vendredi 24 octobre 2014

Un artiste doit-il être original ?


Voici une ébauche de corrigé qu’il faudra détailler et peaufiner.

Remarque 1 :

Dans la rédaction il faut introduire les titres de partie qui font souvent les liens de l’une à l’autre.

Remarque 2 :

1. Le sujet n’est pas le problème. Une analyse problématique doit absolument exister dans l’introduction. Il y a 3 manières d’analyser le sujet qui peuvent être développées dans l’introduction :
  • Analyser les préjugés du sujet, repérer les présupposés par exemple ici, pourquoi la question porte sur l’artiste et non sur l’œuvre d’art.
  • contradiction, paradoxe
  • Analyse des termes : ici, il faut travailler sur le mot originalité. Ainsi on signalera des antonymes d’originalité, telles l’imitation, la copie ; on s’appuiera sur des synonymes : distinction, démarcation, singularité, ce qui a les traits de la source créatrice.
2. Dans un sujet sur l’art, il faut absolument retrouver dans la copie des artistes, des œuvres d’art.
3. Enfin utiliser le cours et citer des idées liées à des philosophes est bienvenu.

Introduction :


Se demander si l’artiste doit être original implique que la question concerne aussi l’artiste et non seulement l’œuvre d’art que fait l’artiste. Soit la question concerne la reconnaissance de l’artiste par le biais de l’originalité personnelle. Soit elle consiste à se demander si l’artiste en créant doit rechercher l’originalité. Si l’originalité est une recherche de distinction sociale, on peut se demander si l’essentiel de la recherche artistique n’est pas abandonnée. L’artiste finirait par effacer par sa présence les œuvres d’art ; on aurait affaire à des artistes sans œuvre. La distinction sociale est liée à un contexte. Une provocation par exemple n’a de sens que pour un moment donné. La mémorialiser lui ôte son caractère provocateur. L’originalité semble alors nuire à la valeur éternelle d’une œuvre. Si l’artiste renonce à sa propre reconnaissance, et qu’il cherche l’originalité pour son œuvre d’art, il peut peut-être concilier originalité et pérennité de l’œuvre. Il va s’agir alors de chercher une distinction vis-à-vis de la tradition artistique. Il y a alors un autre piège, celui de l’avant-gardisme. L’avant-garde artistique va toujours briser la continuité avec la tradition artistique. Le travail de l’artiste va consister à maitriser la tradition, voire les traditions (ainsi que le fit Picasso en s’installant dans les galeries du Louvres) et ensuite de créer en rupture avec elle(s). La limite de cette approche de l’originalité est d’exister contre la tradition. Dans cette façon de se positionner en avant et contre la tradition, il n’y a pas encore l’innocence du devenir. Comme le Lion du Zarathoustra de Nietzsche qui n’existe que relativement au chameau qui porte le fardeau de la tradition, l’artiste n’a pas atteint pas la pure originalité, l’innocence du devenir que symbolise l’enfant. L’originalité n’est pas dans la distinction, dans la démarcation , elle est dans la recherche de la singularité. Si l’artiste doit être original en ce sens, l’originalité condamne alors toute forme d’imitation. Il n’est pas certain que l’imitation soit condamnable, plus largement, peut-on s’interdire de se référer à toute tradition artistique ?
Enfin il y a un lien entre l’originalité et l’origine à examiner. Le terme original en ce sens désigne le premier exemplaire, on le distingue de sa reproduction éventuel. On peut expliquer l’affaiblissement de la reproduction par des raison physique. Par exemple la musique MP3 est dans un code qui réduit l’amplitude des fréquences sonores d’une musicalité. Or comme dans une vague, on entend le son imperceptibles des gouttes d’eau dans l’ensemble, on a avec ce type d’enregistrement une déperdition parce que on éliminer des amplitudes de fréquences imperceptibles qui s’entendent pourtant dans l’ensemble. L’originalité tiendrait donc à une pureté de l’œuvre où sens et forme de sa manifestation n’entraînent aucune déperdition réciproque. L’originalité concerne donc la plénitude d’être de l’œuvre à travers son style singulier.
En ce qui concerne en particulier les œuvres d’art plastiques, Walter Benjamin (All, XXe siècle) a parlé de ce problème de reproduction et de l’aura de l’original par rapport à la reproduction. Il y a une dimension invisible que l’œuvre originale ouvrirait tandis que la reproduction ne le peut pas faute de cette aura. Un même visage selon Plotin peut être vu, traversé par un rayonnement de grâce et ensuite vu sans ce rayonnement. L’originalité mettrait alors en jeu la capacité de l’œuvre d’art de nous ouvrir les portes de la perception à un monde caché, invisible. C’est-à-dire que notre vision ordinaire serait élargie par l’œuvre d’art authentiquement originale.


PLAN DÉTAILLÉ :


I- L’art doit-il faire illusion d’originalité ?

A/ Le génie artistique comme illusion inhérente au style chez Nietzsche.


Nietzsche s’oppose au génie selon Kant, pour qui « Le génie est la disposition innée de l’esprit par laquelle la nature donne les règles à l’art. » (Critique de la faculté de juger, § 46). Selon lui le côté miraculeux prétendument n’est qu’un jugement prétexte à se dédouaner du travail artistique. Le génie est donc une illusion fruit du travail de l’artiste qui en efface les traces pour produire un style vivant et neuf.
Il faut se fabriquer un style sans qu’il y ait des indices du chemin et des influences, des divers tâtonnements qui furent nécessaires pour y parvenir. L’originalité du génie, c’est une illusion. Le spectateur pense avoir affaire à un miracle, un don quand tout s’avère le fruit d’un travail.

B/ Lien entre originalité et avant-garde artistique : risque d’impasse de l’avant-gardisme.


Mouvement Dada est un ensemble d’actes sacrilèges. Mais si cela se répète et s’institutionnalise, il y a comme une inauthenticité.

C/ L’œuvre d’art originale, authentique doit faire monde.


Il y a plusieurs manières de faire monde :
Par exemple, on peut faire monde avec un monochrome. En effet l’artiste crée alors un dispositif pour que une couleur soit perçue comme un monde.
Plotin nous dit que la beauté concerne les éléments simples comme une couleur (or). L’art comme harmonie lui semble insuffisant parce que le simple peut toucher à la transcendance. L’art contemporain nous ramène à la transcendance par la couleur par exemple.
Un monde bien sûr peut être une harmonie et aussi un symbole de transcendance. Le crucifié de Velázquez est éloquent à cet égard : il répond aux critères de l’harmonie en intégrant les blessures, la mort dans une belle représentation et par des symboles comme l’aura autour de la tête du Christ ou la couleur blanche immaculé de son corps, il suggère la présence divine. La croix est dés lors autant reflet du devenir cosmique qu’a en vue l’harmonie que symbole de la transcendance qui se manifeste dans ce devenir.
L’originalité veut nous ramener à l’origine quand elle pointe la transcendance ou qu’elle dessine un autre monde possible ou une autre vision de notre monde même.
On rappellera que la notion de monde n’est pas étrangère à la notion de finalité sans fin.

II- L’imitation implique-t-elle un défaut d’originalité ?


A/ L’imitation trahit l’origine transcendante selon Platon.

Platon dans la République X évoque la copie de copie, le simulacre. Il parle de 3 lits : la forme intelligible immatérielle, la matérialisation de l’artisan dans laquelle on dort et enfin sa représentation par l’artiste qui n’a pour intérêt que sa simulation. L’artisan est ici clairement vu plus proche de l’original que l’artiste et son simulacre.

B/ L’imitation n’est pas une copie ou un simulacre, elle est une mise en intrigue de ce qu’elle imite.


Aristote dans sa Poétique montre que la mimesis suppose un muthos c’est-à-dire une mise en intrigue de ce qu’elle imite. Une imitation met toujours en jeu une innovation, la mise en évidence d’une idée par abstraction des données matérielles.
L’imitation artistique ne cherche pas le vrai mais le vraisemblable mais par cette opération elle nous apprend quelque chose sur le vrai qui dans les faits contingents matériels nous échappait.

C/ Les arts traditionnels cherchent à nous faire faire l’expérience d’une transparence à l’Être.

Dans les arts martiaux, on exécute des gestes traditionnels, jusqu’à ce que les gestes s’effectuent d’eux-mêmes mais il ne s’agit pas d’un automatisme. Dans l’automatisme le geste s’effectue alors que nous sommes concentrés et attentifs à autre chose. Dans les arts martiaux le geste pour s’effectuer pleinement doit être protégé de la distraction et de l’intervention des processus ordinaires de notre esprit. Cet exercice conduit alors à mettre en jeu une intelligence hors de l’ordinaire qui va donner encore un plus de conscience à ces gestes traditionnels et qui leur donne leur perfection. C’est une forme de génie corporel.
Karlfried Graf von Dürkheim qui fût l’un des premiers à introduire en Europe les arts japonais liés au Zen écrit dans L’expérience de la transcendance :
« Tout exercice est une répétition, que ce soit de mots, de sons, de mouvements. L’automatisme de la pratique a pour but immédiat ce qui est la finalité de l’exercice, c’est-à-dire la Transparence, et il vise à déconnecter ce moi qui objective, qui veut toujours répéter ce qui lui réussit et vit dans la crainte de l’échec. »
Il ne faudrait pas voir là une apologie d’une certaine philosophie à travers une forme d’art. On retrouve en occident, dans la pratique picturale de l’art de l’icône les mêmes enjeux phénoménologiques pour qui sait y être sensible : par exemple, La Trinité de Andreï Roublev porte la trace d’une présence agissante au-delà de l’ego ordinaire ; Roublev a su exprimer quelque chose par delà sa technique traditionnelle.

III- L’originalité authentique implique que l’artiste soit un voyant.

Le terme de voyant est utilisé en référence à Arthur Rimbaud.


A/ Transition critique :


Les arts traditionnels ont très certainement leur place. Mais il y a un traditionisme (René Guénon en est certainement un des plus célèbres représentant) qui rejette la modernité y compris en art : pour le traditionisme l’originalité est forcément une dégénérescence spirituelle. Pourtant de grands artistes modernes ont su plonger leur expérience des arts traditionnels, leur expérience de l’Être dans une expérience de devenir caractéristique de l’art moderne. Yves Klein dont nous avons parlé précédemment était un pratiquant assidu des arts japonais et en particulier des arts martiaux. L’expérience de la vacuité dont parle le zen au cœur de la pratique de ces arts ne serait-elle pas modernisée dans ses œuvres monochromes ? John Cage, un autre amateur des arts traditionnels asiatiques n’a-t-il pas en vue une réhabilitation moderne du silence lorsqu’il propose son morceau 4’33 ?

B/ l’art comme trace de l’acte créateur.


Bergson explique que l’œuvre d’art qui atteint son but nous montre le geste créateur de l’artiste. L’œuvre d’art n’est pas seulement une représentation, n’est pas seulement un monde, c’est un surgissement à l’être. Par exemple, sur une peinture on voit les traces de pinceaux qui pointent le geste par lesquelles elles sont devenues traces ; dans la conjonction de ces traces, le spectateur assiste au surgissement de l’œuvre. Dans une œuvre littéraire, il y a forcément aussi des traces de cette émergence. Les mots s’appellent eux-même les uns les autres : c’est souvent la première phrase du roman qui impose un chemin au romancier. Alain soulignait là la différence entre le travail de l’artiste et celui de l’artisan. Le « Longtemps je me suis couché de bonne heure » de Marcel Proust commande tout en même temps le début et la fin de la Recherche du temps perdu dont on sait qu’il a construit la trame narrative du milieu après.

C/ L’originalité consiste pour l’artiste à coïncider, retrouver l’élan créateur.

Dans la fin de la partie précédente, nous avons évoqué les arts traditionnels qui permettent d’éprouver par l’exercice la transparence à l’Être en tant que source de ce qui existe et vient à exister. Ici, nous allons plus loin, il s’agit non seulement de coïncider avec l’Être mais aussi avec le Devenir. L’exercice traditionnel est un chemin habituel pour devenir la présence consciente de l’Être (ceci dans un esprit voisin de ce que Heidegger nomme le Dasein). Le Devenir ouvre lui à une nouvelle manière d’être. Dans les arts traditionnels, il n’y a pas d’originalité proprement dite, il y a un retour à l’origine, à l’original au sens de première fois que la tradition est apparue. Dans la création, dans l’originalité authentique, aucun chemin ne préexiste puisqu’il va s’agir de la première fois. Dans la tradition, l’art vise à maintenir le souffle vivant qui anime la tradition. L’artiste du Devenir vise à révéler de nouveaux chemins, de nouveaux défis. L’artiste du Devenir est un moderne. Son intérêt pour la tradition vise en retrouver la modernité, c’est-à-dire le geste par lequel elle a surgi comme tradition nouvelle.


D/ La véritable originalité de l’artiste fait de lui un voyant.


L’artiste porte la conscience à ses ultimes possibilités. Une œuvre d’art produit des états modifiés de conscience. Par là, l’artiste entrevoit de nouvelle manière d’être, une nouvelle conscience en tant que nouvelle manière de percevoir.
Rimbaud écrit dans sa Lettre à Georges Izambard du 13 mai 1871 : « Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : je pense : on devrait dire : On me pense. — Pardon du jeu de mots. —
Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait ! »
Dans la littérature française on parle de poète voyant. Rimbaud l’est par son affirmation et sa production. Mallarmé l’est aussi sans doute par exemple (voir ici). 
Un poète est aussi un voyant quand ses œuvres sonde le devenir de son monde car sonder l’inconnu revient en un sens à précéder à un moment ou l’autre les chemins que prendra une culture. 
Une saison en enfer et Les illuminations de Rimbaud semblent préfigurer beaucoup notre XXe siècle.
Paul Eluard nous met aussi sur la piste de l’originalité la plus authentique : « le poète est plus celui qui inspire que celui qui est inspiré ».


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Texte de Bergson sur la création artistique et ses limites :

« Vue du dehors, la nature apparaît comme une immense efflorescence d’imprévisible nouveauté ; la force qui l’anime semble créer avec amour, pour rien, pour le plaisir, la variété sans fin des espèces végétales et animales ; à chacune elle confère la valeur absolue d’une grande œuvre d’art ; on dirait qu’elle s’attache à la première venue autant qu’aux autres, autant qu’à l’homme. Mais la forme d’un vivant, une fois dessinée, se répète indéfiniment ; mais les actes de ce vivant, une fois accomplis, tendent à s’imiter eux-mêmes et à se recommencer automatiquement : automatisme et répétition, qui dominent partout ailleurs que chez l’homme, devraient nous avertir que nous sommes ici à des haltes, et que le piétinement sur place, auquel nous avons affaire, n’est pas le mouvement même de la vie. Le point de vue de l’artiste est donc important, mais non pas définitif. La richesse et l’originalité des formes marquent bien un épanouissement de la vie ; mais dans cet épanouissement, dont la beauté signifie puissance, la vie manifeste aussi bien un arrêt de son élan et une impuissance momentanée à pousser plus loin, comme l’enfant qui arrondit en volte gracieuse la fin de sa glissade. » Henri Bergson, La conscience et la vie in L’énergie spirituelle. Essais et conférences., (1919).

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Texte de Nietzsche contre les conceptions de Kant et de Schopenhauer permettant de penser un spectateur artiste œuvrant à l’originalité :

« Schopenhauer a mis à profit la conception kantienne du problème esthétique, — quoiqu’il ne l’ait certainement pas regardée avec des yeux kantiens. Kant pensa faire honneur à l’art lorsque, parmi les prédicats du beau, il avantagea et mit en évidence ceux qui font l’honneur de la connaissance : l’impersonnalité et l’universalité. Ce n’est pas le lieu d’examiner ici si ce ne fut pas là une erreur capitale ; je veux seulement souligner ici que Kant, comme tous les philosophes, au lieu de viser le problème esthétique en se basant sur l’expérience de l’artiste (du créateur) n’a médité sur l’art et le beau qu’en « spectateur » et insensiblement a introduit le « spectateur » dans le concept « beau ». Si du moins ce « spectateur » avait été suffisamment connu des philosophes du beau ! — s’il avait été chez eux un grand fait personnel, une expérience, le résultat d’une foule d’épreuves originales et solides, de désirs, de surprises, de ravissement sur le domaine du beau ! Mais ce fut toujours, je le crains bien, tout le contraire : en sorte que, dès le principe, ils nous donnent des définitions, où il y a, comme dans cette célèbre définition du beau que donne Kant, un manque de subtile expérience personnelle qui ressemble beaucoup au gros ver de l’erreur fondamentale. « Le beau, dit Kant, c’est ce qui plaît sans que l’intérêt s’en mêle. » Sans intérêt ! À cette définition comparez cette autre qui vient d’un vrai « spectateur » et d’un artiste, Stendhal, qui appelle une fois la beauté une promesse de bonheur. En tous les cas nous trouvons récusé et éliminé ici ce que Kant fait ressortir particulièrement dans l’état esthétique : le désintéressement. Qui est-ce qui a raison ? Kant ou Stendhal ? Il est vrai que si nos esthéticiens jettent sans cesse dans la balance, en faveur de Kant, l’affirmation que, sous le charme de la beauté, on peut regarder « d’une façon désintéressée », même une statue féminine sans voile, il nous sera bien permis de rire un peu à leurs dépens : — Les expériences des artistes, au sujet de ce point délicat, sont tout au moins « plus intéressantes », et Pygmalion n’était certes pas nécessairement un homme « inesthétique ». Ayons d’autant meilleure opinion de l’innocence de nos esthéticiens, innocence qui se reflète dans de pareils arguments ; rappelons par exemple que ce que Kant enseigne, avec la naïveté d’un pasteur de campagne, sur les particularités du sens tactile est tout à son honneur ! — Ici nous revenons à Schopenhauer, qui fut, dans une tout autre mesure que Kant, en rapport avec les arts et pourtant il n’a pu se débarrasser de l’influence de la définition kantienne. Comment expliquer cela ? La chose est assez étrange : le mot « sans intérêt » — il l’interpréta de la façon la plus personnelle, guidé par son expérience qui chez lui a dû être des plus régulières. Il y a peu de choses sur lesquelles Schopenhauer parle avec autant d’assurance que sur l’effet de la contemplation esthétique : il prétend qu’elle réagit précisément contre l’intérêt » sexuel, à peu près comme feraient la lupuline et le camphre ; il n’a jamais cessé de glorifier cette façon de se délivrer de la « volonté », le grand avantage et l’utilité de la condition esthétique. On pourrait même être tenté de se demander si la conception fondamentale de « volonté et représentation », si l’idée qu’on ne peut se délivrer de la « volonté » qu’au moyen de la « représentation » n’est pas sortie simplement d’une généralisation de cette expérience sexuelle. (Pour toutes les questions qui se rapportent à la philosophie de Schopenhauer, ceci dit en passant, il ne faut pas oublier qu’elle est la conception d’un jeune homme de vingt-six ans, de sorte qu’elle est le propre, non seulement de Schopenhauer, mais aussi de cette période juvénile de l’existence.) Écoutons par exemple un des passages les plus expressifs, parmi quantité d’autres, qu’il a écrits en l’honneur de la condition esthétique (le Monde comme Volonté et comme Représentation, I, 231), écoutons l’accent de douleur, de bonheur, de reconnaissance qu’il met à prononcer de telles paroles. « C’est l’ataraxie qu’Épicure proclamait le souverain bien et dont il fait le partage des dieux ; pendant le moment que dure cette condition nous sommes délivrés de l’odieuse contrainte du vouloir, nous célébrons le sabbat du bagne de la volonté, la roue d’Ixion s’arrête »… Quelle véhémence dans ces paroles ! Quelles images de souffrance et d’immense dégoût ! Quelle opposition des temps d’une intensité presque maladive entre le seul « moment » et le reste : « la roue d’Ixion », « le bagne de la volonté », « l’odieuse contrainte du vouloir » ! — Mais, à supposer que Schopenhauer eût cent fois raison pour lui-même, quel progrès aurions-nous fait pour comprendre l’essence du beau ? Schopenhauer a décrit un effet du beau, l’effet calmant sur la volonté, — encore cet effet est-il bien normal ? Stendhal, nature non moins sensuelle, mais plus pondérée que Schopenhauer, fait ressortir, nous l’avons vu, un autre effet du beau : « la beauté est une promesse de bonheur ». Pour lui c’est précisément l’excitation de la volonté (« de l’intérêt ») par la beauté qui apparaît comme le point important. Enfin, ne pourrait-on pas objecter à Schopenhauer que c’est bien à tort qu’il se réclame ici de Kant, qu’il n’a pas du tout compris, d’une manière kantienne, la définition kantienne du beau, — qu’à lui aussi le beau plaît à cause d’un « intérêt » et de l’intérêt le plus grand et plus personnel : celui du supplicié, délivré de sa torture ?… Et, pour en revenir à notre première question : « Quel sens faut-il attacher au fait qu’un philosophe rende hommage à l’idéal ascétique ? » Nous voici déjà arrivé à une première indication : il veut être délivré d’une torture. », La généalogie de la morale, 3e dissertation, §6.

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