dimanche 26 octobre 2014

DOIT-ON AIMER AUTRUI ?



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I. INTRODUCTION.


Les raisons abondent pour nous imposer d’aimer soi-disant autrui et en même temps quoi de plus merveilleux que de rêver aimer autrui. La haine n’est-elle pas comme un cauchemar ? Alors pourquoi ce « doit-on » ? Le devoir n’est-il pas étranger à l’amour ? Kant lui-même soupçonne là une contradiction : « L’amour est une affaire de sentiment et non de volonté ; je ne peux aimer parce que je le veux, encore moins parce que je le dois ; il s’ensuit qu’un devoir d’aimer est un non-sens. » (Doctrine de la vertu, Introduction, XII, c, « De l’amour des hommes », p. 73-74 de la trad. Philonenko, Vrin, 1968).
En amour, l’envie est déjà acquise et le devoir à l’évidence s’oppose à l’envie. Non, répondront le sage et le juste, le devoir peut s’impose à l’envie, il ne vient pas la détruire. Qu’est cette violence du devoir pour imposer l’amour ? Comment concilier le devoir et l’amour ?
Le devoir peut-il conditionner l’amour ? L’amour exige t-il le devoir ? N’est-ce pas ainsi que vont les choses par condition et exigence et par amour ?


II. LE COMMANDEMENT D’AMOUR.


1 – L’autonomie morale rationnelle à la suite de Kant.


Pour Kant, il va de soi que le devoir s’oppose à nos penchants. Aimer autrui peut être un penchant mais dans ce cas, cet amour n’a pas la pureté de la morale. L’amour dont parle la morale est un amour libre idéal. Il ne s’agit pas de s’abandonner à un penchant. Est-ce de l’amour qu’une inclination intéressée ? L’amour dont parle la morale est celui de l’obligation morale qui ne se sent plus obligé d’aimer : « la volonté […] [y] est une véritable faculté de désirer supérieure » voire idéalement « une volonté sainte, c’est-à-dire une volonté incapable de maximes en opposition avec la loi morale » (Kant, dans la Critique de la raison pratique, folio essais, 1985, trad. Par Luc Ferry et Heinz Wismann, p.45., p. 56).
En quoi cela peut-il tendre à être de l’amour ? Kant rappelle que la religion chrétienne lie le devoir et l’amour. Les Évangiles nous présentent un commandement d’amour comme un idéal religieux mais surtout moral. L’amour n’est pas du côté du désir, du sentiment. L’amour véritable est le don de soi intégral dans le respect de la loi morale. Kant même s’il estime une telle qualité d’amour inatteignable. Pour saint Augustin nous devons et nous pouvons peu à peu cesser de vouloir être aimé seulement pour aimer aimer (prendre un plaisir pur à aimer) et enfin seulement aimer sans même espérer une récompense. L’amour vrai est celui qui est produit non celui qui est senti. L’amour moral est donc bien rare puisque souvent notre respect de la morale a des motivations intéressées et même quand nos intentions sont morales, elles s’opposent à d’autres inclinations. Loin de chercher la morale pour elle-même nous la pratiquons pour des raisons extérieures à elle. Nous nous soumettons à la loi morale pour ne pas perdre l’amour de nos parents, de nos proches, pour sauvegarder notre image sociale, pour ne pas subir les sanctions des uns et des autres. Notre pratique morale reste donc liée à l’hétéronomie (« hétéro » signifiant l’autre et « nomie » renvoyant à la norme, à la loi) tant que la morale demeure un idéal du moi. Aimer autrui ne consiste pas à se soumettre à la norme qu’il nous impose. Comment aimer autrui sans céder au besoin d’être aimé de lui et surtout pour l’aimer plus justement qu’il ne veut être aimé ? Comment échapper à l’hétéronomie en morale ? Kant précise : en nous, ce n’est pas le sentiment émotionnel, mais c’est la raison qui produit le sentiment de respect de la loi qui idéalement deviendrait l’amour moral. Car le sentiment émotionnel est un produit de déterminations physiques, physiologiques, psychologiques. D’ailleurs Freud montre que l’idéal du moi ou le surmoi est un ensemble de préjugés plus ou moins conscients implantés en moi : un enfant par exemple n’a pas de préjugés sur le sale et le propre alors qu’un adulte ressentira du dégoût pour une chose sale sans même percevoir que ce dégoût est le fruit d’un jugement familial et social. Freud ayant repéré ce mécanisme soupçonne à partir de là la figure divine de la conscience morale d’être illusoire : le père divin n’est que la métaphore à peine discrète du père réel. La voix divine ou angélique de la conscience morale n’est qu’une illusion due à cet idéal du moi plus ou moins sain implanté en moi par la société. Freud montrera que cet idéal du moi avec le sentiment de culpabilité qu’il induit ou avec le refoulement inconscient qu’il opère de certains désirs est bien souvent source de névrose. 
Si il y a une conscience morale sainte, elle ne connaît pas de refoulement inconscient de ses désirs, elle n’a pas de préjugés car son jugement est tout entier énonçable rationnellement. Kant a-t-il perçu toute la portée de sa critique de l’hétéronomie ? Certains passages sur la conscience morale (dont celui qu’on trouvera en cliquant ici) montre par leur insistance sur le sentiment bénéfique de culpabilité qu’il ne la distingue pas bien de l’idéal du moi et de ses illusions percées à jour par Freud. Cependant reconnaissons à Kant le mérite d’avoir souligné combien la raison est la manifestation même de notre liberté humaine. Certes la connaissance de cette dernière est au-delà de nos possibilités mais l’usage moral de la raison ne cesse de la présupposer. Même s’il nous faut espérer un temps infini selon Kant pour l’approcher, l’amour véritable et idéal ne peut être que le fruit du devoir car le devoir s’élabore avec la raison, manifestation en nous de la liberté. La raison morale consiste à considérer notre action en nous décentrant de nous-mêmes, de nos racines familiales, ethniques et culturelles pour la considérer dans la perspective de l’humanité et de son avenir. Mon désir personnel est grâce à la raison testé fictivement pour voir quelle qualité de vie humaine il induirait si ce comportement ou son esprit se généralisait. Le choix moral consiste à choisir d’agir en fonction du choix qui témoignera de l’usage de la raison.

2 - Critique de la conception kantienne de la morale.

Toutefois Kant a un usage de la raison pour le moins curieux. Ayant montré rationnellement par exemple l’immoralité du mensonge, il le condamne en toute circonstance. Il est vrai que le mensonge pour son efficacité même n’assume pas sa généralisation. Dans un monde où le mensonge est généralisé, aucun mensonge ne sera plus vraiment efficace car plus personne ne croira personne. Le mensonge sera d’autant plus efficace qu’il demeure exceptionnel : si j’ai toujours menti ou si tout le monde ment qui me croira ? Ceci dit le « Tu ne dois pas mentir » s’il demeure un horizon ne saurait rationnellement être prescrit en toute circonstance contrairement à ce que dit Kant. Dans un monde où la morale ne règne pas, il faudra parfois user du mensonge pour sauvegarder la vérité morale : un résistant au nazisme qui ne mentirait pas aurait peu de chance de voir sa cause l’emporter. Le martyre ou le sacrifice de sa vie au nom de la morale a des chances de succès uniquement si le bourreau n’a pas un idéal du moi perverti et donc garde encore une voie d’accès à la pratique de la raison morale. D’ailleurs, l’insistance de Kant sur l’interdit du mensonge paraît bien étrange en regard d’une société qui considère des exceptions notables à l’interdit du meurtre. En effet un mensonge est un acte immoral qui bien souvent laisse une part de réversibilité tandis que le meurtre pose un acte totalement irréversible même s’il est légitimé par une conception de la justice sous la forme de la peine de mort ou de la guerre dite juste. Le décalogue qu’on trouve dans la Torah en inscrivant les commandements moraux au futur semble plus perspicace. Il pose des principes moraux à l’horizon de notre action morale. A propos du mensonge, il précise « Tu ne commettras pas de faux témoignage », c’est-à-dire des mensonges aux conséquences irréversiblement destructrices. 
D’ailleurs à propos du « Tu ne tueras pas », en l’état moral de notre monde, il semble impossible de ne pas tuer certaines personnes qui menacent la vie des autres voire l’avenir de l’humanité. Une action seulement non-violente contre le nazisme ne lui aurait-elle pas permis d’achever le génocide des juifs et des tziganes ? Ne lui aurait-elle pas permis de développer l’arme atomique et la possibilité d’en user à grande échelle ? Une action non-violente d’envergure des pays occupés par les nazis et des prisonniers travaillant en Allemagne au service de l’économie nazie aurait pu certainement réussir en n’approvisionnant pas l’Allemagne mais ce serait manqué le fait que cela n’a pas eu lieu. D’une part cette action qui nécessite une certaine envergure ne pouvait donc pas avoir lieu en un temps raisonnable. D’autre part la non-violence exige le libre sacrifice de sa vie en martyre, en témoignage de la vérité morale or une minorité à l’époque seulement été prête ou l’a fait ce qui ne pouvait être significatif pour les individus pris dans une logique de banalisation du mal et de déresponsabilisation par voie hiérarchique. Enfin il y a une différence entre une action non-violente et la maîtrise réelle de la violence. La guerre civile en Inde entre musulmans et hindous a révélé qu’une action non-violente n’impliquait nullement la maîtrise de la violence mais qu’elle pouvait être un refoulement momentané de la violence qui resurgirait plus tard de façon incontrôlée voire incontrôlable.
Cependant peut-on se limiter à des aménagements de l’approche kantienne en radicalisant l’autonomie rationnelle que Kant a mise en exergue jusqu’à lui conférer une véritable intelligence intuitive sur-rationnelle. Une rationalité morale qui ne perdrait jamais de vue au-delà des conflits de devoir inévitables le discernement de ce qui sert le mieux pour l’avenir la morale doit être capable dans le feu de l’action de réponses qui ne se déduisent pas logiquement par comparaison à des situations semblables mais qui viennent quand les façons de pensée habituelles ne fonctionnent plus : cette rationalité s’ouvrirait alors à une forme d’intuition sur-rationnelle. Elle devient capable de voir qu’une action prophétique non-violente même imparfaite et qu’une action violente de résistance à la bestialité humaine qui se produisent en apparence de façon contradictoire servent en fait l’accomplissement de l’utopie morale. Cette véritable intelligence sur-rationnelle serait une façon de voir dans la formulation de la morale kantienne un préalable nécessaire à l’amour le plus subtil.

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III. DU CHAOS DES DÉSIRS AU DÉSIR DE SE LIBÉRER.


1 - Le refus d’aimer est-il possible ?

Si on veut aimer en vérité autrui, souvent on doit l’aimer, notre action qui se veut fidèle à l’amour le plus idéal est alors initiée par le devoir. Cette vision de l’amour dont on s’approche par le devoir est essentiellement négative vis-à-vis du désir et du sentiment émotionnel. Elle nous installe dans un combat perpétuel contre nous-même. Kant ne le nie pas puisque pour lui si l’action morale nous rend digne du bonheur, elle ne nous le donne pas dans la mesure où notre bonheur devra souvent être sacrifié au nom de la morale. Pour lui, la vertu en ce monde ne conduit pas au bonheur même si elle peut produire parfois une forme de contentement car la vertu ne saurait satisfaire nos désirs. Et surtout la recherche du bonheur ne conduit pas à la vertu. Le monde du désir semble pour Kant hétérogène à celui de notre volonté rationnelle : de fait l’amour est pour lui un idéal qui n’est pas de ce monde même s’il y a des raisons d’espérer inhérentes au choix du devoir. 
Or l’amour n’est-il pas autant une figure du désir que Kant dit inférieur qu’une figure incarnée par la volonté rationnelle, pensée comme une faculté de désirer supérieure ?
Par contraste Sade qui se pose comme l’antithèse de la tradition qui va jusqu’à Kant nous permet de mieux saisir le lien entre désir, volonté rationnelle et amour. On ne doit pas aimer autrui. Autrui comme visage du devoir, comme celui sur lequel je lis le commandement « Tu ne dois pas ne pas aimer » est une limite, un obstacle à ma jouissance. Le devoir d’amour est l’antithèse d’un devoir de jouissance. La jouissance vient quand je me suis laissé aller au bout de tous mes désirs sans aucun souci de la morale. Toute règle ne peut être qu’un menu et qu’une manière arbitraire de consommer décidée à l’avance. Sade pousse loin l’éviction du devoir d’aimer autrui. Il lance un appel à jouir de l’autre quoiqu’il lui en coûte. L’aristocrate de la jouissance ne doit rien s’interdire, tout ce qui peut s’imaginer doit pouvoir se réaliser. Autrui n’est que le corps de ma jouissance. Il n’a aucun droit de m’interdire un accès à la jouissance. Et elle sera d’autant plus forte que je vais au-delà de ce que l’autre voudrait m’interdire ou m’imposer avec sa morale. La jouissance la plus forte selon Sade est donc dans le crime. Il faudra détruire tout remords : on a voulu nous inculquer la morale depuis notre jeune âge en usant de la menace et le remords en est l’intériorisation. Il nous faut surtout pour jouir totalement surmonter le dégoût qu’on s’est ingénié à mettre en nous pour ce qui nous rendrait étranger à nous-même. Que l’on fasse le choix du bien ou du mal, l’idéal du moi imposé par l’éducation s’avère donc un obstacle. Pour nos jouissances criminelles, il nous faudra des complices et des victimes. 
Loin d’aimer quoi que soit, il nous faudrait jouir de plus en plus froidement, c’est-à-dire sans se soucier de ce qui a donné la jouissance. La mécanique de Sade, plus que le refus du devoir d’aimer autrui, refuse l’amour de l’autre en tant qu’objet et canal possible de la jouissance et cette mécanique au final semble affadir le désir lui-même. Le choix volontariste du mal comme le choix strictement rationnel et volontariste du bien concourent à ne plus prendre en considération le désir de jouissance qui est autant un désir de jouir qu’une jouissance du fait de désirer. Le choix du mal s’impose contre le choix du bien qui frustre le désir de jouissances interdites mais pour tenir le choix du mal de façon volontariste et mentale, il faut semble t-il nier qu’il y ait comme enfoui dans le désir qui précède les jouissances les plus maléfiques un désir virtuel du bien. Le choix du mal comme objet de désir s’oppose à un sens absolu de l’annihilation : un choix du mal intelligent est donc volontariste, mental et contraire à l’essence du désir. Mais ce choix du mal reste contradictoire dans sa volonté de s’écarter de tout bien car il impose de nier que la jouissance d’un objet implique en nous de manière implicite le désir de son existence même si elle précède la jouissance de sa destruction. 
Cette contradiction que nous permet de sentir Sade nous interroge donc malgré lui : quel est l’intérêt du mal où il n’y a aucune attention au désir de jouissance parce que on décèle dans ce désir de jouissance une connivence avec un aspect du bien ? Le choix du mal loin d’être lucidement un projet mental n’est-il donc pas la plupart du temps le choix d’un désir d’être dans l’ignorance du bien ? Certes on peut s’identifier à son ignorance en lui donnant donc de plus en plus de poids et il y a bien en ce cas une forme de mal volontaire mais ce choix n’est-il pas souvent le fruit même du poids de l’ignorance ? Et à cause de son poids ne continuera t-elle pas à peser y compris sur le choix apparemment contraire ? « Nul n’est méchant volontairement » affirmait déjà Socrate en considérant le poids de l’ignorance. Nous constatons en effet que notre volonté s’ébauche à partir d’une courbure d’ignorance qui en un cercle vicieux fait perdre sa force à nos désirs à leur racine même en les produisant sous une multitude de formes inconciliables et disharmonieuses. Le mal est l’ignorance qui se caractérise comme le chaos du désir. Mais ce chaos peut-il menacer l’être et le désir de l’être qu’il présuppose servant par là une volonté diabolique lucide dominant le monde ou moins occulte le fait d’un univers aveuglément bâti et porteur d’un défaut originaire qui le mènera à sa perte ?
Dès qu’on se met sérieusement à sonder les limites inhérentes au mal, à regarder sa contradiction, le bien n’est plus considéré prioritairement comme devoir être mais comme mouvement créateur de l’être. Le mal n’est pas possible sans la démultiplication des objets du désir dû au mouvement de manifestation créatrice de l’être. Le bien est par delà le mal la source de nos choix, qui permet le mal lui-même. Ce bien de l’être qui se cherche dans son propre mouvement de manifestation créatrice s’exprime plus ou moins consciemment et croît en pouvoir malgré les errances de certaines de ses incarnations : le mal le plus conséquent n’est peut-être que le défi le plus criant qu’il se pose pour incarner matériellement toutes ses possibilités. Le mal est le signe d’une impuissance relative de la puissance de manifestation créatrice qui s’égare dans la multitude des possibilités qu’elle ne cesse d’offrir en s’incarnant, il est un mouvement d’ignorance fondamentale mais il est peut-être le marche pied nécessaire qu’ignore aussi notre sens du devoir vers une manifestation glorieuse de l’être. Sans le déséquilibre du mal, les hommes auraient-ils envie de mettre en jeu leur identité dans la brûlure de la source créatrice ?
La solution néoplatonicienne au problème du mal tel qu’il a été formulé par Socrate s’arrête donc peut-être à une conception du bien toute relative : la dissolution des formes matérielles de l’être dans une apparence de néant n’est peut-être pas une forme de mal indépassable. Le processus de manifestation conçu comme débord de la surabondance d’être du bien est peut-être plus chargée de forces créatrices que ne le présupposent les néoplatoniciens : la manifestation de l’être pourrait bien être comme nous l’avons affirmé sans le questionner une manifestation créatrice. Dans ce cas, le devoir être pourrait être relativisé du point de vue du défi d’être que seul le mal pose authentiquement. Quel amour peut relever ce défi d’être, posé par le mal et l’ignorance qui se rencontrent donc ici d’abord comme chaos du désir opposé à l’amour du prochain ?

2 – Trois méthodes pour exhausser le désir en amour du prochain.

Comment alors découvrir la racine du désir qui en tant que désir même de l’être précède le devoir être ? Autrement dit comment (ré) unifier le désir autour de notre volonté ? Comment surmonter le chaos du désir sans mettre fin à sa vitalité créatrice ? La volonté morale parce qu’elle est quasiment introuvable peut demeurer insuffisante comme telle. Dans ce cas, il nous faut donc veiller autant que possible à satisfaire un de nos désirs dans le but de connaître la racine du désir, afin aussi de découvrir notre volonté la plus authentique et de la forcir. Pour Épicure, par exemple, il faut apercevoir lucidement la vanité de certains désirs. Plusieurs méthodes inspirées d’Épicure sont donc à notre disposition. Des pratiques issues des philosophies du tantrisme pourront prolonger les méthodes d’Épicure. Ceci nous permettra de revisiter alors le rapport entre volonté et désir.

a) – De la satisfaction lucide d’un désir à la volonté comme désir d’être libre de ne pas reproduire le caractère limitatif usuel des désirs.

La première méthode consiste à chercher à satisfaire lucidement et concrètement notre désir. L’atermoiement autour de nos désirs, le non engagement véritable dû à notre dispersion est le premier signe de faiblesse de notre volonté. Comment être moral et aimer autrui si nous ne sommes pas capables de nous centrer sur la réalisation d’un de nos désirs d’épanouissement personnel sans intérêts et sans conséquences morales si bien que cette réalisation ne nécessite du point de vue moral kantien aucun sacrifice ? Comment aimer autrui, si nous ne savons pas nous aimer nous-même en veillant à la satisfaction la plus aboutie possible de certains de nos désirs égocentriques même s’ils ne sont pas égoïstes ? Pour œuvrer à réaliser un de nos désirs égocentriques mais non contraire à la quête morale, c’est-à-dire non nuisible à autrui, il nous faudra nous engager vraiment et vaincre nos propres mouvements d’indécisions, nos propres tendances à l’infidélité vis-à-vis de notre propre satisfaction de ce désir élu. Là où la volonté morale nous impose des sacrifices, nous voyons que le désir de satisfaire lucidement un désir nous impose aussi des contraintes. Satisfaire un désir revient aussi à s’obliger. Nous devrons constater que comme des désirs s’opposent à la morale, des désirs semblent vouloir contrarier la réalisation d’un de nos désirs pourtant élu comme désir préféré. La recherche même du plaisir, comme fruit de la réalisation du désir semble compromise par le chaos de nos désirs.
Par ailleurs, nous verrons que nous sommes aussi souvent déçu par ce qu’apporte au final ce désir, même s’il est réalisé avec succès. Si nous recherchons à réaliser des désirs avec pour principal objectif le plaisir qui s’ensuit, il semble que certains plaisirs simples comme ceux liés aux désirs naturels, c’est-à-dire à l’accomplissement de nos besoins vitaux et sociaux, apportent en un sens après satisfaction autant de sérénité sinon plus. Par ailleurs, on doit prendre en considération, le constat lucide d’avoir tant perdu d’énergie pour si peu. 
Dans la terminologie épicurienne, la réalisation juste d’un désir non vain après le plaisir en mouvement qu’il procure nous ramène à un état de plaisir en repos alors que la réalisation d’un désir vain parce qu’elle est décevante ne nous laisse pas en repos. Ce propos selon lequel le plaisir ne sera pas seulement un plaisir en mouvement coïncide avec les enseignements tantriques : pour cette voie spirituelle, si le désir est lucidement satisfait, le plaisir qui sera perçu ne sera pas seulement lié à la satisfaction de l’objet du désir. Si la conscience du philosophe vigilant est libre de tout désir, le désir étant totalement satisfait, se perçoit alors selon Epicure le plaisir en repos, c’est-à-dire une joie sereine propre à la vigilance lorsqu’elle s’observe en tant qu’espace de conscience vigilant en l’absence de désir insatisfait. En général, si nous ne sommes pas aguerri, nous nous laisserons séduire très rapidement par un nouveau désir avant même d’expérimenter ce plaisir en repos, ce plaisir inhérent à la conscience de soi libre de ses objets. Pour un apprenti philosophe, l’état d’inaccomplissement est de percevoir qu’il y a de façon plus ou moins vague et indéterminée le sentiment d’avoir un problème, une insatisfaction persistante. Accomplir un désir ne sert à rien si son accomplissement se révèle vain pour percevoir dans l’optique épicurienne le plaisir en repos ou dans l’optique tantrique la joie propre à la conscience naturellement consciente d’elle-même lorsqu’elle est libre de tous les objets de désir.
L’amour du prochain comme forme affinée de désir ne devrait donc pas être étranger au plaisir contrairement à ce qu’affirme Kant : si le désir d’aimer moralement son prochain est un désir non vain, il devrait pouvoir occasionner l’expérience d’un plaisir en repos, un sens de l’égalité d’âme, il devrait participer à clarification et à la pacification de nos émotions et de nos désirs. Kant a certes bien perçu qu’il y avait des intérêts de la raison mais a toujours opposé au fond la volonté et le désir. Dans une perspective où le désir, la raison et la volonté sont avant tout des formes prises par la conscience en son fond libre de toute forme, le sacrifice moral de soi-même, s’il est celui d’une volonté unifiée ne voilant pas l’arrière plan de la conscience, ne perturbera plus la profonde et égale sérénité de la conscience quelles que soient les formes qui apparaissent. Même si le sacrifice est coûteux, réalisé authentiquement, il révélera au final une joie inhérente à la conscience naturellement consciente d’elle-même sans le parasitage des désirs vains qui suscitent le sentiment qu’il y a problème. L’amour du prochain sera toujours une forme d’amour de la conscience pour elle-même : le sacrifice est alors une offrande de la conscience à son besoin de plus de conscience, le renoncement n’est plus un refoulement mais un geste d’amour de la conscience pour elle-même et cela même si selon un point de vue ignorant l’autre semble le seul bénéficiaire. Kant ne permet pas de comprendre l’équivalence évangélique entre amour du prochain et amour de soi aussi nettement que le permet cette approche.
Pour aller au cœur de ce type d’approche, sans risque de se perdre dans le mouvement vain des désirs en expérimentant leur vanité comme le prônent certains membres des voies spirituelles épicuriennes et tantriques, le désir d’être libre plus que tout autre désir s’avèrera le désir autour duquel se cristallisera cette joie inconditionnée propre à la conscience naturelle. Car si nous réorganisons le jeu des désirs, des plus égocentriques aux moins égocentriques en apparence, autour du seul désir d’être libre, peu à peu, sans même nous soumettre à une autorité extérieure à nous, sans demeurer dans un affrontement perpétuel entre la volonté d’autonomie et le désir, nous retrouverons une autonomie morale revisitée comme amour de soi équivalent à celui du prochain.
L’efficacité d’appeler à une intensification du désir d’être libre est sans comparaison : il est en fait inutile et dangereux de nous inviter à réaliser lucidement certains de nos désirs vains pour en expérimenter la vanité, nous ne pouvons pas a priori nous empêcher d’en réaliser et bien souvent les réaliser ne les épuise pas car manque une lucidité inscrite dans le monde même du désir. La culture du désir d’être libre nourrit une lucidité qui a donc les qualités requises pour voir éventuellement un désir ou une émotion au moment de leur cristallisation et qui peut les réorganiser, en absorber à son propre profit l’énergie au lieu de les refouler en vain comme une volonté rationnelle idéaliste. Toute la finesse d’un disciple sérieux des voies spirituelles épicurienne ou tantrique consiste donc à apprendre à discerner le bon usage des désirs. Quel désir faut-il réaliser pour accroître le désir d’être libre plus que tout chose même si selon les apparences idéalistes il est vain ? Quel désir ne faut-il pas réaliser malgré ses apparentes promesses de liberté ? Seul un effort de sincérité individuelle permet de répondre pour soi.
L’autonomie morale ainsi réinterprétée comme culture du désir d’être libre plus que tout purifie le désir en amour de la liberté elle-même qui est au fond l’amour de soi et du prochain le plus authentique. Au cœur même de notre faculté de désirer purifiée de ses tendances égocentriques se révèle grâce au désir d’être libre plus que tout l’amour.
Ceci tend à montrer que le désir a d’autant plus de chance de réussir à procurer une joie intérieure qu’il est purifié par un sens croissant de l’harmonie avec soi, les autres et le monde du point de vue d’une libération des limitations qui sont les nôtres, celles des autres et du monde. Seuls les désirs ainsi purifiés par une croissance d’une autonomie, qui est avant tout un sens spontané de l’action servant l’unité de toute chose, ne sont pas vains. A vrai dire ces désirs purifiés ne nous rapprochent-ils pas à chaque instant davantage d’un flux de manifestation de joie créatrice d’une conscience parfaitement égale face à tous ses objets dont ceux du désir plutôt que d’un plaisir en repos surplombant momentanément ce qui est alors interprété comme un jeu du hasard et de la nécessité ? Car l’autonomie comme culture du désir d’être libre plus que tout de façon de plus en plus universelle est forcément un défi créateur d’être. Quel désir d’être libre se contenterait de préserver l’être et donc le jeu des désirs en l’état ?
L’essence de la vanité du désir n’est pas tant pour nous son artificialité dénoncée par Epicure que sa reproduction vaine qui nous emprisonne. Les voies spirituelles épicurienne et tantrique, si elles permettent d’éviter un rejet du désir qui entraîne forcément un mépris de la vie, peuvent se contenter d’un état de semi-liberté où le chercheur spirituel de plus en plus libre des désirs au niveau de sa conscience se contente de reproduire le jeu du désir en l’état précisément comme un jeu dont il n’est plus l’esclave. Certes un désir naturel nécessaire au sens épicurien parce qu’indispensable à la vie corporelle n’est jamais vain. Mais pourquoi limiter nos désirs aux objets que l’évolution biologique nous impose dans le cas de l’épicurisme ou que la vie sociale nous propose dans le cas du tantrisme ? N’est-ce pas jouer un jeu d’appauvrissement du flux de manifestation de joie créatrice s’il existe ?

b) – De la juste exploration mentale des désirs à la soif d’imagination créatrice.

La seconde méthode va procéder par le jeu de la fiction. On va satisfaire un désir fictivement soit en reconstituant sa réalisation passée, en réactualisant à partir des traces de sa mémoire son plaisir en mouvement ou soit en le mettant en scène intérieurement en s’inspirant des récits que nous en avons eus. Un premier avantage de cette méthode est qu’elle permet de réaliser fictivement les désirs les plus immoraux sans faire de mal à quiconque. Si je suis tenté de réaliser un désir que je sais immoral, je peux m’accorder de le réaliser fictivement afin d’en voir clairement les effets. Car une fiction menée rigoureusement permet aussi d’explorer les conséquences qu’aurait sa réalisation. Mais dira-t-on la fiction fantasmatique du psychopathe ne fait-elle qu’augmenter son désir de tuer ? Ici nous devons rappeler justement que la connaissance consiste à distinguer le réel et le fictif. L’effet cathartique qu’opère la fiction en faisant s’exprimer jusqu’à purgation les émotions liées à un désir ne fonctionne que si cette fiction se vit pour un moment comme une réalité à part entière et non pas comme le fantasme par définition non satisfait d’une réalité en dehors de la fiction. Un second avantage de cette méthode peut être repéré mais il peut aussi être un inconvénient. Cette méthode ne peut pas rencontrer l’échec or il faut bien reconnaître que nous apprécions dans une fiction les résistances mais que le frisson lié à la réalité d’un échec irréversible est peu convaincant. Quoiqu’il en soit cette méthode par la liberté d’imagination qu’elle induit permet aussi de déplacer le désir, elle apprend à en faire l’objet même d’une fiction. Le désir est un moteur de récit par lequel il se particularise en multiples désirs. Cette liberté d’imagination me permet de mieux adapter mes désirs à la réalité et donc aussi au respect de l’amour d’autrui.
On peut réinterpréter à partir de là la notion d’interdit moral comme étant tout le contraire d’une frustration. L’inter/dit est un repère moral intersubjectif, une parole vivifiant (« dit ») une société (« inter »). Ce repère intersubjectif est fondamental pour le déroulement non chaotique de la vie sociale dans la mesure où il inter/dit des comportements qui menaceraient l’imagination créatrice en permettant au désir de se satisfaire socialement sous des formes destructrices ou étouffant la créativité, faculté éventuelle de s’harmoniser à un flux de manifestation de joie créatrice. Par exemple, l’inter/dit de l’inceste vise à favoriser l’exogamie qui accroît la diversité génétique mais aussi qui pousse l’individu à élargir sa mentalité en dehors du cercle familial. L’inter/dit est donc un repère moral dont le but est de libérer l’imagination créatrice. L’inter/dit pratiqué dans le réel s’accompagnera dans l’imagination de fictions, de mythes qui racontent son non respect, sa profanation plus ou moins volontaire, ses conséquences terribles mais aussi souvent une rédemption possible. L’inter/dit nourrit l’imaginaire à commencer à son propre endroit en imaginant son non-respect mais il reste nécessaire pour ne pas menacer l’imagination créatrice liée au désir et pour ne pas se laisser contaminer par des pulsions destructrices.
Le relatif manque de finesse morale de Kant ne provient-il pas aussi de ce qu’il ne voit pas ce paradoxe unissant l’imagination créatrice apparemment amorale entourant le désir et la morale posant des inter/dits essentiels à la construction de soi, à la nécessaire fiction de soi-même ? Seule d’ailleurs cette approche donne un intérêt à l’œuvre de Sade comprise comme œuvre de fiction qui peut être lue de façon non fantasmatique.
Tout le champ du possible doit pouvoir être envisagé par une imagination créatrice. Aucun critère moral ne doit l’arrêter tant qu’elle reste satisfaite de façon fictive, voire onirique. 
Il faut évoquer à ce sujet les traditions du rêve lucide. Le rêve est par excellence le lieu de réalisation de nos désirs comme l’indique d’ailleurs l’interprétation des rêves de Freud. Mais le surmoi inconscient, le poids d’interdits inconscients nous empêche de les réaliser lucidement. Le rêve effectue un travail de réalisation masqué des désirs. Si l’interdit au lieu de constituer un surmoi qui appauvrit l’imagination et perturbe le psychisme en créant des angoisses, des sentiments de culpabilité au fond inutiles à une autonomie consciente, devient un inter/dit authentique alors le rêve lucide ne doit pas être une chimère et doit peut-être constituer le lieu même d’apprentissage de notre imagination créatrice. Cette imagination créatrice se découvre comme une joie propre qui ne dépend pas du plaisir fictif ou onirique de satisfaire ses désirs. Cette joie invite non plus seulement à scénariser des désirs qui circulent dans les pensées humaines car cette joie grandit avec sa capacité d’invention. Un désir combiné à partir de désir préexistant permet un peu d’invention mais commencer à aspirer à inventer un désir en tant que tel ou à nourrir fictivement une aspiration qui n’a même pas cours dans les esprits humains usuels révèle une autre intensité de joie créatrice. L’imagination créatrice s’accomplit dans l’élévation de sa créativité et l’aspiration qui la nourrit est sa fusion éventuelle avec le flux de manifestation de joie créatrice de l’être lui-même.

c) – l’activité philosophique comme purification mentale de la volonté revisitée et dépassée par une philosophie de l’amour de l’évolution créatrice.

La troisième méthode sera donc la philosophie. Grâce à la liberté d’imagination contrainte à être plus créatrice par les inter/dits moraux sans que pourtant ces inter/dits ne l’empêchent d’envisager et d’explorer aucune possibilité fictive, nous avons davantage la capacité de modifier nos désirs comme on modifie les éléments moteurs de n’importe quelle fiction. Cette souplesse va pouvoir rencontrer et servir l’usage de la raison elle-même. La raison morale par exemple, avons-nous dit, repose sur un discernement fictif fondé sur la qualité de vie liée à l’universalisation de nos actes. Epicure jugeait que les seuls désirs naturels étaient d’une part les désirs naturels nécessaires comme manger, boire, dormir et bien sûr la vigilance philosophique et d’autre part les désirs naturels non nécessaires comme un repas de gourmet et l’amitié y compris sous sa forme érotique. Les autres désirs étaient jugés par lui comme vains.
La philosophie doit s’interroger sur la valeur d’une aspiration de l’imagination créatrice à une fusion avec le flux de manifestation de joie créatrice de l’être : s’agit-il d’un tour que l’imagination se joue à elle-même ? Ce qu’on découvre en rêve par exemple n’a-t-il qu’une valeur artistique, une valeur psychologique seulement personnelle ou a-t-il une valeur effective ? L’épicurien qui ne veut qu’un usage des seuls désirs naturels ne peut vouloir qu’un dessèchement de l’imagination créatrice parce que rares sont ceux qui imaginent quelque chose de meilleur sur le plan matériel et qui ne veulent pas le mettre en œuvre. 
Tout ce qu’implique la technoscience comme objet de désir est-il vain ? En effet ce désir outre le confort et la puissance de réalisation des désirs qu’il donne en retour de son exercice ne rend t-il pas la réalisation de nos désirs nécessaires vitaux plus assurée ? Certains progrès de la médecine par exemple plaident contre la perpétuation en l’état du classement épicurien des désirs : les bénéfices de la chirurgie réparatrice sont pour l’instant indiscutables. 
Les acquis technoscientifiques présentent des limites et nous ne plaidons pas seulement en faveur d’un progrès technoscientifique : qui sait si une évolution créatrice n’implique pas de le dépasser par un saut évolutif qui nous donnera un pouvoir bien plus fiable que les pouvoirs technoscientifiques les plus extraordinaires ? Même si ces pouvoirs technoscientifiques semblent dans les circonstances présentes indiquer de façon extraordinaire dans leurs usages et leurs constitutions les limites étouffantes et menaçantes de nos pouvoirs mentaux, il ne faudrait pas se contenter de dire que cela confirme qu’il y a un usage vain et non naturel de notre intelligence mentale et prôner la suppression de toute activité technoscientifique. Voudrait-on abandonner les bénéfices de la chirurgie réparatrice ? Évoluer revient à songer à remplacer les pouvoirs technoscientifiques par d’autres bien plus efficaces et surtout ne pouvant pas exprimer une menace destructrice cause d’une impasse évolutive. 
Quoi qu’il en soit, l’amour du prochain n’implique-t-il pas l’amour de l’évolution créatrice ?

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IV. AMOUR, CONNAISSANCE ET CRÉATION.


1 – Au-delà des seuls désirs naturels, le feu de besoin de l’amour créateur.

Il y aurait donc un amour de la connaissance adéquat au désir si bien qu’il le transcende et devient le mouvement d’expansion d’une jouissance absolue tout en nourrissant d’une justesse incommensurable l’amour du prochain. Toutefois le débat philosophique sur le discernement de la nature du désir et donc sur la nature de l’amour de la connaissance demeure. Dans quelle mesure un désir est-il vain ? Loin de souligner les oppositions, ne faudrait-il pas chercher une complémentarité des approches métaphysiques les plus opposées ? L’amour du prochain suggère selon nous en arrière plan du désir un amour créateur absolu : il s’agit de reconnaître et de nourrir une aspiration créatrice se cachant aux tréfonds de tout désir pour faire grandir cet amour mais il s’agit aussi d’accepter que tous les désirs à l’œuvre qu’ils soient apparemment vains ou naturels selon Épicure participent dans leurs apparents échecs, leurs apparents succès d’une manifestation d’un amour créateur en évolution. 
A vrai dire nous ne disposons pas de preuves théoriques d’un tel amour créateur : ce que nous pouvons montrer est toujours un déjà là, une apparence déjà parue mais non l’apparition novatrice en acte. Le point de vue d’une philosophie de l’évolution créatrice ne peut être que suggestif et au final la preuve de sa justesse sera une expérience pratique, une prise de conscience participative. Cependant l’exploration d’une telle hypothèse permet de démultiplier les possibilités d’expérience. Même si les expériences secondaires proposées ne permettent pas d’embrasser directement la conscience d’un flux de manifestation de joie créatrice de l’être, elles permettront du moins d’en préciser la force suggestive voire de la pressentir.
Si on adopte un point de vue créateur, le devoir moral n’est que le prix temporaire de souffrance et de douleur pour accoucher d’un désir d’amour pur. Kant a oublié que la raison et le devoir lui-même nécessitent le désir même s’il faut envisager sa purification. Pour Spinoza, par exemple, le désir en tant que vie est source de la raison et même du devoir. Pour Platon, si l’on prend une approche apparemment opposée à Spinoza, le désir de la beauté commande dans l’âme humaine le désir de la science y compris donc de la science morale. 
Kant oppose devoir et désir alors en prolongeant inconsciemment encore un conflit interne au désir qui doit intégrer la pulsion destructrice pour davantage avoir l’opportunité d’être une aspiration à l’expérience d’un élan créateur. Sade estime qu’il faut dans cet apparent conflit céder la place aux désirs immoraux criminels et destructeurs apportant plaisirs et jouissance immédiate. Perçoit-il que son appel est en quelque sorte contradictoire avec son œuvre ? La souffrance et la douleur infligées par les désirs immoraux de ses personnages impliqueraient dans la réalité un irréversible auquel ses fictions sont peu sensibles, on ne peut plus jouir de ce qui est détruit. La jouissance a besoin d’être au moins restructurante si elle cherche à nourrir l’aspiration à être créatrice, sinon elle s’épuise. Son œuvre elle-même en tant qu’œuvre de fiction, qu’œuvre peut-être créée, semble échapper à la logique destructrice qu’elle propose. Elle témoigne en faveur d’une aspiration à la création sans autolimitation à des impossibilités, elle rend d’autant plus fictifs les appels au crime et à la destruction qu’on y lit. Dès lors, on ne peut plus être de simple consommateur, on doit et on veut aspirer à devenir des producteurs créatifs afin de jouir intégralement. 
Aspirer à devenir créateur, tel est le véritable devoir d’amour voire le véritable amour tout simplement qui semble échapper à la frustration ou aux tentations morbides de la renonciation à la vie. Cette interprétation me fait voir au moment où je m’impose d’aimer l’autre contre mon désir immédiat que je participe à le créer tout en me recréant. Aimer l’autre semble du point de vue de cette interprétation consister à créer pour lui un espace et un temps où il s’épanouira dans son altérité renouvelée. Rien de plus créateur et de plus aimant que de laisser l’autre à l’expansion de sa liberté de créateur selon sa ligne propre jusqu’à ce qu’il inspire la nôtre. Même parfois quand sa liberté entre en friction en apparence avec la mienne, car en fait, c’est au fond quelque chose de non apparent et de plus intime à moi-même que moi-même qui nous accorde à tout deux une individualisation du mouvement créateur et qui nous oblige moi ou lui à réclamer pour nous une harmonie créatrice où ni mon aspiration créatrice authentique ni la sienne ne sont frustrées. 
Du point de vue de cet amour absolu, j’aime effectivement autrui dans la mesure où je me défais de mon désir égoïste immédiat pour le remplacer par le désir du bonheur de l’autre entendue comme joie créatrice. Mais cet effort, cette douleur, ce sacrifice constant de ma petitesse et de mes désirs de grandeur personnelle m’apporte la jouissance d’être source créatrice d’altérité elle-même créatrice. 
En lisant Platon, Spinoza et d’autres, malgré la distance apparente de leurs approches métaphysiques, on peut même espérer parvenir à un type de conscience où notre ego ne soit plus une source de désirs égoïstes soit en s’harmonisant avec le tout immanent avec Spinoza, soit en s’effaçant devant la transcendance incommensurable intime à ce tout avec Platon. 
L’ego égoïste mourrait en quelque sorte pour devenir transparent à un type de conscience créatrice : celle-ci engloberait notre individualité libérée de toute séparation, de tout refus, de l’étroitesse inhérents au petit royaume de l’égocentrisme en lui conférant le pouvoir royal sur la cité divine dont l’exercice était inscrit dans l’étincelle divine qui fonde tout processus créateur d’individualisation ; elle engloberait donc tout autre comme un autre soi-même formant notre âme intersubjective et enfin le tout immanent du monde lui-même se révélant comme l’authentique totalité de notre corps partagé. 
Le devoir d’aimer est moins lourd pour les amoureux et les amis mais il reste encore peu étendu : le corps de l’être aimé n’est pas encore parfois qu’une fugace esquisse d’une reconnaissance de notre corps comme corps de l’univers, les amis n’empêchent pas dans notre esprit l’ombre des ennemis, des ignorés nous séparer de notre authentique âme intersubjective… Nous resterait à explorer l’extension du pouvoir créateur de la conscience à partir d’une conversion éventuelle du contexte interprétatif et qualitatif de la conscience vis à vis de tous ses contenus.

2 – L’amour créateur comme mouvement d’évolution consciente de la conscience transpersonnelle.

Deux distinctions conceptuelles peuvent éclairer une telle démarche qui implique intimement et simultanément exercice et reconnaissance d’un pouvoir créateur de la conscience.

a) - Du désir préférentiel à la différenciation créatrice.

Premièrement la plupart de nos désirs impliquent une préférence et sont l’objet d’un choix. Or l’amour s’il implique une harmonie avec tout ce qui paraît dans la conscience ne saurait être une préférence. D’ailleurs l’amour que je porte à mon enfant et l’amour que je porte à mon chien peut-il s’énoncer en terme de préférence ? Ceci en l’occurrence induirait une comparaison déplacée. La préférence en amour implique forcément un moindre amour, un désamour voire de la haine. Certains politiciens revendiquent une politique de préférence nationale disant qu’il est normal de préférer sa famille proche à ses cousins, ses cousins à ses voisins, ses voisins à des étrangers… Cette politique implique forcément une haine de l’étranger. « Là où il y a du choix, il y a de la haine », rappelle radicalement Sodo Kawaki. L’amour authentique n’est donc pas une question de préférence et de choix toujours illusoire, ce serait plutôt une question de discernement, d’obligation évolutive et de différenciation créatrice. Si nous reprenons l’exemple concernant l’enfant et le chien, j’aimerai mon chien en jouant mon rôle de maître d’un chien et j’aimerai mon enfant en jouant mon rôle de parent. Ces deux amours ne sont pas comparables en terme de rôles que j’ai à y jouer. Même si mon amour s’y distribue avec autant d’intensité, le rôle de père, de papa, etc. est plus engageant au niveau du temps et des enjeux que mon rôle de maître d’un chien. On peut chercher à appliquer cette conception à un cas plus difficile. Si au moment de m’engager dans une vie familiale, j’hésite entre deux partenaires dont l’amour m’est acquis, Comment éviter la préférence qui s’avérera cruelle pour le partenaire écarté ? Loin de choisir par préférence, je peux essayer de discerner avec quel partenaire ma vie familiale sera la plus créatrice pour la famille qu’éventuellement nous fonderons tout deux. Et si ce discernement est juste il me permettra de donner du cœur à ma décision, je n’aurai pas préféré mais répondu à un appel plus profond de l’être que l’autre pourra entendre et reconnaître en lui éventuellement. Car l’amour authentique même s’il est relation accomplie entre personnes n’est pas seulement personnel, il est en un sens impersonnel ou transpersonnel. Le dialogue créateur entre deux personnes en donne une image : l’idée créatrice qui vient ne sera alors ni la mienne ni celle de l’autre mais celle qui vient dans le courant qui passe entre moi et l’autre, non pas un courant qui va de moi à l’autre mais un courant de pensée spécifique qui se révèle entre moi et l’autre, la voix d’un authentique amour transpersonnel.

b) – Au-delà des amours sous conditions et des amours inconditionnels : l’amour inconditionnel impose ses conditions pour l’évolution créatrice.

La seconde distinction conceptuelle qui mettra en valeur ce qu’est cet amour transpersonnel consiste à distinguer les amours conditionnels et un amour inconditionnel, puis à entrer dans une dynamique dialectique entre les deux. 
Le désir et l’amour préférentiel impliquent des amours conditionnels : en effet je vais par exemple aimer mon enfant dans la mesure où il me satisfait par son comportement, je vais aimer mon compagnon de vie sous certaines conditions que bien entendu nous n’avions jamais évoquée avant de vivre ensemble… Mon enfant ne cessera jamais d’être mon enfant et je ne peux échapper à mon rôle de parent. Quoique fasse mon enfant du forfait mineur qui ternit notre tranquillité au geste le plus provocateur, rien ne peut effacer mon rôle de parent. Mon amour parental devrait de ce point de vue être un amour inconditionnel. 
Il faut comprendre que l’amour inconditionnel n’est pas une donnée qui nous précéderait nous permettant de minimiser le sens de nos responsabilités, nous autorisant à ne pas évoluer fondamentalement : il ne s’agit pas d’être aimé inconditionnellement en exigeant nos conditions mais plutôt d’apprendre à aimer en intégrant une dimension inconditionnelle de l’amour permettant de poser les bonnes conditions. Par exemple, en tant que parent qui cherche à aimer inconditionnellement l’enfant qui fait mon statut de parent, je ne cautionne pas les fautes, les erreurs ou l’ignorance de mon enfant. Agir contre le bon sens au nom d’un amour inconditionnel ferait de moi le véritable responsable en tant qu’éducateur de son mauvais comportement. Cependant aimer inconditionnellement de manière authentique m’interdit de punir l’enfant dont je suis le parent dans un sens où je lui rend le mal qu’il me fait voire plus pour la satisfaction d’un amour seulement sous condition. En fait l’amour inconditionnel authentique m’impose de punir mon enfant pour son bien, c’est-à-dire de lui offrir sous des dehors punitifs une chance de mieux voir le sens du bonheur, c’est-à-dire là encore la jouissance de l’amour inconditionnel. 
L’idée religieuse d’un Dieu père qui nous sauve sans que nous ayons rien à faire pour prendre nous-même la responsabilité d’évoluer, parce qu’il nous suffirait d’un peu de repentance, d’une acceptation in extremis de son amour inconditionnel est en effet une puissante forme de déresponsabilisation. Nous devons reconnaître que les conditions infernales qui s’accumulent sont forcément liées à l’expression d’un amour inconditionnel authentique qui veut nous faire grandir et qui rencontre notre refus : l’amour inconditionnel créateur ne saurait tout faire à notre place et nous indique par la dégradation des conditions que nous nous donnons que nous devons grandir comme être responsable. 
L’amour inconditionnel dont nous nous faisons les défenseurs est une exigence asymétrique pour nous qui voulons évoluer : évoluer implique un principe inconditionnel de refus de nos refus d’évoluer même les plus inconscients mais dès lors cette insatisfaction à notre endroit signifie t-elle un refus de ce qui présente comme inertie à l’évolution autour de nous et en nous comme inertie subconsciente universelle ? Rien n’est réellement contre l’évolution si l’évolution est véritablement à l’œuvre dans la nature entière. Du point de vue la nature, tout est l’unicité de ce mouvement naturel évoluant dans la multiplicité de ses réalisations naturelles. On peut oser peut-être une analogie entre l’amour créateur et l’évolution biologique pour penser une totalité en évolution. Il semble alors que l’évolution passée forme la niche de l’évolution future : l’évolution dans la nature ne peut pas faire table rase des conditions environnementales, elle doit s’inscrire dans un écosystème. Dans le cas de l’être humain, l’évolution s’inscrira dans un certain univers relationnel. Il va de soi qu’il faut accepter que certains appartiennent aux vieilles formes de mentalité comme les premiers hommes ont dû accepter que leurs parents ne pouvaient pas s’aventurer dans la nouvelle façon d’être qu’ils sentaient s’installer dans leur esprit. L’amour inconditionnel pour l’évolution implique d’accepter la nécessité des conditions différenciatrices de son expression vis-à-vis de ceux qui ne l’éprouvent pas. Il ne peut être que partagé sous conditions différenciatrices tant que le vis-à-vis n’a pas atteint lui-même le sens de sa nécessité et plus encore sa pleine réalisation. Il s’agit d’aimer inconditionnellement les vecteurs de l’évolution en l’autre, de les aider à grandir plus ou moins discrètement aux yeux de l’autre lui-même. Cet amour du point de vue des relations d’individu à individu ne s’impose pas mais il se propose à la conscience de chacun selon là où il peut avancer. Nous parlons d’amour inconditionnel car il nous semble que notre évolution individuelle s’inscrit dans le mouvement évolutif de tout l’univers et à partir de là si nous évoluions radicalement jusqu’au niveau habituellement le plus inconscient nous aurions une puissance de contagion subconsciente.
Pour entrer dans le mouvement même de la vibration d’amour évolutif, il faut accepter que les errances qui dans le cas de l’homme menace les assises même de son espèce malgré tout participe du mouvement d’ensemble. 
A l’échelle de la nature la plus physique, l’amour créateur ne peut que s’imposer au-delà de toutes les limitations dans lesquelles notre conscience essentiellement mentale l’enferme. Les formes du vivant supérieures ont imposé de nouvelles conditions extérieures aux formes inférieures les obligeant par là à évoluer. Les formes supérieures de conscience finissent toujours de même par être celles qui dirigent les formes inférieures mais en modifiant les conditions intérieures des consciences, leurs conditions subconscientes plus encore que les capacités supraconscientes qui relève de leur responsabilité. 
L’exemple de l’éducation d’un enfant peut là encore éclairer de quoi il est question. Le mental adulte peut avoir le dernier mot sur le vital émotionnel de l’enfant, comme le vital émotionnel de l’adulte avait révélé celui de l’enfant pour qu’il puisse prendre lui-même le dessus sur l’intelligence sensorimotrice immédiate. Car les enfants ont besoin un temps d’adultes pour survivre sur le plan physique nourricier, puis pour apprendre à survivre en développant leurs facultés sensorimotrice, vitale et mentale avant de prendre en main leur propre évolution. L’enfant voit donc s’inscrire en lui quelque chose de l’éducation parentale de façon subconsciente. Les parents les plus sensés évitent à leurs enfants des erreurs qui mettent en péril leur vie et celle des autres. Plus les enfants ont une faculté mentale épanouie, plus les adultes peuvent leur transmettre le sens du dialogue qu’ils ont eux-mêmes acquis pour les guider vers ce qui au fond est leur propre intérêt : les parents les plus évolués seraient ceux capables de ramener à la conscience tout ce qu’ils avaient d’abord déposé subconsciemment dans l’enfant. La contagion subconsciente dans l’éducation est un fait même si en l’état ce qui est ainsi contagieux est souvent la misère du monde, ce que les parents propagent dans le subconscient de l’enfant leur demeure eux-mêmes subconscients.

c) - L’ouverture du cœur comme découverte de l’espace de conscience transpersonnel de l’évolution autocréatrice.

Reste à savoir où apercevoir le fil d’un amour non préférentiel, signe d’un amour créateur inconditionnel pour l’expansion de soi-même en tout être et toute chose. Où apercevoir cet amour proprement évolutif étant donné que le devoir moral n’est a priori qu’une préférence lorsqu’on commence à l’intégrer même si plus tard nous le dépassons ? La libération du désir envisagée précédemment nous donne une marge d’action, de transformation mais comment éviter la préférence, le choix pour apercevoir le fil des voies créatrices ? Comment mettre en œuvre un discernement et une différenciation créatrice ? Comment l’amour évolutif peut-il être à notre portée ? 
La conscience perceptive lorsque le moi ne la réduit pas à ses préoccupations, à ses préférences, c’est-à-dire lorsqu’elle est avant tout de plus en plus une attention détachée de nos jugements, présente de plus en plus toute chose sur le même plan y compris notre personnalité.



La représentation de soi-même qui était au centre ici symbolisée comme notre visage commence à force d’attention à se détacher de nous : notre visage apparaît comme une représentation d’un là-bas comme celles des visage des autres là-bas. D’ailleurs notre visage extérieur n’apparaît-il pas là-bas dans un miroir, une photo, un reflet, ou dans le regard des autres ? Si mon jugement se purifie de cet ensemble de représentation qui me mettent au centre : la représentation de moi-même, le récit de moi-même ne vaut pas plus que la représentation de n’importe quel autre, le récit de n’importe quel autre. Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre, p. 36 cite Bernanos : « Je ne cèlerai pas la sorte d’enchantement dans lequel me tient cette citation de Bernanos, qui figure à la fin du Journal d’un curé de campagne : « Il est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce est de s’oublier. Mais, si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ. » »
N’est-ce pas la plus simple des préfigurations d’un amour non préférentiel ? Le choix préférentiel n’existe que du point de vue du moi, d’une survalorisation de la représentation de soi de l’extérieur. Le choix préférentiel en faveur du devoir consiste à se décentrer du moi pour y substituer peu à peu dans l’attention un soi fictionnel. Du point de la conscience attentive qui par définition est une égalité sans indifférence vis-à-vis du moi, des autres et du monde, ce décentrement fictionnel du moi n’est-il pas plus immédiat ? En effet même si le moi demeure dans un premier temps le personnage principal de l’ouverture de conscience, ne perd-t-il pas de plus en plus son égocentrisme en devenant avant tout un personnage mis en scène dans la conscience spectatrice sur le même plan que la représentation des autres personnes à partir de la perception extérieure d’autres corps dans la conscience ? 
Lorsque nous rencontrons autrui l’idée d’un face à face, d’un vis-à-vis des visages n’est donc qu’un système d’interprétation de ce qui apparaît d’abord comme l’autre visage accueilli dans notre espace de conscience. Le visage de l’autre n’est pas seulement un objet d’interprétation, il rappelle la prééminence d’un sens de l’accueil dans notre espace de conscience : ce que je prends pour moi dans un système d’interprétation habituel se révèle occulter un sens de l’accueil qui me dépasse comme propriété de l’espace de conscience par lequel en tant qu’individu je suis conscient. L’altérité du visage d’autrui révèle une dimension d’altérité essentielle au sein de l’espace de conscience par lequel je suis conscient. Mon individualité comme le visage d’autrui sont accueillis par cette dimension d’altérité infinie de l’espace de la conscience. Aimer autrui à partir de mon choix individuel revient à reconnaître ce sens de l’accueil infini inhérent à l’espace de conscience au sein duquel je suis individuellement devenu conscient. Cet amour inhérent à l’espace de conscience par lequel je suis conscient individuellement requiert de ma part une forme d’abandon : si je veux répondre à son appel qui se présente comme appel à accueillir le visage de l’autre, je dois reconnaître la transparence de mon propre visage. Cet espace de conscience qui accueille en son sein toute chose, cet unique œil divin et infini exige de moi l’abandon des représentations qui nuisent à sa transparence à commencer par celle où je persiste à me penser dans un face à face avec autrui. Pour respecter la nudité du visage d’autrui, je dois reconnaître la prééminence de la transparence du mien à l’espace de conscience qui accueille toute chose, tout être en son sein.
Un moi devenant de plus en plus un soi authentique se découvre donc émergent de cet arrière plan de conscience spectatrice et surtout accueillante. 



Toute la question est alors : comment agir spontanément dans le sens d’une évolution créatrice du tout dont la source semble liée à cet arrière plan de conscience en qui tout apparaît ? Ce soi authentique fruit de la transfiguration du moi usuel par l’attention non personnalisée de la conscience et sa passion pour l’évolution de sa manifestation à son image ne serait-il pas notre véritable identité morale indéfinissable a priori incarnant l’amour créateur de plus en plus inconditionnel sur les plans physiques, émotionnels et vitaux, mentaux et enfin peut-être sur des plans supramentaux qui nous libéreraient de toutes les conditions laissées en suspens dans chaque plan précédent ?

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V. CONCLUSION.


Le devoir n’implique pas l’amour en sa plénitude mais il le prépare, il crée les conditions de sa venue. Un nouveau type de conscience peut émerger dans celui qui aura sacrifié en lui tout ego égoïste. Ce nouveau type de conscience est un amour à l’échelle de l’univers, qui ne connaît aucun conflit avec son désir. La vie et le désir de celui qui aurait cette conscience seraient pur amour. Platon et Spinoza pensent que l’homme peut y parvenir. Même si leurs approches métaphysiques du désir semblent a priori inconciliables, ils témoignent tout deux d’une forme possible d’amour inconditionnel qui n’est plus seulement préférentiel. Cet amour authentique et inconditionnel est discernement et différenciation voire même amour créateur s’enracinant dans l’attention de la conscience, aspect que manquent Platon et Spinoza et qui permet d’envisager leur complémentarité malgré leurs oppositions apparentes. Cet amour créateur ne relève pas d’un choix, d’une préférence même si une préférence initiale peut lui donner place. Cet amour créateur au niveau mental et émotionnel est comme un discernement spontané de la différenciation créatrice, en attendant peut-être l’éventuelle individualisation de son action au niveau corporelle et cosmique.

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