jeudi 5 décembre 2024

EXPLICATION D'UN PASSAGE DE LA CONSCIENCE ET LA VIE DE BERGSON A PROPOS DE LA JOIE CREATRICE

 





Bergson, La conscience et la vie in L’énergie spirituelle, Puf Quadrige, écrit p.23-25 :

« Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, physiquement et moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d’usine qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en raison de l’argent qu’il gagne et de la notoriété qu’il acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu’il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir monté une entreprise qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie. Prenez des joies exceptionnelles, celle de l’artiste qui a réalisé sa pensée, celle du savant qui a découvert ou inventé. Vous entendrez dire que ces hommes travaillent pour la gloire et qu’ils tirent leurs joies les plus vives de l’admiration qu’ils inspirent. Erreur profonde ! On tient à l’éloge et aux honneurs dans l’exacte mesure où l’on n’est pas sûr d’avoir réussi. […] Vue du dehors, la nature apparaît comme une immense efflorescence d’imprévisible nouveauté ; la force qui l’anime semble créer avec amour, pour rien, pour le plaisir, la variété sans fin des espèces végétales et animales ; à chacune elle confère la valeur absolue d’une grande œuvre d’art ; on dirait qu’elle s’attache à la première venue autant qu’aux autres, autant qu’à l’homme. Mais la forme d’un vivant, une fois dessinée, se répète indéfiniment ; mais les actes de ce vivant, une fois accomplis, tendent à s’imiter eux-mêmes et à se recommencer automatiquement : automatisme et répétition, qui dominent partout ailleurs que chez l’homme, devraient nous avertir que nous sommes ici à des haltes, et que le piétinement sur place, auquel nous avons affaire, n’est pas le mouvement même de la vie. Le point de vue de l’artiste est donc important, mais non pas définitif. La richesse et l’originalité des formes marquent bien un épanouissement de la vie ; mais dans cet épanouissement, dont la beauté signifie puissance, la vie manifeste aussi bien un arrêt de son élan et une impuissance momentanée à pousser plus loin, comme l’enfant qui arrondit en volte gracieuse la fin de sa glissade. Supérieur est le point de vue du moraliste. Chez l’homme seulement, chez les meilleurs d’entre nous surtout, le mouvement vital se poursuit sans obstacle, lançant à travers cette œuvre d’art qu’est le corps humain, et qu’il a créée au passage, le courant indéfiniment créateur de la vie morale. L’homme, appelé sans cesse à s’appuyer sur la totalité de son passé pour peser d’autant plus puissamment sur l’avenir, est la grande réussite de la vie. Mais créateur par excellence est celui dont l’action, intense elle-même, est capable d’intensifier aussi l’action des autres hommes, et d’allumer, généreuse, des foyers de générosité. Les grands hommes de bien, et plus particulièrement ceux dont l’héroïsme inventif et simple a frayé à la vertu des voies nouvelles, sont révélateurs de vérité métaphysique. Ils ont beau être au point culminant de l’évolution, ils sont le plus près des origines et rendent sensible à nos yeux l’impulsion qui vient du fond. », Bergson, ‘la conscience et la vie’ in L’énergie spirituelle, puf.








Textes en regard :

Nietzsche sur la création

« Créer – c’est la grande délivrance de la douleur, et l’allègement de la vie. Mais afin que naisse le créateur, il faut beaucoup de douleurs et de métamorphoses. Oui, il faut qu’il y ait dans votre vie beaucoup de morts amères, ô créateurs ! Ainsi vous serez les défenseurs et les justificateurs de tout ce qui est périssable. Pour que le créateur soit lui-même l’enfant qui renaît, il faut qu’il ait la volonté de celle qui enfante, avec les douleurs de l’enfantement. En vérité, j’ai suivi mon chemin à travers cent âmes, cent berceaux et cent douleurs de l’enfantement. Maintes fois j’ai pris congé, je connais les dernières heures qui brisent le cœur. […] Mais ainsi le veut ma volonté créatrice, ma destinée. Ou bien, pour parler plus franchement : c’est cette destinée que veut ma volonté. Tous mes sentiments souffrent en moi et sont prisonniers : mais mon vouloir arrive toujours libérateur et messager de joie. « Vouloir » affranchit : c’est là la vraie doctrine de la volonté et de la liberté – c’est ainsi que vous l’enseigne Zarathoustra. Ne plus vouloir, et ne plus évaluer, et ne plus créer ! Ô que cette grande lassitude reste toujours loin de moi. Dans la recherche de la connaissance, ce n’est encore que la joie de la volonté, la joie d’engendrer et de devenir que je sens en moi ; et s’il y a de l’innocence dans ma connaissance, c’est parce qu’il y a en elle de la volonté d’engendrer. », Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Deuxième partie, ‘Dans les îles bienheureuses’.


Sri Aurobindo sur la joie divine : 

« La Joie d'Être

Si Brahman n'était qu'une abstraction impersonnelle contredisant éternellement le fait apparent de notre existence concrète, l'annihilation serait la juste fin de l'affaire ; mais l'amour, la joie et la conscience de soi ont aussi leur place.

L'univers n'est pas simplement une formule mathématique destinée à élaborer la relation de certaines abstractions mentales appelées nombres et principes, pour aboutir finalement à un zéro ou à une unité vide ; ce n'est pas davantage une simple opération physique exprimant une certaine équation de forces. C'est la joie d'un Dieu amoureux de lui-même, le jeu d'un Enfant, l'inépuisable multiplication de soi d'un Poète enivré par l'extase de son propre pouvoir de création sans fin.

Nous pouvons parler du Suprême comme d'un mathématicien traduisant en nombres un calcul cosmique, ou comme d'un penseur qui résout par expérimentation un problème de relation de principes et d'équilibre de forces. Mais nous devrions aussi parler de Lui comme de l'amant, du musicien des harmonies particulières et universelles, comme de l'enfant, du poète. Il ne suffit pas de comprendre son aspect de pensée ; il faut encore saisir entièrement son aspect de joie. Les idées, les forces, les existences, les principes sont des moules creux, à moins qu'ils ne soient remplis du souffle de la joie de Dieu.

Ces choses sont des images, mais tout est image. Les abstractions nous donnent la pure conception des vérités de Dieu ; les images nous donnent leur réalité vivante.

Si l'Idée embrassant la Force engendra les mondes, la Joie d'Être engendra l'Idée. C'est parce que l'Infini conçut en lui-même une innombrable joie que les mondes et les univers prirent naissance.

La conscience d'être et la joie d'être sont les premiers parents. Elles sont aussi les ultimes transcendances. L'inconscience n'est qu'un intervalle d'évanouissement de la conscience ou son obscur sommeil ; la douleur et l'extinction de soi ne sont que la joie d'être se fuyant elle-même afin de se retrouver ailleurs ou autrement.

La joie d'être n'est pas limitée dans le temps ; elle est sans fin ni commencement. Dieu ne sort d'une forme que pour entrer dans une autre.

Après tout, qu'est Dieu ? Un éternel enfant jouant un jeu éternel dans un éternel jardin. »,


Sri Aurobindo, Aperçus et Pensées (1914 ou avant ?), Traduction de La Mère, - 1956, p. 4-5.
Explication TYPE BAC :

Nous avons repris et modifié le travail d’Hervé Moine, auteur et animateur d'ActuPhilo.

On trouvera ce travail original, avant nos modifications, ici :



[Introduction]

[Titre et auteur] Notre texte est un extrait de La conscience et la vie de Bergson, article tiré du recueil L’énergie spirituelle.

[Le(s) Thème(s)] Pour Bergson notre expérience du bonheur dit quelque chose de la destination métaphysique de la conscience. [Thèse/idée principale] En effet, nous explique le philosophe, c’est par un signe tout à fait naturel que l’homme peut être renseigné sur le véritable sens de son existence et sur sa propre destinée ; ce « signe » c’est tout simplement le sentiment de « joie ». Il nous faut simplement percevoir la différence entre ce qui produit le plaisir et la joie. Le plaisir nous perpétue en tant qu’un certain type de conscience, la joie élargit notre conscience. Avec la joie de créer, c’est une autre manière d’être qui surgit en nous. Pour Bergson, créer est ce pour quoi nous sommes destinés ; et c’est la nature elle-même qui nous l’indique pour peu que nous y prêtions attention. La thèse bergsonienne, selon laquelle le sentiment de la joie est le signe qui indique ce pour quoi nous somme faits, présuppose ainsi, que l’affectivité (joie, tristesse, angoisse…) n’a pas simplement un sens psychologique, sens que nous lui donnons ordinairement, mais atteint une véritable dimension métaphysique en ce qu’elle est susceptible de nous renseigner sur le sens de notre propre destinée.

[Problème] Ainsi ce texte de Bergson à travers la question revisitée du bonheur repose à nouveau frais le problème philosophique de notre destination métaphysique. En pointant les faits humains de la création et en clarifiant les différents types de création humaine, Bergson donne une réponse que chacun pourrait éventuellement expérimenter à son niveau.

[Enjeux] Le texte de Bergson a des enjeux pratiques au moins à double titre : le philosophe souligne l’importance des passions joyeuses qui sont signes métaphysiques de la signification de la vie et de la destinée de l’homme, et peut-être même du divin ; il attribue également à la création un rôle considérable puisqu’il voit dans la joie et la création les signes de son accomplissement du destin de l’homme. Le problème initial était de savoir si l’affectivité est strictement psychologique ou bien si elle représente une indication permettant d’atteindre autre chose. Bergson nous apprend que si l’on veut réfléchir sur la question de la destination métaphysique, il faut absolument remarquer que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Et c’est par l’affectivité, outil métaphysique, que nous est révélée cette destination. L’affectivité met donc en jeu bien plus qu’un simple état psychologique de bien-être personnel ou non.

[Plan du texte étudié] Le texte s’articule en quatre moments. Tout d’abord Bergson met en relation le sentiment de « joie » à la « destination » métaphysique de l’homme. Ensuite, il opère une distinction essentielle entre « plaisir » et « joie » en opposant le caractère borné du plaisir à la dimension dynamique de la joie. Enfin, et c’est là l’aboutissement de sa réflexion, il affirme que toute « joie » est « création ». Il nous donne alors quatre ou cinq exemples de création en les considérant selon leurs effets sur l’histoire et l’évolution des mentalités humaines. Il part de la joie d’éduquer, passe par la joie d’entreprendre, de découvrir et d’inventer technoscientifiquement, la joie d’œuvrer artistiquement pour aboutir à la plus remarquable par ses effets, à savoir la joie de l’intuition morale qui réformera les mœurs et ouvrira les cœurs. [La logique employée] Ces exemples dessinent et sont l’aboutissement de ce que Bergson nomme une ligne de faits : les expériences factuelles qui sont utilisées ici se renforcent les unes les autres pour nous faire passer d’une probabilité à ce qui semble une certitude ; elles dessinent de plus en plus précisément le champ dynamique de la vie créatrice.




[Explication linéaire]

Au début de cet extrait, Bergson part d’un constat d’échec des philosophes qui n’ont pas pu répondre de façon satisfaisante à l’essentielle question de la destination métaphysique de l’homme étant donné qu’ils n’ont que trop peu considéré les indices fournis par la nature elle-même: « les philosophes, dit-il, qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même ». Les philosophes n’auraient donc pas vu l’évidence, s’en seraient même éloignés préoccupés qu’ils étaient par leurs rationalisations, voire par leurs ratiocinations. Bergson adresse, là, à ses pairs, une sérieuse et sévère critique. En fait, pour être plus précis, il semble qu’il ne critique pas tant les philosophes eux-mêmes, mais plutôt une certaine manière traditionnelle de philosopher. [Questionnement du texte] Tentons de comprendre cette idée de l’auteur, selon laquelle, les spéculations philosophiques échouent dans leurs réponses à notre présente question, afin de voir par quelle démarche originale et supposée plus adéquate, Bergson compte la résoudre. Et commençons, pour ce faire, par définir ce qu’est un philosophe.

Le philosophe est celui qui aime et recherche la sagesse et le savoir (philo-sophos) ; il n’est pas celui qui prétend posséder la sagesse et le savoir, il ne prétend pas, en effet, au titre de Sage (sophos). Il s’efforce, sur le plan spirituel, d’élaborer une conception cohérente du monde et de l’homme. En cela, la philosophie ne désigne pas autre chose qu’une recherche, une quête unitaire, une réflexion sur le sens des choses et du réel. « La signification de la vie » en général, c’est-à-dire le sens de l’existence, de l’ensemble des activités et des événements de tous les êtres, et « la destinée de l’homme » en particulier, c’est-à-dire la finalité et le sens de l’existence humaine, sont objets de réflexion en philosophie. En effet, le problème de la destination de l’homme constitue, si ce n’est le plus grand, un des problèmes majeurs, et ô combien difficile, pour qui s’adonne à la réflexion philosophique. Explicitons ce problème. Il y a dans l’idée de « destinée » et celle de « destination », la notion que quelque chose serait fixé d’avance, et qui, par conséquent, échappe à l’homme, à sa volonté, et qui lui est, cependant, donné, lui est réservé. Quel sens moral ou religieux peut avoir l’existence de l’homme en tant qu’individu ou en tant qu’espèce ? Que sommes-nous venus faire sur terre ? Quelle peut bien être la signification de cette brève et évanescente apparition dans le monde ? Telles sont, par exemple, les questions qui traduisent bien ce problème métaphysique de la destination de l’homme. Quelle est donc la signification de ce quelque chose qui est réservé à l’homme ?

Or, selon Bergson, s’il leur revient, aux philosophes, d’avoir posé bien posé ce problème essentiel, leur démarche pour tenter d’y répondre s’est révélée inadéquate. Ils se sont perdus dans des raisonnements, on peut s’en douter, à n’en plus finir, si bien qu’ils ont oublié tout simplement d’ouvrir les yeux et qu’ils n’ont pas vu qu’il était possible de se fonder sur une intuition fiable, sur quelque chose qui apparaît comme un véritable indicateur, un révélateur en ce domaine. Ils se sont détournés de ce qui peut apparaître comme une évidence vécue, une vérité révélée par les faits intérieurs vécus. Il appartient donc à Bergson de leur ouvrir les yeux et de leur montrer, et de nous montrer, ce révélateur : « la nature » vécue par nous et la vie de « la nature » à travers nous. Ici, le terme « nature » doit être entendu comme l’ensemble de tout ce qui existe, des choses visibles, en tant que milieu où vit l’homme mais aussi en tant que vie d’un homme. Cette nature, selon notre philosophe, nous renseigne spontanément en ce qui concerne la destinée humaine. Elle nous éclaire. Elle nous informe elle-même. Elle nous avertit en nous donnant des renseignements. La clef du problème de la destination métaphysique de l’homme appartient donc à celui qui sait voir intuitivement au lieu de spéculer. Quel est ce renseignement précieux que nous offre la nature ?

« La nature nous avertit, nous dit l’auteur, par un signe précis. » Et quel est-il? « Ce signe est la joie. » Cela signifie-t-il que nous avons trouvé, là, « la signification de la vie » et « la destinée humaine » ? La joie est-elle la réponse complète à notre problème ? Assurément non ! Elle est bel et bien la clef du problème, celle qui ouvre les portes de la difficulté, laissant entrevoir la solution, ce pour quoi nous sommes faits. En effet, si la joie est signe, elle ne peut être signe d’elle-même. Il est le propre d’un signe de signifier autre chose que lui-même, ce sans quoi il se nierait comme signe. Comme si un panneau routier s’indiquait lui-même ! Un signe ce n’est pas autre chose qu’une chose perçue permettant de conclure à la vérité d’une autre chose, à laquelle elle est nécessairement liée. Par exemple, la fumée est signe de consumation ; c’est d’ailleurs pour cela que l’on dit qu' « il n’y a pas de fumée sans feu » ! Un signe est donc l’indice, la marque, l’expression, la manifestation d’autre chose. Autrement-dit encore, un signe est un symptôme. [Comparaison doctrinale avec la psychanalyse] En psychanalyse, un symptôme névrotique est signe d’un traumatisme psychique lié à la petite enfance, une annonce. Une borne kilométrique annonce la distance qu’il reste à parcourir jusqu’à la prochaine ville. En un mot, un signe est un élément permettant de reconnaître une autre réalité.

Résumons cette première partie du texte. Nous possédons, par conséquent, dit Bergson, un indice qui représente, en quelque sorte, l’annonce que ce pour quoi nous sommes faits est atteint, que ce qui nous est donné, ce qui nous est destiné, est réalisé car nous sommes arrivés à destination ! Cet indice, qui, selon notre auteur, n’a généralement pas été remarqué par les philosophes, permettant de dire que nous avons atteint notre finalité, ce à quoi nous sommes promis, est la « joie ». [Comparaison doctrinale avec la pensée de Sri Aurobindo] Pour Sri Aurobindo, l’absolu, le Brahman, n'est pas qu'une abstraction impersonnelle. Le reproche aux philosophies indiennes illusionnistes de tendre à une telle impersonnalité croise celui que fait ici Bergson aux philosophies occidentales. Dans une conception schopenhauerienne ou une conception illusionniste du vedanta, l’absolu contredit « éternellement le fait apparent de notre existence concrète ». Dans cette perspective, « l'annihilation serait la juste fin de l'affaire » : on a ici une tentation spirituelle nihiliste. C’est à l’opposé des tendances nihilistes ou des raisonnements froids et impersonnels que Sri Aurobindo rejoint Bergson dans sa méditation sur « l'amour, la joie et la conscience de soi [qui] ont aussi leur place ».

Continuateur en ce sens de Bergson, Sri Aurobindo affirme : « L'univers n'est pas simplement une formule mathématique destinée à élaborer la relation de certaines abstractions mentales appelées nombres et principes, pour aboutir finalement à un zéro ou à une unité vide ; ce n'est pas davantage une simple opération physique exprimant une certaine équation de forces. »

Bergson lie la joie à la destination métaphysique de l’homme. Reste à savoir ce que signifie exactement la joie, ce qu’il entend par-là, et, de quoi, selon lui, la joie est signe. Sri Aurobindo suggère que : « C'est la joie d'un Dieu amoureux de lui-même, le jeu d'un Enfant, l'inépuisable multiplication de soi d'un Poète enivré par l'extase de son propre pouvoir de création sans fin. » C’est justement ce dont il traite dans les parties suivantes.

Que désigne, tout d’abord, d’une manière générale, le terme de joie ? La joie peut être définie comme une émotion particulière qui se distingue des autres émotions en ce qu’il s’agit d’une émotion agréable ; en ce sens, on peut donc dire que la joie se rapproche du plaisir. Cependant, la joie semble être plus profonde. En effet, la joie semble être plus qu’une simple émotion infra-rationnelle, et nous dirions plus volontiers, pour être plus précis, qu’il s’agit d’une émotion supra-intellectuelle. La joie serait sentiment supra-intellectuel, sentiment global ressenti par toute la conscience. Ne dit-on pas « être inondé de joie » ? Mais, cette définition demeure insuffisante car des sentiments comme la tristesse ou l’angoisse sont aussi ressentis par la totalité de la conscience. Etre angoissé, c’est être monopolisé par cette angoisse. Disons que la joie est un sentiment exaltant, vivifiant, stimulant, en ce qu’elle est agréable, alors que l’angoisse est un sentiment déprimant. [Comparaison doctrinale avec la pensée de Nietzsche] « Créer, nous dit Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra, – c’est la grande délivrance de la douleur, et l’allègement de la vie. Mais afin que naisse le créateur, il faut beaucoup de douleurs et de métamorphoses. » Chez Nietzsche, comme chez Bergson, on peut donc définir la joie comme un état affectif global, de caractère libérateur. La joie, comme un sentiment total de satisfaction du sujet conscient, se manifeste par l’expansion de la vitalité. Mais, comment Bergson définit-il lui-même la joie, dans ce texte ?

Bergson, dans la deuxième partie de l’extrait, définit la joie à partir de ce qu’elle n’est pas, afin de bien nous faire saisir son essence. Selon lui, la joie, sentiment de plénitude, se distingue du plaisir: « Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. » Cette distinction est essentielle selon lui. Qu’est-ce que le plaisir à côté de la joie ? si ce n’est, certes, un état affectif agréable, un sentiment de satisfaction, mais d’une qualité et d’une densité bien inférieures à celles que détient et possèdent la joie. D’autre part, nous avons précédemment définit la joie comme sentiment ressenti par la totalité de la conscience ; le plaisir, lui, et c’est bien ce que semble dire Bergson, est un bien-être essentiellement d’ordre sensible, corporel. C’est là, semble-t-il, une distinction essentielle. Mais, il ne s’agit pas de penser que Bergson déprécie le plaisir du corps au profit de la joie de l’âme. Non pas du tout, il va nous montrer que le plaisir tout comme la joie est signe, indicateur. Le plaisir a une fonction dans l’ordre naturel. C’est dire que, pour notre philosophe, l’affectif joue un rôle très important qu’il ne convient pas de négliger si l’on veut saisir la destination métaphysique de l’homme ; il prend lui-même une dimension métaphysique. Or, la distinction que nous venons de mentionner ne se place pas sur le plan simplement psychologique. Bergson, en effet, va bien plus loin, et voilà ce qu’il dit du plaisir : « le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie; il n’indique pas la direction où la vie est lancée ». Que veut-il dire exactement ?

Le plaisir est un moyen habile et ingénieux inventé par la nature. On peut remarquer que c’est, dans ce texte, la seconde fois que l’auteur emploie ce mot « nature ». Et ici, il précise ce qu’il faut entendre par nature. Si la nature a inventé le plaisir dans le seul but que l’être vivant survive, la nature est alors définie comme l’ensemble de tout ce qui existe, comme nous l’avions noté précédemment, pour que l’être vivant puisse conserver et perpétuer l’ensemble des forces qui le maintiennent en vie, ou, ce qui revient au même, qui résistent à la mort. Comprenons bien l’idée de Bergson, en prenant des exemples simples et clairs : quand l’être humain mange ou boit, ces actes sont accompagnés de bien-être, d’un sentiment de satisfaction: qu’il est bon de manger quand on a faim et de boire quand on a soif ! N’est-ce pas un réel plaisir ? Ce plaisir, qui accompagne l’acte de s’alimenter et celui de se désaltérer, n’est-ce pas un moyen ingénieux pour perpétuer la force vitale ? et, s’il n’y avait pas ce bien-être, l’homme, tout comme l’animal, ne mangerait et ne boirait peut-être pas ! De même, le plaisir qui accompagne l’acte amoureux est peut-être le moyen naturel pour les espèces de se perpétuer. Autrement-dit, selon Bergson, le plaisir n’est pas quelque chose de gratuit, n’est pas un don, mais une « astuce » qui sert la vie elle-même. Le plaisir manifeste uniquement la réalisation d’un acte vital.

A ce caractère restreint du plaisir s’opposent la fonction globale et la finalité de la joie. Le plaisir ne donne pas à voir un but ou une intention; il possède un sens plus mécanique que la joie, qui correspond à une orientation et à une finalité. Pour Bergson, le plaisir est statique alors que la joie est dynamique; et c’est bien ce qu’il montre dans cette opposition : alors que, le plaisir « n’indique pas où la vie est lancée […] la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire ». Et il ajoute que « toute grande joie a un accent triomphal. » On comprend que, ce que veut nous dire Bergson, c’est que nous, hommes, nous ne sommes pas faits simplement pour survivre, conserver notre être propre et notre espèce. Il y a plus, et c’est ce qui fait la spécificité de l’homme, nous sommes faits pour vivre, Vivre avec un grand « V », plus exactement pour inventer la Vie. La vie qui gagne du terrain, qui remporte une victoire, c’est une vie qui s’invente. La joie indique la vie autocréatrice. Et si nous triomphons, c’est parce que la poussée de vie s’est accrue. On comprend ainsi la métaphore militaire, telle une armée qui a décidé de ne pas camper sur ses positions, et qui a ainsi entamé une percée et qui poussée par son élan collectionne les conquêtes et les victoires, la vie qui va de l’avant, la vie qui s’invente, l’emporte sur l’inertie d’une vie qui ne cherche qu’à se conserver. Notre joie est le signe d’un puissant élan vital, d’une invention de vie ; elle est le signe que l’élan vital l’emporte, contre la mort et l’inertie.

La partie du texte qui suit est l’aboutissement de la réflexion qui vient d’être conduite : « or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie ». Si l’on tient effectivement compte, dit Bergson, de cet accent triomphal de la joie, de cette idée de succès, de réussite qui y est contenue, on comprend alors, qu’à ce moment, ce sentiment de plénitude qui est ressenti, ce sentiment total de satisfaction qui inonde toute la conscience du sujet, révèle bien quelque chose de tout à fait fondamental, à savoir que « joie » et « création » sont intimement liées. La joie est ce signe qui signifie que la vie donne à travers nous l’être et l’existence à ce qui n’existait pas. La vie de la nature à travers le créateur tire quelque chose du néant, réalise ce qui ne possédait pas d’être, élabore « ex nihilo », invente. Il y a bien, dans l’idée de « création », l’idée d’une production particulière, celle dont la vie produit la nouveauté. [La logique ou le raisonnement employés] Bergson ne nous donne pas ici seulement une esquisse de la dynamique de la vie vue de l’extérieure à travers des expériences humaines, il nous donne aussi à nous lecteur les moyens de reconnaître dans notre vie de ce dont il s’agit. L’intuition créatrice et la joie qui l’accompagnent, la plus à notre portée, concernent l’exercice de notre liberté personnelle, l’autocréation de notre personne au fil de nos choix créateurs.

Bergson se situe ainsi dans la ligne de ceux pour qui il y a une Providence dans la nature. Pour lui, cette Providence n’est pas finaliste autrement que par son incarnation humaine. Mais l’homme, lui-même, même s’il a des intentions, doit tout de même en créer les objets. La finalité, l’intention n’est qu’un effet secondaire de la création. [Illustration] Par exemple, je n’aurai un but personnel que si je me le donne en le créant. Le sens est un effet de l’élan créateur qui n’est lui-même limité et défini par aucun sens.

C’est ainsi que nous pouvons approcher cette ligne de faits non plus seulement de l’extérieur, mais comme de l’intérieur, au niveau intuitif de notre vécu même.

Si nous suivons cette intuition, avec Bergson, nous saisissons que le déterminisme, de notre caractère par exemple, est l’effet d’une liberté créatrice. Le déterminisme n’est qu’un ensemble d’habitudes nécessaires pour que subsiste l’œuvre de l’élan créateur avant qu’il ne rompe avec certaines et prolonge son œuvre de façon imprévisible. Le plaisir qui est du côté de la conservation de la vie est donc du côté du déterminisme, des habitudes nécessaires. [Réseau conceptuel] Le plaisir est la satisfaction d’une impression de manque qui sert en fait les forces à l’œuvre pour reproduire l’harmonie de l’univers en l’état. Le plaisir ne concerne pas « la direction où la vie est lancée ». La joie est l’indice chez l’homme qu’il participe à l’élan créateur. [Comparaison doctrinale avec Leibniz] Reprenons une image de Leibniz dans sa Théodicée. Il compare l’existence à un fleuve qui porte des bateaux plus ou moins lourds. Plus un bateau est lourd, plus il mettra du temps pour être à la vitesse du fleuve. On peut utiliser cette image pour comprendre ce passage sans retomber dans une vision finaliste qui sacrifie au fond la dimension créatrice que Bergson veut mettre en lumière. En fait, dans le fleuve évolutif qu’est la vie, il y a plusieurs allures plus ou moins décalées par rapport à l’allure du fleuve évolutif lui-même. Quand nous nous rapprocherons de l’allure de l’élan créateur et donc plus nous irons consciemment dans sa direction et vers sa pointe où s’efface le sens et ne demeure que l’élan, plus nous éprouverons de la joie. Cette joie sera créatrice car elle signera un bond créateur au niveau de notre vie individuelle, au niveau de notre vie familiale, au niveau de la vie économique, au niveau de la vie esthétique et culturelle et enfin au plus près de la pointe de l’élan créateur au niveau de la vie spirituelle de l’humanité.

Au niveau seulement personnel et familial, la joie se départage assez peu du plaisir. Faire un enfant et l’éduquer relève autant de la conservation de la vie que d’une création à moins d’avoir aussi atteint un niveau spirituel d’évolution. Au niveau économique nous retrouvons les valeurs de la reconnaissance et de l’appropriation qui apportent des plaisirs fugitifs et instables s’ils ne sont pas resitués au service d’une harmonie de la cité. La joie créatrice à ce niveau concerne l’entreprise qu’il a créée. La distinction entre la joie et le plaisir devient beaucoup plus nette pour le savant, l’inventeur et l’artiste. La joie créatrice existe au niveau de la recherche du savant soudain couronnée de succès, au niveau de la création de l’œuvre où l’élan créateur est ressenti. Les plaisirs de la reconnaissance et de l’enrichissement arrivent seulement à un autre moment. Le marchand ou l’entrepreneur peut confondre ces deux moments car, lorsqu’il réussit son entreprise, au même moment il s’enrichit et acquiert de la reconnaissance.

Bergson souligne alors que la création est bien au-dessus des notions de « gloire » ou d’ « admiration ». Celui qui crée est, au fond, bien au-dessus de l’éloge. Il n’a que faire des louanges. S’il est certain « d’avoir produit une œuvre viable et durable », c’est-à-dire d’avoir fait exister ce qui n’existait pas encore, c’est-à-dire encore d’être vraiment la source et l’origine d’un nouveau phénomène, alors l’éloge, le jugement favorable qu’on peut lui exprimer, et aussi la gloire, l’éclat prestigieux de la renommée, n’ont guère d’importance pour lui. L’éloge et la gloire sont, pour lui, tellement superficiels et inférieurs par rapport à la joie qu’il éprouve si intensément. Ce sentiment de plénitude a quelque chose de divin ; la création, qui est ce pour quoi nous sommes faits, nous fait participer, en quelque sorte, à la perfection divine.

Mais pour Bergson, même si la création artistique nous ouvre à une participation à la vie divine créatrice, elle montre tout de même une limite : l’élan créateur n’y demeure que sous la forme de traces figées, à peine ressentie elle s’estompe figée qu’elle est dans la trace, happée par le déterminisme répétitif d’un style. Le moment créateur s’efface alors dans le plaisir du style. On prend plaisir à reconnaître un style au lieu de ressaisir le moment créateur où le style s’est imposé. [Argument illustrant le propos] Par ailleurs, les créateurs ne sont pas forcément adaptés à la vie ordinaire tel Baudelaire qui se figure comme un albatros moqué.

[Réseau conceptuel] Seule une participation à l’élan vital à un niveau moral et spirituel reste vivante et présente dans la durée. Pour Bergson, le temps n’est pas seulement un minutage objectif, nous sommes des êtres de durée. La réalité s’accumule en nous, l’instant s’inscrit dans une durée. On peut penser à une couche qui vient s’ajouter à d’autres déjà présentes comme pour un arbre où chaque croissance s’enroule autour des croissances des années précédentes ; la forme de l’arbre dans l’instant est l’accumulation de sa durée. Mais dans le cas d’un être humain ce qui vient prolonger la durée passé ne s’ajoute pas à l’extérieur, en surface. Cela peut venir de la profondeur et modifier tout ce qui composait la durée jusque là. [Exemples illustrant le propos] Les réformateurs moraux risquent l'insulte comme Greta Thunberg ou même la mort comme Martin Luther King. Mais la joie qu'ils manifestent perdure dans la création qu'ils laissent derrière eux.

Il n’y a pas un renouvellement de la vision morale sans une conversion morale qui la précède. Si la création en est la source, elle peut même modifier un caractère : ce qui semble impossible à la plupart d’entre nous. On affirme « chasser le naturel et il revient au galop ». Si l’autocréation de soi part des profondeurs, où le naturel non réformé pourrait-il se loger ? Et en effet modifier notre caractère nécessite une profondeur qui remet en œuvre les plus vieilles couches de notre existence, les couches les plus déterminantes. Le saint ou le sage sont des exemples vivants que cela est possible. Bergson se réfère à Jésus qui, selon lui, a insisté sur des lois au service des êtres humains au lieu que les êtres humains soient asservis par des lois. L'exemple de la critique de la lapidation de la femme adultère par Jésus est éloquent. Deux autres exemples, plus proches de nous, pourraient être, d’une part, celui de Martin Luther King, militant contre la ségrégation et tout racisme aux USA et, d’autre part, celui de Greta Thunberg, une lycéenne militante pour une véritable action contre le réchauffement climatique.

Accomplir cette transformation leur permet de proposer une psychologie spirituelle qui nous permettra de nous diriger plus facilement comme eux à la pointe de l’évolution. Plus l’élan évolutif est puissant plus il agit non pas à la circonférence mais à l’origine même de notre existence où notre participation à l’élan créateur s’était mis à pécher (au sens antique de « manquer la bonne direction »).




[Conclusion – Bilan - enjeux :]

Le plaisir légitime concerne la conservation de la vie ou sa perpétuation. Il y a un plaisir illégitime qui surexploite les ressources et menace la qualité de l'avenir de l'humanité. Le réchauffement climatique résulte ainsi d’une hyperconsommation des ressources énergétiques.

Outre le plaisir lié à la satisfaction d'un désir de conservation et de perpétuation, il y a ce qui est spécifiquement humain un désir de créer qui comprend aussi celui d'inventer et de découvrir. La réalisation de ce désir de créer suscite la joie, une extension de la conscience liée à une intuition qui surmonte un problème jusque là insoluble. Par exemple, Einstein se demandait qu'est-ce qui se passerait si on chevauchait un rayon de lumière - et qui raconte cette expérience d'une intuition qu'il a eue de la relativité générale.

Bergson a ainsi pris 4 ou 5 exemples pour mieux distinguer plaisir et joie :

- le plaisir de la parentalité ne se confond pas avec la joie d'éduquer un être humain ;

- le plaisir du succès entrepreneurial ne coïncide pas avec la joie de contribuer à une révolution économique et matérielle (ceci légitime d'ailleurs un enrichissement financier qui ressort du plaisir) ;

- le plaisir du succès scientifique ou artistique n’est pas la joie d'inventer un style, de découvrir une nouvelle façon de percevoir ou joie du scientifique d'expliquer un phénomène, joie d'inventer une technologie augmentant notre pouvoir d'action ;

- la joie de réformer la société, de la rendre plus juste et plus ouverte, plus favorable à la libre création au risque même du déplaisir est le sommet de l’action créatrice qui nous donne une idée de la source de l’élan créateur de la vie qui anime la nature en constante évolution.

Ici la joie est supérieure moralement au plaisir car sa force créatrice favorise les conditions propices au droit au bonheur pour tous et à sa libre recherche. La joie créatrice du réformateur favorise un nouveau mode de perpétuation de la société qui tend à faciliter l’émergence de l'esprit créateur.

Par ailleurs, pour trouver l'ataraxie ou la vacuité qui détachent des souffrances et de la douleur, il faut en avoir le loisir, il faut du temps libre et des moyens matériels. Et donc, au final, ces autres types de bonheur dépendent tous des manifestations économiques, scientifiques, culturelles et politiques des intuitions de la joie créatrice.

La joie créatrice montre à quel point le bonheur collectif est interdépendant du bonheur personnel contrairement à une focalisation sur le plaisir qui conduit à l'égoïsme, au cynisme contemporain et au nihilisme.

Le plaisir légitime concerne la conservation de la vie ou sa perpétuation. Il y a un plaisir illégitime qui surexploite les ressources et menace la qualité de l'avenir de l'humanité : le réchauffement climatique en est un résultat frappant.





ANNEXE : Explication avec une confrontation de points de vue avec Schopenhauer :



A la question, une vie heureuse est-elle une vie de plaisirs ? Schopenhauer répond :

- Qu’il n’y a pas de vie heureuse personnelle ;

- Que le plaisir n’est qu’une diminution de la souffrance.

Bergson présente un point de vue différent. Pour lui, le plaisir est lié à la perpétuation de la vie, à sa conservation. Les plaisirs naturels en effet sont liés au fait de manger, boire, dormir, avoir des conditions physiques relativement agréables ou encore au fait de se reproduire. Bergson admet que le plaisir est lié à des pulsions aveugles. Et que limité au seul plaisir, nous ne saurions dire quel sens a la vie. Est-elle purement et simplement absurde comme un hasard désordonné. Ou faut-il se résoudre à rester ignorant devant son énigme ? Quand je mange, je suis rarement conscient d’être au service d’un équilibre organique. Dans la nature, les animaux animés par des pulsions sexuelles sont rarement conscients de participer à la reproduction de l’espèce. Certaines tortues pondent leurs œufs dans le sable et abandonnent ainsi leurs progénitures à leur sort sans que cet abandon soit conscient : elles ont juste eu la pulsion de pondre et d’enfouir leur ponte dans le sable. Chez les êtres humains certaines pulsions et certains plaisirs peuvent être destructeurs comme les plaisirs des drogues. Le plaisir est « naturel » quand il ne détruit pas la vie. Mais selon Bergson le plaisir est un artifice, une ruse de la vie pour la conserver et la reproduire. Chez l’être humain, l’artifice peut consister à prendre du plaisir mentalement avec des jeux, des fictions, etc. Le divertissement a une fonction dans la perpétuation de la vie.

Si on admet que le plaisir est en partie toujours une pulsion aveugle, on peut rester en phase avec le point de vue de Schopenhauer. Mais Bergson n’est pas d’accord sur la question de la joie avec le point de vue de Schopenhauer. Pour ce dernier, la joie est impersonnelle, elle est liée au fait de percevoir la beauté de la vie en se tenant à l’extérieur d’elle dans la paix de la vacuité. Dans la paix de la vacuité, il y a la Joie de beauté triste de la vie en tant qu’œil impersonnel en marge de celle-ci.

Pour Bergson, la joie se situe dans la vie elle-même, elle est liée à nos choix, à notre liberté personnelle. Le sens de plaisir est distinct du sens de joie, chez lui, alors que le dictionnaire les propose comme synonymes. Mais surtout le sens de joie chez lui est opposé au sens de joie chez Schopenhauer.



Remarque : ces nuances apportées dans l’usage des termes en font des concepts philosophiques, un vocabulaire spécifié dans l’usage de ce penseur-là qui n’est pas celui de cet autre.

Joie -> Schopenhauer -> impersonnelle, en dehors de la vie, liée au néant

Joie -> Bergson -> personnelle, expansion de la vie, liée à la création



Bergson prend l’exemple d’une mère joyeuse : « La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, physiquement et moralement. »

Il n’est plus seulement question des plaisirs liés à la reproduction de la vie. On peut distinguer la mise-bas des animaux au fait d’élever un enfant humain : ce n’est pas seulement l’élever physiquement mais culturellement, moralement et spirituellement.

Ici la joie n’est pas impersonnelle, elle met en relation la joie d’éduquer et d’élever un enfant avec la liberté créatrice de son éducateur/éducatrice. Cette joie est ici interne au processus de la vie qui fait que la liberté créatrice d’un enfant grandit grâce à l’attention d’une liberté créatrice adulte. Eduquer, ici ce n’est pas simplement imposer un modèle social à l’enfant dans une société où il serait un rouage obéissant : ce serait faussement se comporter comme une société animale enfermée dans des comportements innés. Sans créativité, l’intelligence humaine et donc l’intelligence d’un enfant ne peut grandir éclairée par des intuitions créatrices. Dans une société ouverte, démocratique, libérale, etc. l’enfant doit être capable de comprendre les conventions sociales mais pour être une liberté créatrice originale qui enrichira l’intelligence collective sociale.


On trouvera en cliquant ici une explication de la conférence de nombreux passages de La conscience et la vie de Bergson dont cet extrait est issu.

lundi 29 juillet 2024

JUSTICE. Version abrégée pour retenir l'essentiel.

JUSTICE 1 - UNE SOCIETE JUSTE PEUT-ELLE ETRE INEGALITAIRE ?


I. Introduction problématique. 


Confondre l’égalité et l’uniformité revient à dicter à chaque individu une conduite, cela mène à une vision totale de la vie de chaque individu au service d’une masse, cela peut générer le totalitarisme. Toutefois nier l’égalité au nom de la différence ne risque-t-il pas de conduire à une autre logique de domination ? Une autre forme de totalitarisme cette fois fondé sur l’apologie de la force dominante. La logique communiste totalitaire confine à l’égalité comme uniformité, la logique fasciste à la différence comme inégalité de force entre les faibles et les forts qu’il faut défendre socialement des faibles. Pour répondre à la question « une société juste peut-elle s’accommoder d’inégalités ? », nous avons donc un équilibre à trouver entre quatre termes qui sont égalité et inégalité, différence et ressemblance. S’en tenir là ne permettrait pas de penser la situation d’aujourd’hui. Avec l’idée de liberté, nous pouvons rester vigilant face aux dérives totalitaires. Mais il faut nous demander dans quel rapport la liberté risque de légitimer une inégalité qui au fond à terme la nie : quel sens a le mot liberté pour quelqu’un qui vit en dessous du seuil de pauvreté ? Comme on avait précédemment vu que trop d’égalité finit par nuire à la liberté, il semble que trop de liberté justifie des inégalités de fait nuit à l’égalité de droit et au fond à la liberté. Une société juste est, on le voit, une société qui cherche à rester cohérente. Le mot « juste » évoque d’abord pour nous des relations sociales bien ajustées afin de ne pas se transformer en conflits d’intérêts généralisés. Le premier sens du mot juste nous envoie donc plutôt du côté des droits formels. L’égalité de droit peut-elle se penser avec un droit à la différence ? Puis prenant en compte le fait, il faut se demander si l’égalité de droit peut se passer d’une certaine égalité de fait ? Imposer une égalité de fait n’est-ce pas nier un droit à la liberté ?


II. Le pouvoir de la multitude. 


Une première façon de légitimer l’inégalité de droit est de souligner l’inégale dignité des hommes. Il est du point de vue éthique impossible de nier une égale dignité formelle de tous les hommes mais la vie sociale et politique souligne l’écart net entre un potentiel de dignité, la possibilité de gagner en dignité par une quête éthique de plus en plus exigeante et les faits. L’indignité n’a jamais été autant en vue, c’est même elle qui règne au risque de menacer l’avenir même de l’humanité. Ainsi des logiques de domination économique justifient des choix contraires à nos connaissances de plus en plus fiables en ce qui concerne l’écologie ou la climatologie et donc ainsi et surtout le choix des hydrocarbures alors qu’il existe des énergies propres et sans conséquences majeures pour le climat. Voir même ces logiques conduisent à mener des guerres pour s’assurer de la fiabilité des fournisseurs… Platon déjà avait posé le problème. Que vaut la démocratie lorsqu’elle décide que Socrate doit se mettre à mort en tant qu’athée et corrupteur de la jeunesse ? Ne faudrait-il pas que le pouvoir soit entre les mains de ceux qui savent ? Ainsi sans mettre en cause l’égale dignité potentielle de tout être humain nous aurions avec le sage la garanti même de l’accès de chacun à un pouvoir dont enfin il serait effectivement digne. Toutefois cette approche ne nous semble pas raisonnable. Car qui est sage ? Et s’il y a un sage croirait-il qu’il est opportun d’occuper le pouvoir politique ? Si nous non sages désignons le ou les sages nous gouvernant, comment serons-nous sûr de notre choix ? Même dans le cas de son application limitée au sein d’une vision où l’expertise technocratique se substitue à la sagesse nous savons que des éléments de choix continuent d’exister. L’erreur technocratique n’est guère évitable sans un regard critique qui en démasque les choix implicites. Plus globalement les affaires humaines ne sauraient être technicisées dans leur totalité : il faut le sens du mouvement opportun en politique, il ne faut pas exclure une fibre créatrice. Nous revenons à Spinoza qui préfère proposer des institutions où s’incarne au mieux la puissance de la multitude qui sera sans doute éminemment rationnelle dans la mesure où s’harmoniseront au fil du temps les diverses passions humaines, les disposant même parfois à rechercher une forme de sagesse qui libère de l’esclavage émotionnel et passionnel. Mieux vaut disperser le pouvoir entre tous les êtres passionnés ou exceptionnellement sages car alors leurs institutions et le gouvernement chargés de les mettre en œuvre soumis directement au pouvoir de la multitude incarneront une égalité de droit fidèle à l’égale dignité potentielle de chacun. Le droit naturel du plus fort vis-à-vis du plus faible s’éclipsera seulement devant le droit naturel issu du pouvoir de la multitude. L’agrégation des faibles condamne les forts à plus ou moins brève échéance à intégrer le droit naturel issu de la multitude qui implique la reconnaissance de l’égale dignité potentielle de tout être humain. Enfin, le sage sera de plus en plus protégé par le droit rationnel issu de la multitude et il rencontrera de moins en moins d’obstacle pour répandre ses idées politiques sur la place publique.


III. Une sagesse authentique s’oppose à toute politique sacrificielle. 


Ainsi le discours de la différence peut être entendu dans la mesure où une majorité risque de dominer telle ou telle minorité, où telle culture est menacée par telle autre, etc. Mais il s’agit de ne pas penser la différence et son respect en termes de lutte, de confrontations, de résistance. Il faut faire dialoguer les différences. Elles ne sont fructueuses resituées au sein d’une interaction de la multitude que le dialogue démocratique essaie de rendre conscient d’elle-même. Nos démocraties représentatives souffrent de ne pas avoir perçu à travers ses acteurs l’importance essentielle de la prise de conscience de la multitude par elle-même. Les acteurs politiques sont encore prisonniers d’une vision où au final la démocratie fonctionne comme une oligarchie par alternance de parties qui occupent sa tête. De ce point de vue le sens supérieur de la dignité qu’aurait un sage n’est pas isolable de la pluralité humaine car ce sens supérieur est éminemment un sens d’ouverture au dialogue. 


Trois conceptions de dialogue sont pour lui envisageables. 


Une première conception est celle considérée par Platon qui consiste pour le sage à tenir le rôle royal. La politique serait alors un système hiérarchique aspirant vers le haut en fonction du degré d’avancement spirituel qui rappelons-le se caractérise par la maîtrise philosophique du dialogue, c’est-à-dire de la dialectique. Voir dans les conceptions politiques de Platon une forme de totalitarisme revient à oublier la différence essentielle entre un pouvoir idéologique et un pouvoir s’exerçant à partir d’un savoir-faire dialectique. Platon juge la démocratie peu apte aux exigences du dialogue socratique puisqu’elle s’y est refusée et propose une alternative qui respecterait la dialectique, la forme de dialogue la plus authentique. 


Une seconde conception est celle du passeur. Cette conception ne prétend pas posséder toute la sagesse, elle ne prétend pas posséder le seul accès aux terres de la sagesse. Elle sait juste connaître un passage. Le modèle royal manque d’humilité, comme si un disciple ne pouvait pas dépasser le maître. Le modèle de Platon est un modèle social où finalement un système hiérarchique figé domine. Socrate n’est pas un roi, Platon a certainement manqué le sens ultime de la maïeutique : un accoucheur est un passeur plus qu’un un roi. Socrate ne dirige pas le dialogue, il le guide vers son authenticité. Il y a l’acceptation dialoguée du pluralisme politique par un passeur. La sagesse à la suite de Spinoza dans son traité politique est de reconnaître que l’ordre social reste l’expression plus ou moins consciente de l’action de la multitude. Vous pouvez instituer les lois que vous voulez dans le sens de la vertu et de la solidarité mais si la multitude n’en a pas la mentalité, ces lois resteront lettre morte, les logiques de domination l’emporteront. Pour que les lois soient crédibles elles doivent s’accorder avec la lente marche de la multitude. Mais cette multitude va t-elle quelque part ? Le passeur ne fera passer que ceux qui s’intéressent à ces terres de sagesse. Le mouvement du passeur n’est guère un mouvement politique puisqu’il est tourné vers une autre rive qui souvent n’a pas l’air d’être de notre monde. Pour que la sagesse du passeur aie une conséquence, il faut qu’elle ne tire plus seulement en avant ceux qui sont les plus avancés. 


Reste alors une troisième figure du dialogue et de la sagesse qui sans prétendre à une quelconque royauté de ce monde entend y jouer le rôle d’« un attracteur étrange » dans la mesure où il influence sans être toujours immédiatement perceptible. Le prophète, le réformateur social n’œuvrent que comme catalyseur de l’impulsion créatrice qui meut la multitude : l’avancée du troupeau est donnée non selon la position de sa tête mais de ceux qu’il néglige derrière. Les thèses de René Girard dans Le Bouc émissaire soulignent qu’on ne peut sacrifier personne pour le progrès du troupeau. Les retours des politiques sacrificielles tournant le dos à ce principe vital de notre civilisation ont produit les plus grands massacres de masse que la terre n’ait jamais connu. Et comme le souligne Jean-Pierre Dupuy à propos du libéralisme économique, la négligence de ce principe risque de produire de terribles injustices : on ne peut prétendre sacrifier quelque vie que ce soit au nom d’un bien-être futur.


IV. La politique est l’évolution de la qualité du dialogue. 


La liberté individuelle peut donc justifier des inégalités de fait concernant le partage politique des biens, que ce soit par exemple, l’éducation, la santé, le travail, le revenu, les loisirs, etc. Nous pouvons pour trouver un juste milieu entre liberté et égalité introduire la notion d’équité : il y a des partages égaux qui ne sont pas équitables. Un tel aura besoin de plus de soins que tel autre, par exemple. La liberté peut justifier des inégalités de fait mais elle ne peut justifier avec Rawls que les conditions matérielles et spirituelles des autres individus s’en trouvent détériorées. Il est normal que celui qui produit des richesses matérielles et spirituelles s’en trouve enrichi mais il n’est pas normal que son enrichissement provoque l’appauvrissement des autres. S’il ne s’agit pas là le plus souvent d’un sacrifice social qui entraîne la mort d’homme, il y a là encore malgré tout une dynamique sacrificielle. Le pouvoir appartient toujours à la multitude mais elle n’en a pas conscience et elle autorise alors des dynamiques sacrificielles. Aujourd’hui renoncer à l’action politique encadrant la vie économique revient forcément à faire le choix d’une politique sacrificielle. L’usage de la liberté est toujours au final dominé par les peurs et les désirs centrifuges qu’ils soient égocentriques, tribaux, ethniques, nationalistes, civilisationnels. Aujourd’hui, cette inégalité des mentalités politiques se croise aux inégalités économiques. Il s’agit donc d’incarner aujourd’hui un internationalisme lié à une évolution en faveur de la conscience de la multitude. Les résurgences communautaristes contemporaines loin de cibler politiquement cet internationalisme réagissent comme si les perturbations économiques internationales étaient d’origine communautaire. Ceux qui lient recherche de sagesse et évolution politique et qui rejettent toute forme d’inégalité injuste car sacrificielle sont ainsi prêts à proposer une ultradémocratisation s’appuyant sur l’exercice généralisé d’une communication éveillée dont l’origine lointaine est le dialogue dialectique. Les idéologies politiques seraient mortes car la politique ne serait plus l’application aveugle d’une idée mais la matérialisation sociale d’une mentalité éclairée par le dialogue authentique. Le citoyen serait celui qui participe au dialogue non celui qui vote pour un substitut de père ou de mère dont il attend tout. Peu à peu il deviendra évident que la politique n’est pas une lutte pour la représentation d’un système d’idées au pouvoir contre d’autres systèmes d’idées. Cette évidence n’aura plus rien de cynique dans la mesure où on n’acceptera plus de se contenter d’élire un homme politique mis en scène autour d’une rhétorique publicitaire comblant ainsi le déficit de la politique idéologique. L’action politique effective sera de plus en plus le fruit d’un dialogue qui connaîtra de moins en moins la situation où règne l’inégalité tyrannique d’une majorité imposant son point de vue à une minorité. Une impulsion collective émergera intuitivement de la communication éveillée. Pour décrire cette impulsion collective on peut considérer la volonté générale de Rousseau. La volonté générale est définie par lui comme l’intégration des volontés particulières où chacune est restituée dans son intégralité exceptée en ce qu’elle est divisée dans son choix de participer à l’action de la multitude. Le pouvoir selon notre approche est celui de la multitude quitte à ce que la multitude ne montre pas une forte conscience d’elle-même. Reste que le penseur et surtout le sage peuvent suggérer et participer par leur rayonnement culturel d’une autorité qui permet à la multitude de prendre conscience d’elle-même. Car l’autorité démocratique pour devenir légitime n’a pas à prendre le pouvoir politique. Elle se contente de suggérer ou mieux de rayonner et de témoigner dans l’action collective de la justesse de son impulsion évolutive. Cette autorité démocratique cherchant à inspirer la démocratie a pour atout son traitement non égocentrique, non ethnique, non clanique, etc. des problèmes sociaux. Elle peut être le vecteur culturel incarnant une autre façon de voir et de vivre. Cette autorité n’est pas seulement une force de résistance ou de dissidence, mais avant tout elle incarne une force créatrice qui ouvre la voie. Les révolutions passées se sont faites contre les représentants des forces du passé jusqu’à produire notre démocratie représentative et son économie de marché. Notre analyse relativise le conflit social et la logique d’opposition qui représentent seulement une nécessité quand manque une reconnaissance sociale et politique condition sine qua non du dialogue démocratique. La prochaine révolution sera sans doute non violente car elle ne renversera pas des dominations injustes mais nos propres verrous égocentriques qui empêche la fluidité créatrice du dialogue démocratique.



V. Conclusion - Résumé. 


Ainsi une société juste ne peut pas s’accommoder d’inégalités qui mettent en jeu une forme de sacrifice, qui empêchent une prise de conscience du pouvoir de la multitude humaine. Le paradoxe d’une telle société est qu’elle est animée par un sens de l’autorité qui implique une inégalité spirituelle implicite qui s’interdit pourtant tout usage de la domination dans la mesure où ce sens de l’autorité est fidèle à sa vocation d’une sagesse du dialogue.



Citations :


Jean-Paul Sartre : « Quand les riches se font la guerre, ce sont les pauvres qui meurent. »


Simone Weil : « La vertu de justice consiste, si on est le supérieur dans le rapport inégal des forces, à se conduire exactement comme s’il y avait égalité. » 


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JUSTICE 2 - PEUT-ON JUGER AUTRUI ?


I. INTRODUCTION PROBLEMATIQUE. 

Le mot juger a deux orientations : mieux discerner ou émettre un verdict sur un être, le condamner éventuellement. Rendre justice semble nous imposer de juger moralement. Certes il s’agit d’établir les faits mais il faut bien juger les intentions, la nature de ce qui a conduit à l’acte : la folie, la préméditation, circonstances atténuantes, circonstances aggravantes, etc. Mais du point de vue moral, juger autrui comporte le risque de susciter la haine, la colère, la tristesse, etc., sentiments qui rendent immoraux. Juger autrui masque souvent une absence d’effort moral : « tu vois la paille dans l’œil du voisin, tu ne vois pas la poutre dans le tien », dit L’Evangile. Une éthique centrée sur la vérité condamnera le jugement moral comme vision illusoire du monde. Car tout acte que ce soient les miens, ceux des autres ou de l’univers n’obéit qu’à des lois universelles. Donc le jugement moral en attribuant l’acte à une personne est peu objectif. Rendre justice exige avant tout un acte de jugement objectif. Savoir s’il y a une justesse du jugement voire une justice a donc pour enjeu la question du libre choix et celle de la possibilité d’une action objective.


II. LE DETERMINISME REND INEPTE LE JUGEMENT MORAL. 


Juger moralement est illusoire puisqu’un déterminisme est à l’œuvre dans tous les actes : tout obéit à des lois nécessaires. Bien sûr, des développements récents de la physique laissent la place à un indéterminisme. Mais « Le hasard n’abolira jamais un coup de dés. » : l’indéterminisme ne fait pas de moi un être libre mais un être déterminé par le jeu du hasard. Ainsi même si le déterminisme n’est pas absolu, il suffit à rendre le jugement moral illusoire : lequel de mes actes est libre et dans quelle proportion ? Mais même si le déterminisme semble l’interprétation la plus efficace de ce qui apparaît dans la conscience, on ne peut pas statuer sur sa valeur concernant la réalité des choses. Les choses nous sont toujours connues à l’intérieur de l’esprit humain et jamais telles qu’elles sont en dehors de l’esprit humain : le réel que nous découvre la science ne peut que rester voilé. Malgré les apparences déterministes, Kant invite à parier sur le libre choix moral. Toutefois si le « moi » est vécu comme les choses c’est-à-dire que de l’intérieur de la conscience, comment le penser libre et non déterminé comme les choses ? N’ayant pas accès aux choses hors de l’esprit, n’y a-t-il pas plus de rigueur à bâtir une éthique à partir de ce qu’est la vie vécue du « moi » ? Il s’agit pour nous de mieux connaître les déterminations psychiques et ainsi de mieux agir. En acceptant ce qui arrive, on peut échapper aux limites du jugement moral. L’énergie que nous perdons à refuser ce qui arrive, sera de nouveau disponible. Au lieu de vivre avec l’idée de ce qui doit être du point de vue moral, nous commencerons « à simplement vivre au lieu de penser vivre ». Nous connaîtrons de moins en moins d’opposition entre notre expression individuelle, celles des autres et celle du tout qui se manifeste en nous. Au tribunal, le juge ayant intégré cette sagesse ne jugera pas moralement l’accusé, il se contentera de voir les faits grâce aux informations fournies lors du procès. Il jugera de la nature des déterminations qui menèrent au non respect de la loi et prendra les mesures qui en tiennent compte. Si l’individu est dangereux pour la vie sociale, on l’isolera pour l’empêcher de nuire. Mais on cherchera aussi à l’affranchir des déterminations qui l’ont poussé à ces actes afin de le réhabiliter socialement. Juger justement signifie ici voir et prendre conscience des déterminations afin de s’en libérer ou d’en libérer autrui de gré ou de force quand il menace la sécurité des personnes.


III. L’EFFORT DE JUGER : UNE ILLUSION BENEFIQUE. 


Mais nous avons vu que la morale elle-même affirme que le jugement moral en suscitant en nous des sentiments négatifs devient immoral. Juger moralement ne peut pas nous conduire à condamner radicalement l’autre. L’autre n’est jamais l’acte qu’il commet dans la mesure où la morale évoque un sujet non déterminé par ses choix. Il y ainsi par exemple une différence entre dire fermement à son enfant « tu as fait une bêtise, je vais te punir pour que tu y réfléchisses et ne le fasse plus » et lui dire d’un ton insultant et colérique « tu es bête ! Tu ne réfléchis jamais ! Je ne veux plus te voir ! Va dans ta chambre ou je te mets une baffe ! » : dans un cas le parent est au service de son enfant en lui donnant une bonne éducation, dans l’autre il sert inconsciemment son agressivité et sa morale reste superficielle. La morale nous permet de juger rationnellement des actes mais sans les refuser émotionnellement et sans les identifier à la dignité de la personne. Du point de vue pratique nous arrivons donc à réintégrer les principes éthiques exposés auparavant en évitant certaines difficultés. Dans la sagesse déterministe, en effet, il y a le rôle central de la connaissance. Il y a au fond la possibilité d’un effort ou non pour s’y adonner. Il y a donc bien un choix, insistera le moraliste. Le sage déterministe en réponse se distinguera du fataliste. On connaît l’argument paresseux. Inutile d’agir, ce qui doit avoir lieu aura lieu. En fait ce jugement induit une détermination : inutile d’agir. Le déterminisme inclut l’effort, il y a un effort de connaissance à mener. Mais il ne faudrait pas se faire d’illusion : ce n’est pas « mon » effort, c’est l’effort que le tout exprime à travers l’individu que je suis. Le « moi » entre en conflit avec soi, les autres et le monde car il n’aperçoit pas que tous les actes, les siens compris, sont le fruit des déterminations du tout. Etrange paradoxe : le sage m’invite à faire le choix pratique d’une connaissance de soi qui me montrera que le choix a toujours été illusoire. Il me montre qu’intimement nous sommes libres non en tant qu’une simple partie, mais comme une autodétermination du tout.


IV. JUGER : UNE PRISE DE CONSCIENCE CREATRICE. 


Juger moralement autrui prend ici un sens nouveau : il s’agit de lui donner la chance de se joindre à cet effort de prise de conscience. Nous pouvons lui et nous si notre amitié a cette teneur spirituelle nous aider à mieux voir. Il ne s’agit pas de s’autoriser des reproches ou d’exprimer à l’autre le refus de sa conduite mais de nous entraider à mieux voir ce qui nous détermine. Il ne s’agit ni de pardonner, ni de le condamner mais de se donner la possibilité de voir son illusion. Les décisions du moi relèvent de l’illusion mais le choix du refus de la connaissance de soi le rend davantage illusoire. Le bien et le mal du jugement sont relatifs puisqu’en soi tout est déterminé. Mais quelle acceptation de soi, de l’autre et du monde peut atteindre le meurtrier qui refuse à un autre de vivre ? En fait son meurtre part du refus de la réalité. Le sage connaît la relativité du jugement moral mais il sait qu’il y a là un préalable à la connaissance de soi, celui qui est incapable de respecter les règles sociales élémentaires refuse au fond d’accepter l’une des principales déterminations en présence : la puissance de l’ordre social. Par ailleurs il sait que le désordre social implique le désordre mental des gens, les victimes seront souvent blessées jusque dans leur compréhension de soi, des autres et du monde. La morale est donc un palier relatif mais un palier nécessaire en vue de la sagesse. Par ailleurs, si le sage se vit comme l’expression des déterminations du tout, il peut se découvrir une forme d’autonomie créatrice. L’immoralité apparaît bien plus qu’un refus de ce qui est, elle est un refus d’évoluer positivement, elle est un refus de créer qui amplifie les forces de destructions dans ce qui est. D’un point de vue, le sage veut la détermination du tout mais d’un autre point de vue, il est la conscience même du tout qui se donne des lois à soi-même et qui à travers ces lois qu’il se donne évolue. Lorsque nous nous donnons la loi morale à nous-même, lorsque face à autrui d’une autre culture morale que la nôtre nous trouvons des solutions inédites qui vont dans le sens du partage et de la rencontre, nous participons par cette autonomie à la conscience créatrice du tout. Cette autonomie s’avère créatrice, elle s’exprime par une intuition. Ici l’intuition n’est pas un pressentiment, l’intuition exprime l’évolution de l’union entre une partie singulière et le tout dans la conscience. Ainsi tel dilemme produira une solution inattendue rendant indépendante des conditionnements, c’est-à-dire de ce qui déterminait jusque là. Cette autonomie va plus loin que celle de Kant qui restait le résultat d’une procédure rationnelle. Celle de Kant pose ainsi des lois universelles définitives tandis que notre autonomie intuitive pose des lois universelles en devenir évolutif. Cette autonomie qui lie l’individu et la nature dans sa profondeur est la source de toutes les déterminations mais face à la singularité de situations inédites, nous voyons qu’elle n’est pas enfermée par les lois qu’elle a produites, elle fait émerger d’autres lois qui permettent de sortir des impasses suscitées par les vieilles lois. La sagesse s’inscrit donc au sein d’une évolution créatrice du tout qui ne cesse de remettre en chantier les morales relatives dans la rencontre avec les autres. Face à autrui, ce qui est en jeu est l’acte moral créateur qui puisse offrir à chacun de nous d’être davantage nous-même au service de nos rencontres. Du point de vue pratique, il convient alors de se demander si mon jugement me ferme ou non à la rencontre avec l’autre personne qu’elle ait commis un crime, qu’elle ait adopté un style de vie contraire à la morale qui est la mienne, etc.


V. CONCLUSION. 


Nous voudrions conclure en rappelant que le jugement d’autrui ne peut être considéré en dehors du jugement de soi-même et du monde. Nous ne pouvons jamais condamner l’autre moralement sans nous même nous condamner à refuser ce qui est et donc à être un facteur d’inertie pour l’évolution de ce qui est. Autrement dit condamner l’autre moralement c’est se condamner soi-même à l’illusion et à plus ou moins long terme à souffrir d’une évolution qui nous échappe de plus en plus. Bien sûr, il faut bien préserver la société des criminels. Mais nous courrons des risques à condamner des êtres humains sans soigner leurs blessures personnelles, sociales et culturelles : la criminalité continuera à croître. Les discours sécuritaires, les diatribes contre l’incivilité masquent une inertie morale qui sert une agressivité immorale sous-jacente et au fond un mépris de la dignité des autres humains : il est urgent de considérer l’évolution morale à laquelle nous appellent ces personnes sans repères (ou dans la confusion) pour la plupart blessées par manque d’amour.



Citations :


Jésus-Christ : « Comment peux-tu dire à ton frère : ‘frère, laisse-moi ôter la paille qui est dans ton œil', toi qui ne vois pas la poutre qui est dans ton œil ? »


Victor Hugo : « Celui qui ouvre une porte d'école, ferme une prison. »

 


VERITE. Une version abrégée pour retenir l'essentiel.

 Une vidéo sur la notion de vérité au programme par la chaîne antisèche avec Cyrus North :

La Vérité - Philosophie - Terminale - YouTube

Elle propose une autre approche que ce qui suit.

 

DEBAT N°1 : PEUT-ON DOUTER DE TOUT ?

 

INTRODUCTION

 

 

Si je démontre que je peux douter de tout, je n’aurai pas douté du raisonnement qui m’amène au doute. Y a-t-il une contradiction indépassable de toute tentative d’établir la possibilité d’une démarche sceptique ? Par ailleurs, peut-on se permettre de douter de certaines de nos obligations morales en ne les accomplissant pas ?

 

A – SUSPENDRE NOS JUGEMENTS PAR LE DOUTE AVEC LES SCEPTIQUES.

 

Une vidéo sur le scepticisme : micro-philo : le scepticisme - YouTube

 

On doit douter pour être vraiment heureux, d’après les sceptiques.

1 - les objections faites aux sceptiques.

Il y a trois objections classiques faites aux sceptiques. Premièrement, douter de tout confine à la folie puisqu’il n’y a plus moyen de se fonder sur rien dans les relations sociales pour échanger. Deuxièmement, douter de tout menace notre sécurité (insécurité) puisque doutant du danger on ira vers lui sans précaution. Troisièmement, douter de tout conduit à douter de la morale et donc justifie la pire immoralité.

2 - Réponses aux objections faites au scepticisme.

a - A propos de la folie.

Un fou doute rarement de sa folie. Si on suit Freud et la psychanalyse, la plupart des gens sont des névrosés mais, faute de se mettre en doute, il n’examine pas leur folie. Le sceptique authentique ne se contente pas de douter de tout. Il faut aussi qu’il sache douter de ses doutes. Au final il ne sait pas si ce qu’il voit, ce qui apparaît dans sa conscience est une illusion ou une réalité.

b - A propos de l’irresponsabilité face au danger.

La peur sert, il est vrai, à réagir face au danger. Douter du danger et donc de sa peur pourrait être dommageable. Mais le sceptique ne nie pas qu’il y ait des apparences de danger et des apparences de peur dans sa conscience. Son doute n’est pas un doute qui consisterait à tenir simplement ces impressions pour des illusions : il ne sait pas si elles sont illusoires ou réelles mais de fait en se positionnant ainsi il est sûr de ne jamais paniquer, il apprend de façon certaine à maîtriser sa peur qui se transforme alors en dynamisme pour l’action. Un sceptique authentique serait un guerrier redoutable puisqu’il ne craint pas la mort.

c - A propos de l’amoralité sceptique.

Quand le sceptique doute de la morale, il n’est guère authentique car au fond il est très aisé de douter de la morale. En vérité il est bien plus difficile de douter de ses doutes à propos de la morale car un sceptique authentique doit parvenir à douter de son ego jusqu’à le percevoir comme une apparence comme les autres. Bien plus il doit réaliser qu’il n’y a pas un théâtre de la conscience dirigé par un ego mais que le théâtre de la conscience est indissociable des apparences qui le composent et qu’il y a une illusion à le croire centré sur un ego. L’égocentrisme naturel de la conscience est l’obstacle le plus difficile sur le chemin du doute sceptique authentique.

3 - L’intérêt d’être sceptique.



 Libre de nos traumatismes du passé, libre de la crainte de la mort et de la douleur et enfin libre de notre désir égocentrique, ne serons-nous pas heureux ? L’ataraxie décrite comme un état de tranquillité et de sérénité quelles que soient les circonstances n’apparaîtra-t-il pas spontanément lors d’une démarche sceptique authentique qui ne se contentera pas d’être intellectuelle, mais qui sera aussi émotionnelle et physique ?

 

B – RENONCER A AVOIR TOUTE LA VERITE N’EST PAS RENONCER A ETRE EN VERITE.

1 – TRANSITION CRITIQUE - Les paradoxes du scepticisme.

a- Le paradoxe de l’enseignement du scepticisme.

Toutefois, dans l’optique d’une doctrine sceptique, comment justifier un enseignement ? Si on doute de tout et si on doute même de nos doutes, comment enseigner ? Si le sceptique s’identifie à une école de sagesse, il semble ne pas douter de tout. S’il doute de ses doutes à propos d’une telle école, elle ne pourra être considérée, ainsi que son enseignement, que comme des apparences. Comment exercer une pratique du doute fidèle à un enseignement considérée comme une apparence ?

Il y a là de nombreux paradoxes en perspective. Wittgenstein a bien montré dans De la certitude que le doute systématique interdisait de construire un enseignement. Il faut bien ne pas tout questionner systématiquement pour avancer au niveau des contenus d’un enseignement.

 

b - Le paradoxe d’une authenticité du scepticisme.

On peut répondre à ce premier paradoxe que le scepticisme est précisément un enseignement qui libère de l’idée d’enseignement, de maître à penser et d’école qui sont caractéristiques du dogmatisme, du sectarisme dans la façon de penser. L’enseignement sceptique serait comme un virus qui déconstruirait tout enseignement, y compris lui-même, dans ses tendances dogmatiques.

Mais alors il faudrait tout de même admettre qu’il y a des critères d’authenticité du scepticisme. Un scepticisme qui n’irait pas jusqu’à la déconstruction de sa doctrine ne serait pas authentique. L’authenticité demeure une forme de vérité.

2 - la vérité d’un Soi.

Une vidéo sur l’expérience de pensée du cerveau dans une cuve de Hilary Putnam (US, 20ème s.) et la réponse de Descartes :

#filosofix: «LE CERVEAU DANS UNE CUVE» (Français) - YouTube



Descartes montre qu’il faut bien un auteur du doute, que le doute sceptique, s’il élimine tout facteur d’égocentrisme intellectuel, passionnel ou physique ne peut pas nier qu’il y a quelqu’un capable d’exercer une liberté d’indifférence. Le quelqu’un en question n’a rien d’un quoi, d’une chose contenue dans la conscience dont on pourrait aisément douter. Ce quelqu’un n’a donc rien de commun avec notre personnalité, son caractère, son identité sexuelle, pulsionnelle, émotionnelle, mentale : c’est une dimension de notre conscience qui permet paradoxalement de nous identifier à notre personnalité et de nous en détacher.




Douglas Edison Harding et d’autres proposent de distinguer l’unique première personne qui surgit pure conscience et notre troisième personne, notre personnalité physique, pulsionnelle, émotionnelle et mentale. En cette première personne je suis aussi capable de m’identifier à une autre identité que celle de ma troisième personne. 



Cette première personne est la capacité d’être conscient de façon aussi égale de sa personnalité que d’une autre qui y apparaît. L’analyse de Douglas Edison Harding se relie aux traditions mystiques chrétiennes ou hindoues où la dimension divine de la conscience est seule authentique car source de liberté et créatrice d’identités diverses parmi lesquelles notre personne.

 

 

 

C – VIVRE EN VERITE AVEC UNE LIBERTE CREATRICE.


Le scepticisme s’il se contente d’atteindre l’ataraxie ne remarquera pas la liberté créatrice que sa démarche peut permettre de révéler au cœur de la conscience. Certes nous avons vu que Descartes insistait sur la liberté d’indifférence produit par la démarche sceptique pour la dépasser, mais sa vision de la conscience restait malgré tout celle d’un individu, d’une âme individuelle. Douglas Edison Harding permet d’envisager comme les platoniciens que notre âme soit intimement unie à toutes les âmes dans la conscience par essence divine. Reprenant Maître Eckhart, on peut dire que, selon Harding, l’œil par lequel je vois est l’œil par lequel Dieu me voit. 




Par la notion de divin ici sécularisée, nous pouvons, en nous détachant de toute religion constituée, évoquer la source des phénomènes de la conscience, la source de ce qui est. En tant qu’individu nous avons non seulement une liberté d’indifférence qui nous détache des phénomènes mais nous avons en nous une liberté d’intervenir parmi eux pour participer à leur évolution créatrice.

Le scepticisme comme de nombreuses conceptions de la vérité s’avèrent au final une forme de conformisme. Le scepticisme permet d’échapper au dogmatisme, mais il n’offre guère de moyen d’échapper au conformisme vu qu’il ne s’intéresse pas à faire évoluer le monde des phénomènes.



Le doute peut servir à regarder les phénomènes comme des apparences au lieu de s’y soumettre. Mais au-delà, le doute est nécessaire aussi pour se libérer de l’idée d’un impossible. Le doute devrait libérer du conformisme. Les génies créateurs sont ceux qui reculent les frontières de l’impossible.

Que signifie l’amplitude du doute sceptique sinon que notre conscience mentale n’est pas une connaissance intégrale de la vérité dans la mesure où elle n’a affaire qu’à des apparences. Contrairement à ce que pensait Descartes, la raison ne nous permet pas de tout connaître des apparences, jusqu’au point où derrière elles, la réalité apparaîtrait. Notre approche de la vérité est donc enfermée dans les limites d’une conscience humaine mentale. Serait-il possible que notre conscience dépasse cette limite-ci aussi en découvrant davantage en soi cette dimension de liberté créatrice ? Bergson parle d’intuition créatrice.




 

DEBAT N°2 : RENONCER A LA VERITE N’EVITERAIT-IL PAS DE L’IMPOSER AUX AUTRES ?

 

 

 

INTRODUCTION

 

Le perspectivisme affirme que chacun a un point de vue unique sur le réel. Cette singularité de point de vue n’est pas à déplorer car au fond si on l’accepte c’est un gage de tolérance. Affirmer une vérité, c’est affirmer la vérité de sa seule perspective et vouloir l’imposer aux autres. Il y aurait alors un dogmatisme inhérent au fait d’affirmer une croyance en la vérité universelle de sa perspective. Elle va à l’envers d’une vertu de tolérance.

Cependant si ma perspective est la tyrannie arbitraire sur les autres, si ma perspective est de leur imposer de servir mes désirs sans leur demander d’adhérer à ma vérité, le relativisme des perspectives ne se heurte-t-il pas dès lors à une limite morale ?

 

 

 

A - LA TOLERANCE RELATIVISTE ET SES LIMITES.

 

L’intolérance a toujours pour origine le fait que quelqu’un croit avoir la vérité et qu’il est prêt à l’imposer par la force aux autres. Si personne ne pensait avoir la vérité de façon absolue, il n’y aurait plus d’intolérance. La tolérance n’est-elle pas immédiate dès lors qu’on renonce à l’idée de vérité absolue ?


Du point de vue relativiste pluraliste et démocrate, toute croyance peut être tolérée hormis celles qui menacent les autres personnes.


 

Le relativisme affirme qu’il n’y a que des perspectives individuelles sur la vie. Le scepticisme affirme que la conscience mentale ne permet pas de trouver la vérité même si elle existe, mais malgré cela, il entend affirmer l’authenticité de son point de vue. Le relativiste affirme, lui, qu’il y a une authenticité individuelle, c’est-à-dire une forme de vérité vivante inhérente à toute perspective individuelle sur la vie.



Dans les dialogues interculturels, les difficultés viennent souvent du fait de perspectives bien plus hétérogènes que peuvent l’être des perspectives individuelles au sein d’une même culture. Au sein d’une culture, quand quelqu’un a une perspective hétérogène, on peut le soupçonner de folie.



 

Mais face à une autre culture, cette attitude est impensable. Cependant dialoguer ne nécessite-il pas de comprendre la perspective de l’autre ? Au fond, devant une perspective hétérogène parce que géniale, au bout d’un certain temps, une compréhension émerge. Si la tolérance relativiste consiste en ce que des perspectives individuelles ou culturelles se côtoient sans essayer de se comprendre, ne risque-t-on pas de peu à peu glisser vers le conflit pour obtenir une reconnaissance de l’autre ? La tolérance est une vertu insuffisante pour fonder la paix sociale et, plus encore, la solidarité. Le relativisme permet de développer une perspective individuelle, mais cette perspective ne risque-t-elle pas d’être égocentrique si elle n’est pas animée du désir de compréhension ?

 

 

 

 

 

B - IL NE FAUT PAS RENONCER A UNE CERTAINE VERITE DES SCIENCES POUR DEPASSER NOS ERREURS ET DECOUVRIR DE NOUVEAUX PHENOMENES.

 



La science cherche à comprendre le monde dans lequel nous vivons. Pour elle comprendre ce monde consiste à l’expliquer dans ses processus.

Les sciences mathématiques essaient de nous défaire des erreurs de raisonnement tout en explorant des mondes fictifs cohérents du point de vue d’une logique et de certains axiomes.

La science physique ou la biologie émettent des théories prédictives dont des expériences testeront les prédictions. Une théorie scientifique n’est jamais une vérité absolue, la science est en perpétuel progrès cependant car elle esquisse des théories de plus en plus prédictives et qui résistent de mieux en mieux aux tests expérimentaux. En outre elle découvre de plus en plus d’objets et de phénomènes jusque-là inconnus.

L’explication scientifique nous offre une explication de plus en plus détaillée de l’évolution de l’espace-temps énergie jusqu’à l’apparition de notre espèce humaine.

Certaines lignes de faits s’imposent de plus en plus à nous à travers la démarche scientifique. On ne peut pas renoncer à cette vérité dès lors que nous nous sommes souvent servi des théories et découvertes scientifiques pour inventer de nouvelles technologies et que les limites de ces technologies nous sont souvent révélées par la science elle-même. La toxicité de certains produits inventés par des scientifiques nous est ainsi découverte par d’autres scientifiques. A l’heure où la question d’une crise écologique majeure se pose à nous, la science et ses esquisses de vérités nous sont plus que jamais nécessaires.

 

C - AU-DELA DES VALEURS ET DES FAITS OBJECTIF, L’EXPLORATION SPIRITUELLE DE FAITS SUBJECTIFS.

 

La tolérance implique de laisser libre cours à des valeurs subjectives permettant aux personnes de vraiment s’individualiser. Cependant cette individualisation personnelle et culturelle risque d’être égocentrique si elle ne s’appuie pas sur la valeur objective de la compréhension. La science fait écho à cette valeur objective en cernant des faits objectifs. Expliquer permet souvent de mieux comprendre et réciproquement.

Mais ces approches, si elles sont complémentaires, risquent d’oublier en quelque sorte une quatrième dimension de la question de la vérité. Il y a des traits subjectifs qui ne sont ni simplement personnels ni simplement interpersonnels. Il y a comme des faits subjectifs transpersonnels.




Une expérience de beauté n’est pas une question de préférence personnelle ou culturelle même si l’œuvre d’art exprime un style personnel. En effet la beauté semble effacer la confrontation entre un sujet qui observe et un objet observé : il y a le rayonnement de l’œuvre d’art devenu conscient. La beauté ravit la conscience de l’observateur, il n’y a plus un sujet face à un objet d’art. L’art devient comme le sujet d’un rayonnement ravissant la conscience à l’observateur qui semblait la maîtriser jusque-là. A vrai dire, si l’expérience de beauté a cette profondeur, on peut ouvrir la question de la vérité d’un fait subjectif à explorer. Il y a là une façon d’être vérité qui s’impose à certains et dont la spiritualité religieuse et philosophique a tenté de témoigner en évoquant le fait intérieur de la conscience infinie.

 

Il faut cependant admettre des interprétations et des perspectives diverses sur une expérience dont le fond est le même.



 



Piste pour aller plus loin :

Cliquez sur l'image pour la voir en détail. Le schéma à droite est une synthèse des perspectives sur l'infini de la conscience en débat sur le schéma de gauche.