I. Introduction problématique
Cependant en franchissant certaines limites la science ne risque-t-elle pas de briser l’intégrité de l’humanité qui sous-tend ses protagonistes ? En un autre sens lorsque la recherche s’approche de l’humain et le prend pour objet, sa tâche n’est-elle pas impossible ? En effet chercher à rendre objectif l’être humain sans déstructurer son humanité qui s’incarne comme sujet paraît une tâche infinie et sans limite. La science face à l’humain et à ce qui l’approche comme le vivant par exemple court le risque de disséquer et donc de manquer sa recherche, elle ne pourra que s’approcher du fait vivant, en donner les lois mais pas rendre compte définitivement de son dynamisme interne. La science en ces domaines demeure un apprenti sorcier à moins qu’elle ne rencontre au-delà de son modèle d’objectivité une figure d’elle-même toute renouvelée. Pourquoi ne trouverait-elle pas dans l’appel moral et éthique une pertinence de son point de vue même ? Ainsi elle transcenderait ses limites internes en prenant au sérieux les limites éthiques imposées de l’extérieure.
II. Limites internes à la démarche scientifique
Autrement dit les mathématiques et la logique suggèrent dans leur développement des formes de conception de l’insaisissable. La connaissance mathématique et logique devient étude de conceptions qui intègrent des limites à la connaissance rationnelle. Mais crée-t-on quoi que ce soit sans limite et sans règles ? Ainsi on se spécialise en probabilités, en sciences mathématiques de l’approximation, etc. Le mathématicien s’impose des règles logiques et des axiomes et explore les conséquences de ce qu’il s’est imposé, il découvre ainsi les limites de la rationalité humaine.
L’objet des sciences de la nature a une matérialité. Questionner cet objet par l’entremise d’un dispositif expérimental introduit une médiation matérielle qui rend à jamais impossible une saisie directe. Le dispositif introduit une médiation matérielle qui rend à jamais impossible une saisie directe. Le dispositif introduit un contexte qui change à partir de certaines dimensions et dans certains champs les réponses. La question incarnée par le dispositif expérimental suscite une réponse dépendante de ce mode de questionnement même. L’interaction entre le sujet, ses médiations pour poser telle ou telle question à tel objet et l’objet lui-même fait qu’il devient dans certaines circonstances impossible de déterminer si la nature en soi est saisie ou si c’est une transformation de la nature et de ses lois par la médiation expérimentale qui est saisie.
En science physique nous avons déjà défini ces limites internes à la science aux alentours de 10-33 m. Mais il y a problème aussi à l’autre extrême en ce qui concerne l’infiniment grand. Le physicien sait que certains objets célestes échapperont à sa maîtrise et donc en partie à son étude que ce soit par leur masse, leur taille ou encore par le gigantisme des forces mises en jeu. Les médiations expérimentales seront trop faibles pour résister face à de telles puissances. Cette interdépendance est liée ici à la médiation.
Il va de soi que le rapport sujet/objet s’amplifie quand l’objet est aussi un sujet humain. L’objectivité est alors de plus en plus difficile à dégager. En histoire ou en sociologie certains scientifiques affirment même qu’éliminer toute dimension subjective reviendrait à nier la vérité indépassable du rapport sujet/objet/médiation. Il y a un travail à mener sur l’interaction sujet/objet y compris si l’objet d’étude est un sujet humain. L’ethnologue quand il étudie la culture d’un peuple introduit qu’il le veuille ou non un contact entre sa culture et celle de ce peuple. Et qu’il le veuille ou non ce peuple assimilera certains aspects de la culture dont fait partie l’ethnologue. Dans le même sens qui sait si un historien au contact de cultures oubliées ne pourra s’empêcher d’y trouver des potentialités intéressantes pour aujourd’hui ? Ainsi le statut des homosexuels dans certaines tribus d’Amériques du nord faisait qu’ils s’occupaient des enfants orphelins. Dans le débat qui concerne le droit d’adoption par des homosexuels ne faut-il pas prendre en compte cette expérience oubliée ? La vérité propre au cercle sujet/objet où l’objet peut être un sujet humain est d’ordre morale et éthique. Dans Vérité et histoire, Ricoeur parle d’une qualité de subjectivité de l’historien en vue d’une meilleure objectivité et il évoque aussi une extraction du passé d’une forme de sagesse, d’une forme de questionnement éthique et philosophique pour aujourd’hui. La limite ici liée au cercle herméneutique, c’est-à-dire à une interprétation toujours insérée dans le contexte de l’objet étudié, peut devenir fructueuse. Le cercle herméneutique au lieu de considérer qu’il ne fait que vicier la recherche devient son point de départ authentique.
III. Les limites externes de la science
Certes la science n’est pas en mesure de faire l’erreur fatale qui éliminera la vie sur terre. Car on ne peut pas en l’état détruire la biosphère et donc la vie terrestre avec de la vie manipulée, mais on peut menacer l’identité et l’intégrité de la vie humaine que ce soit localement ou globalement.
La médiation scientifique pose clairement le rapport entre la partie et le tout. La partie est toujours le résultat de processus du tout. Modifier la partie implique toujours une modification du processus du tout. L’écologie est en ce sens la science naissante des rapports entre le tout et la partie. Mais comme on peut le déduire des propos de Ken Wilber dans Une brève histoire de tout, on peut faire de l’écologie une science n’incluant pas l’intériorité de l’observateur : le système en écologie n’intègre pas cette intériorité, cette subjectivité, elle se contente de liaison objective entre le tout et la partie. Même si cette vision systémique permet de soupçonner les limites des modifications génétiques, elle ne permet pas de montrer du point de vue scientifique tous les enjeux d’un clonage qui n’implique qu’une reproduction des gènes existants sans les modifier. Hormis le fait systémique que la nature semble privilégier la biodiversité, il faut une science de la partie et du tout incluant l’intériorité pour éclairer tous les enjeux du clonage.
Le clonage met en jeu l’intégrité de la vie humaine. La biologie nous oblige au moins de manière fictive à reconsidérer ce qui concerne notre identité et permet d’ébranler certains attachements psychologiques illusoires. Le clone, par exemple, ne met pas en cause la vie des hommes mais il pose des questions autour de l’identité. Le clone en tant qu’être humain potentiel sacrifié comme réservoir d’organes renvoie aux lois morales d’intégrité. Mais le clone humain respecté comme être humain même s’il est un substitut à la filiation, l’occasion d’une expérience juste pour voir se réaliser le possible, etc. touche à l’identité. Si on considère que du point de vue éthique toute attitude mentale de l’ego centré sur lui-même est un stade inférieur qui doit être dépassé grâce à la connaissance de soi, les motifs de clonage paraissent bien avoir tous des motifs égocentriques ainsi que beaucoup de préjugés contre lui. Chercher la prolongation de soi-même, être fasciné par une forme de pouvoir, etc. ou au contraire défendre inconsciemment son unicité et son identité égocentrique contre toute forme de relativisation qu’implique ce genre de manipulation possible.
On pourrait bien sûr arguer que d’un point de vue éthique revisité par la phénoménologie, « l’identité n’est pas ce qui importe » puisque l’attachement identitaire est par excellence égocentrique. Cependant l’approche de l’identité où l’ego renonce à toute définition de soi n’a pour but que de se redéfinir et s’ouvrir à chaque instant dans l’espace d’attention à une évolution de la relation avec autrui. Nous sommes quelque part à la croisée de Sartre et Bergson. Au-delà de l’identité égocentrique, l’ego est reconsidéré du point de vue d’un centre focal de relations autour d’une vacuité de conscience dont le potentiel de liberté est nourri d’énergie créatrice.
Ce qui permet de devenir une personne authentique est la découverte de soi comme absence de contenu mental, comme absence de propriété, favorisant l’émergence créatrice d’une qualité relationnelle où l’autre est comme soi-même. Ce rien central de la personne serait en quelque sorte impersonnel et en ce sens commun à toutes les personnes.
Heidegger évoque dans sa terminologie l’Être de l’étant humain. Si dans une perspective éthique on considère la personnalisation du transcendant impersonnel qu’est l’Être, le terme « impersonnel » devient impropre, le terme « transpersonnel » pointerait mieux l’idée d’une ouverture ontologique au multiple relationnel.
Le clonage derrière le rideau de l’ego s’inscrit forcément comme acte de l’unique impulsion transpersonnelle mais non pas comme son principe d’individualisation par les relations personnelles. Le clone est comme une recherche inversée de l’un transpersonnel : comme si l’un transpersonnel se cherchait de manière cauchemardesque parce que de façon égocentrique. Dans le troisième volet du film Matrix l’agent Smith traduit bien fictivement ce danger puisqu’il contamine tous les êtres de la matrice en s’y clonant pour imposer son seul ego. L’agent Smith est légion ce qui est une figure du diable, le diabolos qui est l’ego se séparant en son cœur de l’unicité transpersonnelle qui le transcende pour s’affirmer comme lui seul l’unique en se projetant partout : il divise et se divise à l’infini pour régner. Il est une négation d’une diversité de l’intériorité des parties au sein de l’unique intériorité du tout. Au fond alors qu’il est affirmation de l’unité innombrable de la même intériorité, il ne perçoit pas que l’unicité de l’intériorité de l’univers implique la multiplicité de l’intériorité de ses parties.
Nous voyons clairement que la phénoménologie de la conscience et de l’Être permet de produire une éthique à partir d’une reconsidération de la partie et du tout incluant l’intériorité.
IV. La science en 3e personne et la science en 1re personne
La science avait besoin de passer par un moment objectif excluant l’approche subjective au risque d’ignorer le Tout vivant. Mais prolongeant cet oubli, la science se nie elle-même comme raison instrumentale au service d’une subjectivité égocentrique.
Devant ces éventuels méfaits de la science, on a défendu politiquement et juridiquement un ensemble de valeur objective, un Devoir-être qui s’est concrétisé çà et là par des lois bioéthiques. Mais cette forme d’approche semble devoir aussi être dépassée. Le privilège accordé à une approche seulement objective étant source inconsciente d’ignorance, la recherche scientifique la plus authentique est dans l’éclaircissement du cercle sujet/objet/médiation expérimentale. La science développée par nos facultés mentales s’inscrira toujours dans les limites de ce cercle indépassable. Mais en explorant les limites de ce cercle, la science elle-même découvre de plus en plus nettement un lien étroit entre Être et Devoir-être.
La limite en somme s’avère une limite propre à l’évolution de la conscience humaine elle-même. La science la plus authentique nous apporte alors une science pratique de l’Être. Elle nous appelle à une forme de subjectivité purifiée où servir plus d’objectivité revient à se sonder de plus en plus sincèrement, à se laisser gagner par une qualité de subjectivité de plus en plus nette…
La science objective de l’objet est la science du « il », la science de la troisième personne ou encore science-3. Elle indique dans ses extrémités la nécessaire intégration d’une science de l’intériorité du Tout et du sujet, une science de la qualité de subjectivité transpersonnelle, c’est-à-dire une authentique science-1. Cette science d’une authentique intériorité est une science de l’authentique première personne qui ne s’illusionne pas comme ego séparé du Tout vivant et matériel. Le sujet personnel pratiquant la science-1 change en gagnant en objectivité : il est de moins en moins oublieux de sa source transcendante qui lui est immanente et qui le fait évoluer.
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