Voici une ébauche de corrigé qu’il faudra détailler et peaufiner.
Remarque 1 :
Dans la rédaction il faut introduire les titres de partie qui font souvent les liens de l’une à l’autre.
Remarque 2 :
1. Le sujet n’est pas le problème. Une analyse problématique doit
absolument exister dans l’introduction. Il y a 3 manières d’analyser le
sujet qui peuvent être développées dans l’introduction :
- Analyser les préjugés du sujet, repérer les présupposés par exemple ici, pourquoi la question porte sur l’artiste et non sur l’œuvre d’art.
- contradiction, paradoxe
- Analyse des termes : ici, il faut travailler sur le mot originalité. Ainsi on signalera des antonymes d’originalité, telles l’imitation, la copie ; on s’appuiera sur des synonymes : distinction, démarcation, singularité, ce qui a les traits de la source créatrice.
2. Dans un sujet sur l’art, il faut absolument retrouver dans la copie des artistes, des œuvres d’art.
3. Enfin utiliser le cours et citer des idées liées à des philosophes est bienvenu.
Introduction :
Se demander si l’artiste doit être original implique que la question
concerne aussi l’artiste et non seulement l’œuvre d’art que fait
l’artiste. Soit la question concerne la reconnaissance de l’artiste par
le biais de l’originalité personnelle. Soit elle consiste à se demander
si l’artiste en créant doit rechercher l’originalité. Si l’originalité
est une recherche de distinction sociale, on peut se demander si
l’essentiel de la recherche artistique n’est pas abandonnée. L’artiste
finirait par effacer par sa présence les œuvres d’art ; on aurait
affaire à des artistes sans œuvre. La distinction sociale est liée à un
contexte. Une provocation par exemple n’a de sens que pour un moment
donné. La mémorialiser lui ôte son caractère provocateur. L’originalité
semble alors nuire à la valeur éternelle d’une œuvre. Si l’artiste
renonce à sa propre reconnaissance, et qu’il cherche l’originalité pour
son œuvre d’art, il peut peut-être concilier originalité et pérennité de
l’œuvre. Il va s’agir alors de chercher une distinction vis-à-vis de la
tradition artistique. Il y a alors un autre piège, celui de
l’avant-gardisme. L’avant-garde artistique va toujours briser la
continuité avec la tradition artistique. Le travail de l’artiste va
consister à maitriser la tradition, voire les traditions (ainsi que le
fit Picasso en s’installant dans les galeries du Louvres) et ensuite de
créer en rupture avec elle(s). La limite de cette approche de
l’originalité est d’exister contre la tradition. Dans cette façon de se
positionner en avant et contre la tradition, il n’y a pas encore
l’innocence du devenir. Comme le Lion du Zarathoustra de
Nietzsche qui n’existe que relativement au chameau qui porte le fardeau
de la tradition, l’artiste n’a pas atteint pas la pure originalité,
l’innocence du devenir que symbolise l’enfant. L’originalité n’est pas
dans la distinction, dans la démarcation , elle est dans la recherche de
la singularité. Si l’artiste doit être original en ce sens,
l’originalité condamne alors toute forme d’imitation. Il n’est pas
certain que l’imitation soit condamnable, plus largement, peut-on
s’interdire de se référer à toute tradition artistique ?
Enfin il y a un lien entre l’originalité et l’origine à examiner. Le
terme original en ce sens désigne le premier exemplaire, on le distingue
de sa reproduction éventuel. On peut expliquer l’affaiblissement de la
reproduction par des raison physique. Par exemple la musique MP3 est
dans un code qui réduit l’amplitude des fréquences sonores d’une
musicalité. Or comme dans une vague, on entend le son imperceptibles des
gouttes d’eau dans l’ensemble, on a avec ce type d’enregistrement une
déperdition parce que on éliminer des amplitudes de fréquences
imperceptibles qui s’entendent pourtant dans l’ensemble. L’originalité
tiendrait donc à une pureté de l’œuvre où sens et forme de sa
manifestation n’entraînent aucune déperdition réciproque. L’originalité
concerne donc la plénitude d’être de l’œuvre à travers son style
singulier.
En ce qui concerne en particulier les œuvres d’art plastiques, Walter Benjamin (All, XXe
siècle) a parlé de ce problème de reproduction et de l’aura de
l’original par rapport à la reproduction. Il y a une dimension invisible
que l’œuvre originale ouvrirait tandis que la reproduction ne le peut
pas faute de cette aura. Un même visage selon Plotin peut être vu,
traversé par un rayonnement de grâce et ensuite vu sans ce rayonnement.
L’originalité mettrait alors en jeu la capacité de l’œuvre d’art de
nous ouvrir les portes de la perception à un monde caché, invisible.
C’est-à-dire que notre vision ordinaire serait élargie par l’œuvre d’art
authentiquement originale.
PLAN DÉTAILLÉ :
I- L’art doit-il faire illusion d’originalité ?
A/ Le génie artistique comme illusion inhérente au style chez Nietzsche.
Nietzsche s’oppose au génie selon Kant, pour qui « Le génie est la disposition innée de l’esprit par laquelle la nature donne les règles à l’art. » (Critique de la faculté de juger,
§ 46). Selon lui le côté miraculeux prétendument n’est qu’un jugement
prétexte à se dédouaner du travail artistique. Le génie est donc une
illusion fruit du travail de l’artiste qui en efface les traces pour
produire un style vivant et neuf.
Chercher l’illusion du génie, c’est faire l’originalité de l’œuvre. Ceci est présenté par Nietzsche dans un passage de Humain, trop humain, I, Chapitre IV, aphorisme 162 (qu’on trouvera ici avec une explication).
Il faut se fabriquer un style sans qu’il y ait des indices du chemin
et des influences, des divers tâtonnements qui furent nécessaires pour y
parvenir. L’originalité du génie, c’est une illusion. Le spectateur
pense avoir affaire à un miracle, un don quand tout s’avère le fruit
d’un travail.
B/ Lien entre originalité et avant-garde artistique : risque d’impasse de l’avant-gardisme.
Mouvement Dada est un ensemble d’actes sacrilèges. Mais si cela se
répète et s’institutionnalise, il y a comme une inauthenticité.
C/ L’œuvre d’art originale, authentique doit faire monde.
On se reportera ici au texte d’Hannah Arendt extrait de La crise de la culture (dont on trouvera ici le contenu et une explication).
Il y a plusieurs manières de faire monde :
Par exemple, on peut faire monde avec un monochrome. En effet
l’artiste crée alors un dispositif pour que une couleur soit perçue
comme un monde.
Plotin nous dit que la beauté concerne les éléments simples comme une
couleur (or). L’art comme harmonie lui semble insuffisant parce que le
simple peut toucher à la transcendance. L’art contemporain nous ramène à
la transcendance par la couleur par exemple.
Un monde bien sûr peut être une harmonie et aussi un symbole de
transcendance. Le crucifié de Velázquez est éloquent à cet égard : il
répond aux critères de l’harmonie en intégrant les blessures, la mort
dans une belle représentation et par des symboles comme l’aura autour de
la tête du Christ ou la couleur blanche immaculé de son corps, il
suggère la présence divine. La croix est dés lors autant reflet du
devenir cosmique qu’a en vue l’harmonie que symbole de la transcendance
qui se manifeste dans ce devenir.
L’originalité veut nous ramener à l’origine quand elle pointe la
transcendance ou qu’elle dessine un autre monde possible ou une autre
vision de notre monde même.
On rappellera que la notion de monde n’est pas étrangère à la notion de finalité sans fin.
II- L’imitation implique-t-elle un défaut d’originalité ?
A/ L’imitation trahit l’origine transcendante selon Platon.
Platon dans la République X évoque la copie de copie, le
simulacre. Il parle de 3 lits : la forme intelligible immatérielle, la
matérialisation de l’artisan dans laquelle on dort et enfin sa
représentation par l’artiste qui n’a pour intérêt que sa simulation.
L’artisan est ici clairement vu plus proche de l’original que l’artiste
et son simulacre.
B/ L’imitation n’est pas une copie ou un simulacre, elle est une mise en intrigue de ce qu’elle imite.
Aristote dans sa Poétique montre que la mimesis suppose un muthos
c’est-à-dire une mise en intrigue de ce qu’elle imite. Une imitation
met toujours en jeu une innovation, la mise en évidence d’une idée par
abstraction des données matérielles.
L’imitation artistique ne cherche pas le vrai mais le vraisemblable
mais par cette opération elle nous apprend quelque chose sur le vrai qui
dans les faits contingents matériels nous échappait.
C/ Les arts traditionnels cherchent à nous faire faire l’expérience d’une transparence à l’Être.
Dans les arts martiaux, on exécute des gestes traditionnels, jusqu’à
ce que les gestes s’effectuent d’eux-mêmes mais il ne s’agit pas d’un
automatisme. Dans l’automatisme le geste s’effectue alors que nous
sommes concentrés et attentifs à autre chose. Dans les arts martiaux le
geste pour s’effectuer pleinement doit être protégé de la distraction et
de l’intervention des processus ordinaires de notre esprit. Cet
exercice conduit alors à mettre en jeu une intelligence hors de
l’ordinaire qui va donner encore un plus de conscience à ces gestes
traditionnels et qui leur donne leur perfection. C’est une forme de
génie corporel.
Karlfried Graf von Dürkheim qui fût l’un des premiers à introduire en Europe les arts japonais liés au Zen écrit dans L’expérience de la transcendance :
« Tout exercice est une répétition, que ce soit de mots, de sons, de mouvements. L’automatisme de la pratique a pour but immédiat ce qui est la finalité de l’exercice, c’est-à-dire la Transparence, et il vise à déconnecter ce moi qui objective, qui veut toujours répéter ce qui lui réussit et vit dans la crainte de l’échec. »
Il ne faudrait pas voir là une apologie d’une certaine philosophie à
travers une forme d’art. On retrouve en occident, dans la pratique
picturale de l’art de l’icône les mêmes enjeux phénoménologiques pour
qui sait y être sensible : par exemple, La Trinité de Andreï
Roublev porte la trace d’une présence agissante au-delà de l’ego
ordinaire ; Roublev a su exprimer quelque chose par delà sa technique
traditionnelle.
III- L’originalité authentique implique que l’artiste soit un voyant.
Le terme de voyant est utilisé en référence à Arthur Rimbaud.
A/ Transition critique :
Les arts traditionnels ont très certainement leur place. Mais il y a un
traditionisme (René Guénon en est certainement un des plus célèbres
représentant) qui rejette la modernité y compris en art : pour le
traditionisme l’originalité est forcément une dégénérescence
spirituelle. Pourtant de grands artistes modernes ont su plonger leur
expérience des arts traditionnels, leur expérience de l’Être dans une
expérience de devenir caractéristique de l’art moderne. Yves Klein dont
nous avons parlé précédemment était un pratiquant assidu des arts
japonais et en particulier des arts martiaux. L’expérience de la vacuité
dont parle le zen au cœur de la pratique de ces arts ne serait-elle pas
modernisée dans ses œuvres monochromes ? John
Cage, un autre amateur des arts traditionnels asiatiques n’a-t-il pas
en vue une réhabilitation moderne du silence lorsqu’il propose son
morceau 4’33 ?
B/ l’art comme trace de l’acte créateur.
Bergson explique que l’œuvre d’art qui atteint son but nous montre le
geste créateur de l’artiste. L’œuvre d’art n’est pas seulement une
représentation, n’est pas seulement un monde, c’est un surgissement à l’être.
Par exemple, sur une peinture on voit les traces de pinceaux qui
pointent le geste par lesquelles elles sont devenues traces ; dans la
conjonction de ces traces, le spectateur assiste au surgissement de
l’œuvre. Dans une œuvre littéraire, il y a forcément aussi des traces de
cette émergence. Les mots s’appellent eux-même les uns les autres :
c’est souvent la première phrase du roman qui impose un chemin au
romancier. Alain soulignait là la différence entre le travail de
l’artiste et celui de l’artisan. Le « Longtemps je me suis couché de
bonne heure » de Marcel Proust commande tout en même temps le début et
la fin de la Recherche du temps perdu dont on sait qu’il a construit la trame narrative du milieu après.
C/ L’originalité consiste pour l’artiste à coïncider, retrouver l’élan créateur.
Dans la fin de la partie précédente, nous avons évoqué les arts
traditionnels qui permettent d’éprouver par l’exercice la transparence à
l’Être en tant que source de ce qui existe et vient à exister. Ici,
nous allons plus loin, il s’agit non seulement de coïncider avec l’Être
mais aussi avec le Devenir. L’exercice traditionnel est un chemin
habituel pour devenir la présence consciente de l’Être (ceci dans un
esprit voisin de ce que Heidegger nomme le Dasein). Le Devenir
ouvre lui à une nouvelle manière d’être. Dans les arts traditionnels, il
n’y a pas d’originalité proprement dite, il y a un retour à l’origine, à
l’original au sens de première fois que la tradition est apparue. Dans
la création, dans l’originalité authentique, aucun chemin ne préexiste
puisqu’il va s’agir de la première fois. Dans la tradition, l’art vise à
maintenir le souffle vivant qui anime la tradition. L’artiste du
Devenir vise à révéler de nouveaux chemins, de nouveaux défis. L’artiste
du Devenir est un moderne. Son intérêt pour la tradition vise en
retrouver la modernité, c’est-à-dire le geste par lequel elle a surgi
comme tradition nouvelle.
D/ La véritable originalité de l’artiste fait de lui un voyant.
L’artiste porte la conscience à ses ultimes possibilités. Une œuvre
d’art produit des états modifiés de conscience. Par là, l’artiste
entrevoit de nouvelle manière d’être, une nouvelle conscience en tant
que nouvelle manière de percevoir.
Rimbaud écrit dans sa Lettre à Georges Izambard du 13 mai
1871 : « Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? je veux
être poète, et je travaille à me rendre voyant : vous ne comprendrez
pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit
d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les
souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je
me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de
dire : je pense : on devrait dire : On me pense. — Pardon du jeu de
mots. —
Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et
Nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à
fait ! »
Dans la littérature française on parle de poète voyant. Rimbaud l’est
par son affirmation et sa production. Mallarmé l’est aussi sans doute
par exemple (voir ici).
Un poète est aussi un voyant quand ses œuvres sonde le devenir de son
monde car sonder l’inconnu revient en un sens à précéder à un moment ou
l’autre les chemins que prendra une culture.
Une saison en enfer et Les illuminations de Rimbaud semblent préfigurer beaucoup notre XXe siècle.
Paul Eluard nous met aussi sur la piste de l’originalité la plus
authentique : « le poète est plus celui qui inspire que celui qui est
inspiré ».
++++
Texte de Bergson sur la création artistique et ses limites :
« Vue du dehors, la nature apparaît comme une immense efflorescence
d’imprévisible nouveauté ; la force qui l’anime semble créer avec amour,
pour rien, pour le plaisir, la variété sans fin des espèces végétales
et animales ; à chacune elle confère la valeur absolue d’une grande
œuvre d’art ; on dirait qu’elle s’attache à la première venue autant
qu’aux autres, autant qu’à l’homme. Mais la forme d’un vivant, une fois
dessinée, se répète indéfiniment ; mais les actes de ce vivant, une fois
accomplis, tendent à s’imiter eux-mêmes et à se recommencer
automatiquement : automatisme et répétition, qui dominent partout
ailleurs que chez l’homme, devraient nous avertir que nous sommes ici à
des haltes, et que le piétinement sur place, auquel nous avons affaire,
n’est pas le mouvement même de la vie. Le point de vue de l’artiste est
donc important, mais non pas définitif. La richesse et l’originalité des formes marquent
bien un épanouissement de la vie ; mais dans cet épanouissement, dont
la beauté signifie puissance, la vie manifeste aussi bien un arrêt de
son élan et une impuissance momentanée à pousser plus loin, comme
l’enfant qui arrondit en volte gracieuse la fin de sa glissade. » Henri
Bergson, La conscience et la vie in L’énergie spirituelle. Essais et conférences., (1919).
++++
Texte de Nietzsche contre les conceptions de Kant et de Schopenhauer permettant de penser un spectateur artiste œuvrant à l’originalité :
« Schopenhauer a mis à profit la conception kantienne du problème
esthétique, — quoiqu’il ne l’ait certainement pas regardée avec des yeux
kantiens. Kant pensa faire honneur à l’art lorsque, parmi les prédicats
du beau, il avantagea et mit en évidence ceux qui font l’honneur de la
connaissance : l’impersonnalité et l’universalité. Ce n’est pas le lieu
d’examiner ici si ce ne fut pas là une erreur capitale ; je veux
seulement souligner ici que Kant, comme tous les philosophes, au lieu de
viser le problème esthétique en se basant sur l’expérience de l’artiste
(du créateur) n’a médité sur l’art et le beau qu’en « spectateur » et
insensiblement a introduit le « spectateur » dans le concept « beau ».
Si du moins ce « spectateur » avait été suffisamment connu des
philosophes du beau ! — s’il avait été chez eux un grand fait personnel,
une expérience, le résultat d’une foule d’épreuves originales et
solides, de désirs, de surprises, de ravissement sur le domaine du
beau ! Mais ce fut toujours, je le crains bien, tout le contraire : en
sorte que, dès le principe, ils nous donnent des définitions, où il y a,
comme dans cette célèbre définition du beau que donne Kant, un manque
de subtile expérience personnelle qui ressemble beaucoup au gros ver de
l’erreur fondamentale. « Le beau, dit Kant, c’est ce qui plaît sans que
l’intérêt s’en mêle. » Sans intérêt ! À cette définition comparez cette
autre qui vient d’un vrai « spectateur » et d’un artiste, Stendhal, qui
appelle une fois la beauté une promesse de bonheur. En tous les cas nous
trouvons récusé et éliminé ici ce que Kant fait ressortir
particulièrement dans l’état esthétique : le désintéressement. Qui
est-ce qui a raison ? Kant ou Stendhal ? Il est vrai que si nos
esthéticiens jettent sans cesse dans la balance, en faveur de Kant,
l’affirmation que, sous le charme de la beauté, on peut regarder « d’une
façon désintéressée », même une statue féminine sans voile, il nous
sera bien permis de rire un peu à leurs dépens : — Les expériences des
artistes, au sujet de ce point délicat, sont tout au moins « plus
intéressantes », et Pygmalion n’était certes pas nécessairement un homme
« inesthétique ». Ayons d’autant meilleure opinion de l’innocence de
nos esthéticiens, innocence qui se reflète dans de pareils arguments ;
rappelons par exemple que ce que Kant enseigne, avec la naïveté d’un
pasteur de campagne, sur les particularités du sens tactile est tout à
son honneur ! — Ici nous revenons à Schopenhauer, qui fut, dans une tout
autre mesure que Kant, en rapport avec les arts et pourtant il n’a pu
se débarrasser de l’influence de la définition kantienne. Comment
expliquer cela ? La chose est assez étrange : le mot « sans intérêt » —
il l’interpréta de la façon la plus personnelle, guidé par son
expérience qui chez lui a dû être des plus régulières. Il y a peu de
choses sur lesquelles Schopenhauer parle avec autant d’assurance que sur
l’effet de la contemplation esthétique : il prétend qu’elle réagit
précisément contre l’intérêt » sexuel, à peu près comme feraient la
lupuline et le camphre ; il n’a jamais cessé de glorifier cette façon de
se délivrer de la « volonté », le grand avantage et l’utilité de la
condition esthétique. On pourrait même être tenté de se demander si la
conception fondamentale de « volonté et représentation », si l’idée
qu’on ne peut se délivrer de la « volonté » qu’au moyen de la
« représentation » n’est pas sortie simplement d’une généralisation de
cette expérience sexuelle. (Pour toutes les questions qui se rapportent à
la philosophie de Schopenhauer, ceci dit en passant, il ne faut pas
oublier qu’elle est la conception d’un jeune homme de vingt-six ans, de
sorte qu’elle est le propre, non seulement de Schopenhauer, mais aussi
de cette période juvénile de l’existence.) Écoutons par exemple un des
passages les plus expressifs, parmi quantité d’autres, qu’il a écrits en
l’honneur de la condition esthétique (le Monde comme Volonté et comme
Représentation, I, 231), écoutons l’accent de douleur, de bonheur, de
reconnaissance qu’il met à prononcer de telles paroles. « C’est
l’ataraxie qu’Épicure proclamait le souverain bien et dont il fait le
partage des dieux ; pendant le moment que dure cette condition nous
sommes délivrés de l’odieuse contrainte du vouloir, nous célébrons le
sabbat du bagne de la volonté, la roue d’Ixion s’arrête »… Quelle
véhémence dans ces paroles ! Quelles images de souffrance et d’immense
dégoût ! Quelle opposition des temps d’une intensité presque maladive
entre le seul « moment » et le reste : « la roue d’Ixion », « le bagne
de la volonté », « l’odieuse contrainte du vouloir » ! — Mais, à
supposer que Schopenhauer eût cent fois raison pour lui-même, quel
progrès aurions-nous fait pour comprendre l’essence du beau ?
Schopenhauer a décrit un effet du beau, l’effet calmant sur la volonté, —
encore cet effet est-il bien normal ? Stendhal, nature non moins
sensuelle, mais plus pondérée que Schopenhauer, fait ressortir, nous
l’avons vu, un autre effet du beau : « la beauté est une promesse de
bonheur ». Pour lui c’est précisément l’excitation de la volonté (« de
l’intérêt ») par la beauté qui apparaît comme le point important. Enfin,
ne pourrait-on pas objecter à Schopenhauer que c’est bien à tort qu’il
se réclame ici de Kant, qu’il n’a pas du tout compris, d’une manière
kantienne, la définition kantienne du beau, — qu’à lui aussi le beau
plaît à cause d’un « intérêt » et de l’intérêt le plus grand et plus
personnel : celui du supplicié, délivré de sa torture ?… Et, pour en
revenir à notre première question : « Quel sens faut-il attacher au fait
qu’un philosophe rende hommage à l’idéal ascétique ? » Nous voici déjà
arrivé à une première indication : il veut être délivré d’une
torture. »,
La généalogie de la morale, 3e dissertation, §6.
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