JUSTICE 1 - UNE SOCIETE JUSTE PEUT-ELLE ETRE INEGALITAIRE ?
I. Introduction problématique.
Confondre l’égalité et l’uniformité revient à dicter à chaque individu une conduite, cela mène à une vision totale de la vie de chaque individu au service d’une masse, cela peut générer le totalitarisme. Toutefois nier l’égalité au nom de la différence ne risque-t-il pas de conduire à une autre logique de domination ? Une autre forme de totalitarisme cette fois fondé sur l’apologie de la force dominante. La logique communiste totalitaire confine à l’égalité comme uniformité, la logique fasciste à la différence comme inégalité de force entre les faibles et les forts qu’il faut défendre socialement des faibles. Pour répondre à la question « une société juste peut-elle s’accommoder d’inégalités ? », nous avons donc un équilibre à trouver entre quatre termes qui sont égalité et inégalité, différence et ressemblance. S’en tenir là ne permettrait pas de penser la situation d’aujourd’hui. Avec l’idée de liberté, nous pouvons rester vigilant face aux dérives totalitaires. Mais il faut nous demander dans quel rapport la liberté risque de légitimer une inégalité qui au fond à terme la nie : quel sens a le mot liberté pour quelqu’un qui vit en dessous du seuil de pauvreté ? Comme on avait précédemment vu que trop d’égalité finit par nuire à la liberté, il semble que trop de liberté justifie des inégalités de fait nuit à l’égalité de droit et au fond à la liberté. Une société juste est, on le voit, une société qui cherche à rester cohérente. Le mot « juste » évoque d’abord pour nous des relations sociales bien ajustées afin de ne pas se transformer en conflits d’intérêts généralisés. Le premier sens du mot juste nous envoie donc plutôt du côté des droits formels. L’égalité de droit peut-elle se penser avec un droit à la différence ? Puis prenant en compte le fait, il faut se demander si l’égalité de droit peut se passer d’une certaine égalité de fait ? Imposer une égalité de fait n’est-ce pas nier un droit à la liberté ?
II. Le pouvoir de la multitude.
Une première façon de légitimer l’inégalité de droit est de souligner l’inégale dignité des hommes. Il est du point de vue éthique impossible de nier une égale dignité formelle de tous les hommes mais la vie sociale et politique souligne l’écart net entre un potentiel de dignité, la possibilité de gagner en dignité par une quête éthique de plus en plus exigeante et les faits. L’indignité n’a jamais été autant en vue, c’est même elle qui règne au risque de menacer l’avenir même de l’humanité. Ainsi des logiques de domination économique justifient des choix contraires à nos connaissances de plus en plus fiables en ce qui concerne l’écologie ou la climatologie et donc ainsi et surtout le choix des hydrocarbures alors qu’il existe des énergies propres et sans conséquences majeures pour le climat. Voir même ces logiques conduisent à mener des guerres pour s’assurer de la fiabilité des fournisseurs… Platon déjà avait posé le problème. Que vaut la démocratie lorsqu’elle décide que Socrate doit se mettre à mort en tant qu’athée et corrupteur de la jeunesse ? Ne faudrait-il pas que le pouvoir soit entre les mains de ceux qui savent ? Ainsi sans mettre en cause l’égale dignité potentielle de tout être humain nous aurions avec le sage la garanti même de l’accès de chacun à un pouvoir dont enfin il serait effectivement digne. Toutefois cette approche ne nous semble pas raisonnable. Car qui est sage ? Et s’il y a un sage croirait-il qu’il est opportun d’occuper le pouvoir politique ? Si nous non sages désignons le ou les sages nous gouvernant, comment serons-nous sûr de notre choix ? Même dans le cas de son application limitée au sein d’une vision où l’expertise technocratique se substitue à la sagesse nous savons que des éléments de choix continuent d’exister. L’erreur technocratique n’est guère évitable sans un regard critique qui en démasque les choix implicites. Plus globalement les affaires humaines ne sauraient être technicisées dans leur totalité : il faut le sens du mouvement opportun en politique, il ne faut pas exclure une fibre créatrice. Nous revenons à Spinoza qui préfère proposer des institutions où s’incarne au mieux la puissance de la multitude qui sera sans doute éminemment rationnelle dans la mesure où s’harmoniseront au fil du temps les diverses passions humaines, les disposant même parfois à rechercher une forme de sagesse qui libère de l’esclavage émotionnel et passionnel. Mieux vaut disperser le pouvoir entre tous les êtres passionnés ou exceptionnellement sages car alors leurs institutions et le gouvernement chargés de les mettre en œuvre soumis directement au pouvoir de la multitude incarneront une égalité de droit fidèle à l’égale dignité potentielle de chacun. Le droit naturel du plus fort vis-à-vis du plus faible s’éclipsera seulement devant le droit naturel issu du pouvoir de la multitude. L’agrégation des faibles condamne les forts à plus ou moins brève échéance à intégrer le droit naturel issu de la multitude qui implique la reconnaissance de l’égale dignité potentielle de tout être humain. Enfin, le sage sera de plus en plus protégé par le droit rationnel issu de la multitude et il rencontrera de moins en moins d’obstacle pour répandre ses idées politiques sur la place publique.
III. Une sagesse authentique s’oppose à toute politique sacrificielle.
Ainsi le discours de la différence peut être entendu dans la mesure où une majorité risque de dominer telle ou telle minorité, où telle culture est menacée par telle autre, etc. Mais il s’agit de ne pas penser la différence et son respect en termes de lutte, de confrontations, de résistance. Il faut faire dialoguer les différences. Elles ne sont fructueuses resituées au sein d’une interaction de la multitude que le dialogue démocratique essaie de rendre conscient d’elle-même. Nos démocraties représentatives souffrent de ne pas avoir perçu à travers ses acteurs l’importance essentielle de la prise de conscience de la multitude par elle-même. Les acteurs politiques sont encore prisonniers d’une vision où au final la démocratie fonctionne comme une oligarchie par alternance de parties qui occupent sa tête. De ce point de vue le sens supérieur de la dignité qu’aurait un sage n’est pas isolable de la pluralité humaine car ce sens supérieur est éminemment un sens d’ouverture au dialogue.
Trois conceptions de dialogue sont pour lui envisageables.
Une première conception est celle considérée par Platon qui consiste pour le sage à tenir le rôle royal. La politique serait alors un système hiérarchique aspirant vers le haut en fonction du degré d’avancement spirituel qui rappelons-le se caractérise par la maîtrise philosophique du dialogue, c’est-à-dire de la dialectique. Voir dans les conceptions politiques de Platon une forme de totalitarisme revient à oublier la différence essentielle entre un pouvoir idéologique et un pouvoir s’exerçant à partir d’un savoir-faire dialectique. Platon juge la démocratie peu apte aux exigences du dialogue socratique puisqu’elle s’y est refusée et propose une alternative qui respecterait la dialectique, la forme de dialogue la plus authentique.
Une seconde conception est celle du passeur. Cette conception ne prétend pas posséder toute la sagesse, elle ne prétend pas posséder le seul accès aux terres de la sagesse. Elle sait juste connaître un passage. Le modèle royal manque d’humilité, comme si un disciple ne pouvait pas dépasser le maître. Le modèle de Platon est un modèle social où finalement un système hiérarchique figé domine. Socrate n’est pas un roi, Platon a certainement manqué le sens ultime de la maïeutique : un accoucheur est un passeur plus qu’un un roi. Socrate ne dirige pas le dialogue, il le guide vers son authenticité. Il y a l’acceptation dialoguée du pluralisme politique par un passeur. La sagesse à la suite de Spinoza dans son traité politique est de reconnaître que l’ordre social reste l’expression plus ou moins consciente de l’action de la multitude. Vous pouvez instituer les lois que vous voulez dans le sens de la vertu et de la solidarité mais si la multitude n’en a pas la mentalité, ces lois resteront lettre morte, les logiques de domination l’emporteront. Pour que les lois soient crédibles elles doivent s’accorder avec la lente marche de la multitude. Mais cette multitude va t-elle quelque part ? Le passeur ne fera passer que ceux qui s’intéressent à ces terres de sagesse. Le mouvement du passeur n’est guère un mouvement politique puisqu’il est tourné vers une autre rive qui souvent n’a pas l’air d’être de notre monde. Pour que la sagesse du passeur aie une conséquence, il faut qu’elle ne tire plus seulement en avant ceux qui sont les plus avancés.
Reste alors une troisième figure du dialogue et de la sagesse qui sans prétendre à une quelconque royauté de ce monde entend y jouer le rôle d’« un attracteur étrange » dans la mesure où il influence sans être toujours immédiatement perceptible. Le prophète, le réformateur social n’œuvrent que comme catalyseur de l’impulsion créatrice qui meut la multitude : l’avancée du troupeau est donnée non selon la position de sa tête mais de ceux qu’il néglige derrière. Les thèses de René Girard dans Le Bouc émissaire soulignent qu’on ne peut sacrifier personne pour le progrès du troupeau. Les retours des politiques sacrificielles tournant le dos à ce principe vital de notre civilisation ont produit les plus grands massacres de masse que la terre n’ait jamais connu. Et comme le souligne Jean-Pierre Dupuy à propos du libéralisme économique, la négligence de ce principe risque de produire de terribles injustices : on ne peut prétendre sacrifier quelque vie que ce soit au nom d’un bien-être futur.
IV. La politique est l’évolution de la qualité du dialogue.
La liberté individuelle peut donc justifier des inégalités de fait concernant le partage politique des biens, que ce soit par exemple, l’éducation, la santé, le travail, le revenu, les loisirs, etc. Nous pouvons pour trouver un juste milieu entre liberté et égalité introduire la notion d’équité : il y a des partages égaux qui ne sont pas équitables. Un tel aura besoin de plus de soins que tel autre, par exemple. La liberté peut justifier des inégalités de fait mais elle ne peut justifier avec Rawls que les conditions matérielles et spirituelles des autres individus s’en trouvent détériorées. Il est normal que celui qui produit des richesses matérielles et spirituelles s’en trouve enrichi mais il n’est pas normal que son enrichissement provoque l’appauvrissement des autres. S’il ne s’agit pas là le plus souvent d’un sacrifice social qui entraîne la mort d’homme, il y a là encore malgré tout une dynamique sacrificielle. Le pouvoir appartient toujours à la multitude mais elle n’en a pas conscience et elle autorise alors des dynamiques sacrificielles. Aujourd’hui renoncer à l’action politique encadrant la vie économique revient forcément à faire le choix d’une politique sacrificielle. L’usage de la liberté est toujours au final dominé par les peurs et les désirs centrifuges qu’ils soient égocentriques, tribaux, ethniques, nationalistes, civilisationnels. Aujourd’hui, cette inégalité des mentalités politiques se croise aux inégalités économiques. Il s’agit donc d’incarner aujourd’hui un internationalisme lié à une évolution en faveur de la conscience de la multitude. Les résurgences communautaristes contemporaines loin de cibler politiquement cet internationalisme réagissent comme si les perturbations économiques internationales étaient d’origine communautaire. Ceux qui lient recherche de sagesse et évolution politique et qui rejettent toute forme d’inégalité injuste car sacrificielle sont ainsi prêts à proposer une ultradémocratisation s’appuyant sur l’exercice généralisé d’une communication éveillée dont l’origine lointaine est le dialogue dialectique. Les idéologies politiques seraient mortes car la politique ne serait plus l’application aveugle d’une idée mais la matérialisation sociale d’une mentalité éclairée par le dialogue authentique. Le citoyen serait celui qui participe au dialogue non celui qui vote pour un substitut de père ou de mère dont il attend tout. Peu à peu il deviendra évident que la politique n’est pas une lutte pour la représentation d’un système d’idées au pouvoir contre d’autres systèmes d’idées. Cette évidence n’aura plus rien de cynique dans la mesure où on n’acceptera plus de se contenter d’élire un homme politique mis en scène autour d’une rhétorique publicitaire comblant ainsi le déficit de la politique idéologique. L’action politique effective sera de plus en plus le fruit d’un dialogue qui connaîtra de moins en moins la situation où règne l’inégalité tyrannique d’une majorité imposant son point de vue à une minorité. Une impulsion collective émergera intuitivement de la communication éveillée. Pour décrire cette impulsion collective on peut considérer la volonté générale de Rousseau. La volonté générale est définie par lui comme l’intégration des volontés particulières où chacune est restituée dans son intégralité exceptée en ce qu’elle est divisée dans son choix de participer à l’action de la multitude. Le pouvoir selon notre approche est celui de la multitude quitte à ce que la multitude ne montre pas une forte conscience d’elle-même. Reste que le penseur et surtout le sage peuvent suggérer et participer par leur rayonnement culturel d’une autorité qui permet à la multitude de prendre conscience d’elle-même. Car l’autorité démocratique pour devenir légitime n’a pas à prendre le pouvoir politique. Elle se contente de suggérer ou mieux de rayonner et de témoigner dans l’action collective de la justesse de son impulsion évolutive. Cette autorité démocratique cherchant à inspirer la démocratie a pour atout son traitement non égocentrique, non ethnique, non clanique, etc. des problèmes sociaux. Elle peut être le vecteur culturel incarnant une autre façon de voir et de vivre. Cette autorité n’est pas seulement une force de résistance ou de dissidence, mais avant tout elle incarne une force créatrice qui ouvre la voie. Les révolutions passées se sont faites contre les représentants des forces du passé jusqu’à produire notre démocratie représentative et son économie de marché. Notre analyse relativise le conflit social et la logique d’opposition qui représentent seulement une nécessité quand manque une reconnaissance sociale et politique condition sine qua non du dialogue démocratique. La prochaine révolution sera sans doute non violente car elle ne renversera pas des dominations injustes mais nos propres verrous égocentriques qui empêche la fluidité créatrice du dialogue démocratique.
V. Conclusion - Résumé.
Ainsi une société juste ne peut pas s’accommoder d’inégalités qui mettent en jeu une forme de sacrifice, qui empêchent une prise de conscience du pouvoir de la multitude humaine. Le paradoxe d’une telle société est qu’elle est animée par un sens de l’autorité qui implique une inégalité spirituelle implicite qui s’interdit pourtant tout usage de la domination dans la mesure où ce sens de l’autorité est fidèle à sa vocation d’une sagesse du dialogue.
Citations :
Jean-Paul Sartre : « Quand les riches se font la guerre, ce sont les pauvres qui meurent. »
Simone Weil : « La vertu de justice consiste, si on est le supérieur dans le rapport inégal des forces, à se conduire exactement comme s’il y avait égalité. »
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JUSTICE 2 - PEUT-ON JUGER AUTRUI ?
I. INTRODUCTION PROBLEMATIQUE.
Le mot juger a deux orientations : mieux discerner ou émettre un verdict sur un être, le condamner éventuellement. Rendre justice semble nous imposer de juger moralement. Certes il s’agit d’établir les faits mais il faut bien juger les intentions, la nature de ce qui a conduit à l’acte : la folie, la préméditation, circonstances atténuantes, circonstances aggravantes, etc. Mais du point de vue moral, juger autrui comporte le risque de susciter la haine, la colère, la tristesse, etc., sentiments qui rendent immoraux. Juger autrui masque souvent une absence d’effort moral : « tu vois la paille dans l’œil du voisin, tu ne vois pas la poutre dans le tien », dit L’Evangile. Une éthique centrée sur la vérité condamnera le jugement moral comme vision illusoire du monde. Car tout acte que ce soient les miens, ceux des autres ou de l’univers n’obéit qu’à des lois universelles. Donc le jugement moral en attribuant l’acte à une personne est peu objectif. Rendre justice exige avant tout un acte de jugement objectif. Savoir s’il y a une justesse du jugement voire une justice a donc pour enjeu la question du libre choix et celle de la possibilité d’une action objective.
II. LE DETERMINISME REND INEPTE LE JUGEMENT MORAL.
Juger moralement est illusoire puisqu’un déterminisme est à l’œuvre dans tous les actes : tout obéit à des lois nécessaires. Bien sûr, des développements récents de la physique laissent la place à un indéterminisme. Mais « Le hasard n’abolira jamais un coup de dés. » : l’indéterminisme ne fait pas de moi un être libre mais un être déterminé par le jeu du hasard. Ainsi même si le déterminisme n’est pas absolu, il suffit à rendre le jugement moral illusoire : lequel de mes actes est libre et dans quelle proportion ? Mais même si le déterminisme semble l’interprétation la plus efficace de ce qui apparaît dans la conscience, on ne peut pas statuer sur sa valeur concernant la réalité des choses. Les choses nous sont toujours connues à l’intérieur de l’esprit humain et jamais telles qu’elles sont en dehors de l’esprit humain : le réel que nous découvre la science ne peut que rester voilé. Malgré les apparences déterministes, Kant invite à parier sur le libre choix moral. Toutefois si le « moi » est vécu comme les choses c’est-à-dire que de l’intérieur de la conscience, comment le penser libre et non déterminé comme les choses ? N’ayant pas accès aux choses hors de l’esprit, n’y a-t-il pas plus de rigueur à bâtir une éthique à partir de ce qu’est la vie vécue du « moi » ? Il s’agit pour nous de mieux connaître les déterminations psychiques et ainsi de mieux agir. En acceptant ce qui arrive, on peut échapper aux limites du jugement moral. L’énergie que nous perdons à refuser ce qui arrive, sera de nouveau disponible. Au lieu de vivre avec l’idée de ce qui doit être du point de vue moral, nous commencerons « à simplement vivre au lieu de penser vivre ». Nous connaîtrons de moins en moins d’opposition entre notre expression individuelle, celles des autres et celle du tout qui se manifeste en nous. Au tribunal, le juge ayant intégré cette sagesse ne jugera pas moralement l’accusé, il se contentera de voir les faits grâce aux informations fournies lors du procès. Il jugera de la nature des déterminations qui menèrent au non respect de la loi et prendra les mesures qui en tiennent compte. Si l’individu est dangereux pour la vie sociale, on l’isolera pour l’empêcher de nuire. Mais on cherchera aussi à l’affranchir des déterminations qui l’ont poussé à ces actes afin de le réhabiliter socialement. Juger justement signifie ici voir et prendre conscience des déterminations afin de s’en libérer ou d’en libérer autrui de gré ou de force quand il menace la sécurité des personnes.
III. L’EFFORT DE JUGER : UNE ILLUSION BENEFIQUE.
Mais nous avons vu que la morale elle-même affirme que le jugement moral en suscitant en nous des sentiments négatifs devient immoral. Juger moralement ne peut pas nous conduire à condamner radicalement l’autre. L’autre n’est jamais l’acte qu’il commet dans la mesure où la morale évoque un sujet non déterminé par ses choix. Il y ainsi par exemple une différence entre dire fermement à son enfant « tu as fait une bêtise, je vais te punir pour que tu y réfléchisses et ne le fasse plus » et lui dire d’un ton insultant et colérique « tu es bête ! Tu ne réfléchis jamais ! Je ne veux plus te voir ! Va dans ta chambre ou je te mets une baffe ! » : dans un cas le parent est au service de son enfant en lui donnant une bonne éducation, dans l’autre il sert inconsciemment son agressivité et sa morale reste superficielle. La morale nous permet de juger rationnellement des actes mais sans les refuser émotionnellement et sans les identifier à la dignité de la personne. Du point de vue pratique nous arrivons donc à réintégrer les principes éthiques exposés auparavant en évitant certaines difficultés. Dans la sagesse déterministe, en effet, il y a le rôle central de la connaissance. Il y a au fond la possibilité d’un effort ou non pour s’y adonner. Il y a donc bien un choix, insistera le moraliste. Le sage déterministe en réponse se distinguera du fataliste. On connaît l’argument paresseux. Inutile d’agir, ce qui doit avoir lieu aura lieu. En fait ce jugement induit une détermination : inutile d’agir. Le déterminisme inclut l’effort, il y a un effort de connaissance à mener. Mais il ne faudrait pas se faire d’illusion : ce n’est pas « mon » effort, c’est l’effort que le tout exprime à travers l’individu que je suis. Le « moi » entre en conflit avec soi, les autres et le monde car il n’aperçoit pas que tous les actes, les siens compris, sont le fruit des déterminations du tout. Etrange paradoxe : le sage m’invite à faire le choix pratique d’une connaissance de soi qui me montrera que le choix a toujours été illusoire. Il me montre qu’intimement nous sommes libres non en tant qu’une simple partie, mais comme une autodétermination du tout.
IV. JUGER : UNE PRISE DE CONSCIENCE CREATRICE.
Juger moralement autrui prend ici un sens nouveau : il s’agit de lui donner la chance de se joindre à cet effort de prise de conscience. Nous pouvons lui et nous si notre amitié a cette teneur spirituelle nous aider à mieux voir. Il ne s’agit pas de s’autoriser des reproches ou d’exprimer à l’autre le refus de sa conduite mais de nous entraider à mieux voir ce qui nous détermine. Il ne s’agit ni de pardonner, ni de le condamner mais de se donner la possibilité de voir son illusion. Les décisions du moi relèvent de l’illusion mais le choix du refus de la connaissance de soi le rend davantage illusoire. Le bien et le mal du jugement sont relatifs puisqu’en soi tout est déterminé. Mais quelle acceptation de soi, de l’autre et du monde peut atteindre le meurtrier qui refuse à un autre de vivre ? En fait son meurtre part du refus de la réalité. Le sage connaît la relativité du jugement moral mais il sait qu’il y a là un préalable à la connaissance de soi, celui qui est incapable de respecter les règles sociales élémentaires refuse au fond d’accepter l’une des principales déterminations en présence : la puissance de l’ordre social. Par ailleurs il sait que le désordre social implique le désordre mental des gens, les victimes seront souvent blessées jusque dans leur compréhension de soi, des autres et du monde. La morale est donc un palier relatif mais un palier nécessaire en vue de la sagesse. Par ailleurs, si le sage se vit comme l’expression des déterminations du tout, il peut se découvrir une forme d’autonomie créatrice. L’immoralité apparaît bien plus qu’un refus de ce qui est, elle est un refus d’évoluer positivement, elle est un refus de créer qui amplifie les forces de destructions dans ce qui est. D’un point de vue, le sage veut la détermination du tout mais d’un autre point de vue, il est la conscience même du tout qui se donne des lois à soi-même et qui à travers ces lois qu’il se donne évolue. Lorsque nous nous donnons la loi morale à nous-même, lorsque face à autrui d’une autre culture morale que la nôtre nous trouvons des solutions inédites qui vont dans le sens du partage et de la rencontre, nous participons par cette autonomie à la conscience créatrice du tout. Cette autonomie s’avère créatrice, elle s’exprime par une intuition. Ici l’intuition n’est pas un pressentiment, l’intuition exprime l’évolution de l’union entre une partie singulière et le tout dans la conscience. Ainsi tel dilemme produira une solution inattendue rendant indépendante des conditionnements, c’est-à-dire de ce qui déterminait jusque là. Cette autonomie va plus loin que celle de Kant qui restait le résultat d’une procédure rationnelle. Celle de Kant pose ainsi des lois universelles définitives tandis que notre autonomie intuitive pose des lois universelles en devenir évolutif. Cette autonomie qui lie l’individu et la nature dans sa profondeur est la source de toutes les déterminations mais face à la singularité de situations inédites, nous voyons qu’elle n’est pas enfermée par les lois qu’elle a produites, elle fait émerger d’autres lois qui permettent de sortir des impasses suscitées par les vieilles lois. La sagesse s’inscrit donc au sein d’une évolution créatrice du tout qui ne cesse de remettre en chantier les morales relatives dans la rencontre avec les autres. Face à autrui, ce qui est en jeu est l’acte moral créateur qui puisse offrir à chacun de nous d’être davantage nous-même au service de nos rencontres. Du point de vue pratique, il convient alors de se demander si mon jugement me ferme ou non à la rencontre avec l’autre personne qu’elle ait commis un crime, qu’elle ait adopté un style de vie contraire à la morale qui est la mienne, etc.
V. CONCLUSION.
Nous voudrions conclure en rappelant que le jugement d’autrui ne peut être considéré en dehors du jugement de soi-même et du monde. Nous ne pouvons jamais condamner l’autre moralement sans nous même nous condamner à refuser ce qui est et donc à être un facteur d’inertie pour l’évolution de ce qui est. Autrement dit condamner l’autre moralement c’est se condamner soi-même à l’illusion et à plus ou moins long terme à souffrir d’une évolution qui nous échappe de plus en plus. Bien sûr, il faut bien préserver la société des criminels. Mais nous courrons des risques à condamner des êtres humains sans soigner leurs blessures personnelles, sociales et culturelles : la criminalité continuera à croître. Les discours sécuritaires, les diatribes contre l’incivilité masquent une inertie morale qui sert une agressivité immorale sous-jacente et au fond un mépris de la dignité des autres humains : il est urgent de considérer l’évolution morale à laquelle nous appellent ces personnes sans repères (ou dans la confusion) pour la plupart blessées par manque d’amour.
Citations :
Jésus-Christ : « Comment peux-tu dire à ton frère : ‘frère, laisse-moi ôter la paille qui est dans ton œil', toi qui ne vois pas la poutre qui est dans ton œil ? »
Victor Hugo : « Celui qui ouvre une porte d'école, ferme une prison. »