dimanche 26 octobre 2014

UNE METHODE DE L'EXPLICATION DE TEXTE PHILOSOPHIQUE EN TERMINALE GENERALE

UNE METHODE DE L'EXPLICATION DE TEXTE PHILOSOPHIQUE EN TERMINALE GENERALE


On trouvera en cliquant ici des exercices et leurs corrigés pour s'exercer à cette méthode d'explication de texte philosophique.

1- PRESENTATION DE L’EPREUVE 


Cette épreuve est proposée en tant que troisième sujet au choix.


PRESENTATION DE L’EPREUVE CONCERNANT LE TEXTE EN TERMINALE GENERALE.

Cette épreuve est proposée en tant que troisième sujet au choix.

• Description

Elle comprend d’abord un extrait de texte avec le nom de son auteur. Il faut non seulement repérer mais expliquer cette thèse ou idée principale. Ceci demande aussi souvent d’expliquer la structure argumentative du texte, d’en expliquer les articulations, ou d’en dégager un plan justifié, etc. Dans tous les cas, il s’agit alors d’une explication du texte éclairant la démonstration de la thèse faite par le texte. Dégager le problème du texte est aussi un attendu exigé. Une façon de bien souligner le problème est de mettre en discussion le texte avec d’autres perspectives mettant en jeu la thèse du texte.

• Avantage et inconvénient du choix de ce sujet

L’avantage de ce choix de sujet est que votre réflexion est plus encadrée que lors du choix d’une dissertation : les échecs sont donc souvent moins importants que ceux rencontrés en dissertation. L’inconvénient de ce choix est qu’au plan de l’explication, il rend plus difficile de mettre en valeur vos qualités de réflexion. La méthode ici proposée a donc pour but de savoir valoriser vos explications.

++++

2- COMMENT LIRE UN TEXTE PHILOSOPHIQUE


• Etape 1 : Il faut lire un texte de philosophie comme vous écoutez vraiment une autre personne : il vous faut donc essayer d’entendre ce que l’auteur a à dire dans ce texte sans interférer avec ce que vous connaîtriez de lui par ailleurs.

• Etape 1bis : Même si l’auteur du texte, ses pensées, son usage des mots vous sont inconnus, il vous faut lire le texte sans vous arrêter à vos difficultés de compréhension. Décider qu’on ne comprendra pas le texte vous empêche d’être à l’écoute et vous ôte toute chance de le comprendre.

• Etape 2 : Ecouter ou lire quelqu’un ne signifie pas comprendre tout ce qu’il dit mais si vous l’avez vraiment écouté ou lu, vous avez une idée de ce dont il parle, c’est-à-dire de son thème. Notez-le.

• Etape 3 : Une lecture répétée et attentive, vous révélera alors quelle est la phrase ou le passage du texte qui en résume le mieux l’esprit et le sens, même si votre compréhension en reste encore confuse. Cette phrase ou ce passage forme la thèse du texte. La plupart du temps, la formulation de la thèse se trouvera au début ou à la fin du texte.

• Etape 4 : Vous pouvons relire le texte en le découpant grammaticalement, en repérant les mots de liaison, les connecteurs logiques (que sont : « en effet, mais, ou, et, donc, or, ni, car, par conséquent, puisque, etc. »), les changements de paragraphe ou de propos. A l’aide de ces méthodes vues en français, vous pouvez proposer un plan détaillé. Vous pouvez indiquer le rôle formel de chaque partie : conclusion, exemple, contre-exemple, raisonnement par l’absurde, hypothèse, etc.

• Etape 5 : Tout ce travail d’analyse formelle ayant été fait, vous pouvez de nouveau par une relecture approfondir notre compréhension. Vous pouvez condenser le contenu de chaque partie en une phrase titre.

• Etape 6 : Vous pouvez alors définir la problématique à laquelle répond le texte et quels sont les enjeux de la thèse du texte.


++++

3 - EXEMPLE DE LECTURE D’UN TEXTE PHILOSOPHIQUE


• Etape 1 : lire l’extrait suivant du Discours de la méthode (1637) de René Descartes

« Sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes.
Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui sont fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. »

• Etape 2 : Le thème du texte concerne la physique et sa réforme.

• Etape 3 : La thèse est à la fin du texte : « au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles on en peut trouver une pratique, […] et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. »

• Etape 4 : Si on repère les divers mots de liaison et autres indications du raisonnement à partir de la grammaire et de la graphie du texte, on a :

« [première subordonnée de temps de la proposition principale de la première phrase du texte] Sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, [seconde subordonnée de temps de la proposition principale de la première phrase du texte] et que, / commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières /, j’ai remarqué jusques où elles les notions générales touchant la physique peuvent conduire et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent,/ [suit la proposition principale de la première phrase] j’ai cru [ troisième subordonnée de la proposition principale de la première phrase] que je ne pouvais les les notions générales touchant la physique tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes.
[changement de paragraphe et deuxième phrase du texte] CAR[connecteur logique] [suit la proposition principale de la seconde phrase du texte] elles [les notions générales touchant la physique] les m’ont fait voir [suit la première subordonnée de la proposition principale de la seconde phrase] qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui sont fort utiles à la vie, [suit la seconde subordonnée de la proposition principale de la seconde phrase] et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles / on en peut trouver une pratique, / par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, / nous les [les notions générales touchant la physique] pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. »

A partir de là, on peut proposer le plan suivant du point de vue formel :
  • première partie : la première phrase du texte dont l’idée principale est dans la troisième subordonnée.
  • deuxième partie : la seconde phrase du texte qui commence par « car », explique l’idée principale de la première phrase ; elle contient la thèse centrale du texte dans sa seconde subordonnée.

• Etape 5 : Dans la première partie, Descartes explique que ses recherches en physique sont différentes de ce qui a été dit jusque là en physique. Il les a suffisamment testées pour penser qu’elles peuvent profiter à tous. Car ce qui fait le bien de tous doit être partagé. On peut titrer le contenu de la première partie : « La nécessité morale de diffuser une nouvelle physique qui a des principes plus solides ». Dans la deuxième partie, Descartes explique combien sa nouvelle approche de la physique peut faire le bien de tous. Elle n’est pas une simple vision spéculative comme celle enseignée jusque là, elle est aussi pratique qu’un savoir artisanal. Ces « notions générales touchant la physique » peuvent « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », c’est-à-dire comme des dieux dominant la vie et la nature. On peut titrer le contenu de la seconde partie : « La nouvelle physique nous rendra presque comme Dieu ».

• Etape 6 : Le problème et les enjeux du texte concernent la place de la physique dans la société humaine. Plus particulièrement l’enjeu est de savoir si grâce à la physique les hommes peuvent devenir comme Dieu.


++++

4 – COMMENT EVITER LES PIEGES DE L’EXPLICATION DE TEXTE


1- Les pièges de l’explication à éviter

Par ordre décroissant de gravité :

• Extrapoler à partir du texte

L’explication de texte ne doit pas être un prétexte pour mener tel débat, telle discussion.

• Faire un commentaire composé comme en français

Certains élèves oublient qu’il s’agit de produire une explication philosophique et donc que les remarques sur les thématiques de vocabulaires, les registres de langue, les figures de style, etc. n’ont pas leur place dans la rédaction finale de l’explication.

• Se tromper sur le sens du texte

Type 1 : Le contresens
Un contresens revient à faire dire au texte le contraire de ce qu’il dit réellement.

Type 2 : Le faux-sens
Le faux-sens consiste à transformer le sens de ce qui est dit. On fait dire au texte des choses qu’il ne dit pas vraiment.

• Paraphraser

Type 1 : la paraphrase paresseuse : un résumé partiel du texte

Expliquer un texte ne consiste pas à le résumer. Au contraire l’expliquer consistera à le rendre plus clair, plus parlant, etc. Il faut penser l’explication du point de vue de quelqu’un expliquant quelque chose à des débutants en philosophie. Plus un texte de philosophie est difficile, plus l’explication a pour but de le rendre accessible à tous.

L’autre défaut majeur d’une paraphrase paresseuse est sa tendance de l’explication à éviter les passages plus difficiles, à faire comme s’ils n’existaient pas. Ceci évite certes contresens et faux-sens sur leur interprétation. Mais une explication honnête n’évitera pas les passages les plus difficiles et prudemment soulignera le caractère hypothétique de l’explication avancée.

Type 2 : La paraphrase qui segmente le texte

Le texte est expliqué phrase par phrase comme si chaque phrase n’avait pas de rapport avec ce qui précède et ce qui suit. Le texte est comme découpé en tranches indépendantes alors qu’il s’agit de rendre compte de son unité, ce qui conduit inévitablement à une forme de paraphrase.

Type 3 : La paraphrase laborieuse : une réécriture du texte avec des synonymes

Reprendre scrupuleusement chaque phrase du texte avec des synonymes ne peut être considéré non plus comme une explication. Une explication n’est pas simplement la traduction du texte dans d’autres mots. Une traduction littérale ne clarifie pas le texte et ne montre pas forcément qu’on comprend le passage en question relativement à l’ensemble du texte. Le philosophe américain contemporain John Searle dit justement qu’une machine peut traduire un texte en chinois avec des synonymes français tout en tenant compte des règles grammaticales sans comprendre le sens d’ensemble du texte traduit.


2- Comment éviter les pièges de l’explication ?


• Se souvenir des pièges décrits précédemment

• Eviter de segmenter le texte

Il faut resituer les moments du texte par rapport à la problématique et à la thèse. Cet effort permet de faire une explication linéaire où chaque phrase est expliquée par rapport à la progression d’ensemble du texte. Par ailleurs avoir en vue la thèse et la problématique évite souvent des faux-sens et des contresens.

• Appliquer une méthode pour s’éloigner de la paraphrase

Les pages suivantes présenteront donc des techniques pour s’éloigner de la simple paraphrase laborieuse et aussi mieux cerner la thèse, la problématique et les enjeux du texte. C’est l’ensemble de ces techniques qui constitue la méthode. Expliquer un texte philosophique ou disserter restera cependant un savoir faire que vous apprendrez vraiment avec l’expérience. Car comme pour la dissertation il s’agit d’apprendre à utiliser des techniques de façon combinée ou non en fonction des passages du texte étudié.


++++

5- COMPRENDRE C’EST CLARIFIER


1- Illustrer un passage par l’exemple

• Exemple d’application à un extrait du Discours de la méthode

Lorsque Descartes évoque une connaissance des forces liées au feu, à l’eau, à l’air, aux astres et au cieux pour les employer à notre profit (« […] connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps […] nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres [..] »), nous pouvons rétrospectivement penser aux bouleversements techniques dus à la chimie, à l’électromagnétisme ou encore à l’énergie nucléaire.

• Limite de la technique

Se contenter seulement d’exemples exclut toute perspective d’ensemble sur le texte et rend l’explication anecdotique. Il y a ici comme précédemment en dissertation le piège d’une pensée anecdotique.


2- Trouver d’autres arguments pour renforcer l’argumentation de l’auteur

• Exemple d’application à un extrait du Discours de la méthode

Le passage « Sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent […] » peut évoquer l’importance de l’expérimentation scientifique. Ce propos de Descartes associe sans le dire directement la validité d’une science au fait de pouvoir tester ses théories expérimentalement. Ceci n’était pas le cas pour la physique inspirée d’Aristote et de Ptolémée qui était enseignée au temps de Descartes.

• Limite de la technique

Cette technique présente le risque de produire des anachronismes et de conduire à des extrapolations perdant de vue l’ensemble du texte. En effet, utilisée seule, elle n’explique pas les arguments et la logique propres à l’auteur.


++++

6- COMPRENDRE C’EST SUIVRE LE FIL D’UNE LOGIQUE ARGUMENTATIVE


1- Repérer la stratégie argumentative du texte

Expliquer un raisonnement philosophique nécessite de reconnaître la logique démonstrative à l’œuvre.

Un raisonnement par l’absurde ou fondé sur l’ironie donne l’impression que l’auteur change d’idée au cours de son raisonnement alors qu’en fait il pose comme vrai le contraire de ce qu’il pense pour en montrer l’absurdité.
De même un raisonnement par analogie partira de la démonstration d’un certain rapport entre deux objets semble soudain parler d’un autre rapport entre objets. En fait montrant l’équivalence de ce rapport à un autre rapport d’objet, il a fait une déduction par analogie. Par exemple, l’analogie « la plume est à l’écrivain ce que le pinceau est au peintre » permet de mieux comprendre la fonction de la plume de l’écrivain.
Plus classiquement il y a des raisonnements par déduction où l’auteur pose sa thèse en tant qu’hypothèse, la démontre puis conclut. Mais là encore selon les auteurs le type d’argumentation sera différent. Aristote procède souvent par syllogisme (voir méthode de dissertation, corrigé de l’exercice I.1. sur ce point). Platon utilise une logique dialectique inspirée de sa conception du dialogue philosophique.


2- Exemple à partir d’un extrait de Médiation (1808) de Hegel

« La vengeance se distingue de la punition en ce que l’une est une réparation obtenue par un acte de la partie lésée tandis que l’autre est l’œuvre d’un juge. C’est pourquoi il faut que la réparation soit effectuée à titre de punition, car, dans la vengeance, la passion joue son rôle et le droit se trouve ainsi troublé. »

Hegel propose d’abord une distinction entre le concept de vengeance et de punition. Il en tire une conséquence (« c’est pourquoi ») selon laquelle l’objet de la vengeance c’est-à-dire la réparation doit être intégrée à la punition objet du jugement. Il justifie cette nécessaire intégration de l’objet de la vengeance (« car ») par le fait que la vengeance implique une passion qui est le contraire de l’attitude rationnelle propre au droit.


++++

7- POUR EVITER L’OBSCURITE, QUESTIONNONS LE TEXTE !


1 – Présentation de la technique comme clarification

• Ne pas fuir la difficulté, faire des hypothèses

Face à un passage difficile, il faut tenter une explication car en évitant de se confronter à la difficulté, on passera à côté de ce qui valorise une copie. Certes il ne faut pas faire l’erreur de chercher à comprendre l’ensemble du texte à partir de ses obscurités : on risquerait un total contresens. Mais si la clarté de ce qui entoure un passage obscur est suffisante, elle permet souvent de poser des hypothèses de lecture. Pour éviter de faire des faux-sens, il faut exprimer plusieurs hypothèses présentées comme telles.

 


• Exemple sur une citation du Manuel d’Epictète

« XXXVI. Comme on ne met pas un but pour le manquer, de même la nature du mal n’existe point dans le monde. »


Devant une telle citation, on peut rester perplexe : Epictète entend nous montrer que le mal n’existe pas en comparant son inexistence à un but qu’on se mettrait pour précisément le manquer.

On peut toutefois tenter des hypothèses pour clarifier cette citation obscure :
    • le mal ne peut pas être un but, personne ne veut le mal, tout le monde vise un bien. C’est toujours d’un autre point de vue, pour une autre personne que le bien visé par l’un est vu comme un mal. Le mal est toujours l’effet indésirable d’une bonne intention ; il n’est mal en lui-même ; il n’est mal que relativement à la connaissance d’un bien plus grand ;
    • chacun vise le bien mais faute de connaissance, il échoue et obtient ce qu’on estime alors être un mal. Le monde n’est donc pas mauvais en lui-même mais notre connaissance du monde est souvent insuffisante pour en connaître le bien ;
    • s’il y avait une nature du mal, une existence réelle du mal, sa perfection comprendrait la négation de son existence. La perfection de la nature du mal serait donc de manquer la perfection de sa nature, cette contradiction implique son inexistence.
    • si pour les stoïciens, il y a une unité du monde, un sens positif de l’univers, une forme d’intelligence cosmique qui s’autoorganise sous la forme du monde, elle ne peut susciter une nature du mal, un mal absolu qui nie sa propre intelligence.


2 – Questionner d’éventuelles contradictions et montrer qu’elles sont simplement apparentes


• Présentation de la technique

On peut repérer dans le texte des apparences de contradiction soit entre deux idées de l’auteur (exemple 1 : ceci est noir et ceci est blanc), soit entre une idée et son énonciation (exemple 2 : je n’existe pas). Puis montrer que ces contradictions n’étaient qu’apparentes puisqu’une explication doit montrer la force du point de vue du texte. L’exemple 1 peut évoquer une chose blanche le jour et forcément noir dans l’obscurité. L’exemple 2 est valable pour ce qui concerne un testament où on peut délivrer un message alors qu’on n’existe plus.

• Exemple d’application de la technique

« Quant au sous-prolétariat1, cette pourriture passive des couches inférieures de la vieille société, il peut se trouver, çà et là, entraîné dans le mouvement par une révolution prolétarienne ; cependant ses conditions de vie le disposeront plutôt à se vendre et se livrer à des menées réactionnaires. », Karl Marx, Friedrich Engels, Le manifeste du parti communiste, 1848, trad. Française 1893.

Lumpenproletariat : le prolétariat en haillons, la pègre, au sens fort dans le texte.

Cette analyse du sous-prolétariat est étonnante, elle semble contredire l’idée que le communisme se place du côté des plus pauvres. Toutefois Marx et Engels précisent que la conscience d’appartenance du sous-prolétariat à une classe sociale du fait de leur trop grande pauvreté reste incertaine. Un sous-prolétaire est différent d’un ouvrier prolétaire au chômage car le sous-prolétaire n’a pas l’expérience du travail ouvrier car c’est ce travail qui forge la conscience d’appartenir à la classe sociale ouvrière. Le sous-prolétaire est proche du bourgeois qui vit sans faire de travail pénible à la différence près qu’il n’en a pas le Capital. Pour survivre il est parfois prêt à exploiter les autres par « l’industrie du crime » comme l’est le bourgeois avec ses industries capitalistes. Cette mentalité peut facilement en faire un mercenaire au service des bourgeois capitalistes contre les revendications du prolétariat.


++++

8- ENTENDRE L’UNICITÉ D’UN TEXTE C’EST LE CONFRONTER A D’AUTRES TEXTES !


1- Présentation de cette technique d’explication

Il s’agit lorsqu’on a la connaissance de certaines pensées philosophiques de comparer tel passage du texte à expliquer avec tel propos parallèle dans telle pensée philosophique. Il s’agit alors de montrer par un jeu de ressemblance et de dissemblance ce qui fait la crédibilité de la position du texte étudié et surtout l’unicité de son point de vue, son originalité.

2- Exemple d’application de cette technique de confrontation.

• Étape 1 : repérage de passages qui peuvent être mis en parallèle. Nous partirons ici d’un passage des Parties des Animaux d’Aristote :

« Ce n’est pas parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des êtres, mais c’est parce qu’il est le plus intelligent qu’il a des mains. En effet, l’être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d’outils : or, la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. […] Aussi, ceux qui disent que l’homme n’est pas bien constitué et qu’il est le moins bien partagé des animaux (parce que, dit-on, il est sans chaussures, il est nu et n’a pas d’armes pour combattre), sont dans l’erreur. » [...] Car la main devient griffe, serre, corne, ou lance ou épée ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela parce qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir. La forme même que la nature a imaginée pour la main est adaptée à cette fonction. »

Ce texte d’Aristote dans sa partie soulignée répond au texte suivant extrait du Protagoras de Platon qui rapporte précisément les idées de Protagoras :

« PROTAGORAS. — [...] Lorsque le temps destiné à la création […] fut venu, les dieux formèrent [les êtres mortels] […], ils ordonnèrent à Prométhée et à Épiméthée de les orner et de leur distribuer toutes les qualités convenables. Épiméthée pria Prométhée de permettre qu’il fît seul cette distribution […]. Prométhée y consentit. Voilà donc Épiméthée en fonction. Il distribue aux uns la force sans la vitesse, et aux autres, la vitesse sans la force. Il donne des armes naturelles à ceux-ci ; et à ceux-là il leur refuse des armes, mais il leur donne d’autres moyens de se conserver et de se garantir. […] Il acheva ainsi sa distribution avec le plus d’égalité possible, prenant bien garde qu’aucune de ces espèces ne pût être détruite. Après leur avoir donné tous les moyens de se garantir de la violence les uns des autres, il eut soin de les munir […] contre les rigueurs des saisons. Pour cela, il les revêtit de poils épais et de peaux serrées très capables de les défendre contre les gelées de l’hiver et contre les ardeurs de l’été, et qui, lorsqu’ils ont besoin de dormir, leur servent de couvertures. [...] Cela fait, il leur assigna à chacun leur nourriture : à ceux-là les herbes, à ceux-ci les fruits […], et il y eut telle espèce à qui il permit de se nourrir de la chair des autres animaux ; mais, pour cette espèce, il la rendit peu féconde, et accorda une grande fécondité à celles qui devaient la nourrir, afin qu’elle se conservât. Mais comme Épiméthée n’était pas très prudent, il ne prit pas garde qu’enfin il avait employé toutes les qualités pour les animaux privés de raison, et qu’il lui restait encore à pourvoir l’homme. […] Lorsque Prométhée arriva […]. Il vit tous les animaux très équitablement équipés, mais il trouva l’homme tout nu, n’ayant ni armes, ni chaussures, ni couvertures. […] Prométhée ne savait pas comment donner à l’homme les moyens de se conserver. Il trouva finalement cette solution : il déroba à Héphaïstos et à Athéna1 le secret des arts et le feu (car sans le feu ce savoir ne pouvait pas être mis en pratique), et il les offrît à l’homme. »

1 - Héphaïstos et Athéna sont les dieux des arts utiles à la vie : Héphaïstos (dieu du feu) fournit les instruments, Athéna (déesse de l’intelligence) la connaissance pratique.

• Étape 2 : rédaction d’une explication soulignant la spécificité des idées du texte [d’Aristote] par confrontation avec d’autres idées [ici celles de Protagoras].

[Le parallèle, les ressemblances] Aristote et le récit mythique de Protagoras soulignent la frappante nudité de l’homme en regard du reste du monde animal. [Les dissemblances, la différence spécifique] Mais Aristote pense à l’encontre du récit de Protagoras que l’intelligence n’a pas été donnée en contrepartie à la faiblesse du corps de l’homme mais que le corps de l’homme est la forme organique prise par l’intelligence. En effet la nudité de la main de l’homme loin de traduire une absence d’arme naturelle traduit plutôt la polyvalence de la main pour saisir et fabriquer des outils et des armes à l’aide de son intelligence. La nudité humaine est directement liée à son activité technicienne qui peut la couvrir de plusieurs façons possibles suivant les exigences du milieu. Si on prend une terminologie contemporaine, on peut dire que l’homme n’est pas un être inadapté au milieu naturel mais qu’au contraire sa nudité traduit sa capacité supérieure d’adaptation aux divers milieux naturels.


++++


9- RÉVEILLER UN TEXTE, C’EST RÉVÉLER SES CONCEPTS !


1 – Définition du concept philosophique

Le concept philosophique peut être défini de plusieurs manières suivant les diverses conceptions de la philosophie. Cependant nous pouvons simplifier cette difficulté en remarquant qu’un concept est un mot ou un ensemble de mots utilisés dans un sens qui n’est pas le sens communément attribué à ce mot même si cet usage trouve des justifications du point de vue du mot ou de cet ensemble de mots.

2 – Exemples

• L’intuition selon Descartes

« Par intuition (intuitus), j’entends, non pas le témoignage changeant des sens ou le jugement trompeur d’une imagination qui compose mal son objet, mais la conception d’un esprit pur et attentif, conception si facile et si distincte qu’aucun doute ne reste sur ce que nous comprenons (...) Ainsi chacun peut voir par intuition qu’il existe, qu’il pense, que le triangle est défini par trois lignes seulement, la sphère par une seule surface (...). », Règles pour la direction de l’esprit, 1628.

Le mot intuition utilisé au sens usuel évoque souvent l’idée d’un pressentiment vis-à-vis d’une situation, de la conduite d’une personne, etc.
Chez Descartes le mot intuition n’est pas employé au sens usuel. Il désigne le fait que la conscience vise une idée plus ou moins claire et distincte. Il s’agit par exemple pour la conscience de visualiser clairement et distinctement une idée et une autre qu’elle se représente dans son esprit. Cette visualisation donne alors l’idée claire et distincte de deux idées. Descartes distingue un raisonnement fondé sur l’intuition d’un raisonnement qui implique la déduction. Par exemple personne ne peut visualiser clairement et distinctement en une fois sept idées dans l’esprit, on est contraint de joindre par la mémoire au moins une première intuition d’un ensemble d’idées à une seconde pour concevoir sept idées. Notre raisonnement par intuition est limité et doit donc faire appel à la mémoire et joindre par elle des intuitions, notre raisonnement est alors pour Descartes une déduction. On a ici un ensemble de mots (intuition, déduction, idée, mémoire) utilisés par Descartes dans un sens qui lui est propre mais rigoureux et utile pour décrire les raisonnements de la conscience et ses limites.

• L’intuition chez Bergson

« De ces intuitions évanouissantes, et qui n’éclairent leur objet que de distance en distance, la philosophie doit s’emparer, d’abord pour les soutenir, ensuite pour les dilater et les raccorder ainsi entre elles. Plus elle avance dans ce travail, plus elle s’aperçoit que l’intuition est l’esprit même et, en un certain sens, la vie même : l’intelligence s’y découpe par un processus imitateur de celui qui a engendré la matière. Ainsi apparaît l’unité de la vie mentale. On ne la reconnaît qu’en se plaçant dans l’intuition pour aller de là à l’intelligence, car de l’intelligence on ne passera jamais à l’intuition. », Evolution créatrice, 1907.


Chez Bergson le concept d’intuition n’est pas liée aux limites du raisonnement de la conscience qui doit faire appel à la mémoire et donc à la déduction comme chez Descartes. Pour comprendre le concept d’intuition chez Bergson, il faut relier chez lui ce mot à sa conception de l’intelligence. L’intelligence est la capacité pour Bergson de trouver dans le passé des similarités. La science et la technique sont typiquement le lieu de l’intelligence dans la mesure où elles cherchent des lois permettant connaissant des conditions initiales d’un certain type de situation d’en déterminer les conditions terminales. Là où l’intelligence se fonde sur des fonctionnements déterminés de situation, l’intuition est plutôt le surgissement imprévisible d’un acte conscient échappant à toute détermination. L’intelligence est plutôt liée à la découverte tandis que l’intuition est liée à l’invention ou dans les termes de Bergson à la création.


3 – Repérer un réseau conceptuel dans un texte

Expliquer vraiment un texte de philosophie implique donc de repérer des concepts, leurs liens et de les expliquer.
Ce travail explicatif est sans aucun doute le plus délicat car il ne faut pas non plus inventer des sens conceptuels qu’y ne sont pas ceux du texte étudié.


++++

10 - UN EXEMPLE RÉDIGÉ DE SUJET PORTANT SUR UN TEXTE 


On trouvera en cliquant ici des exercices et leurs corrigés pour s'exercer à cette méthode d'explication de texte philosophique. On y trouvera aussi un autre exemple rédigé d'explication de texte.

a - sujet :

INCIPIT DE VERITE ET MENSONGE AU SENS EXTRA-MORAL de F. NIETZSCHE : 

« Il y eut une fois, dans un recoin éloigné de l’univers répandu en d’innombrables systèmes solaires scintillants, un astre sur lequel des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la plus orgueilleuse et la plus mensongère minute de l’« histoire universelle ». Une seule minute, en effet. La nature respira encore un peu et puis l’astre se figea dans la glace, les animaux intelligents durent mourir. - Une fable de ce genre, quelqu’un pourrait l’inventer, mais cette illustration resterait bien au-dessous du fantôme misérable, éphémère, insensé et fortuit que constitue l’intellect humain au sein de la nature. Des éternités durant il n’a pas existé ; et lorsque c’en sera fini de lui, il ne se sera rien passé de plus. Car ce fameux intellect ne remplit aucune mission au-delà de l’humaine vie. Il n’est qu’humain, et seul son possesseur et producteur le considère avec pathos, comme s’il renfermait le pivot du monde. Or, si nous pouvions comprendre la mouche, nous saurions qu’elle aussi nage à travers l’air avec ce pathos et ressent en soi le centre volant de ce monde. Il n’y a rien de si abject et de si minuscule dans la nature qu’une légère bouffée de cette force du connaître ne puisse aussitôt gonfler comme une outre ; et de même que tout portefaix aspire à son admirateur, de même l’homme le plus fier, le philosophe, croit-il avoir de tous côtés les yeux de l’univers braqués comme des télescopes sur son action et sa pensée. » 

b - EXPLICATION :


Nous réadaptons ici l’explication du passage trouvée sur :

http://laphiloduclos.over-blog.com/2015/03/les-illusions-de-la-connaissance-explication-d-un-texte-de-nietzsche.html

Remarque : tous les aspects de notre méthode ne sont pas utilisés ici.



[Présentation du passage] Nous lisons ici l’incipit de Vérité et mensonge au sens extra-moral de Nietzsche. 
[Présentation des thèmes] Selon lui, l’Homme a une attitude profondément ambivalente à l’égard de la vérité : il la désire, mais ne le trouve pas ; il doute de son existence, mais ne renonce pas à la chercher. 
[Présentation de l’idée principale] Comment expliquer cette attitude et qu’en est-il finalement de l’existence de la vérité ? L’idée principale de ce passage se reflète dans cette phrase du texte : « Car ce fameux intellect ne remplit aucune mission au-delà de l’humaine vie. Il n’est qu’humain, et seul son possesseur et producteur le considère avec pathos, comme s’il renfermait le pivot du monde. » La vérité que poursuit l’intellect ou qu’il proclame semble comme un mirage que les hommes poursuivent illusoirement. Dans cette hypothèse, Nietzsche précisera donc qu’est-ce qui pousse les hommes à croire de manière si tenace à l’existence de la vérité.
[Présentation du problème] C’est ce problème que Nietzsche s’attache à élucider dans ce texte et pour lui cela ne fait pas de doute : la vérité est une illusion, et sa recherche une farce grotesque qui atteint son sommet avec la philosophie ! Mais qu’est-ce qui autorise Nietzsche à tenir de tels propos ? Quelles en sont les conséquences pour l’exercice de la philosophie ? Déjà Pascal affirmait que « La vraie philosophie se moque de la philosophie ».

 
[Explication linéaire] La position de l’auteur est d’abord exposée d’une manière tout à fait originale, au travers d’une fable : « il y eut une fois... ». Cette fable raconte un événement, « l’invention de la connaissance », que l’auteur s’amuse à tourner en dérision en le présentant sous un jour comique, voire carrément grotesque.
D'abord un cela se passe en un temps indéterminé (« une fois »), et dans un lieu incertain et sans gloire ("un recoin éloigné de l'univers", « un astre » -qui sait lequel ?), lieu quelconque et relégué dans l’ombre, perdu au sein de l’immensité des « innombrables systèmes solaires scintillant ». En outre cet événement a pour protagonistes des êtres mal identifiés dont on sait seulement qu’ils sont "des animaux intelligents"). Et leur seul titre de gloire qui soit rapporté, « l’invention de la connaissance », est ramené par ce terme « d’invention » à un acte arbitraire et de pure fantaisie.
C’est ensuite un événement dont l’auteur se plaît à souligner la fugacité et, à travers cela, l’insignifiance : il dure une simple « minute » en regard de « l’histoire universelle », c’est-à-dire des durées qui ont cours dans la nature, terme qui désigne ici l’univers. Ainsi, loin de connaître la gloire et la reconnaissance éternelles auxquelles ils pensaient pouvoir prétendre pour leur invention, les animaux intelligents connaissent une fin rapide et brutale qui témoigne de l’absence d’égard avec lequel la nature les traite : il aura suffi en effet que celle-ci « respira encore un peu – que passent quelques millénaires, ce qui ne demande aucun effort particulier à la nature - pour que « l’astre se figea dans la glace » et que « les animaux intelligent durent mourir » sans laisser de trace : qui peut ignorer en effet que toute vie sur terre disparaîtra avec la destruction du système solaire, et qu’en tout état de cause, rien ne saurait prétendre à l’éternité dans un univers lui-même soumis au temps. Dès lors, quelle dérision que cette fin brutale et sans cérémonie pour les êtres fiers et orgueilleux qui ont cru posséder la connaissance ! On le voit, l'auteur fait tout pour souligner le caractère insignifiant, totalement anodin, dérisoire et finalement grotesque de l’événement, afin d'en faire justement un "non-événement", un modeste fait divers à l'échelle du cosmos.
Une fable, qu'on pourrait nommer fable de la connaissance ou fable de la vérité, débute le propos de Nietzsche. Or, comme on sait, toute fable a sa morale qui en expose clairement le sens. Quelle est donc l'intention de Nietzsche et surtout comment se justifie-t-il ?

Une « fable de ce genre, quelqu'un pourrait l'inventer, mais cette illustration resterait bien au-dessous du fantôme misérable, éphémère, insensé et fortuit que l’intellect humain figure au sein de la nature. »  Maintenant l'intention de l'auteur se trouve parfaitement claire : la fable met en scène sous une forme satirique une critique radicale de la valeur de « l'intellect humain », puisque celui-ci est assimilé à une chose inconsistante et insignifiante, une réalité spectrale (« un fantôme misérable, éphémère, insensé et fortuit »). Et comme l'intellect désigne très précisément la faculté qui est censé permettre à l'esprit humain d'entrer en contact avec la réalité des choses, c'est donc l'idée même de connaissance, avec toutes la valeur intellectuelle et éthique qui est associée à son projet, qui est complètement rejetée par Nietzsche.
Au-delà des termes employés, c’est aussi ce que montre le procédé hyperbolique employé par l’auteur, la fable étant dite une illustration « bien en-dessous » de la réalité. On ne saurait mieux dire l'inanité de l’intellect et, par voie de conséquence, l’imposture vaniteuse des êtres humains. Car, comme le rappelle Nietzsche, l’existence de l’intellect humain est totalement « fortuite » : il est sans nécessité aucune et ne doit son existence qu’à la réunion hasardeuses de circonstances totalement contingentes et aveugles ; et c’est pourquoi son existence comme sa disparition sont indifférentes, sans conséquence aucune pour l’univers : « des éternités durant il n'a pas existé ; et lorsque c'en sera fini de lui, il ne se sera rien passé de plus ».

Toutefois on ne peut pas se contenter de critiquer quelque chose, même avec un grand talent littéraire ; il faut justifier et fonder en raison sa critique. Qu'est-ce qui autorise Nietzsche à proclamer la nullité de l'intellect humain ?

Deux choses principalement :

D’une part, le fait qu'il n’a de valeur que pour l’homme puisqu'il "ne remplit aucune mission au-delà de l'humaine vie" qu'"il n’est qu’humain ». Ce qui signifie qu’il n’a d’utilité et de sens qu’en regard de l’homme et de ses besoins.
D’autre part, son extrême banalité, puisqu’un être aussi modeste que la mouche, ou tout autre, si « minuscule » et « abject » soit-il, possède un intellect qui lui procure la même utilité, la même émotion, et finalement la même illusion. Car, comme le remarque finement Nietzsche, « si nous pouvions comprendre la mouche", c'est-à-dire aussi se mettre à sa place et sentir comme elle sent, si nous pouvions être en empathie avec la mouche, alors « nous saurions qu’elle aussi nage à travers l’air avec ce pathos et ressent en soi le centre volant de ce monde. » En fait, il n’y a pas d’être qui ne ressente l’ivresse propre à l’acte de « connaissance ». C’est pourquoi l’émotion qui étreint l’homme à l’évocation de ses capacités est parfaitement ridicule.

Au-delà de sa fonction satirique, la comparaison de l’homme avec la mouche exprime un argument décisif : comme la mouche - et pas plus qu’elle -, l’homme se croit seul à posséder dans son intellect le « pivot du monde », c’est-à-dire le principe garantissant la compréhension du réel ; comme la mouche et pas plus qu’elle, l’homme se croit « au centre des choses », c’est-à-dire a le sentiment que ses représentations expriment l’essence des choses. Qu’est-ce à dire, sinon que l'homme prend pour connaissance de la réalité ce qui n’en est que l'expression anthropocentrique et anthropomorphique ; qu’il conçoit et perçoit non la réalité mais son expression – mieux, son interprétation- dans les formes de la représentation humaine.
On comprend dès lors les raisons de la critique de Nietzsche : la connaissance est une illusion enivrante – car qui ne serait gonflé d’orgueil à se croire le dépositaire du savoir ? - résultant de la puissance de cette force d'interprétation et d’assimilation du monde qu’est l’intellect.
Maintenant que la nature exacte de la connaissance et de ses effets sur l’homme est dévoilée, Nietzsche peut donner libre cours à son ironie : il parle d’ivresse et de délire (« bouffée de cette force du connaître »), il suggère la mégalomanie et la bouffonnerie liées à l’illusion du savoir par allusion à La Fontaine, l’expression "gonfler comme une outre" nous rappelant la fable de la grenouille voulant se faire aussi grosse que le bœuf... Sauf que la grenouille pourrait prendre ici un visage inattendu.
Car quelles sont les conséquences de cette compréhension nietzschéenne de la nature de l'intellect et de la connaissance humaine ?
« Et de même que tout portefaix aspire à son admirateur, de même l’homme le plus fier, le philosophe, croit-il avoir de tous côtés les yeux de l’univers braqués comme des télescopes sur son action et sa pensée. » A ce moment du texte, on a le sentiment que la critique de Nietzsche rencontre précisément sa cible : le philosophe et la philosophie, du moins une certaine philosophie puisque Nietzsche lui-même est philosophe. Car si le philosophe est classiquement par excellence l'homme de la vérité et si toute connaissance est illusoire parce que fondée sur les illusions que l’intellect produit, alors, fatalement, le plus trompé et le plus ridicule des hommes, c'est le philosophe, c’est l’homme qui a, chevillé au corps et dans son âme, « l’amour de la sagesse » ! Ce qui est, pour le moins, un étonnant renversement de la représentation habituelle du philosophe !


 
[Bilan] Nous savons donc maintenant que pour Nietzsche la vérité est une illusion qui trouve avec la philosophie un sommet, en tant qu'elle se veut à l’origine la plus haute des Sciences ; et que toute prétention à la connaissance absolue est au fond bouffonne. Son propos a en effet développé sous une forme satirique une critique radicale de ce que nous nommons depuis ce penseur la volonté de vérité, volonté qui est pourtant au cœur de l'entreprise philosophique originelle qui est quête de ce qui est bon et vrai dans l'absolu. C'est pourquoi nous devons connaître les raisons détaillées de la position de Nietzsche afin de pouvoir penser ses conséquences pour les questions qui forment le contenu principal de l’interrogation philosophique.



On trouvera en cliquant ici des exercices et leurs corrigés pour s'exercer davantage à cette méthode d'explication de texte philosophique.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire