui-même une innombrable joie que les mondes et les univers prirent naissance.
La conscience d'être et la joie d'être sont les premiers parents. Elles sont aussi les ultimes transcendances. L'inconscience n'est qu'un intervalle d'évanouissement de la conscience ou son obscur sommeil ; la douleur et l'extinction de soi ne sont que la joie d'être se fuyant elle-même afin de se retrouver ailleurs ou autrement.
La joie d'être n'est pas limitée dans le temps ; elle est sans fin ni commencement. Dieu ne sort d'une forme que pour entrer dans une autre.
Après tout, qu'est Dieu ? Un éternel enfant jouant un jeu éternel dans un éternel jardin. »,
Sri Aurobindo, Aperçus et Pensées (1914 ou avant ?), Traduction de La Mère, - 1956, p. 4-5.
Explication TYPE BAC :
Nous avons repris et modifié le travail d’Hervé Moine, auteur et animateur d'ActuPhilo.
On trouvera ce travail original, avant nos modifications, ici :
[Introduction]
[Titre et auteur] Notre texte est un extrait de La conscience et la vie de Bergson, article tiré du recueil L’énergie spirituelle.
[Le(s) Thème(s)] Pour Bergson notre expérience du bonheur dit quelque chose de la destination métaphysique de la conscience. [Thèse/idée principale] En effet, nous explique le philosophe, c’est par un signe tout à fait naturel que l’homme peut être renseigné sur le véritable sens de son existence et sur sa propre destinée ; ce « signe » c’est tout simplement le sentiment de « joie ». Il nous faut simplement percevoir la différence entre ce qui produit le plaisir et la joie. Le plaisir nous perpétue en tant qu’un certain type de conscience, la joie élargit notre conscience. Avec la joie de créer, c’est une autre manière d’être qui surgit en nous. Pour Bergson, créer est ce pour quoi nous sommes destinés ; et c’est la nature elle-même qui nous l’indique pour peu que nous y prêtions attention. La thèse bergsonienne, selon laquelle le sentiment de la joie est le signe qui indique ce pour quoi nous somme faits, présuppose ainsi, que l’affectivité (joie, tristesse, angoisse…) n’a pas simplement un sens psychologique, sens que nous lui donnons ordinairement, mais atteint une véritable dimension métaphysique en ce qu’elle est susceptible de nous renseigner sur le sens de notre propre destinée.
[Problème] Ainsi ce texte de Bergson à travers la question revisitée du bonheur repose à nouveau frais le problème philosophique de notre destination métaphysique. En pointant les faits humains de la création et en clarifiant les différents types de création humaine, Bergson donne une réponse que chacun pourrait éventuellement expérimenter à son niveau.
[Enjeux] Le texte de Bergson a des enjeux pratiques au moins à double titre : le philosophe souligne l’importance des passions joyeuses qui sont signes métaphysiques de la signification de la vie et de la destinée de l’homme, et peut-être même du divin ; il attribue également à la création un rôle considérable puisqu’il voit dans la joie et la création les signes de son accomplissement du destin de l’homme. Le problème initial était de savoir si l’affectivité est strictement psychologique ou bien si elle représente une indication permettant d’atteindre autre chose. Bergson nous apprend que si l’on veut réfléchir sur la question de la destination métaphysique, il faut absolument remarquer que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Et c’est par l’affectivité, outil métaphysique, que nous est révélée cette destination. L’affectivité met donc en jeu bien plus qu’un simple état psychologique de bien-être personnel ou non.
[Plan du texte étudié] Le texte s’articule en quatre moments. Tout d’abord Bergson met en relation le sentiment de « joie » à la « destination » métaphysique de l’homme. Ensuite, il opère une distinction essentielle entre « plaisir » et « joie » en opposant le caractère borné du plaisir à la dimension dynamique de la joie. Enfin, et c’est là l’aboutissement de sa réflexion, il affirme que toute « joie » est « création ». Il nous donne alors quatre ou cinq exemples de création en les considérant selon leurs effets sur l’histoire et l’évolution des mentalités humaines. Il part de la joie d’éduquer, passe par la joie d’entreprendre, de découvrir et d’inventer technoscientifiquement, la joie d’œuvrer artistiquement pour aboutir à la plus remarquable par ses effets, à savoir la joie de l’intuition morale qui réformera les mœurs et ouvrira les cœurs. [La logique employée] Ces exemples dessinent et sont l’aboutissement de ce que Bergson nomme une ligne de faits : les expériences factuelles qui sont utilisées ici se renforcent les unes les autres pour nous faire passer d’une probabilité à ce qui semble une certitude ; elles dessinent de plus en plus précisément le champ dynamique de la vie créatrice.
[Explication linéaire]
Au début de cet extrait, Bergson part d’un constat d’échec des philosophes qui n’ont pas pu répondre de façon satisfaisante à l’essentielle question de la destination métaphysique de l’homme étant donné qu’ils n’ont que trop peu considéré les indices fournis par la nature elle-même: « les philosophes, dit-il, qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même ». Les philosophes n’auraient donc pas vu l’évidence, s’en seraient même éloignés préoccupés qu’ils étaient par leurs rationalisations, voire par leurs ratiocinations. Bergson adresse, là, à ses pairs, une sérieuse et sévère critique. En fait, pour être plus précis, il semble qu’il ne critique pas tant les philosophes eux-mêmes, mais plutôt une certaine manière traditionnelle de philosopher. [Questionnement du texte] Tentons de comprendre cette idée de l’auteur, selon laquelle, les spéculations philosophiques échouent dans leurs réponses à notre présente question, afin de voir par quelle démarche originale et supposée plus adéquate, Bergson compte la résoudre. Et commençons, pour ce faire, par définir ce qu’est un philosophe.
Le philosophe est celui qui aime et recherche la sagesse et le savoir (philo-sophos) ; il n’est pas celui qui prétend posséder la sagesse et le savoir, il ne prétend pas, en effet, au titre de Sage (sophos). Il s’efforce, sur le plan spirituel, d’élaborer une conception cohérente du monde et de l’homme. En cela, la philosophie ne désigne pas autre chose qu’une recherche, une quête unitaire, une réflexion sur le sens des choses et du réel. « La signification de la vie » en général, c’est-à-dire le sens de l’existence, de l’ensemble des activités et des événements de tous les êtres, et « la destinée de l’homme » en particulier, c’est-à-dire la finalité et le sens de l’existence humaine, sont objets de réflexion en philosophie. En effet, le problème de la destination de l’homme constitue, si ce n’est le plus grand, un des problèmes majeurs, et ô combien difficile, pour qui s’adonne à la réflexion philosophique. Explicitons ce problème. Il y a dans l’idée de « destinée » et celle de « destination », la notion que quelque chose serait fixé d’avance, et qui, par conséquent, échappe à l’homme, à sa volonté, et qui lui est, cependant, donné, lui est réservé. Quel sens moral ou religieux peut avoir l’existence de l’homme en tant qu’individu ou en tant qu’espèce ? Que sommes-nous venus faire sur terre ? Quelle peut bien être la signification de cette brève et évanescente apparition dans le monde ? Telles sont, par exemple, les questions qui traduisent bien ce problème métaphysique de la destination de l’homme. Quelle est donc la signification de ce quelque chose qui est réservé à l’homme ?
Or, selon Bergson, s’il leur revient, aux philosophes, d’avoir posé bien posé ce problème essentiel, leur démarche pour tenter d’y répondre s’est révélée inadéquate. Ils se sont perdus dans des raisonnements, on peut s’en douter, à n’en plus finir, si bien qu’ils ont oublié tout simplement d’ouvrir les yeux et qu’ils n’ont pas vu qu’il était possible de se fonder sur une intuition fiable, sur quelque chose qui apparaît comme un véritable indicateur, un révélateur en ce domaine. Ils se sont détournés de ce qui peut apparaître comme une évidence vécue, une vérité révélée par les faits intérieurs vécus. Il appartient donc à Bergson de leur ouvrir les yeux et de leur montrer, et de nous montrer, ce révélateur : « la nature » vécue par nous et la vie de « la nature » à travers nous. Ici, le terme « nature » doit être entendu comme l’ensemble de tout ce qui existe, des choses visibles, en tant que milieu où vit l’homme mais aussi en tant que vie d’un homme. Cette nature, selon notre philosophe, nous renseigne spontanément en ce qui concerne la destinée humaine. Elle nous éclaire. Elle nous informe elle-même. Elle nous avertit en nous donnant des renseignements. La clef du problème de la destination métaphysique de l’homme appartient donc à celui qui sait voir intuitivement au lieu de spéculer. Quel est ce renseignement précieux que nous offre la nature ?
« La nature nous avertit, nous dit l’auteur, par un signe précis. » Et quel est-il? « Ce signe est la joie. » Cela signifie-t-il que nous avons trouvé, là, « la signification de la vie » et « la destinée humaine » ? La joie est-elle la réponse complète à notre problème ? Assurément non ! Elle est bel et bien la clef du problème, celle qui ouvre les portes de la difficulté, laissant entrevoir la solution, ce pour quoi nous sommes faits. En effet, si la joie est signe, elle ne peut être signe d’elle-même. Il est le propre d’un signe de signifier autre chose que lui-même, ce sans quoi il se nierait comme signe. Comme si un panneau routier s’indiquait lui-même ! Un signe ce n’est pas autre chose qu’une chose perçue permettant de conclure à la vérité d’une autre chose, à laquelle elle est nécessairement liée. Par exemple, la fumée est signe de consumation ; c’est d’ailleurs pour cela que l’on dit qu' « il n’y a pas de fumée sans feu » ! Un signe est donc l’indice, la marque, l’expression, la manifestation d’autre chose. Autrement-dit encore, un signe est un symptôme. [Comparaison doctrinale avec la psychanalyse] En psychanalyse, un symptôme névrotique est signe d’un traumatisme psychique lié à la petite enfance, une annonce. Une borne kilométrique annonce la distance qu’il reste à parcourir jusqu’à la prochaine ville. En un mot, un signe est un élément permettant de reconnaître une autre réalité.
Résumons cette première partie du texte. Nous possédons, par conséquent, dit Bergson, un indice qui représente, en quelque sorte, l’annonce que ce pour quoi nous sommes faits est atteint, que ce qui nous est donné, ce qui nous est destiné, est réalisé car nous sommes arrivés à destination ! Cet indice, qui, selon notre auteur, n’a généralement pas été remarqué par les philosophes, permettant de dire que nous avons atteint notre finalité, ce à quoi nous sommes promis, est la « joie ». [Comparaison doctrinale avec la pensée de Sri Aurobindo] Pour Sri Aurobindo, l’absolu, le Brahman, n'est pas qu'une abstraction impersonnelle. Le reproche aux philosophies indiennes illusionnistes de tendre à une telle impersonnalité croise celui que fait ici Bergson aux philosophies occidentales. Dans une conception schopenhauerienne ou une conception illusionniste du vedanta, l’absolu contredit « éternellement le fait apparent de notre existence concrète ». Dans cette perspective, « l'annihilation serait la juste fin de l'affaire » : on a ici une tentation spirituelle nihiliste. C’est à l’opposé des tendances nihilistes ou des raisonnements froids et impersonnels que Sri Aurobindo rejoint Bergson dans sa méditation sur « l'amour, la joie et la conscience de soi [qui] ont aussi leur place ».
Continuateur en ce sens de Bergson, Sri Aurobindo affirme : « L'univers n'est pas simplement une formule mathématique destinée à élaborer la relation de certaines abstractions mentales appelées nombres et principes, pour aboutir finalement à un zéro ou à une unité vide ; ce n'est pas davantage une simple opération physique exprimant une certaine équation de forces. »
Bergson lie la joie à la destination métaphysique de l’homme. Reste à savoir ce que signifie exactement la joie, ce qu’il entend par-là, et, de quoi, selon lui, la joie est signe. Sri Aurobindo suggère que : « C'est la joie d'un Dieu amoureux de lui-même, le jeu d'un Enfant, l'inépuisable multiplication de soi d'un Poète enivré par l'extase de son propre pouvoir de création sans fin. » C’est justement ce dont il traite dans les parties suivantes.
Que désigne, tout d’abord, d’une manière générale, le terme de joie ? La joie peut être définie comme une émotion particulière qui se distingue des autres émotions en ce qu’il s’agit d’une émotion agréable ; en ce sens, on peut donc dire que la joie se rapproche du plaisir. Cependant, la joie semble être plus profonde. En effet, la joie semble être plus qu’une simple émotion infra-rationnelle, et nous dirions plus volontiers, pour être plus précis, qu’il s’agit d’une émotion supra-intellectuelle. La joie serait sentiment supra-intellectuel, sentiment global ressenti par toute la conscience. Ne dit-on pas « être inondé de joie » ? Mais, cette définition demeure insuffisante car des sentiments comme la tristesse ou l’angoisse sont aussi ressentis par la totalité de la conscience. Etre angoissé, c’est être monopolisé par cette angoisse. Disons que la joie est un sentiment exaltant, vivifiant, stimulant, en ce qu’elle est agréable, alors que l’angoisse est un sentiment déprimant. [Comparaison doctrinale avec la pensée de Nietzsche] « Créer, nous dit Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra, – c’est la grande délivrance de la douleur, et l’allègement de la vie. Mais afin que naisse le créateur, il faut beaucoup de douleurs et de métamorphoses. » Chez Nietzsche, comme chez Bergson, on peut donc définir la joie comme un état affectif global, de caractère libérateur. La joie, comme un sentiment total de satisfaction du sujet conscient, se manifeste par l’expansion de la vitalité. Mais, comment Bergson définit-il lui-même la joie, dans ce texte ?
Bergson, dans la deuxième partie de l’extrait, définit la joie à partir de ce qu’elle n’est pas, afin de bien nous faire saisir son essence. Selon lui, la joie, sentiment de plénitude, se distingue du plaisir: « Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. » Cette distinction est essentielle selon lui. Qu’est-ce que le plaisir à côté de la joie ? si ce n’est, certes, un état affectif agréable, un sentiment de satisfaction, mais d’une qualité et d’une densité bien inférieures à celles que détient et possèdent la joie. D’autre part, nous avons précédemment définit la joie comme sentiment ressenti par la totalité de la conscience ; le plaisir, lui, et c’est bien ce que semble dire Bergson, est un bien-être essentiellement d’ordre sensible, corporel. C’est là, semble-t-il, une distinction essentielle. Mais, il ne s’agit pas de penser que Bergson déprécie le plaisir du corps au profit de la joie de l’âme. Non pas du tout, il va nous montrer que le plaisir tout comme la joie est signe, indicateur. Le plaisir a une fonction dans l’ordre naturel. C’est dire que, pour notre philosophe, l’affectif joue un rôle très important qu’il ne convient pas de négliger si l’on veut saisir la destination métaphysique de l’homme ; il prend lui-même une dimension métaphysique. Or, la distinction que nous venons de mentionner ne se place pas sur le plan simplement psychologique. Bergson, en effet, va bien plus loin, et voilà ce qu’il dit du plaisir : « le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie; il n’indique pas la direction où la vie est lancée ». Que veut-il dire exactement ?
Le plaisir est un moyen habile et ingénieux inventé par la nature. On peut remarquer que c’est, dans ce texte, la seconde fois que l’auteur emploie ce mot « nature ». Et ici, il précise ce qu’il faut entendre par nature. Si la nature a inventé le plaisir dans le seul but que l’être vivant survive, la nature est alors définie comme l’ensemble de tout ce qui existe, comme nous l’avions noté précédemment, pour que l’être vivant puisse conserver et perpétuer l’ensemble des forces qui le maintiennent en vie, ou, ce qui revient au même, qui résistent à la mort. Comprenons bien l’idée de Bergson, en prenant des exemples simples et clairs : quand l’être humain mange ou boit, ces actes sont accompagnés de bien-être, d’un sentiment de satisfaction: qu’il est bon de manger quand on a faim et de boire quand on a soif ! N’est-ce pas un réel plaisir ? Ce plaisir, qui accompagne l’acte de s’alimenter et celui de se désaltérer, n’est-ce pas un moyen ingénieux pour perpétuer la force vitale ? et, s’il n’y avait pas ce bien-être, l’homme, tout comme l’animal, ne mangerait et ne boirait peut-être pas ! De même, le plaisir qui accompagne l’acte amoureux est peut-être le moyen naturel pour les espèces de se perpétuer. Autrement-dit, selon Bergson, le plaisir n’est pas quelque chose de gratuit, n’est pas un don, mais une « astuce » qui sert la vie elle-même. Le plaisir manifeste uniquement la réalisation d’un acte vital.
A ce caractère restreint du plaisir s’opposent la fonction globale et la finalité de la joie. Le plaisir ne donne pas à voir un but ou une intention; il possède un sens plus mécanique que la joie, qui correspond à une orientation et à une finalité. Pour Bergson, le plaisir est statique alors que la joie est dynamique; et c’est bien ce qu’il montre dans cette opposition : alors que, le plaisir « n’indique pas où la vie est lancée […] la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire ». Et il ajoute que « toute grande joie a un accent triomphal. » On comprend que, ce que veut nous dire Bergson, c’est que nous, hommes, nous ne sommes pas faits simplement pour survivre, conserver notre être propre et notre espèce. Il y a plus, et c’est ce qui fait la spécificité de l’homme, nous sommes faits pour vivre, Vivre avec un grand « V », plus exactement pour inventer la Vie. La vie qui gagne du terrain, qui remporte une victoire, c’est une vie qui s’invente. La joie indique la vie autocréatrice. Et si nous triomphons, c’est parce que la poussée de vie s’est accrue. On comprend ainsi la métaphore militaire, telle une armée qui a décidé de ne pas camper sur ses positions, et qui a ainsi entamé une percée et qui poussée par son élan collectionne les conquêtes et les victoires, la vie qui va de l’avant, la vie qui s’invente, l’emporte sur l’inertie d’une vie qui ne cherche qu’à se conserver. Notre joie est le signe d’un puissant élan vital, d’une invention de vie ; elle est le signe que l’élan vital l’emporte, contre la mort et l’inertie.
La partie du texte qui suit est l’aboutissement de la réflexion qui vient d’être conduite : « or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie ». Si l’on tient effectivement compte, dit Bergson, de cet accent triomphal de la joie, de cette idée de succès, de réussite qui y est contenue, on comprend alors, qu’à ce moment, ce sentiment de plénitude qui est ressenti, ce sentiment total de satisfaction qui inonde toute la conscience du sujet, révèle bien quelque chose de tout à fait fondamental, à savoir que « joie » et « création » sont intimement liées. La joie est ce signe qui signifie que la vie donne à travers nous l’être et l’existence à ce qui n’existait pas. La vie de la nature à travers le créateur tire quelque chose du néant, réalise ce qui ne possédait pas d’être, élabore « ex nihilo », invente. Il y a bien, dans l’idée de « création », l’idée d’une production particulière, celle dont la vie produit la nouveauté. [La logique ou le raisonnement employés] Bergson ne nous donne pas ici seulement une esquisse de la dynamique de la vie vue de l’extérieure à travers des expériences humaines, il nous donne aussi à nous lecteur les moyens de reconnaître dans notre vie de ce dont il s’agit. L’intuition créatrice et la joie qui l’accompagnent, la plus à notre portée, concernent l’exercice de notre liberté personnelle, l’autocréation de notre personne au fil de nos choix créateurs.
Bergson se situe ainsi dans la ligne de ceux pour qui il y a une Providence dans la nature. Pour lui, cette Providence n’est pas finaliste autrement que par son incarnation humaine. Mais l’homme, lui-même, même s’il a des intentions, doit tout de même en créer les objets. La finalité, l’intention n’est qu’un effet secondaire de la création. [Illustration] Par exemple, je n’aurai un but personnel que si je me le donne en le créant. Le sens est un effet de l’élan créateur qui n’est lui-même limité et défini par aucun sens.
C’est ainsi que nous pouvons approcher cette ligne de faits non plus seulement de l’extérieur, mais comme de l’intérieur, au niveau intuitif de notre vécu même.
Si nous suivons cette intuition, avec Bergson, nous saisissons que le déterminisme, de notre caractère par exemple, est l’effet d’une liberté créatrice. Le déterminisme n’est qu’un ensemble d’habitudes nécessaires pour que subsiste l’œuvre de l’élan créateur avant qu’il ne rompe avec certaines et prolonge son œuvre de façon imprévisible. Le plaisir qui est du côté de la conservation de la vie est donc du côté du déterminisme, des habitudes nécessaires. [Réseau conceptuel] Le plaisir est la satisfaction d’une impression de manque qui sert en fait les forces à l’œuvre pour reproduire l’harmonie de l’univers en l’état. Le plaisir ne concerne pas « la direction où la vie est lancée ». La joie est l’indice chez l’homme qu’il participe à l’élan créateur. [Comparaison doctrinale avec Leibniz] Reprenons une image de Leibniz dans sa Théodicée. Il compare l’existence à un fleuve qui porte des bateaux plus ou moins lourds. Plus un bateau est lourd, plus il mettra du temps pour être à la vitesse du fleuve. On peut utiliser cette image pour comprendre ce passage sans retomber dans une vision finaliste qui sacrifie au fond la dimension créatrice que Bergson veut mettre en lumière. En fait, dans le fleuve évolutif qu’est la vie, il y a plusieurs allures plus ou moins décalées par rapport à l’allure du fleuve évolutif lui-même. Quand nous nous rapprocherons de l’allure de l’élan créateur et donc plus nous irons consciemment dans sa direction et vers sa pointe où s’efface le sens et ne demeure que l’élan, plus nous éprouverons de la joie. Cette joie sera créatrice car elle signera un bond créateur au niveau de notre vie individuelle, au niveau de notre vie familiale, au niveau de la vie économique, au niveau de la vie esthétique et culturelle et enfin au plus près de la pointe de l’élan créateur au niveau de la vie spirituelle de l’humanité.
Au niveau seulement personnel et familial, la joie se départage assez peu du plaisir. Faire un enfant et l’éduquer relève autant de la conservation de la vie que d’une création à moins d’avoir aussi atteint un niveau spirituel d’évolution. Au niveau économique nous retrouvons les valeurs de la reconnaissance et de l’appropriation qui apportent des plaisirs fugitifs et instables s’ils ne sont pas resitués au service d’une harmonie de la cité. La joie créatrice à ce niveau concerne l’entreprise qu’il a créée. La distinction entre la joie et le plaisir devient beaucoup plus nette pour le savant, l’inventeur et l’artiste. La joie créatrice existe au niveau de la recherche du savant soudain couronnée de succès, au niveau de la création de l’œuvre où l’élan créateur est ressenti. Les plaisirs de la reconnaissance et de l’enrichissement arrivent seulement à un autre moment. Le marchand ou l’entrepreneur peut confondre ces deux moments car, lorsqu’il réussit son entreprise, au même moment il s’enrichit et acquiert de la reconnaissance.
Bergson souligne alors que la création est bien au-dessus des notions de « gloire » ou d’ « admiration ». Celui qui crée est, au fond, bien au-dessus de l’éloge. Il n’a que faire des louanges. S’il est certain « d’avoir produit une œuvre viable et durable », c’est-à-dire d’avoir fait exister ce qui n’existait pas encore, c’est-à-dire encore d’être vraiment la source et l’origine d’un nouveau phénomène, alors l’éloge, le jugement favorable qu’on peut lui exprimer, et aussi la gloire, l’éclat prestigieux de la renommée, n’ont guère d’importance pour lui. L’éloge et la gloire sont, pour lui, tellement superficiels et inférieurs par rapport à la joie qu’il éprouve si intensément. Ce sentiment de plénitude a quelque chose de divin ; la création, qui est ce pour quoi nous sommes faits, nous fait participer, en quelque sorte, à la perfection divine.
Mais pour Bergson, même si la création artistique nous ouvre à une participation à la vie divine créatrice, elle montre tout de même une limite : l’élan créateur n’y demeure que sous la forme de traces figées, à peine ressentie elle s’estompe figée qu’elle est dans la trace, happée par le déterminisme répétitif d’un style. Le moment créateur s’efface alors dans le plaisir du style. On prend plaisir à reconnaître un style au lieu de ressaisir le moment créateur où le style s’est imposé. [Argument illustrant le propos] Par ailleurs, les créateurs ne sont pas forcément adaptés à la vie ordinaire tel Baudelaire qui se figure comme un albatros moqué.
[Réseau conceptuel] Seule une participation à l’élan vital à un niveau moral et spirituel reste vivante et présente dans la durée. Pour Bergson, le temps n’est pas seulement un minutage objectif, nous sommes des êtres de durée. La réalité s’accumule en nous, l’instant s’inscrit dans une durée. On peut penser à une couche qui vient s’ajouter à d’autres déjà présentes comme pour un arbre où chaque croissance s’enroule autour des croissances des années précédentes ; la forme de l’arbre dans l’instant est l’accumulation de sa durée. Mais dans le cas d’un être humain ce qui vient prolonger la durée passé ne s’ajoute pas à l’extérieur, en surface. Cela peut venir de la profondeur et modifier tout ce qui composait la durée jusque là. [Exemples illustrant le propos] Les réformateurs moraux risquent l'insulte comme Greta Thunberg ou même la mort comme Martin Luther King. Mais la joie qu'ils manifestent perdure dans la création qu'ils laissent derrière eux.
Il n’y a pas un renouvellement de la vision morale sans une conversion morale qui la précède. Si la création en est la source, elle peut même modifier un caractère : ce qui semble impossible à la plupart d’entre nous. On affirme « chasser le naturel et il revient au galop ». Si l’autocréation de soi part des profondeurs, où le naturel non réformé pourrait-il se loger ? Et en effet modifier notre caractère nécessite une profondeur qui remet en œuvre les plus vieilles couches de notre existence, les couches les plus déterminantes. Le saint ou le sage sont des exemples vivants que cela est possible. Bergson se réfère à Jésus qui, selon lui, a insisté sur des lois au service des êtres humains au lieu que les êtres humains soient asservis par des lois. L'exemple de la critique de la lapidation de la femme adultère par Jésus est éloquent. Deux autres exemples, plus proches de nous, pourraient être, d’une part, celui de Martin Luther King, militant contre la ségrégation et tout racisme aux USA et, d’autre part, celui de Greta Thunberg, une lycéenne militante pour une véritable action contre le réchauffement climatique.
Accomplir cette transformation leur permet de proposer une psychologie spirituelle qui nous permettra de nous diriger plus facilement comme eux à la pointe de l’évolution. Plus l’élan évolutif est puissant plus il agit non pas à la circonférence mais à l’origine même de notre existence où notre participation à l’élan créateur s’était mis à pécher (au sens antique de « manquer la bonne direction »).
[Conclusion – Bilan - enjeux :]
Le plaisir légitime concerne la conservation de la vie ou sa perpétuation. Il y a un plaisir illégitime qui surexploite les ressources et menace la qualité de l'avenir de l'humanité. Le réchauffement climatique résulte ainsi d’une hyperconsommation des ressources énergétiques.
Outre le plaisir lié à la satisfaction d'un désir de conservation et de perpétuation, il y a ce qui est spécifiquement humain un désir de créer qui comprend aussi celui d'inventer et de découvrir. La réalisation de ce désir de créer suscite la joie, une extension de la conscience liée à une intuition qui surmonte un problème jusque là insoluble. Par exemple, Einstein se demandait qu'est-ce qui se passerait si on chevauchait un rayon de lumière - et qui raconte cette expérience d'une intuition qu'il a eue de la relativité générale.
Bergson a ainsi pris 4 ou 5 exemples pour mieux distinguer plaisir et joie :
- le plaisir de la parentalité ne se confond pas avec la joie d'éduquer un être humain ;
- le plaisir du succès entrepreneurial ne coïncide pas avec la joie de contribuer à une révolution économique et matérielle (ceci légitime d'ailleurs un enrichissement financier qui ressort du plaisir) ;
- le plaisir du succès scientifique ou artistique n’est pas la joie d'inventer un style, de découvrir une nouvelle façon de percevoir ou joie du scientifique d'expliquer un phénomène, joie d'inventer une technologie augmentant notre pouvoir d'action ;
- la joie de réformer la société, de la rendre plus juste et plus ouverte, plus favorable à la libre création au risque même du déplaisir est le sommet de l’action créatrice qui nous donne une idée de la source de l’élan créateur de la vie qui anime la nature en constante évolution.
Ici la joie est supérieure moralement au plaisir car sa force créatrice favorise les conditions propices au droit au bonheur pour tous et à sa libre recherche. La joie créatrice du réformateur favorise un nouveau mode de perpétuation de la société qui tend à faciliter l’émergence de l'esprit créateur.
Par ailleurs, pour trouver l'ataraxie ou la vacuité qui détachent des souffrances et de la douleur, il faut en avoir le loisir, il faut du temps libre et des moyens matériels. Et donc, au final, ces autres types de bonheur dépendent tous des manifestations économiques, scientifiques, culturelles et politiques des intuitions de la joie créatrice.
La joie créatrice montre à quel point le bonheur collectif est interdépendant du bonheur personnel contrairement à une focalisation sur le plaisir qui conduit à l'égoïsme, au cynisme contemporain et au nihilisme.
Le plaisir légitime concerne la conservation de la vie ou sa perpétuation. Il y a un plaisir illégitime qui surexploite les ressources et menace la qualité de l'avenir de l'humanité : le réchauffement climatique en est un résultat frappant.
ANNEXE : Explication avec une confrontation de points de vue avec Schopenhauer :
A la question, une vie heureuse est-elle une vie de plaisirs ? Schopenhauer répond :
- Qu’il n’y a pas de vie heureuse personnelle ;
- Que le plaisir n’est qu’une diminution de la souffrance.
Bergson présente un point de vue différent. Pour lui, le plaisir est lié à la perpétuation de la vie, à sa conservation. Les plaisirs naturels en effet sont liés au fait de manger, boire, dormir, avoir des conditions physiques relativement agréables ou encore au fait de se reproduire. Bergson admet que le plaisir est lié à des pulsions aveugles. Et que limité au seul plaisir, nous ne saurions dire quel sens a la vie. Est-elle purement et simplement absurde comme un hasard désordonné. Ou faut-il se résoudre à rester ignorant devant son énigme ? Quand je mange, je suis rarement conscient d’être au service d’un équilibre organique. Dans la nature, les animaux animés par des pulsions sexuelles sont rarement conscients de participer à la reproduction de l’espèce. Certaines tortues pondent leurs œufs dans le sable et abandonnent ainsi leurs progénitures à leur sort sans que cet abandon soit conscient : elles ont juste eu la pulsion de pondre et d’enfouir leur ponte dans le sable. Chez les êtres humains certaines pulsions et certains plaisirs peuvent être destructeurs comme les plaisirs des drogues. Le plaisir est « naturel » quand il ne détruit pas la vie. Mais selon Bergson le plaisir est un artifice, une ruse de la vie pour la conserver et la reproduire. Chez l’être humain, l’artifice peut consister à prendre du plaisir mentalement avec des jeux, des fictions, etc. Le divertissement a une fonction dans la perpétuation de la vie.
Si on admet que le plaisir est en partie toujours une pulsion aveugle, on peut rester en phase avec le point de vue de Schopenhauer. Mais Bergson n’est pas d’accord sur la question de la joie avec le point de vue de Schopenhauer. Pour ce dernier, la joie est impersonnelle, elle est liée au fait de percevoir la beauté de la vie en se tenant à l’extérieur d’elle dans la paix de la vacuité. Dans la paix de la vacuité, il y a la Joie de beauté triste de la vie en tant qu’œil impersonnel en marge de celle-ci.
Pour Bergson, la joie se situe dans la vie elle-même, elle est liée à nos choix, à notre liberté personnelle. Le sens de plaisir est distinct du sens de joie, chez lui, alors que le dictionnaire les propose comme synonymes. Mais surtout le sens de joie chez lui est opposé au sens de joie chez Schopenhauer.
Remarque : ces nuances apportées dans l’usage des termes en font des concepts philosophiques, un vocabulaire spécifié dans l’usage de ce penseur-là qui n’est pas celui de cet autre.
Joie -> Schopenhauer -> impersonnelle, en dehors de la vie, liée au néant
Joie -> Bergson -> personnelle, expansion de la vie, liée à la création
Bergson prend l’exemple d’une mère joyeuse : « La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, physiquement et moralement. »
Il n’est plus seulement question des plaisirs liés à la reproduction de la vie. On peut distinguer la mise-bas des animaux au fait d’élever un enfant humain : ce n’est pas seulement l’élever physiquement mais culturellement, moralement et spirituellement.
Ici la joie n’est pas impersonnelle, elle met en relation la joie d’éduquer et d’élever un enfant avec la liberté créatrice de son éducateur/éducatrice. Cette joie est ici interne au processus de la vie qui fait que la liberté créatrice d’un enfant grandit grâce à l’attention d’une liberté créatrice adulte. Eduquer, ici ce n’est pas simplement imposer un modèle social à l’enfant dans une société où il serait un rouage obéissant : ce serait faussement se comporter comme une société animale enfermée dans des comportements innés. Sans créativité, l’intelligence humaine et donc l’intelligence d’un enfant ne peut grandir éclairée par des intuitions créatrices. Dans une société ouverte, démocratique, libérale, etc. l’enfant doit être capable de comprendre les conventions sociales mais pour être une liberté créatrice originale qui enrichira l’intelligence collective sociale.