Débat n°1 : En quoi la technique distingue l’homme de l’animal ?
On
trouvera les textes de Protagoras et d’Aristote auxquels on se réfère
ainsi qu’une version plus développée de cette réflexion en cliquant
ici.
A - L’abeille et l’ouvrier.
Il est vrai qu’une abeille construit sa ruche ce qui nécessite des
formes d’opération de transformations qui rappellent les techniques de
constructions humaines. De même il y a une répartition des tâches au
sein de la ruche qui rappelle la répartition des tâches au sein d’une
entreprise. Cependant Une abeille agit déterminée par un instinct qui
est le fruit d’un processus évolutif biologique. Quand un ouvrier humain
agit pour produire une maison ou des objets manufacturés comme Marx le
remarque il utilise des plans qui peuvent varier. L’homme travaille et
use de techniques car il est capable de penser virtuellement ses actions
avant de les mettre en œuvre.
B - Le don surnaturel de la technique selon Protagoras.
Platon rapporte un mythe raconté par Protagoras au sujet de
l’apparition de la technique humaine. Selon lui deux Titans Epiméthée et
Prométhée furent chargé par les dieux de créer les créatures animales
pour peupler la terre. Epiméthée convainquît Prométhée de réaliser seule
cette création. Il équipa les animaux qui de fourrures, qui de
carapaces, qui d’écailles ou encore qui de griffes, qui de crocs, qui de
venins, etc. ou encore certains victimes des autres se reproduisaient
en nombre et d’autres mastodontes se reproduisaient peu, etc. Or il
s’avéra qu’Épiméthée avait oublié d’équiper une créature : elle était
nue pourvue de quelques poils, de rognures d’ongles et de dents. C’était
l’homme. Prométhée pou sauver cette espèce d’une disparition certaine
lorsqu’elle serait introduite au milieu des autres déroba le feu et
l’art de forger à Héphaïstos le dieu de la forge, et vola les autres
artisanats et beaux arts à Athéna. Zeus condamna Prométhée à un
châtiment éternel. Mais il accorda à l’homme un nouveau don l’art
politique puisqu’il n’avait pas d’instinct social et les techniques
pratiquées isolément ne sont guère efficaces.
C - Evolution biologique vers l’être intelligent et technicien.
1 - La main selon Aristote est l’outil de tous les outils.
Aristote conteste l’idée d’un miracle. Il constate que la main
humaine est l’outil de tous les outils. Elle peut saisir aussi bien une
épée qu’un marteau ou d’une aiguille, etc. Ainsi le corps humain n’est
pas nu au sens de désarmé. La nudité de sa main témoigne de la
polyvalence de ses usages. La nudité de son corps lui permet d’avoir des
habits adaptés aux saisons. Etc.
2 - La coévolution de la conscience intelligente et du corps humain.
De fait, si il y a une rupture entre l’abeille et l’ouvrier, une
rupture introduite par l’irruption de la culture au sein de la nature,
les propos d’Aristote confirmés par les données sur l’évolution des
espèces nous montrent aussi une continuité. L’intelligence n’est pas le
fruit d’une rupture, elle émerge au sein d’une évolution biologique qui
est aussi une évolution de la conscience. Cette ligne d’évolution
est-elle prédéterminée ou est-elle le fruit du plus pur des hasards ?
Nous constaterons qu’il y a comme des contraintes physique s’exerçant
sur les données morphologiques qui semblent croiser des conditions
biologiques de l’intelligence. La bipédie permet l’augmentation du
volume cérébral et dégage les membres avant de la locomotion. Le mode de
filiation des mammifères favorise la transmission d’un acquis en dehors
de l’inné car il y eu des dinosaures bipèdes mais dont l’intelligence
ne dépassa guère ceux de nos ancêtres mammifères.
Remarque : Comme le fait remarquer Vincent Fleury renforcer le
déterminisme dans les lignes d’évolution ne signifie pas le retour à un
néocréationnisme : les défenseurs du déterminisme comme Spinoza au XVIIe siècle ou Marx au XIXe
étaient considérés comme des athées tandis que ceux qui insistaient sur
le hasard laissaient la porte ouverte au miracle et donc à un Dieu
personnel (fin de la remarque).
Quoi qu’il en soit, on découvre de plus en plus nettement qu’il n’est
pas infondé de parler de protoculture à propos de certains singes ou
même de mammifères supérieures comme les dauphins voire les éléphants.
Certains biologistes pensent même que la culture est le moyen pour la
nature de éventuellement un jour coloniser d’autres planètes. L’homme
et sa technique ne serait que le vecteur de cette impulsion inhérente
aux cellules.
Ceci nous amène à poser un second débat autour de la technique.
++++
Débat n°2 : Le progrès technique induit-il un progrès moral et social ?
A - L’évolution technique et sociale est-elle du progrès ?
Nous tenterons une histoire de l’humanité à partir de l’évolution
technique et il sera évident que l’évolution technique accompagne
toujours une évolution sociale et culturelle.
Les premières sociétés humaines furent rapidement des sociétés de
chasseurs et de cueilleuses. Les hommes vu leur force musculaire se
risquèrent à la chasse tandis que les femmes souvent enceintes et moins
musclées avaient développé des compétences plus adaptées à la cueillette
comme par exemple le sens du détail.
Cette tâche de cueillette a débouché sur la naissance de
l’horticulture. Cette révolution technologique a permis de nourrir plus
constamment le clan grâce à un surplus de production lors des saisons où
habituellement le clan était plus dépendant de la chasse. L’élevage a
dû rapidement se développer en lien à vrai dire avec cette idée de
stocker des végétaux. Une nouvelle société a dû émerger où femmes et
hommes avaient de nouvelles relations. Peut-être que d’ailleurs comme
Engels le collaborateur de Marx le présuppose ou plus récemment Ken
Wilber, un penseur américain contemporain, il y a eu un moment de
matriarcat, un pouvoir social davantage entre les mains des femmes.
De nouvelles formes d’organisations sociales comme la cité et l’Etat
émergeront avec la naissance de l’agriculture proprement dite avec la
charrue, les travaux d’irrigation, les guerres et les conflits pour
défendre les réserves : la charrue et la houe devenant hache, épée,
lance ou bouclier. Cette société mettant en valeur la force musculaire
au niveau de ses guerriers et de ses paysans verra de moins en moins les
femmes reconnues pour leur sagesse, leurs connaissances herboristes...
Un patriarcat de plus en plus misogyne aura tendance à se développer.
Le savoir ancestral des femmes concernant les plantes sera associé à de
la sorcellerie par les moines catholiques de l’Inquisition.
Ce sera la révolution industrielle qui peu à peu montrera que la
force musculaire ne plus justifier une inégalité sociale entre hommes et
femmes.
Notre approche de l’évolution technique en parallèle avec l’évolution
des rapports hommes femmes montrent que si l’évolution technique et
sociale à chaque fois marque un progrès technique, elle ne signifie pas
forcément un progrès moral et social indiscutable.
B - Le débat des Lumières sur la question du progrès.
1 - Condorcet : le progrès technique et scientifique implique un progrès des Lumières et de la morale.
Condorcet (F, 18e) dans L’esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain explique que lorsque le progrès de la science et le progrès de la technique s’impliquent l’un l’autre alors ce la entraîne un progrès
moral qui est un progrès des Lumières. En effet la science rejette par
exemple tout argument d’autorité et développe un esprit capable de
raisonner par soi-même et qui se refusera à adhérer à des dogmes
discutables. Le caractère expérimental de l’esprit scientifique
permettra de combattre toutes les superstition qui passent pour les
religions pour des commandements et des croyances d’une importance égale
avec ce qui ressort de la morale naturelle.
Condorcet avec sa femme montrera aussi qu’une telle éducation à la
science et à la technique doit balayer les préjugés sur les prétendues
inégalités hommes femmes. Il reprendra l’idée de Descartes que le bon
sens est la chose la mieux partagée du monde pour inviter à une
éducation pour tous.
Condorcet a donc pressenti l’apparition d’une nouvelle étape de
l’évolution technique que Bruno Latour (F, contemporain) résume
incidemment en nous parlant de technoscience.
2 - Rousseau : le progrès technique est contraire au développement des vertus citoyennes et donc aux véritables lumières.
Rousseau qui appartient aussi aux Lumières dans la mesure où son
exigence et sa réflexion donnèrent à la notion d’égalité de droit une
portée jamais aperçue jusque là critiqua souvent le prétendu progrès scientifique et technique.
Ce progrès premièrement met en valeur le luxe et donc le paraître. Or
une société qui valorise la richesse et le paraître ne développera pas
les vertus qui seules garantissent une politique républicaine où le
pouvoir est exercé par le peuple et lui seul. Dans Le Contrat social
il lie d’ailleurs cette valorisation de l’acquisition des produits
luxueux avec le fait de confier le pouvoir politique à des représentants
qui finiront par servir leurs intérêts. Une dérive ploutocratique est
alors à craindre...
Un autre raison fait suspecter à Rousseau une ambiguïté du progrès
technique : l’homme civilisé sans son échelle ne sait plus grimper aux
arbres, sans sa hache il ne sait plus arracher une branche, etc. Le
progrès technique conduit à faire diminuer l’énergie et l’habileté du
corps humain.
Ainsi la technique et ses progrès dénaturent l’homme civilisé : il
n’entend plus la voix de son cœur qui veut la justice et donc une
authentique égalité de droit pour tous et il n’entend plus son propre
corps qui en relation plus immédiate à la nature garde mieux ses
ressources naturelles. Cependant Rousseau n’appelle pas à un retour à la
nature, il constate que la liberté civile est plus vaste que la liberté
naturelle tant en terme de conscience qu’en terme de possibilités
matérielles face aux obstacles de la nature.
C - La barbarie et la technique au XXe siècle.
1 - Heidegger : l’oubli de l’Être par la technique conduit vers l’Être sans étant.
La critique de Rousseau prendra au 20e
siècle au sens plus profond quand on constatera que la technique a
servi des tyrannies sans précédent et que la possible destruction de
l’humanité par des hommes est devenue réalité. La technoscience sert des
intérêts économiques qui semblent se moquer de la nature. Certains
rappelleront que la technoscience n’appartient qu’à une raison
instrumentale. Avec le nazisme ce sont pas des intérêts économiques et
donc une ploutocratie qui sévirent mais bien une forme de nihilisme
génocidaire annonciateur de crimes contre l’humanité.
Heidegger qui s’est engagé un temps à côté des nazis ne s’en est
jamais excusé. Mais son analyse de la technique considère ce que
Rousseau ne pouvait entrevoir à savoir qu’il y a dans la technoscience
un nihilisme. Heidegger remarque qu’un technicien regarde tout dans le
sens d’une quantité, une quantité d’énergie, une quantité de gain...
Toutes les différences naturelles qui forment un paysage et inspirant
une parole poétique riche se sens sont réduites à des quantités
exploitables y compris l’homme lui-même. Il est vrai même si Heidegger
ne l’a pas explicité que si on regarde un homme comme un réservoir
d’organes ou une quantité d’énergie exploitable, on va le déshumaniser
rapidement. L’Être dont tout provient est une pure existence sans
propriétés que la technoscience ne considère pas car cela n’est pas
mesurable, quantifiable, cela est sans pourquoi tandis que la science
valorise le comment et l’explication causale et mécanique. Mais si la
technoscience humaine conduisait la terre à exploser dans une
déflagration d’énergie, qu’est-ce qui resterait sinon cette gratuité
sans pourquoi racine poétique des différences entre les choses. La
science qui considère les atomes, les molécules et les cellules ne
considèrent pas les roses et les individus dans leur individualité. Seul
le poète et parfois le philosophe le font.
2 - Bergson : l’intelligence technique et l’intuition mystique.
Le message de Heidegger ne donne pas une réponse convaincante au défi
que pose la tentation nihiliste de la technoscience. Si on suit son
parcours il aurait entrevue ceci dans le nazisme dès la fin des années
trente. Sa pensée n’aura guère menée à une action efficace contre cette
tentation. Il est un moment où la poésie et la philosophie sont
insuffisantes.
Bergson constate aussi un décalage entre la puissance
technoscientifique et la qualité morale de ceux qui en ont la
responsabilité. Il pense que l’intelligence a une tendance naturelle
égoïste et que donc l’intérêt pour la technoscience doit être
contrebalancé pour un intérêt pour la mystique et ses intuitions
créatrices capable de revigorer la conscience morale. A vrai dire les
allemands qui ont vraiment lutté contre le nazisme s’ils n’étaient pas
juifs ou communistes étaient des mystiques. Ceci peut sembler peu
crédible mais la critique de Rousseau contre la technique mettait en
valeur une intelligence du cœur menacée : Bergson par opposition à
l’intelligence technoscientifique insistera sur une intuition vitale
créatrice de nouvelle forme d’action sociale. Par rapport à Heidegger
qui développe une contemplation mystique de la gratuité de l’Être,
Bergson insiste sur le fait qu’une mystique authentique dépasse toujours
le niveau contemplatif pour devenir agissante. Chez Heidegger l’action
se résumera à celle d’une pensée hermétique : sa mystique n’est-elle pas
qu’incomplète face au défi technoscientifique ?
3 - Sri Aurobindo : La technique comme figure de la forteresse mentale
et créatrice de conditions d’une évolution au delà de la conscience
mentale et donc d’une nouvelle espèce après l’Homme.
Sri Aurobindo anticipe ce que Heidegger pressent par moment et que
Bergson envisage mais refuse au final de considérer comme possible. En
effet sri Aurobindo estime que la technoscience est un phénomène de la
conscience mentale humaine qui en montrera les limites. Heidegger estime
que notre pensée ne peut pas tout saisir et que donc la technique
représente une ambition démesurée condamnée d’avance par la
manifestation de l’Être. Bergson refuse de considérer la possibilité
d’une spiritualisation élargie à une grande échelle ce qui selon lui
impliquerait l’apparition d’un surhomme et laisserait à penser que
l’homme n’est pas le terme de l’évolution : sri Aurobindo annonce cette
surhumanité spirituelle et affirme que l’homme n’est qu’un être de
transition dans le cycle évolutif.
A vrai dire, la technique traduit notre manque de conscience : quand
j’utilise ma voiture ou mon ordinateur un nombre considérable de
mécanismes se déroulent en dehors de ma conscience et chaque fois qu’une
panne ou un bogue se produisent, ils sont rarement attendus. La
technique est une médiation qui me permet d’agir à des niveaux de la
réalité qui m’étaient inaccessibles par mon seul corps et mes seuls
sens. Malheureusement cette médiation connaît l’usure, des pannes, des
accidents voire engendre des catastrophes.
La technoscience qui nous a permis de voir plus loin, de comprendre
l’évolution qui nous a produit crée les conditions d’une crise évolutive
en créant les conditions d’une crise écologique, morale, sociale et
économique sans précédent qui exige que notre barbarie mentale soit
dépassée.
A vrai dire Bergson serait peut-être arrivé à ces conclusions s’il
avait considéré que l’intuition créatrice qu’il évoque puisse être aussi
bien mentale et physique que vitale.
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