dimanche 28 juillet 2024

PEUT-ON VIVRE AU MOMENT PRESENT ?

 

Introduction problématique

Du point de vue du temps objectif, il n’est pas possible de vivre autre part qu’au présent.

Qu’est-ce que le temps objectif ? Il est lié à une mesure du temps basée sur des rythmes et mouvements cosmiques : la course du soleil, l'écoulement, les saisons, les lunaisons, etc.



Distinguons le temps objectif mesuré et mesurable du temps subjectif.

Remarquons que le temps objectif est un ensemble de temporalités diverses apparaissant dans le vécu de la conscience, ce vécu temporel est intérieur ou temps subjectif propre à la conscience :








Accroche :

Le sujet prend sens du point de vue du temps subjectif, du temps vécu et non du temps mesuré.

On ne peut être heureux demain. Le bonheur s’il existe n’exige-t-il pas de vivre au présent ? Et plus précisément au présent du présent ?

Si partant de mon présent du passé, il y a nostalgie ou réminiscence traumatique, je ne suis pas heureux.

Si je me tiens dans le présent de l’avenir, en attente avec des espoirs ou des craintes, je ne suis pas heureux au présent du présent.

Cependant sans considérer le futur, est-ce qu’on ne reste pas une personne immature qui préfère s’amuser plutôt que de contribuer à l’avenir ?

Présentation du sujet :

Alors peut-on vivre au moment présent ? Peut-on vivre au moment présent et y trouver le bonheur ?

Analyse Problématique :

Tout d’abord, il faudra se demander si cela est possible. Ensuite nous nous demanderons donc si nous devons ou non vivre au moment présent. Cependant le présent du présent s’il n’est que douleur ou souffrance, comment y trouver le bonheur ? Ne faudrait-il pas basculer du présent à une atemporalité pour échapper au moindre être du temps qui cause la douleur et la souffrance ? Mais si cela est possible, n’est-ce pas fuir les obstacles et une tâche évolutive qui a lieu dans le temps ?

 

Plan

 

I – il est possible et il est mieux de vivre au moment présent.          

        

II - Non pas au moment présent mais à partir de la dimension atemporelle de la conscience.


III – L’aspiration à créer nous fait aspirer à plus de perfection que la perfection du présent ou de la nécessité éternelle.   


 

I – Il est possible et il est mieux de vivre au moment présent

 

A – La position métaphysique du présentisme peut nous faire réaliser nos illusions mentales sur le temps et nous procurer le plaisir d’exister au présent.



Si le présentisme est vrai : le passé n’existe plus et le futur n’existe pas encore. Du point de vue objectif, ceci n’empêche pas une suite causale d’événements mais le passé est une trace plus ou moins évanescente dans le présent et le futur ne peut germer que du présent. Le hasard rend le futur improbable et inattendu. Il n’est pas déductible du présent même si des tendances peuvent être prévisibles.

Le présentisme laisse une place pour notre libre-arbitre.

B - S’émanciper psychologiquement du passé et du futur est alors possible.

Si le passé ne nous détermine jamais strictement, on peut au présent se détache des traces qu’il a laissé.

Psychologiquement, pour préserver notre liberté, nous pouvons utiliser la méthode zététique (l’art de douter rationnellement) pour nous détacher des émotions qui s’associent à nos souvenirs du passé ou à nos anticipations du futur.

Exemple 1 : l’attention au moment présent amoindrit nos souffrances psychologiques



Du point de vue psychologique, on voit que souvent, ce qui nous éloigne du présent a tendance à créer un état déplaisant. Les souffrances psychologiques sont liées pour la plupart à la réactualisation du passé ou à des considérations pessimistes du futur.

Nos émotions sont souvent des agitations du moment présent parce qu’on souscrit à une réactualisation du passé ou des craintes concernant le futur. La tristesse est un refus d’un événement déjà passé. La colère vient du refus d’un événement passé que je reproche à une de mes relations présentes. Est-ce que ces émotions ne réduisent pas notre attention au présent ?

Mais que faire si toute notre attention est comme captée par la douleur ?

Exemple 2 : l’attention au moment présent empêche la pensée d’ajouter de la souffrance psychologique à de la douleur.

Lorsqu’on affirme avoir mal depuis trois jours, on confond mentalement la douleur physique présente et un souvenir des douleurs passées qui, elles, ne sont pas présentes sauf par une fiction mémorielle. On passe donc d’une douleur sensible présente à une souffrance psychologique.



 


Tout l’enjeu de cette réflexion est éventuellement de basculer de la pensée du temps objectif et du temps psychologique vers la perception présente de la vie sans être prisonnier d’aucune de ses apparences.

 

En arrière-plan de nos mentalisations qui font exister le temps psychologique négatif de la souffrance, nous pouvons reposer dans un vide silencieux, qui nourrit spontanément notre détachement.

La zététique nourrit la méditation, l’apprentissage de la jouissance de l’attention.

S’exercer à jouir de l’attention à 360 degrés permet de découvrir le plaisir en repos, le plaisir simple d’exister sans rien faire, sans désir autre que de prendre ce plaisir d’exister.

Cette attention à 360 degrés bien entraînée évite de se concentrer exclusivement sur nos drames et nos douleurs qui inévitablement un jour ou l’autre prendront place au moment présent.



C – TC : Mais le moment présent, n’est-ce qu’un flux temporel de la conscience selon Husserl (D, 19-20ème siècle) ?



Ce schéma résume l’approche phénoménologique du temps par Husserl. Il remarque que nous retenons dans notre présence consciente des traces du passé immédiat. Il appelle ceci la rétention. Il remarque que nous la conjuguons avec la perception à l’instant ainsi qu’avec l’attente ou l’intention tournée vers ce qui va suivre, qu’il nomme la protention.

Sans cette rétention et cette protention œuvrant avec la perception de l’instant présent, notre présence consciente ne parviendrait pas à entendre une mélodie ou lire une phrase. Nos musiques et nos actes de paroles reposent sur la présence consciente qui outre sa perception sensible à l’instant présent s’étire dans le passé et se tend vers le futur.

Nous pouvons mentalement éviter certaines illusions liées à ce phénomène quand elles renforcent la souffrance. Mais notre pensée, nos facultés proprement humaines, nos progrès nécessitent cette durée inhérente à la conscience présente ainsi que notre mémoire.


II – Non pas au moment présent mais à partir de la dimension atemporelle de la conscience.

 

A – Réalisation de la dimension atemporelle de la conscience



Cette illustration pointe vers une horloge, sa lecture nécessite la mémoire, saisir le déplacement de l’aiguille des secondes met en jeu la rétention, la protention et la perception sensible. Mais le doigt qui pointe vers l’activité intérieure de la perception pointe un espace consciente invisible. Même si elle est invisible, la transparence de cette conscience est perceptible puisqu’elle la conscience englobant tous les phénomènes y compris le phénomène construit mentalement qu’est la temporalité.



Lorsqu’on s’endort la conscience phénoménale s’absorbe dans la seule conscience invisible, vide de phénomène(s), il n’y a plus de flux de pensée d’un ego, et il n’y a plus de notion de temps. Lorsqu’on se réveille, on ne sait jamais combien de temps on a dormi et parfois on n’a pas idée de l’heure qu’il peut être si la chambre est plongée dans le noir.

La conscience dans son intériorité au-delà de notre subjectivité, des activités mentales, vitales et sensibles est sans forme, sans couleur, sans taille, etc. et donc pure présence atemporelle.

Notre expérience phénoménologique du temps se déroule dans la présence consciente au-delà du temps. Notre présence consciente comprend notre conscience subjective personnelle qui, elle, est liée au temps.

Le moment présent est basé sur la perception sensible distinguée de la rétention et de la protention ainsi que de la mémoire. Ici la présence la plus intérieure de la conscience est atemporelle, englobant le cours temporel des phénomènes. Ceci permet un détachement du cours temporel de notre vie subjective. Notre vie intérieure la plus intérieure est atemporelle, immuable, paisible donc, sans agitation, sans trouble, sans souffrance, sans douleur.

L’attention méditative nous ouvre à cette dimension atemporelle libre de tous les méfaits associés au temps…

Reste à approfondir le rapport entre le cours temporel et la présence atemporelle.

L’éternalisme est une première réponse. Est-elle spirituellement et moralement convaincante ?


B – L’éternalisme scientifique : la relativité d’Einstein

 


Ce qui est prévu à partir de la conception galiléenne et newtonienne :

 



Ce que l’expérience de Morley Michelson montre :



https://fr.wikipedia.org/wiki/Exp%C3%A9rience_de_Michelson_et_Morley

 

Le raisonnement d’Einstein :





D’où la vision d’un espace-temps tel que dans le film Interstellar :

 

https://www.youtube.com/watch?v=0j-FqAmPf80

 

https://www.youtube.com/watch?v=xg33BL6VEZs



C – La conception éternaliste implique une acceptation du réel tel quel : « par réalité et perfection, il faut entendre la même chose », dit Spinoza.



L’éternalisme philosophique dont Spinoza est un défenseur ainsi qu’Albert Einstein, dans sa théorie de la relativité générale, présuppose que tous les phénomènes du temps sont comme tous existant éternellement.


Une présentation de cette thèse éternaliste par Etienne Klein, un physicien et philosophe :

https://www.youtube.com/watch?v=qtK_F4W0KJ0

Le déterminisme absolu en sciences physiques fait de cette thèse un lien possible entre la temporalité et la dimension atemporelle dont nous avons l’intuition en exploration la conscience infinie en laquelle nous percevons le temps.



Du point de vue pratique, cette théorie affirme que ce que nous vivons au présent ne peut être autrement qu’il n’est. La sagesse est dons d’accepter ce qui est vécu non pas seulement en s’y résignant mais en le voulant.



 

Pour le déterminisme absolu, les événements sont considérés comme immuables : les refuser amplifie leur caractère tragique du point de vue individuel.



On ne peut pas vivre sereinement au moment présent tant qu’on est identifié seulement à un esprit individuel, un ego dans un corps.




Vivre au moment présent en étant conscient d’être le tout vivant une expérience à travers notre personne relativise l’horizon vécu du corps et de l’ego qui inévitablement finirons par se dissoudre dans le tout… Selon la sagesse du déterminisme absolu, Tout est Un et notre durée individuelle limitée existera éternellement dans le tout qui existe lui éternellement.

Mais vouloir ce qui est inclut aussi notre action individuelle. Le sage indien Ramakrishna racontait une histoire invitant à éviter le fatalisme quand on commence à vivre le tout comme une perfection divine :

« Un certain guide spirituel enseignait à son disciple que toute chose créée était Vishnou (DIEU). Et son disciple le prit au mot. Un jour il rencontra un éléphant dans la rue. L’animal s’avançait vers lui et le cornac criait : « Ecarte-toi, écarte-toi ! » Le disciple raisonna dans son esprit : « Pourquoi m’écarterais-je ? Je suis Vishnou, l’éléphant aussi ; quelle crainte Vishnou peut-il avoir de Soi-même ? » Dans cette pensée il ne bougea pas. Finalement l’éléphant le souleva avec sa trompe et le jeta au loin. Il fut grièvement blessé, et, quand il retourna chez son maître, il lui raconta toute l’aventure. Le gourou dit : « C’est bien, mon fils. Tu es bien VISHNOU et l’éléphant l’est aussi. Mais pourquoi n’avoir pas écouté les avertissements du cornac VISHNOU qui te demandait de t’écarter ? » »

Le fatalisme est ainsi une impasse spirituelle mentale et pratique de l’adhésion au déterminisme absolu.


D – Transition critique : la position du déterminisme absolu risque d’effacer la question du mal, c’est-à-dire d’une perfectibilité individuelle et collective.


Si tous les temps sont nécessaires et s’inscrivent, par avance, dans une éternité, un danger spirituel est de ne pas voir que ce qui semble nécessaire et inéluctable peut parfois être transformé, si on veut bien soumettre ce qui est perfectible au perfectionnement.

Si le mal est reconnu comme une imperfection, les événements même s’ils sont parfaits sont aussi muables vers plus de plus de perfection.

Ceci est la thèse du compatibilisme. Le moment présent est alors ouvert à différents futurs possibles.

Les stoïciens mettent l’acceptation au centre de leur sagesse, mais pour eux nous pouvons par la sagesse gagner en liberté intérieure.

L’homme ordinaire soumis à ses désirs et ses émotions est un peu comme un cylindre sur une pente qui sera entraîné malgré lui par certaines forces. Le sage qui aura développé des vertus aura pris une forme intérieure qui lui en donnera une maîtrise relative. Des événements difficiles l’agiteront mais ne l’entraînerons pas dans une chute fatale.



L’instant présent est dès lors à la fois parfait et un lieu d’opportunités pour se perfectionner.

Vivre au moment présent est une vertu qui permet de ne pas être déterminé par notre passé, notre nostalgie, nos regrets ou de ne pas succomber à la crainte du futur ou à des espoirs fantasmatiques. Mais c’est aussi un lieu de conquête et de progrès de vertus qui nous confèrent comme une forteresse intérieure qui nous libère de la soumission à certaines forces qui suscitent des troubles psychologiques.

Le compatibilisme introduit l’idée de possibilités nouvelles, des chemins du temps qui n’étaient pas absolument déterminés à l’avance.



Certes ces possibilités, comme des chemins, existaient. Ils pouvaient être pris ou non. Mais les prendre ou non relève de certaines de nos décisions.

La vie serait alors semblable à ces jeux vidéo dans lesquels nos choix influent sur le scénario.



Au final, nous serions la conscience intemporelle en première personne s’identifiant à l’un des personnages d’un jeu à choix multiple en fonction des situations.

La sagesse consisterait à se souvenir qu’en arrière-plan du personnage que nous sommes temporellement appelé à jouer, nous demeurons ce joueur immuable, atemporel. Le jeu lui-même nous donnerait des opportunités de ne pas oublier notre véritable nature.

La sagesse compatibiliste stoïcienne est une philosophie de l’action et du perfectionnement. Ce n’est pas une philosophie de la résignation contrairement à certaines interprétations qui en sont faites. D’ailleurs, des monothéistes, qui sont aussi compatibilistes, ont perpétué cette pratique. Le philosophe et théologien américain Reinhold Niebhur qui au XXème siècle s’est opposé à diverses injustices en est un exemple remarquable. Sa célèbre prière qui a inspiré Martin Luther King et l'association des alcooliques anonymes doit tout à cette philosophie :



Il s’agit bien ici de vivre pleinement au moment présent avec à l’esprit d’agir au mieux. Il s’agit d’ouvrir la perfection du moment présent à une perfection future plus grande.



Pour vivre présent au moment, il ne s’agit pas dans l’action de se prendre pour l’univers, mais de jouer ce rôle que l’univers s’est donné à travers nous. Il ne s’agit pas là encore de résignation, mais de ce que la psychologie contemporaine appelle une juste estime de soi-même.

 

 

 

III – L’aspiration à créer nous fait aspirer à plus de perfection que la perfection du moment présent.

 

A – Peut-on moralement refuser ce qui est temporel et se réfugier dans l’éternel ?

Toutefois les traditions compatibilistes qui s’opposent à l’éternalisme du déterminisme absolu avec l’affirmation d’un possibilisme ne sont pas toutes aussi optimistes quant au perfectionnement possible sur le plan terrestre.

La tradition platonicien parle de la contingence, le fait que quelque chose puisse être autrement qu'il n'est. Celle-ci ouvre une dimension possibiliste, mais pour Platon, elle est due à une image instable de l’éternité qui, elle, est, par définition, immuable et parfaite.



Pour Platon, cette instabilité essentielle est une imperfection insurmontable du monde matériel.

Pour lui, nos vertus doivent nous tourner vers la perfection des mondes éternels, le monde temporel étant définitivement enchaîné à l’imperfection.

Schopenhauer va plus loin encore en disant que le temps lui-même est le commencement d’une manifestation d’une poussée aveugle de vie qui, par essence, est souffrance.

La dévalorisation du matériel au profit du spirituel est juste quand elle condamne le matérialisme égocentrique, mais elle semble moins authentique quand au lieu d’améliorer le cours de l’histoire, on s’en détache avec mépris.



Ce sont des attitudes nihilistes qui se basent sur la dimension atemporelle de la conscience pour dévaloriser le moment présent et s’en détourner.

Certes l’idée de ne chercher qu’à profiter du plaisir au moment présent n’est qu’une forme de perpétuation problématique. Le désir de sempiternité est l’erreur de chercher une prolongation indéfinie, elle sera forcément ennuyeuse ; c’est l’erreur de chercher l’éternité où elle n’est pas, ce désir sera forcément illusoire.

Mais le désir de créer, c’est dans le moment présent, saisir les opportunités de s’ouvrir au futur, de s’ouvrir à une nouveauté imprévisible. Le désir de créer, c’est le désir de vivre une aventure évolutive au lieu de se tourner spirituellement vers l’éternité en perpétuant une société figée. Car ces éternalistes comme Platon ou Schopenhauer qui méprisent le monde temporel estiment que le sage s’épanouirait mieux, si cela se présente, au sein d’institutions politiques pyramidales, voire hiérarchiques. Pour eux, des sociétés où font autorité des traditions même imparfaites sont préférables à ces sociétés libérales où les individus s’égarent spirituellement. Mais l’aventure spirituelle authentique, n’est-ce pas parfois s’égarer pour évoluer en une forme de vie nouvelle ? Enfermer la spiritualité et la philosophie dans une forme éternelle, c’est déjà  privilégier l’Être et/ou le néant sur le Devenir. Le rejet du Devenir, c’est couper la réalité et le tout en deux.


B – La durée et l’éternité avec Bergson et Louis Lavelle (F, 20ème siècle)

 

1) La durée contre le temps spatialisé


- Le paradoxe d’Achille et la tortue selon Zénon D’Elée


- La réponse de Bergson : la durée

 

Une réponse au paradoxe d’Achille et la tortue :

https://www.martingrandjean.ch/bergson-paradoxes-zenon-achille-tortue/

 

 Voici un texte de Bergson sur la durée :


 « Mais quant à la vie psychologique, telle qu'elle se déroule sous les symboles qui la recouvrent, on s'aperçoit sans peine que le temps en est l'étoffe même.

   Il n'y a d'ailleurs pas d'étoffe plus résistante ni plus substantielle. Car notre durée n'est pas un instant qui remplace un instant : il n'y aurait alors jamais que du présent, pas de prolongement du passé dans l'actuel, pas d'évolution, pas de durée concrète. La durée est le progrès continu du passé qui ronge l'avenir et qui gonfle en avançant. Du moment que le passé s'accroît sans cesse, indéfiniment aussi il se conserve. La mémoire, comme nous avons essayé de le prouver, n'est pas une faculté de classer des souvenirs dans un tiroir ou de les inscrire sur un registre. Il n'y a pas de registre, pas de tiroir, il n'y a même pas ici, à proprement parler, une faculté, car une faculté s'exerce par intermittences, quand elle veut ou quand elle peut, tandis que l'amoncellement du passé sur le passé se poursuit sans trêve. En réalité le passé se conserve de lui-même, automatiquement. Tout entier, sans doute il nous suit à tout instant : ce que nous avons senti, pensé, voulu depuis notre première enfance est là, penché sur le présent qui va s'y joindre, pressant contre la porte de la conscience qui voudrait le laisser dehors. Le mécanisme cérébral est précisément fait pour en refouler la presque totalité dans l'inconscient et pour n'introduire dans la conscience que ce qui est de nature à éclairer la situation présente, à aider l'action qui se prépare, à donner enfin un travail utile. Tout au plus des souvenirs de luxe arrivent-ils, par la porte entrebâillée, à passer en contrebande. Ceux-là, messagers de l'inconscient, nous avertissent de ce que nous traînons derrière nous sans le savoir. Mais, lors même que nous n'en aurions pas l'idée distincte, nous sentirions vaguement que notre passé nous reste présent. Que sommes-nous, en effet, qu'est-ce que notre caractère, sinon la condensation de l'histoire que nous avons vécue depuis notre naissance, avant notre naissance même, puisque nous apportons avec nous des dispositions prénatales ? Sans doute nous ne pensons qu'avec une petite partie de notre passé; mais c'est avec notre passé tout entier, y compris notre courbure d'âme originelle, que nous désirons, voulons, agissons. Notre passé se manifeste donc intégralement à nous par sa poussée et sous forme de tendance, quoiqu'une faible part seulement en devienne représentation.

   De cette survivance du passé résulte l'impossibilité, pour une conscience, de traverser deux fois le même état. Les circonstances ont beau être les mêmes, ce n'est plus sur la même personne qu'elles agissent, puisqu'elles la prennent à un nouveau moment de son histoire. Notre personnalité, qui se bâtit à chaque instant avec de l'expérience accumulée, change sans cesse. En changeant, elle empêche un état, fût-il identique à lui-même en surface, de se répéter jamais en profondeur. C'est pourquoi notre durée est irréversible, Nous ne saurions en revivre une parcelle, car il faudrait commencer par effacer le souvenir de tout ce qui a suivi. Nous pourrions, à la rigueur, rayer ce souvenir de notre intelligence, mais non pas de notre volonté.

   Ainsi notre personnalité pousse, grandit, mûrit sans cesse. Chacun de ses moments est du nouveau qui s'ajoute à ce qui était auparavant. Allons plus loin: ce n'est pas seulement du nouveau, mais de l'imprévisible. Sans doute mon état actuel s'explique par ce qui était en moi et par ce qui agissait sur moi tout à l'heure. Je n'y trouverais pas d'autres éléments en l'analysant. Mais une intelligence, même surhumaine, n'eût pu prévoir la forme simple, indivisible, qui donne à ces éléments tout abstraits leur organisation concrète. Car prévoir consiste à projeter dans l'avenir ce qu'on a perçu dans le passé, ou à se représenter pour plus tard un nouvel assemblage, dans un autre ordre, des éléments déjà perçus. Mais ce qui n'a jamais été perçu, et ce qui est en même temps simple, est nécessairement imprévisible. Or, tel est le cas de chacun de nos états, envisagé comme un moment d'une histoire qui se déroule: il est simple, et il ne peut pas avoir été déjà perçu, puisqu'il concentre dans son indivisibilité tout le perçu avec, en plus, ce que le présent y ajoute. C'est un moment original d'une non moins originale histoire. »,   Bergson (1859 - 1941), L'Evolution créatrice (1907), pp. 497 - 499, éd. PUF du Centenaire

 

Peut-on représenter la durée dès lors ? Quelques images et leurs limites :



Le présent ne vient pas comme une couche sur les couches du passé ! Il vient plutôt colorer toute la durée existentielle préexistente. Le vécu du présent réinterprète le vécu du passé.



Le défaut de cette seconde image est l’idée d’un spectateur conscient externe. Dans la durée, la conscience vécue n’est pas extérieure même si son ouverture créatrice ne l’identifie pas de manière figée à sa durée.


2) La durée tempiternelle


+ Louis Lavelle :

« Ainsi le temps, qui autrefois nous paraissait masquer la réalité et la dissiper en apparences fuyantes, devient non seulement son soutien, mais le principe même qui la fait être ; et pour mieux accuser le rôle métaphysique qu’il lui attribue, Henri Bergson se sert du terme robuste de durée, entendant par là non pas seulement cette fluidité par laquelle les êtres ne cessent de changer, mais encore cette poussée continue par laquelle ils s’établissent dans l’existence, résistant à toutes les causes de destruction, choisissant le rythme de leur propre développement, conservant en eux, pour en grossir sans cesse leur propre nature, tout le passé qui est derrière eux et traçant ainsi le sillon de leur vie personnelle à l’intérieur de l’éternité », Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres.

Louis Lavelle réinterprète la durée de Bergson comme une vie créatrice de l’éternité.

Opposer l’éternité et le temps, oublier l’éternité de la durée, c’est ignorer la tempiternité, cette réalité englobant temps et l’atemporalité.

Dans la même ligne que Lavelle, selon Raimon Panikkar, «La réalité ne s’exauce pas dans la temporalité ; elle n’est pas maintenant temporelle et après éternelle, mais en même temps tempiternelle» (Culto e secolarità).

« L’expérience de tempiternité est vivre le présent comme expérience intense de l’instant sans référence au passé qui fut et au futur qui sera. C’est le présent sempiternel dans lequel se réalise une action en tant que telle, ou encore authentique et, par conséquent, unique.

La tempiternité sert à signifier que l’être et le temps sont en interrelation de telle façon qu’il n’y ait rien qui demeure intouché par le temps, pas même l’éternité. En même temps l’aspect temporal de la réalité totale est «seulement un aspect partial de la nature tempiternelle des choses».

[…] Alors que la temporalité implique présent, passé et futur, la tempiternité représente «la cristallisation du moment temporel sans extensions ultérieures». La réalité ne s’exauce pas dans la temporalité: elle n’est pas maintenant temporelle et ensuite éternelle, mais tempiternelle. Le futur en tant que tel n’existe pas; la véritable espérance, qui improprement est dite «du futur», doit essayer de découvrir dans chaque instant la plénitude que nous recherchons: on peut trouver «le futur dans le présent». Le temps est un autre aspect de ce que l’on a continué à appeler éternité, de sorte que temps et éternité forment ce qui peut se dire tempiternité. L’éternité ne vient pas après le temps, ni n’existait avant. La vie de l’homme sur la terre n’est pas un simple pèlerinage vers Dieu, la réincarnation ou le rien, mais constitue un rythme dans lequel chaque moment est habité par l’autre aspect éternel (The Cosmotheandric Experience). »,

https://www.raimon-panikkar.org/francese/gloss-tempiternite.html

Une telle approche peut être selon nous clarifiée encore davantage en revisitant l’éros socratique à l’aide de sa réinterprétation par Hans Jonas.

 

C – L’éros socratique peut être réinterprété comme une manifestation partielle d’un éros cosmogonique, une aspiration évolutive de l’univers matériel à la perfection (Socrate - Hans Jonas).

 

Pour vivre pleinement au moment présent, nous pouvons et devons espérer contre toute désespérance qu’il est le lieu de l’autocréation ou l’auto-engendrement de l’englobant du temps et de l’atemporalité à travers nous et l’univers.

Est-ce là un volontarisme, une surestimation de ce qu’on peut vouloir, est-ce une illusion de la volonté portée par un idéalisme fantasmatique ?



Socrate nous invite à distinguer le désir comme appétit et le désir comme amour du Beau, de la perfection. Il n’ignore pas que dans l’expérience ordinaire de la plupart des gens, ces deux formes de désir s’entremêlent. Avec Platon, l’amoureux des beaux corps, des actions gracieuses et des belles âmes, la confusion peut demeurer. C’est avec la conversion philosophique, le retournement de la conscience subjective vers la beauté intérieure que la distinction s’opère plus nettement. Eros n’est pas simplement une envie imaginaire, c’est une substance réelle, un pressentiment inaliénable d’une beauté et d’une perfection au-delà de l’imagination, au-delà de toute pensée.

Toutefois Eros, cette aspiration au beau, au vrai et au bien, laisse l’âme devant une bifurcation. Comme le repère Raimon Panikkar, soit la vie de l’homme sur la terre s’arrête à un pèlerinage vers la félicité divine éternelle, la paix immuable et silencieuse d’un rien ; soit elle entre dans une aventure évolutive. Elle vit de plus en plus consciemment la présence rythmique d’une force créatrice transformant toutes les obscurités subconscientes en soi et alentour.



Bergson parle d’un élan vital et il montre qu’il est à l’œuvre dans l’évolution de l’univers et du vivant. Devant les exemples pris par Bergson dans son opuscule La conscience et la vie, nous pourrions voir  un éros cosmogonique concomitant à l’élan vital.

Avec Bergson, on peut en effet distinguer le désir de consommer, de se perpétuer et le désir de créer qui correspondent presque traits pour traits aux désirs appétits et à l’aspiration érotique au beau, au vrai et au Bien chez Socrate.

Chez un parent, les deux types de désirs se mélangent le plus souvent. Chez un entrepreneur, un artiste, un inventeur ou un découvreur aussi. C’est un regard philosophique qui les distingue. Chez le mystique ou le sage qui ne cherchent pas à se réfugier dans l’atemporalité au mépris du Devenir, la perception de leur distinction est une expérience métaphysique. L’aspiration érotique au beau, à l’authentique et au bien est aussi un éros cosmogonique (terme de Hans Jonas). C’est une aspiration à l’élan vital créateur pour qu’il élargisse notre conscience figée dans son intelligence qui consiste en techniques mentales que nos IA surpassent de plus en plus.


D – Si à l’aspiration créatrice répond une venue de l’intuition créatrice, le futur s’ouvre et n’est plus simplement la répétition ou l’effet du passé [Bergson et les philosophies d’une évolution consciente de la conscience].

Le possibilisme du compatibilisme était l’idée que nous étions dans un jeu à scénario multiple déjà préécrit. Le moment présent était comme une multitude de chemins qu’un Dieu pourrait contempler depuis son éternité. Et bien plus, cet être tout-puissant, capable de voyager dans le temps, de voir les temps à venir, aussi bien que les temps passés, saurait à l’avance quelles seraient nos décisions.

 


Cette conception était celle d’un Malebranche ou d’un Leibniz. Le mot de Kant parlant de la théorie leibnizienne est resté célèbre: « la liberté du tournebroche » !


  Avec Bergson, une création est, par essence, imprévisible. Ce qui apporte, selon lui, l’éclair créateur, l’intuition créatrice ne peut pas se réduire à un raisonnement de l’intelligence. L’intelligence cherche des variations autour de ce qui se ressemble, elle induit ; elle tire d’une proposition des déductions cohérentes, c’est-à-dire quelque chose qui était enveloppé dans la proposition et qu’il suffit de tirer de là puisqu’elle y était déjà. Une création ne s’induit pas, ne se déduit pas, c’est la venue de l’inconnu dans la conscience, une autre manière d’être de la vie consciente.




 Le moment présent est le lieu par excellence de l’éclosion du nouveau. Ce qui englobe en nous l’atemporalité et la temporalité prend conscience de lui-même à travers nous dans l’intuition créatrice.

 

D’ailleurs, quelqu’un qui voyagerait dans le temps n’en continuerait pas moins à vivre dans son moment présent et quels que soient les lignes d’événements qu’il traverserait, son moment présent continuerait à être un lieu potentiel de création. Il déferait et retisserait immanquablement les lignes des événements.



A vrai dire, seuls les moments spirituels où l’intuition créatrice surgit seraient tempiternellement présents indépendamment des lignes temporelles qu’indiquent les horloges.


Bergson infère à partir de ces bases une immortalité possible.


 

Pour mieux le comprendre, il suffit de reprendre un point de vue en première personne où se superposent plusieurs temporalités et la dimension atemporelle de notre présence consciente aux temporalités.



Ici et maintenant se superposent les temporalités bien diverses des étoiles lointaines dont j’observe maintenant le passé lointain, même le soleil que je vois était celui d’il y a quelques minutes, et cela vaut pour les objets plus près de mon corps. Je fais face aussi à plusieurs calendriers. Le temps calendaire est marqué par ma culture mais j’assiste au nouvel an chinois, à des événements du calendrier lunaire arabo-musulman. Enfin j’ai des vécus de vitesse du temps variable qui rencontre les vécus subjectifs des autres.

Et en regard de ces diverses temporalités ou durées qui s'entrecroisent en la présence consciente où se déploie ma propre durée, il y a en même temps éternité (atemporelle). Mais le Devenir harmonieux de ces durées ne s'enracine-t-il pas dans une autocréation de ce qui manifeste temporellement au sein même de l'atemporalité ? Ma participation à cette autocréation ne s'inscrit-elle pas dans une tempiternité ? Cette sensibilité ne peut pas être développée qu'avec le seul principe de vivre le moment présent !


 


CONCLUSION


Vivre le moment présent a plusieurs niveaux de profondeur.

Il y a un intérêt psychologique à vivre au moment présent pour ne pas vivre tourné vers notre passé psychologique ou vivre dans l’espoir subjectif plus ou moins égocentrique d’un futur improbable.

Mais vivre au présent dans la seule subjectivité, c’est encore ignorer l’atemporalité qui seule nous libère d’une identification pesante à l’ego. Il s’agit de ne plus vivre seulement dans la bourgade de notre seule subjectivité mais de vivre de la vie cosmique et de la présence atemporelle qui incluent notre vie subjective individuelle.

Négliger la transformation de notre monde subjectif au nom d’un déterminisme cosmique revient à paresser dans le fatalisme, à laisser s’écouler le temps passivement et à ne vivre pleinement les possibilités qu’offre le moment présent. La découverte de la vie cosmique et de notre dimension atemporelle n’interrompt pas le caractère décisif des choix subjectifs individuels.

Par ailleurs, la découverte de la présence atemporelle qui nous détache des misères subjectives peut risquer de nous faire mépriser la dimension temporelle et la vie cosmique. Ceci reviendrait à ignorer l’aventure évolutive qui se joue au moment présent.

Vivre pleinement présent, c’est embrasser les dimensions temporelles et atemporelles.

C’est d’abord à la croisée de l’atemporalité de la conscience et de ses temporalités que se joue l’aventure évolutive.

Vivre à la croisée du temps et de l’éternité, c’est vivre pleinement le paradoxe de la perfection et de la perfectibilité du moment présent. C’est sentir de plus en plus que notre aspiration créatrice est plus centrale que nos désirs appétits. C’est entrer de plus en plus intensément dans le courant évolutif et autocréateur de la vie. Car c’est cette dimension qui nous révèlera notre tempiternité en croissance, notre véritable dimension immortelle individuelle. Notre ego qui n’existe que dans les dimensions du temps est un agrégat où les désirs appétits ne se distinguent pas encore des désirs créateurs, de l’aspiration à la perfection ou de la foi inaliénable en la vie absolue. Il n’est qu’une partie nourricière de l’œuf dont a besoin l’âme pour véritablement enfin éclore.


 








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