A. Introduction problématique.
Le désir semble notre condition de vie. Sans désir, ne serions-nous
pas tout simplement mort ? Le désir n’est-il pas ce qui émane en l’homme
du fait d’être en vie ? Mais il est vrai que le désir humain n’a aucune
régulation comportementale autre que nos représentations culturelles
contrairement aux animaux qui ont des désirs régulés par des instincts.
Ainsi ce qui émane de notre vitalité ne cesse de produire de la
bestialité. Cette bestialité nous conduit à l’inhumanité et aux pires
catastrophes. La culture parvient à la juguler partiellement : nos
désirs n’ont pas de limites, ils ont une béance qui rend leur
satisfaction insatisfaisante. De par sa constitution, le désir est-il la
misère de l’homme ?
Les Epicuriens pensent que nous pouvons grâce aux désirs atteindre le
bonheur qui est la satisfaction complète de nos désirs nous ouvrant à un
plaisir en repos, le simple fait d’apprécier consciemment d’être
vivant. Délivrer notre désir de la bestialité sans borne c’est-à-dire de
sa vanité produira en nous le bonheur.
Mais cela suffit-il ? Ne faut-il pas comme les bouddhistes abolir le
désir en mettant fin à la soif de vie ? Les Epicuriens voient qu’il faut
satisfaire le désir dans le but du plaisir mais avec les bouddhistes,
on peut se demander si le plaisir ne porte pas en soi encore l’illusion
du désir. Le plaisir n’est-il pas la soif de vie autosatisfaite ?
N’est-il pas la renaissance du manque ?
Le bouddhiste affirme que nous devons prendre conscience du vide qui
imprègne nos consciences. Ce vide de nos consciences renvoie à un état
absolu de néant qui le précède et qui abolit l’illusion de la vie et de
la conscience en son sein.
Il y a quelque chose qui transcende dans nos consciences le désir mais
ne faut-il pas vouloir être libre du désir et de la soif de vie ?
Comment se libérer du désir d’être libre ? Comment le bonheur absolu,
cette plénitude du néant peut-elle s’illusionner dans une volonté de
vivre ?
Il y a là des traces d’une pure positivité du désir, d’une surabondance au cœur du manque qu’il faut interroger.
B. La bestialité du désir humain est la cause de sa misère.
1 - De la bestialité du désir au simple plaisir d’exister consciemment.
Le désir n’est pas dans son émergence naturelle source de notre
misère. L’homme par son désir est en un sens libre de tout besoin. Un
animal est le jouet de ses besoins, il ne peut pas s’en passer et quand
une situation lui interdit de satisfaire ses besoins, il est comme
abattu. Un homme a des désirs naturels nécessaires mais ce ne sont pas
des besoins dictés par un instinct : il peut rester serein même s’ils ne
sont pas satisfaits et à vrai dire qu’est-ce qui peut empêcher son
désir naturel nécessaire de philosopher ? La nécessité du désir naturel
est lié à la qualité de vie et à la santé du corps. Mais un corps
malade, affaibli n’empêche pas d’avoir accès à une forme de plaisir liée
au simple fait d’être en vie. Epicure distingue le plaisir en mouvement
et le plaisir en repos. Le plaisir en mouvement émerge de la
satisfaction d’une satisfaction d’un désir naturel. Celui qui a atteint
le plaisir en repos pourra par le souvenir le retrouver présentement ici
et maintenant.
Il s’agit d’être vigilant afin de jouir du simple d’exister qu’on aura atteint une fois les désirs satisfaits.
Mais la satisfaction du désir n’est-elle pas problématique ? Tout
d’abord certains désirs sont vains : ils ne peuvent être satisfaits et
pourtant ils occupent les premières places des préoccupations sociales
et nous sommes conditionnés à penser qu’ils sont la condition nécessaire
de notre bonheur.
2 - se libérer de la bestialité de nos désirs vains.
Pour Epicure, il y a trois types de désirs vains : les désirs
d’amours passionnels, les désirs de gloire (ou plus humblement de
reconnaissance) et enfin les désirs de richesse. Ce sont en fait à la
base des désirs naturels qui sont devenus bestiaux. Ces désirs vains
sont la corruption du désir naturel. La richesse est ainsi la corruption
du désir naturel nécessaire de satisfaire par des appropriations et un
travail les besoins du corps. La richesse est un appétit sans limite car
elle va par delà la satisfaction des besoins naturels et on peut se
demander dès lors à partir de quand peut-on être satisfait de sa
richesse ? Celui qui commence à s’enrichir sera donc à jamais
insatisfait car elle ne génère pas le sentiment d’une sécurité
inviolable. Quant au pauvre qui désire s’enrichir et n’y parvient pas,
il vivra frustré. Or être pauvre ne signifie pas forcément être dans la
misère. Un pauvre a souvent de quoi subvenir à ses besoins essentiels.
Par ailleurs même le plus riche peut demain devenir pauvre, il peut tout
perdre car d’autres convoitent ses biens. Et même s’il ne peut plus
tout perdre, il aura des envieux autour de lui, il ne sera jamais sûr de
ses amitiés et encore plus de ses amours.
Le désir de reconnaissance est un désir naturel quand il se cantonne à
l’amitié. Mais dés lors qu’on le croit nécessaire il va se corrompre. Le
désir de gloire est la version la plus bestial du désir de
reconnaissance. La satisfaction d’un tel désir est encore plus
fluctuante que le désir vain de richesse car elle nécessite de se
soumettre au désir de ceux qu’on veut séduire, un artiste n’aura jamais
la certitude d’avoir acquis sans retour cette reconnaissance et s’il
réussit il subira la jalousie, il sera adoré pour son image et il ne se
sentira pas aimé. Un tyran aurait-il un sort plus enviable puisque
chacun se soumet à ses désirs ? La position du tyran ou du maître nous
isole encore plus : plus d’ami, au contraire partout il y aura des
traîtres potentiels.
Dernier point, le désir naturel d’amitié érotique se perverti et devient
bestial quand ce désir semble une nécessité et quand au fond la
sexualité élimine l’amitié. L’amour passionnel est donc lui aussi un
désir vain. Epicure ne rejette pas la sexualité mais celle-ci pour ne
pas nuire à l’obtention d’un plaisir en repos doit être exercée au sein
d’une authentique amitié spirituelle. Dans une telle amitié, on n’attend
pas de l’autre qu’il fasse ce qui nous plaît, on s’entraide à mieux
trouver le plaisir qui nous mènera au plaisir en repos. On ne cherche
pas à creuser en l’autre l’insatisfaction pour être sûr qu’il s’attache à
nous de peur que moins attaché que nous le sommes il nous quitte. Quand
il y a de l’amitié, on cherche authentiquement le bonheur de l’autre et
il se peut qu’au bout d’un certain temps notre amitié érotique
handicape sa progression spirituelle, il est alors légitime de ne pas y
enfermer notre amitié.
3 - Transition critique :
Epicure considère ainsi parmi les désirs vains la peur. Selon lui il
faut vaincre nos peurs par la raison. Ainsi nous ne devons pas avoir
peur de mourir puisque mort, notre matérialité dispersée nous ne sommes
plus là pour en ressentir la perte. Mais à vrai dire ne minimise-t-il
pas ce qui lie intimement le désir et la peur ? La satisfaction de nos
désirs naturels n’est-elle pas hantée par la peur ? Le désir peut-il
donc être radicalement satisfait sans devenir libre de ce qui en lui
suscite la peur ? Quand le plaisir advient même lors de la satisfaction
d’un désir naturel ne subsiste-il pas la peur de le perdre ? L’idée de
profiter égocentriquement du présent n’induit-elle pas la crainte de la
perte ? Or cette idée ne subsiste-elle pas en filigrane chez de nombreux
lecteurs de Epicure ? Pour basculer du plaisir en mouvement au plaisir
en repos qui le couronne, ne faut-il pas être libre de tout désir et
donc toute crainte égocentrique ? N’est-ce pas ce que Epicure est
parvenu à atteindre dépassant ainsi toute attente égocentrique ? Ne
faudrait-il pas dès lors compléter sa sagesse pour assurer cette
libération du désir ?
N’est-ce pas une soif inextinguible propre au désir qui chaque fois nous
fera perdre le plaisir en repos et nous replongera dans notre misère ?
Ce que les bouddhistes appellent vacuité de la conscience et qui assure
selon eux une libération vis-à-vis du désir n’est-il pas une expansion
de la vigilance épicurienne et du ressouvenir du plaisir en repos ?
C. Se libérer de la misère du désir dans la vacuité de la conscience.
1 - La misère est due au nœud égocentrique du désir.
La pensée bouddhiste estime que l’homme est précisément prisonnier de
la soif du désir. Cette soif du désir est ce qui impulse un phénomène
d’incarnation qui connaîtra les aléas des souffrances et des plaisirs,
des désirs et des peurs. Pour le Bouddha nous devons nous libérer des
désirs : cette libération est le seul remède à notre misère
existentielle.
Le bouddhisme entend nous libérer du désir et de la crainte qui
entraînent une succession de plaisirs et de souffrances. Cependant le
Bouddha rejette proche en cela d’Epicure une ascèse morbide car il a pu
constater qu’elle ne libérait pas du désir. Au fond le désir de vertu
est aussi illusoire que le désir du vice : l’un se nourrit de l’autre
pour garder la conscience dans la prison du désir. Pour vraiment se
libérer du désir, il faut certes le modérer mais il faut surtout
apprendre à le voir comme de l’extérieur en se retirant à l’intérieur de
sa conscience par une pratique de la connaissance de soi. Dans le
bouddhisme cette pratique de la connaissance de soi utilise d’abord la
méditation c’est-à-dire une méthode d’observation de la conscience.
Selon le Bouddha si on observe sa conscience, on pourra discerner ce qui
ressort des phénomènes impermanents et de sa vacuité. En un sens la
conscience est comme un espace vide dans lequel le flux des phénomènes
prend place. Par exemple dans notre espace de conscience du visible, il y
a le monde, notre corps et si on dirige notre regard du côté de ce qui
regarde, il y a comme un rien de conscience du visible. Celui qui
revient à cette vacuité du regard découvre une relaxation, il est moins
tendu vers les objets visibles, il est détendu dans cette vacuité et il
s’aperçoit qu’elle existe et se prolonge aussi au sein du visible
lui-même. Cette vacuité du visible est comme le zéro qu’on ne perçoit
plus quand on lui ajoute quelque chose. Si on considère non plus
seulement notre champ de vision mais notre champ de conscience, il
apparaît alors que notre égo-centrisme est le nœud le plus solide par
lequel nos désirs nous empêchent de réaliser la vacuité de notre
conscience. Les techniques spirituelles des différents courants du
bouddhisme consistent précisément à dénouer ce nœud par lequel le désir
semble si réel alors qu’il n’est qu’une forme phénoménale transitoire
dans l’océan de vacuité qui lui est toujours dans la paix quoi qu’il s’y
passe.
2 - La résistance de l’ego. Ses stratégies de divertissement.
Ceci dit, on peut s’interroger sur le peu de gens qui entreprennent
de se libérer de la misère existentielle qui s’attache au désir humain.
Et parmi ceux qui évoquent l’épicurisme ou le bouddhisme comme doctrine
philosophique, bien peu les mettent en pratique au quotidien et surtout
bien peu débouche sur la conscience d’un plaisir en repos ou sur la
pleine conscience d’une vacuité.
Pascal dans ses Pensées a souligné ce qu’il appelle le
divertissement. Se divertir revient à se détourner, à esquiver le fait
de notre misère. Pascal perçoit bien que le nœud de la vanité de nos
désirs est lié à l’égocentrisme inhérent au moi. Le divertissement
préserve le moi d’observer sa propre misère, d’observer la déchéance qui
est inscrite dans sa constitution. Car Pascal, en tant que chrétien
lecteur de la genèse, sait que le désir égocentrique est porteur de
mort : c’est un choix toujours déjà fait en nous contre notre propre
libération spirituelle qui nous condamne à la mort et à toutes les
craintes qui l’entourent. Un bouddhiste pas plus qu’un épicurien
authentique ne craint la mort car leur authenticité les a mené à vaincre
toute attente égocentrique à commencer par celle de vouloir pour leur
ego une vie éternelle.
Toutes les spiritualités sont unanimes pour nous dire que nous
n’échapperons pas à la misère sans passer par une forme de renoncement à
nos attentes égocentriques, un renoncement qui dans le christianisme et
le bouddhisme implique une mort de l’ego.
Au fond l’ego se divertit, il s’invente des buts vaniteux et extérieurs
pour éviter de se confronter à sa misère, mais au final ces
divertissements ne l’empêcheront pas de connaître la mort, la maladie,
la douleur et la souffrance. Le divertissement souvent échoue et l’ennui
l’emporte, l’angoisse gagne l’ego, le désir humain révèle sa double
nature de vie et de mort. Alors les divertissements consistent à risquer
y compris sa vie pour vraiment éviter la misère de l’ennui.
D’un point de vue bouddhiste, cette crainte de l’ennui, de la solitude
n’est-elle pas au fond une crainte de la vacuité où le nœud de l’ego
risque de se dissoudre ? On fait de l’angoisse une maladie alors que
peut-être laissée à elle-même dans le champ de conscience, elle pourrait
au moins momentanément abolir le fonctionnement de l’ego et laisser
entrevoir la substance absolue de la conscience que ce soit une vacuité
bouddhiste ou un "Je Suis" transcendant monothéiste.
Mais à vrai dire Pascal malgré lui nous découvre un divertissement de
taille : la religion. Au fond la religion elle-même lorsqu’elle se
propose comme une foi dans une doctrine du salut ne risque-t-elle pas
d’être comprise comme le moyen psychologique de s’accommoder de la
misère du moi espérant que sa foi lui permettra d’être sauvé à la fin ?
L’idolâtrie religieuse qui ne considère comme seule vraie sa foi
religieuse ne peut-elle pas devenir une forme suprême de
divertissement ? Le Bouddha l’a peut-être bien compris quand il refuse
de répondre au sujet de l’existence de Dieu. Selon lui, on ne peut pas
dire qu’il existe ou qu’il n’existe pas ni même qu’à la fois il existe
et n’existe pas. C’est une question intellectuelle qui risque de nous
divertir de l’exploration de la conscience qui seule nous donnera une
réponse. Pascal affirmait que « La vraie philosophie se moque de la
philosophie » mais faut-il l’entendre au sens exclusiviste d’une
philosophie chrétienne ? La vraie philosophie ne doit-elle pas se moquer
de la philosophie au sens où elle nous libère de l’intellectualisme
philosophique pour ouvrir de l’espace à une prise de conscience, à une
réalisation d’un état de conscience radicalement nouveau.
3 - Etre libre de la misère du désir ne signifie pas être sans désir.
En un sens celui qui réaliserait ce que le Bouddha aurait réalisé se
sentirait encore un être de désir du point de vue phénoménal tout en
vivant constamment du point de vue de la vacuité de sa conscience
qu’aucun phénomène ne perturbe. Au fond la souffrance voire la douleur
qui ne sont que des phénomènes ne pourraient plus altérer la paix
inhérente à cette vacuité. Le Nirvana serait précisément cet état où
l’on mange, lave son son bol, etc. comme d’habitude tout en sachant
qu’on mange, lave son bol dans le champ de vacuité.
Pour un bouddhiste, on ne peut pas donc désirer sans souffrir et en
cette vie on ne peut pas être sans désir mais un bouddhiste estime qu’on
peut en suivant une des voies bouddhistes être libre du désir et de ses
successions de plaisirs et de souffrances. Et en effet on peut jouer au
jeu de la vie sans oublier qu’elle n’est qu’un jeu où l’on perd et l’on
gagne et au final où on est exclu de la partie.
D. La grandeur du désir érotique humain.
1- Transition critique :
Toutefois si la pensée bouddhiste suscite le désir de se libérer du
désir en proposant divers moyens de diminuer la soif du désir comment le
bouddhiste se libérera-t-il du désir de se libérer ? Les bouddhistes
parlent d’un lâcher-prise. Certains comparent l’effort de se libérer à
la relaxation. Pour se relaxer il faut faire un effort mais un effort
dont le résultat est un non effort. Cette réponse a du mérite mais
comment expliquer le mouvement, la force et donc l’émergence de la vie
et du désir au sein de la vacuité si vraiment la vie et le désir qui
mènent au plaisir et à la souffrance sont illusoires ?
Par ailleurs, si on renonce à la reconnaissance sociale par la gloire et
les honneurs, faut-il pour autant renoncer à faire reconnaître ce que
nous pouvons apporter au service d’une évolution positive commune ? Si
on renonce à la richesse, faut-il renoncer à améliorer le sort matériel
de l’humanité ? Epicure ou le bouddhisme semblent alors passer à côté du
sens le plus profond d’une insatisfaction nécessaire qui se tient au
cœur du désir. C’est par insatisfaction que l’être humain en arrive à
changer de mentalité et à évoluer explorant ainsi le pouvoir de
conscience mentale qu’il a reçu de l’évolution de la nature. Certes le
bouddhiste évoque la compassion mais ce cœur ouvert à la souffrance de
l’autre résonne dans la sérénité de la vacuité, il n’est pas
l’expression d’un désir de l’Autre et de l’Ailleurs. Seul un désir de
l’Autre et de l’Ailleurs insuffle vraiment un désir de perfection du
Devenir des phénomènes qui se manifestent au sein de la vacuité. La
sérénité du Même au-delà d’une compassion pour ceux qui l’ignorent ne
peut-elle pas davantage aider à mieux servir la manifestation glorieuse
de l’Autre au sein du monde des phénomènes ?
2 - Eros ou Le paradoxe du manque et de la plénitude.
Platon avait ainsi distingué Eros des appétits. Ce qu’il y a de vain
dans nos désirs est ce qui nous ramène vers des appétits animaux sans
borne. Le désir de la richesse n’est qu’un goût sans borne de l’avoir
qu’on retrouve avec l’appétit animal du territoire. La recherche de
gloire n’est qu’un goût de la reconnaissance sociale qu’on retrouve dans
les sociétés animales où l’émotion prend place : ce sont des rapports
dominant dominé qui assure la vitalité du groupe, le plus agressif
défendra aussi le groupe. Dans le cas de l’être humain, parfois celui
qui acquiert la reconnaissance conduira le groupe à sa perte car il n’a
pas l’instinct qui mettra son énergie au service du groupe quand ce
serait nécessaire. Enfin dans la nature la sexualité a pour but la
reproduction, elle est le service rendu aux générations futures. L’être
humain sans instinct la dévoie et peut par sa pratique détruire ses
propres enfants que ce soit par l’abandon, la négligence pour satisfaire
sa passion et même par l’abus sexuel de ses propres enfants. Les
appétits animaux des êtres humains lorsqu’ils sont sans borne forme ce
qu’on appelle la bestialité.
Platon affirme que Eros se manifeste en nous par amour de la beauté
et il nous invite à transcender notre bestialité en laissant élever
notre conscience par l’amour de la beauté. Il y a en l’homme un désir de
perfection et dans le dévoiement de ses pulsions animales, dans sa
bestialité c’est encore cela qu’il recherche aveuglément. Il est donc
nécessaire de l’éduquer et d’orienter son désir érotique de perfection
vers ce qui ne causera pas sa perte. Il lui faut apprendre à assumer son
insatisfaction. Alcibiade est amoureux de Socrate et il veut le
posséder charnellement. Le bel Alcibiade n’a pas saisi la vraie cause de
son amour à savoir la beauté de l’âme de Socrate. Le corps laid de
Socrate ne pourra satisfaire le véritable motif de l’amour d’Alcibiade.
Socrate essaie donc de lui enseigner cet amour authentique qu’il a en
lui mais qui ne parvient pas à s’exprimer au-delà des appétits les plus
animaux. Il faut au fond qu’Alcibiade saisisse la profondeur de son
amour qui est un désir de connaissance de soi en tant qu’âme reliée à
tout et à tous dans sa transcendance intime.
3 - Eros ou l’élan de joie créatrice
On peut aller plus loin que les platoniciens et réinterpréter, tel
Hans Jonas, Eros comme le besoin de la conscience d’évoluer. Le
bouddhisme ou l’épicurisme qui cherchent la paix de la vacuité ou
l’absence de trouble d’un plaisir en repos pour relativiser toute
souffrance risquent de ne pas entendre cet appel à une évolution
consciente de la conscience que Socrate et divers platoniciens ont
commencé à entendre. Cet Eros, aujourd’hui, peut-il se contenter d’une
perfection éthérée dans un monde spirituel supraterrestre ou d’une
résorption dans la seule vacuité ? Cet Eros, ne nous arrache-t-il pas à
ces possibilités spirituelles pour envisager de parvenir à une
perfection terrestre ? Nos progrès technologiques nous posent de plus en
plus cette question : pourquoi ne parvenons nous pas encore à éviter la
misère matérielle ? pourquoi tant d’injustices ? d’où vient ce manque
d’harmonie entre nos réalisations technologiques et les équilibres
naturels ? Quand Eros se tourne vers le monde et devient Agapè, nous
avons cet étrange paradoxe d’une joie créatrice d’aimer qui se
manifeste comme l’aventure évolutive du vivant et ce cri de besoin
d’autre chose, d’une conscience plus élevée. Après tout la vacuité
existe sur tous les plans de conscience, une conscience non mentale
n’est encore relative qu’à une conscience mentale, pourquoi ne
serions-nous pas élever par l’évolution à une conscience au-delà ? Faute
de percevoir ce cri d’insatisfaction devant notre ignorance mentale au
sein d’une joie d’aimer que déjà Socrate proclamait, allons nous créer
malgré nous les conditions d’une crise évolutive majeure du vivant ? Ne
pourrions-nous pas aussi entendre simplement ce cri de besoin de la joie
créatrice d’aimer et nous faire les instruments d’une beauté et d’une
perfection utopiques qui enfin se manifesteraient matériellement ?
E. Conclusion.
On peut désirer et donc vivre en réduisant considérablement la misère
existentielle comme les sagesses bouddhistes et épicuriennes nous en
offrent la possibilité à condition de les pratiquer et non de les
considérer comme ici seulement d’un point de vue intellectuel.
Mais ces sagesses peuvent très bien entendre aussi un appel et un
manque légitime au cœur du désir. Il y a un besoin d’être qui peut
s’entendre dans la vacuité et que la vacuité permet de distinguer des
désirs bestiaux. D’ailleurs s’il n’y avait pas ce besoin d’être, quelque
chose se serait-il manifesté au sein de la vacuité ?
La conception épicurienne ne voit pas que ce qu’elle nomme désir vain
risque d’abriter les œuvres positives de cet appel, de ce cri qui veut
toujours plus de conscience. Sa lutte contre la misère ne risque-t-elle
de nous confiner à une forme de divertissement qui efface le réel besoin
d’être. La sérénité et la conscience de la vacuité ne seraient alors de
ce point de vue la découverte d’une dimension spirituelle permettant de
mieux distinguer ce cri de besoin authentique d’évoluer au-delà des
simples désirs mécaniques qui servent la reproduction du monde à
l’identique jusqu’à son épuisement.
Si le chercheur spirituel se contente de se maintenir seulement au
plus près de la sérénité alors il fera preuve d’inauthenticité. L’amour
créateur qui en lui et autour de lui brûle d’évoluer le conduira alors à
provoquer inconsciemment une crise évolutive sans précédent. Par contre
si nous devons faire grandir un besoin d’évolution consciente de la
conscience, ce besoin exige beaucoup de sérénité pour affronter au mieux
tout ce qui semble s’y opposer.
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