Faut-il privilégier le cœur ou la raison ?
Introduction
[Accroche :] La raison morale exige de punir tel enfant qui commet
une injustice. Mais parfois on peut ressentir une bienveillance qui, sans
sévir, ouvrira le cœur de l’enfant pour qu’il ressente ce qu’il n’a pas su voir
d’injuste dans son comportement.
[Présentation du sujet :] Pour servir le progrès moral, par
exemple, faut-il alors privilégier le cœur ou la raison ?
[Analyse problématique :] D’emblée, déjà si on se met à penser à cette question, pour être objective ou
tendre à l’universel, la raison de notre réflexion doit l’emporter sur les
mouvements de notre cœur. On peut soupçonner le cœur de s’aveugler et
d’être un mauvais guide. Dans le domaine de la connaissance, les coups de cœur
sont rarement inappropriés. Tel désir ou telle émotion qui nous semblent
essentiels et nous tenir à cœur peuvent s’avérer finalement un égarement.
Lorsque le cœur tourne le dos à la raison, cela ressemble souvent à une façon
de justifier des envies et des préférences personnelles qu’à agir en s’appuyant
sur un discernement rationnel.
Néanmoins la raison suffit-elle à agir moralement ? On peut discerner ce qui
est rationnellement souhaitable et ne pas avoir cependant l’élan et l’énergie
de le mettre en œuvre au moment opportun. Le cœur peut être entendu aussi comme la vertu qui donne l’élan
et l’énergie dont la seule raison est dépourvue. Un scientifique sans
passion pourrait-il mettre suffisamment d’énergie pour produire son
travail ?
Enfin, toujours en partant d’abord de l’activité rationnelle, nous pouvons faire
face à des dilemmes ou des situations que la seule raison ne permet pas de
clarifier. Une intuition créatrice peut alors seule changer et transcender la
perspective que l’intelligence rationnelle ordinaire ne savait pas démêler. Une tradition philosophique fait
alors du cœur non pas seulement un centre émotionnel ou une vertu, mais une
faculté intuitive par-delà les limites de la raison et du sentiment. N’est-ce
qu’une rhétorique pour valoriser des croyances irrationnelles ?
Partie 1 : L’autonomie se fonde plus clairement sur la raison plus que
sur les sentiments et les émotions.
A – Les sentiments et émotions morales,
elles-mêmes, sont dus à un surmoi qui a intériorisé des idéaux et des interdits
fruits de l’hétéronomie.
B – Par ailleurs, nos émotions accompagnent nos désirs
qui sont souvent des penchants amoraux ou immoraux : les suivre c’est le
serf-arbitre, le libre-arbitre se fonde sur la raison.
C – Transition critique : aucune morale n’est
satisfaisante sans des sentiments moraux.
Kant lui-même
admet dans sa morale déontologique que le respect est un sentiment nécessaire
pour que le devoir envers soi-même prenne du sens. Par ailleurs, ses
conceptions de l’autonomie et du libre-arbitre basées sur un examen de la
qualité rationnelle et universalisable de nos intentions négligent le point de
vue du moindre mal. Kant ignore cette autre conception rationnelle de morale
qui considère une action morale pensée à partir de la minimisation de la
souffrance et de la maximisation du bien-être.
Partie 2 : Il peut y avoir une synergie de l’intelligence émotionnelle
et de l’intelligence rationnelle.
A – L’éthique des vertus propose une juste
organisation entre raison, émotion et appétits.
Là où la
raison déontologique propose une domination stricte de la raison sur les
appétits, l’éthique des vertus considère aussi les appétits et les émotions
comme une énergie nécessaire au progrès éthique. La vertu consiste à trouver un
ordre harmonieux plutôt que de vivre en constant combat entre sa raison et ses
appétits. L’eudémonisme est inhérent à une éthique des vertus car une lutte
entre son désir et sa raison ne peut produire que de la souffrance. La pulsion
est une force brute impulsive, le désir est déjà une pulsion réfléchie. Le
désir réfléchi seul peut nous amener au bonheur du plaisir d’exister, au
contentement d’être harmonieusement.
B – La vigilance réfléchie qui est une vertu
centrale des eudémonismes suppose de distinguer l’émotion et le sentiment, car
l’émotion trouble nos raisonnements tandis que le sentiment accroit leur objectivité.
L’émotion est
étymologiquement un mouvement (motion) hors de (é-). L’émotion est un trouble
de l’attention. Si je suis pris par une émotion de tristesse, je ne prêterai
moins attention à la souffrance de l’autre, je ne me soucierai moins de savoir
comment lui se sent. Si je suis pris de colère, mes mots ne seront plus
soupesés, je peux dire des propos que je regretterai lorsque la colère tombera.
Plus gravement, le désir de nier ce qui me met en colère peut me conduire à des
actes de violences dommageables et irréversibles.
Le sentiment
est étymologiquement lié au ressenti, à la perception des émotions, à leur
observation. Un acteur produit des émotions mais n’est pas pris par elles
lorsqu’il joue un rôle. Le sentiment est aussi une faculté d’expression des
émotions maîtrisée. On peut produire une pensée sans y être forcément attachée,
on est capable de la modifier si on le juge nécessaire du point de vue de sa
perfection. De même l’intelligence émotionnelle est une production d’émotions
jugées nécessaires en fonction de la situation ressentie : ce ne seront
pas les émotions fictives d’un acteur,
ce seront des émotions authentiques générées pour perfectionner une
relation…
C – Transition critique : l’attention va
au-delà d’une simple synergie de l’intelligence rationnelle et de
l’intelligence émotionnelle.
Le terme
attention en français est synonyme de vigilance mentale et émotionnelle. La
concentration suppose un focus. L’attention est une conscience
défocalisée : être vigilant, c’est l’être à 360 degrés,
multidirectionnellement, que ce soit sur le plan des sens, des désirs, des
émotions et des idées.
L’attention
est donc le fait de cultiver une perception déjà disponible mais une perception
qui transcende la conscience mentale, émotionnelle, sensitive et même
pulsionnelle.
Mais le terme
attention renvoie aussi en français à l’idée de prendre soin des personnes,
d’avoir des égards pour elles. Elle pointe une intelligence psychique, une
compréhension au niveau de l’essence des personnes.
Cette intelligence
et cette perception serait aussi l’ouverture à une capacité d’intuition
supraconsciente. Il s’agit encore de conscience, mais elle est inconsciente
pour une conscience ordinaire. Car la culture de l’attention nous rend de plus
en plus éloigné d’un vécu ordinaire. Cette intelligence supraconscient est
autre chose que cette vie ordinaire qui se résume à un enchaînement de pensées
plus ou moins cohérentes les unes avec les autres et à des traversées de vagues
émotionnelles et pulsionnelles plus ou moins intenses et gérables. En cultivant l’attention, se découvre le
cœur. Ce serait le noyau de concentration naturelle de l’attention mais aussi
l’espace propice à l’intuition créatrice.
Partie 3 : Le cœur en tant que faculté intuitive n’est pas un rejet de la raison (une misologie) mais son dépassement.
A – « Le cœur a ses raisons que la raison ne
connaît point. », Pascal
Pour Blaise Pascal (F, 17ème)
qui affirme que « le cœur a ses
raisons que la raison ne connait point », le cœur aurait un accès
privilégié à des intuitions, des principes évidents plus fins face à une morale
rationnelle. Chez Pascal, le cœur s'inscrit dans la tradition chrétienne. Il
est chrétien, catholique et janséniste. Pour lui, le cœur est corrompu par le
péché originel d’Adam et Eve. Pascal surenchérit sur la théorie d’une
transmission du péché originel à partir de sa lecture d’Augustin d’Hippone. Et
il justifie là une foi au contour plutôt du côté du fidéisme et de tentations
misologiques. Selon les jansénistes, en effet, la majorité des Hommes va finir
en enfer et seule la grâce de Dieu peut les en sauver à condition qu’ils
embrassent la foi chrétienne catholique. Le jansénisme estime aussi qu’il faut
souffrir pour réussir à attirer la grâce de Dieu.
Ainsi l'approche du cœur proposée par
Pascal est donc marquée par la religion et un mouvement religieux critiquable.
A-t-elle, malgré tout, une portée universelle ?
Plusieurs philosophes des Lumières
ont repris l'héritage de Pascal.
Deux grands philosophes pensent
« tout contre » Pascal : Voltaire et Rousseau.
Ils sont contre Pascal car, selon
eux, la spiritualité ne doit pas dépendre d'une révélation religieuse. Ils sont
philosophes défendant l'autonomie rationnelle, on ne doit pas être soumis à
l'autorité d'une tradition. La foi chrétienne catholique dont Pascal fait la
condition de l’éveil du cœur risque de s’avérer un fidéisme complice d’une
misologie.
Dans ses Pensées, dans le fragment 110 (édition Lafuma), Pascal
avoue d’ailleurs qu’il aurait préféré un monde ne nécessitant pas l’usage
du raisonnement :
« Cette
impuissance ne doit donc servir qu’à humilier la raison, qui voudrait juger de
tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme s’il n’y avait que la
raison capable de nous instruire ; plût à Dieu que nous n’en eussions au
contraire jamais besoin et que nous connaissions toutes choses par instinct et
par sentiment, mais la nature nous a refusé ce bien »
La faiblesse de l’attachement à la
raison au profit de l’attachement à sa croyance aveugle en partie Pascal sur le
cœur. Par son dogmatisme religieux, il en manque l’ouverture à l’autre. Chez
les Lumières, on distingue le déisme où on croit en Dieu, mais auquel on accède
sans se limiter à un texte sacré, sans se soumettre à une autorité religieuse
et le théisme, selon lequel la religion consiste à se lier à une tradition, à
des textes sacrés et à se soumettre à des autorités.
Pour Voltaire, déiste nourri de
spiritualité chrétienne, il n'y a pas d'amour du prochain, s'il n'y a pas un
minimum de tolérance. Tolérer, ce n'est pas aimer, mais parvenir à supporter
quelqu'un qui nous est difficilement supportable. Pour Voltaire, on doit
pouvoir défendre la liberté de pensée de gens avec qui nous ne sommes pas
d'accord. D’ailleurs, la pluralité des points de vue favorise la liberté et la
qualité de la réflexion. La tolérance est une vertu préparatoire à l'amour qui
ne peut être qu’une ouverture inconditionnelle à autrui.
Il ne faut pas cependant confondre la
vertu de tolérance et le droit à la liberté d'expression. La limite de la
tolérance est une compromission avec l'injustice qu’on laisserait faire.
B – La bonté du cœur est naturelle, la bonne
éducation ne la dénature pas.
Rousseau critique la notion de péché
originel comme tâche ou souillure héréditaire intrinsèque. Pour lui, l'homme
est bon par nature, c'est la société qui le corrompt.
Dans La profession de foi du vicaire
savoyard, un passage de l’Emile, livre IV, Rousseau décrit la conscience
morale du cœur.
Dans ce passage, Rousseau présente sa
théorie de la religion. Il présente une voix du cœur qui est donc le fruit
d’une sécularisation puisqu’héritée du théisme sans y souscrire. Pour lui, le
sentiment moral est naturel, si on ne dénature pas les enfants dans
l'éducation. Entendre la voix du cœur est une question de nature humaine et non
pas de religion révélée.
La chance d'avoir une autonomie est
plus grande chez l'enfant quand la violence physique n'est pas utilisée. La
soumission à des autorités et à des traditions passe souvent par la violence
comme on peut l’observer encore aujourd’hui dans certaines pratiques
religieuses.
Pour Rousseau, la morale ne nécessite
pas un intellect surdéveloppé. La morale n'est pas liée à une pensée
intellectuelle subtile, c'est une évidence qu'on trouve dans son cœur, si on
n'a pas été dénaturé.
Rousseau nous donne une idée de
conscience morale en pointant une situation où elle est repoussée. Pour lui, en
effet, quand on cherche des justifications, on est en train de faire du mal. La
justification de soi cache souvent le mal. Quand je fais le bien, j’ai rarement
le besoin de me justifier.
Pour Rousseau, l'amour de soi nous
permet d'entendre notre cœur, contrairement à l'amour propre. L’amour propre
est un amour qui soit se surestime, soit se sous-estime mais qui n’est pas
capable de sincérité sur nos imperfections et nos perfections. Si j'arrive à
m'aimer moi-même de manière juste, j'arriverai à aimer les autres plus justement,
indique Rousseau.
Les désirs sont parfois très
égocentriques, et on va prétendre qu'ils sont naturels. Pour Rousseau, la
conscience morale est la voix de l'âme, tandis que les passions (désirs vains)
sont la voix du corps.
Ceci fait écho à l’approche de
Platon, pour qui Eros est la voix de la conscience morale. Eros est
« désir » de la beauté, aspiration à la perfection consciente en
opposition au « désir » appétit, à la soumission à une mécanique
pulsionnelle.
Déjà chez les animaux émerge une
capacité d’empathie et de compassion. La moralité n'est pas un privilège
humain, elle existe déjà en germe dans la nature. Les observations de Rousseau
préfigurent l'éthologie, l’étude du comportement animal aussi bien que ce qui
deviendra l’anthropologie. On sait grâce à la science éthologique que de
nombreux mammifères ont un sentiment moral. La morale a pour origine
l’instinct, en tant que régulation automatique des pulsions. Chez les loups,
les pulsions d’agressivité sont ainsi régulées par des signaux qui calment le
vainqueur d’un combat. Chez beaucoup d’animaux, l'instinct régule les appétits.
Chez les animaux plus évolués, le cœur comme illumination intuitive se
substitue peu à peu à l’instinct comme régulation automatique. La raison est en
quelque sorte un pont entre la régulation instinctive automatique et une
illumination intuitive du cœur qui elle transformerait et sublimerait l’énergie
des pulsions.
Pour Rousseau, le désir pour ce qui
est beau et les désirs appétits sont rendus confus à cause des valorisations
sociales de l’avoir au détriment de l’être, de l’apparaître ou du paraître au
détriment du naturel. C’est pourquoi la voix du cœur s’entendra davantage,
selon Rousseau, si on se libère par la sincérité et le rapprochement avec la
nature.
C – Le cœur n’est pas qu’une illusion due au surmoi.
Mais grâce à l’appui des distinctions
conceptuelles, on peut encore aller plus loin pour faciliter une illumination
du cœur. Car il s’agit non seulement de se libérer du joug du déterminisme des
pulsions mais plus globalement du subconscient qui comprend aussi un surmoi qui
empêche une pleine et entière autonomie. Une telle autonomie s’ancrant dans une
réalisation du cœur suppose une véritable intelligence émotionnelle autant
qu’une intelligence intellectuelle.
Le stade du miroir implique la
reconnaissance de soi aussi bien qu’une intériorisation du regard d’autrui avec
ses idéaux et ses interdits. Le stade du miroir implique u apprentissage par
mimétisme : je m’identifie au reflet auquel l’autre m’identifie sur le miroir.
Le mimétisme est une opération centrale lors de tous nos apprentissages mais il
amène à des illusions égocentriques et à une concurrence mimétique. Le surmoi
intériorise certains interdits limitant la concurrence mimétique, mais il en
valorise souvent certains aspects au détriment d’un cœur et d’une bonté
authentique.
Avec le stade du miroir, nous avons
intériorisé une confusion entre le point de vue en troisième personne et le
point de vue en première personne. Nous avons été chosifié par le point de vue
intersubjectif. Mais cette chosification qui a mis en nous un surmoi avec ses
déterminations n’a rien de définitif. Nous ne sommes pas condamnés à une
confrontation avec l’autre. Nous ne sommes pas condamnés à être le moi
haïssable dénoncé pour son incapacité à accueillir l’altérité de l’autre et
toujours vouloir chosifier l’infini du visage de l’autre. C’est parce que
nous-même sommes chosifiés en tant qu’ego et que nous vivons ainsi dans une
intersubjectivité chosifiante que nous trahissons l’infini que découvre le
visage de l’autre.
Le surmoi est une surimposition de la
conscience au même titre que l’ego égo-centrique : la réalité première de
la conscience morale ou de l’ouverture du cœur est une relation entre un visage
et une conscience infinie en première personne.
Avoir une âme, c’est redonner la
place à cette relation originaire, c’est s’écarter de la relation entre autrui
et notre conscience infinie qui précède toute relation personnelle entre nous
et autrui. C’est aussi et en même temps trouver notre relation authentique avec
cette même conscience infinie.
Trouver le cœur pour notre
individualité, ce serait alors trouver le sens vrai de notre individuation.
L’intuition créatrice ne se cantonnerait plus à des moments de grâce, elle
deviendrait une manière d’être qui s’avèrerait le devenir en perfection de
notre âme ainsi qu’une participation consciente à l’évolution du vivant.
Conclusion
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