dimanche 26 octobre 2014

LES ECHANGES SONT-ILS SEULEMENT UTILITAIRES ?



Cliquez ici pour lire une leçon plus courte traitant de la notion d’échanges.


I. INTRODUCTION PROBLEMATIQUE.


Des échanges ont lieu à toutes les échelles de l’univers. Il y a des échanges d’énergie au niveau des atomes et des astres. Il y a des échanges d’atomes au niveau des molécules. Il y a des échanges moléculaires entre le minéral et le cellulaire. Il y a des échanges entre cellules. Etc.
Cependant les échanges ne changent-ils pas de nature au niveau du vivant ? L’évolution du vivant met d’une part en jeu de constants déséquilibres de l’environnement ou de dispositions adaptatives entre individus et entre espèces qui le contraignent à sans cesse se réadapter mais d’autre part cet évolutions du vivant met en jeu des équilibres comme les écosystèmes ou la biosphère sans lesquels cette évolution s’autodétruirait. Des écosystèmes au cours de l’évolution se substituent les uns aux autres et parfois même entrent en concurrence mais à l’échelle de la planète un équilibre de la biosphère doit demeurer pour que le vivant demeure.
Avec l’émergence de l’homme, on affirme souvent qu’une évolution de la culture prend le dessus sur l’évolution biologique proprement dite. La culture met en jeu un certains nombres d’échanges qui forment des cultures individuelles, des cultures familiales, claniques, ethniques, nationales voire internationales. Ces diverses cultures par leurs échanges incessants se génèrent les unes les autres, s’allient, se renforcent mais aussi s’isolent les unes des autres, se résistent mutuellement, s’affrontent, se concurrencent, s’entredétruisent ou même s’autodétruisent.
Se demander si les échanges sont seulement utiles semble manquer le propre du tableau que nous venons d’esquisser.
Pourtant les valeurs de l’efficacité, du rentable, de la productivité qui sont à l’évidence des déclinaisons de la notion d’utilité n’ont jamais autant semblé à l’ordre du jour dans l’histoire de l’humanité.
D’ailleurs même un penseur de l’évolution comme Ken Wilber fait de l’efficacité une dimension à part entière de ce qui permettrait de décrire intégralement l’évolution.


II. LA LUTTE INDIVIDUELLE POUR LA VIE EST-ELLE UN MODE D’ECHANGE UTILE A L’EVOLUTION ?


A - L’EVOLUTION NE PRIVILEGIE-T-ELLE QUE LA LUTTE POUR LA VIE ?


Darwin quand il explique que l’évolution des espèces vivantes est le produit des hasards de la naissance et des nécessités du milieu.
Mais il introduit un autre facteur la lutte pour la vie. Chaque vivant lutte pour sa vie et cela explique pourquoi les vivants les moins adaptés d’une espèce au milieu disparaissent. Au sein d’une même espèce un vivant luttant pour la vie n’apporte pas d’aide aux moins adaptés et surtout semble éviter leur reproduction. Cette lutte pour la vie explique pourquoi les plus inadaptés disparaissent. Mais cette lutte pour la vie accentue aussi le poids de la nécessité du milieu, tout avantage d’une espèce devient une contrainte évolutive pour les autres espèces. Les esquisses d’œil des premiers animaux a certainement contraint tous les animaux à évoluer en conséquence. Il semble que la réponse au problème de l’œil dans la théorie de Darwin soit des cellules photosensibles qui peu à peu sous la pression de la lutte pour la vie où l’un dévore l’autre forment l’œil. 
Si la théorie de Darwin est juste, il y a en l’homme certainement des comportements qui traduisent encore la lutte pour la vie : à l’évidence la violence est de ceux-là. Ainsi dans nos échanges la recherche de ce qui nous est le plus utile expliquerait que malgré les mœurs et moralité les individus essaient toujours de considérer avant tout leurs avantages dans l’échange. Les mœurs et la moralité sont d’ailleurs utiles dans la mesure où ils limitent les effets néfastes de la concurrence et de la violence des autres dans la lutte pour la vie. C’est la lutte pour la vie elle-même qui fonderait la morale. Ce schéma de base se retrouve chez Hobbes (Philosophe anglais, XVIIe siècle) pour qui l’état de nature est un état de guerre de tous contre tous mais pour qui l’association politique consiste précisément à assurer la sécurité entre tous en abandonnant la violence légitime au seul souverain. Mais toute approche morale utilitariste n’empêche pas que à l’occasion la sauvagerie de la lutte pour la vie où le congénère peut devenir une proie reprenne le dessus. Pour Hannah Arendt par exemple plus la violence est présente dans un Etat moins sa légitimité est forte. 
Une lutte pour la vie qui au cours de l’évolution devient de plus en plus réfléchie conduit donc à une forme de pensée utilitariste qui seule rend compte de la nature de la plupart de nos échanges. Nos échanges sociaux sont la plupart du temps des relations d’utilité.


B - LE SAGE SE SUFFIT-IL A LUI-MEME ? AUTARCIE ET INDIVIDUALISME.

Toutefois la tradition philosophique montre un attachement et une fascination pour l’autarcie. Le bonheur est défini dans l’antiquité par les philosophes stoïciens comme ataraxie autarcique, c’est-à-dire comme bonheur de se contenter de soi-même. A vrai dire un homme seul face à la nature a des ressources d’adaptation qu’aucun autre animal ne possède. Par ses outils, le feu, ses pièges, son sens de la situation, un homme seul aguerri peut survivre mieux qu’aucune être espèce sauf évidemment en cas de catastrophe naturel comme le rappelle rousseau.
L’autarcie, la faculté de se suffire à soi-même permettrait à l’homme d’échapper à la lutte pour la vie. Pour Rousseau à l’état de nature l’homme autarcique n’a pas des échanges essentiellement utilitaires avec ses semblables. Selon lui les deux sentiments de l’homme autarcique à l’état de nature seraient l’amour de l’autre sexe qui assure la constitution d’une famille temporaire et aussi le sentiment de pitié.
L’homme est un être capable de perfectibilité grâce à sa conscience spécifique donc il ressent beaucoup moins la pression évolutive comme une lutte aveugle pour la vie où manger le congénère est comme une forme d’amour de la vie pour elle-même.
Son adaptabilité l’oblige moins à sacrifier ses propres congénères les moins adaptés. On a donc vu au fil du temps de façon symptomatique l’image du handicapé se modifier culturellement. Aujourd’hui où la technologie compense de plus en plus nos déficiences biologiques, l’inadapté d’hier a de plus en plus de chance de pouvoir recouvrer l’équivalent de ses facultés manquantes. A vrai dire le malade et l’handicapé sont dans notre évolution un marqueur de nos progrès car pour nous la lutte pour la vie signifie aujourd’hui la victoire sur la maladie, le handicap voire le vieillissement. La lutte pour la vie s’est transformée maintenant aussi en une lutte pour l’autonomie.
L’utilitarisme qui est selon nous la version humanisée de la lutte pour la vie devient aussi chez l’homme une lutte pour l’autarcie ou l’autonomie sociale qui au fond abolissent la nature concurrentielle de l’échange ainsi que la lutte pour la vie.
L’autarcie philosophique où le sage veut se suffire à lui-même se retrouve donc au niveau de l’individualisme contemporain qui d’ailleurs souvent aujourd’hui redécouvre la pertinence des spiritualités de l’autarcie en vue de trouver un bonheur en dehors de l’échange. Souvent on condamne l’individualisme comme une forme exagérée d’égocentrisme mais une société hiérarchisée de part en part montre-t-elle moins d’égoïsme ? Servir l’égoïsme national est-ce moins égoïste que de servir la liberté et la dignité des individus ? En fait la plupart de ceux qui critique l’individualisme contemporain le font au nom d’une forme plus ou moins subtile d’égocentrisme collectif. Il faudrait plutôt voir que l’individualisme de sagesse antique comme celle du stoïcisme implique un sens universel du collectif humain. Les stoïciens se présentaient comme des citoyens du monde au service de son harmonie.
Mais au niveau politique si nous voulons amener l’individualisme à une telle sagesse, nous devons lui ôter les moyens de rendre son penchant égocentrique nuisible. Selon nous, certaines de ces nuisances de l’individualisme ont été aperçus par Tocqueville. Dans de la démocratie en Amérique il montre que l’individualisme peut conduire à un pouvoir paternaliste dont on attend qu’il agisse seul et soit seul responsable de tout, ce paternalisme exprimera et incarnera une tendance tyrannique des majorités démocratiques. Face à la montée de la violence dans une société démocratique l’erreur serait d’opter pour un tel système, car comme Arendt l’a diagnostiqué, une société démocratique qui confond le pouvoir et l’autorité devient tyrannique. Au contraire plus le pouvoir est partagé, plus une société se démocratise moins elle aura besoin d’avoir recours à la violence. Quelle est la source première des violences dans nos sociétés ? L’argent, la possibilité d’acquérir des revenus en étant intégré dans le monde du travail. Mais le monde économique n’est-il pas un bastion d’une lutte pour la vie ? N’est-ce pas un bastion de la concurrence qui forcément induit de la frustration individuelle ?
Si nous voulons sortir l’individualisme contemporain de son impasse, il nous faut mettre fin aux frustrations économiques qui conduisent à la violence et risquent de produire un despotisme démocratique :
  • On peut intervenir sur les discriminations à l’embauche, au logement, on peut compenser davantage les difficultés éducatives ;
  • On peut leur faire découvrir pour qu’ils sachent légitimer leurs revendications sociales des voies d’action excluant les violences aux personnes ;
  • On peut réactualiser par exemple les dimensions spirituelles des cultures propres à ces personnes, on peut les initier aux spiritualités antiques de l’autarcie et promouvoir des valeurs autres que celles de l’enrichissement.
Mais à vrai dire il est symptomatique que des idées comme celle d’un revenu minimum d’existence ou d’un droit à la survie au lieu de gagner sa vie ne soient pas acceptées, nos sociétés sont encore bien loin de développer une culture individualiste promouvant la possibilité d’une parfaite autarcie individuelle qui nous libèrerait définitivement de toute la sauvagerie de la lutte pour la vie sur le plan économique. Grâce à la technique, pourtant nous pourrions sous peu être à la fois solidaires face aux catastrophes naturelles sans perdre notre possible autarcie ataraxique consacré enfin par un droit à la survie accordé à tous.



C - LA TENSION ÉVOLUTIVE ENTRE INDIVIDUALISME ET COLLECTIVISME.

Cependant pouvons-nous nous contenter d’une solidarité se limitant à l’entretien d’un système économique assurant notre subsistance et le reste du temps rester sans rien échanger les uns avec les autres ? Ne sommes-nous pas habités par un élan créateur d’échanges ? Pouvons-nous nous contenter d’une vie sans échange ? La lutte pour la vie au cours de l’évolution change de visages. Dans la chaîne du vivant les animaux les plus primitifs s’entredévorent même entre congénères mais avec l’homme la lutte pour la vie ne se révèle-telle pas sous sa version utilitariste la plus raffinée comme un amour réfléchi de l’évolution de l’univers pour lui-même ? L’évolution de l’univers à travers l’évolution du vivant ne cherche-t-elle pas alors à concilier en l’homme une autarcie et solidarité inventives ? Individualisme et universalisme ne sont-ils pas deux mouvements fondamentaux de l’évolution de l’univers qui maintenant semble chercher un équilibre en l’homme ? Nos échanges forment notre type de vie collective mais aussi les conditions d’une authentique individualisation de chacun d’entre nous. Si on regarde l’évolution de l’univers on peut voir ces échanges qui nourrissent à chaque fois qu’ils s’équilibrent des harmonies entre l’infiniment petit et l’infiniment grand. Le schéma de Ken Wilber suivant est très explicite :




Les deux dimensions de cette tensions évolutives ont été pensées au moins depuis l’antiquité. Partout la spiritualité comprise comme quête d’un bonheur autarcique avait trouvé de forts échos : philosophies grecques, bouddhisme, taoïsme et réinterprétation de l’hindouisme avec Shankara et d’autres. Pour eux tous l’individu humain pouvait réaliser qu’il était une manifestation du divin en tant qu’individu. En Egypte entre autres une spiritualité collectiviste avait pris son essor. D’avatar en avatar en occident elle a pris le visage du christianisme pour qui la vocation de l’homme est de contribuer à une communion de personnes divinisées. Cette spiritualité comme spiritualité mettant en valeur la personne a contribué a formé le libéralisme politique, les droits de l’homme qui forme la base de l’individualisme et comme spiritualité mettant en valeur la communion elle a contribué à la conception des pensées communistes du XIXe siècle mais surtout de l’anarchisme pour qui une solidarité collectiviste peut s’appuyer sur l’individualisme.


D - TRANSITION :


Ce n’est pas évident qu’une telle utopie où les évolutions collectives et individuelles seraient enfin harmonieuses soit réaliste. Est-ce trop d’optimisme ? Le communisme a échoué, l’individualisme libéral semble régné aujourd’hui. Ces mouvements de balancier de l’histoire récente en Occcident peuvent-ils nous rapprocher de ce moment où cet idéal soit réalisable ? Si ces deux dimensions sont deux dimensions de l’évolution de l’Être, si ce sont deux réalités ontologiques alors l’humanité ne peut manquer de les incarner surtout qu’elle semble en présenter des prises de conscience de plus en plus précises.
Cependant notons qu’une société humaine qui n’aura pas atteint un certain stade d’évolution technoscientifique dans son organisation même restera habitée par les sauvageries de la lutte pour la vie. Selon nous le stade où nous nous rapprocherons d’une telle utopie rêvée sera lorsque le devoir de gagner sa vie sera aboli. 
D’autre part depuis une cinquantaine d’année l’humanité est doté des moyens technologiques suffisants pour s’autodétruire qui l’oblige à ne plus recourir à la guerre comme solution à ses conflits. La concurrence risquant d’être funeste par les moyens de la guerre, elle s’est déplacée du côté d’une concurrence commerciale moins funeste. Les grandes puissances guerrières d’hier comme l’Allemagne, le Japon, la France, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, etc. sont devenues des puissances commerciales. Peu à peu les intérêts des sociétés capitalistes n’ont plus coïncidé avec les intérêts nationaux, elles se sont internationalisées et si les organisations politiques veulent les contrôler face aux problèmes écologiques, à des ingérences néfastes dans les pays les plus pauvres, elles devront aussi s’internationaliser à un niveau supérieur.




III. Y A-T-IL UNE UTILITE DU SACRIFICE POUR LES ECHANGES SOCIAUX ?



A - DE LA LUTTE POUR LA VIE AU SACRIFICE.


La conception d’une lutte pour la vie n’explique pas semble-t-il tous les phénomènes de la nature. Pourquoi certains individus se sacrifient-ils pour en sauver d’autres ? On a opposé à Darwin ces sociétés animales fondées sur la coopération des individus. Les fourmis et d’autres insectes sociaux travaillent pour une reine qui seule se reproduit. Si chaque individu lutte pour la vie et la propagation de ses gènes comment expliquer ce phénomène ? En fait imaginons un groupe d’animaux d’une même famille, ils ont de nombreux gènes en commun, si certains animaux de cette famille sacrifient la propagation de leurs propres gènes, leur dévotion pour qu’un autre propage ses propres gènes n’est pas totalement désintéressé car il impliquera la propagation des gènes communs.
Richard Dawkins dans Le gène égoïste élabore aussi l’idée que dans le cas des êtres humains, ce ne sont pas tant des gènes qui évoluent que des valeurs culturelles, des visions de l’univers, etc. Ils appellent l’équivalent culturel des gènes des mèmes. Dans ce cas on peut comprendre que des êtres humains se sacrifient non pour des gens de la même famille mais pour propager leur mème. La morale a certainement pris de l’importance dès lors qu’au nom du respect de l’autre certains ont donné leur vie. La liberté ou la mort est un slogan significatif de cet esprit de sacrifice au nom d’une valeur. La reconnaissance d’une valeur n’est jamais aussi forte que quand on est prêt à se sacrifier pour elle. Le martyr chrétien n’était pas suicidaire et nihiliste, il s’agissait de mourir pour sa foi, de se sacrifier pour ses valeurs. Des valeurs de communion sont peut-être davantage propagées par le martyr qui pose la question du massacre vain de l’innocence et de la sainteté que par des croisades, des conversions économiques, etc. Le martyr est un gage d’authenticité où la liberté de ceux qui le commettent est respectée mais interrogée. L’Evangile décrivant la passion du Christ montre l’efficacité du martyr dès lors qu’un romain participant à la crucifixion de Jésus-Christ et voyant avec quelle foi et authenticité il affronte sa passion, reconnaît la sainteté du Christ.
Se sacrifier pour les générations futures fût l’une des valeurs du libéralisme économique commençant. Hegel (philosophe allemand du XIXe siècle) dans sa dialectique du maître et de l’esclave montre comment dans la lutte pour la reconnaissance celui qui est prêt à donner sa vie pour être reconnu l’emporte mais aussi comment celui qui a préféré rester en vie au prix d’une reconnaissance de sa valeur va la retrouver par le travail. L’obscur par son travail va devenir indispensable au maître qui va devoir dès lors lui rendre une part de reconnaissance. Hegel participe ici au mouvement que nous avons décrit précédemment où la concurrence commerciale s’est substituer à la concurrence guerrière puisqu’il explique la victoire du sacrifice de sa vie au travail sur le sacrifice à la guerre ou même le martyr. Les chrétiens évangélistes d’ailleurs s’inscrivent souvent dans cette ligne car pour eux le témoignage de l’enrichissement par le travail est tout autant efficace que celui par le martyr sinon plus. On se sacrifie au travail pour s’enrichir et mieux servir son Dieu : le dollar, la monnaie américaine a inscrit sur ses billets la formule « In God we trust », c’est-à-dire en Dieu nous avons foi. La richesse est le gage du progrès, même si mon sacrifice au travail ne m’enrichit pas il enrichira mes enfants et petits-enfants. Les sacrifiés de l’économie aujourd’hui doivent escompter que l’enrichissement de certains à court terme signifiera l’enrichissement de tous à long terme. Un riche pour s’enrichir davantage ne peut appauvrir les autres qui dès lors se tournerait vers une économie parallèle. L’argent du plus riche n’a de pouvoir tant que les plus pauvres s’enrichiront en enrichissant par là-même les plus riches. Si le niveau de vie des plus pauvres augmentent en même temps que celui de toute la société, les ventes et les affaires du plus riche gonfleront et il pourra s’enrichir davantage.


B - LES LIMITES DU SACRIFICE.


Cependant le christianisme selon René Girard peut mettre en lumière une certaine fausseté du principe de sacrifice d’un innocent au bénéfice de la société entière. La passion du Christ montre un innocent qui est crucifié pour satisfaire le peuple. « Vaut qu’un seul meure », dit un grand prêtre dans les Evangiles. Le martyr ici n’est pas juste un témoignage en faveur de n’importe quelle valeur. Précisément d’après René Girard ce martyr veut déconstruire tout raisonnement sacrificiel. Premièrement le Christ montre qu’il ne désire pas ce martyr contrairement à ces soi-disant chrétiens qui ont tout fait pour l’imiter, à Gethsémani il prie en disant : « Père écarte de moi cette coupe ». Deuxièmement toute société qui valorise le sacrifice montre son manque de conscience, dans la bouche de Jésus-Christ on entend : « Père pardonne leur ils ne savent pas ce qu’ils font ». Au fond les évangélistes américains et nombre de chrétiens catholiques ou orthodoxes déforment selon le chrétien René Girard le message fondamental de la passion du Christ qui se veut antisacrificiel.
Rien ne justifie que j’accepte d’être sacrifié économiquement au nom de la santé financière de mon entreprise en espérant que mon sacrifice compensé par quelques aides sociales profite un jour à mes enfants. Même si l’emploi que je perds est donné suite à une délocalisation à un travailleur au salaire moins élevé mais qui relativement à sa situation économique d’avant connaîtra ainsi une amélioration de son niveau de vie, l’attitude des dirigeants de cette entreprise n’en reste pas moins représentative d’une société encore sacrificielle. Certes on ne sacrifie plus une vie mais un travail et un revenu pour au fond s’enrichir davantage. La mondialisation montre un accroissement des richesses humaines planétaires mais montre un creusement des différences de revenus de plus en plus préoccupant. Quelques uns ont des fortunes immenses acquises en sacrifiant les emplois des pays riches ou en menaçant de le faire, car ainsi ils contraignent les gens de se sacrifier à des travaux de plus en plus exigeants et mal rémunérés. Cette situation génère en Occident et dans les pays en développement une population de plus en plus larges de travailleurs pauvres (respectivement au niveau de vie de leur pays) qui sont parfois prêts à tous les errements politiques pour que leur situation change : à la logique sacrificielle économique répondent alors des logiques sacrificielles xénophobes, terroristes.



C - RESPONSABILITÉ CONTRE BESTIALITÉ.


Un principe de responsabilité selon Hans Jonas nous enjoint au-delà de la règle d’or d’agir de telle sorte que nos actes ne nuisent pas aux possibilités d’existence des générations futures. Ce capitalisme mondialisé sacrifie bien trop souvent notre avenir écologique : des ressources énergétiques non renouvelables permettent mieux une exploitation financière que des énergies renouvelables dont les particuliers peuvent se doter eux-mêmes de la production. Or ces énergies non renouvelables sont nuisibles. La logique sacrificielle ici touche de toute façon à sa fin soit en précipitant l’humanité dans une série de catastrophes dont elle n’a pas idée soit par ce que le sursaut spirituel se fera.
La passion de Jésus-Christ là encore nous apprend quelque chose sur la logique sacrificielle : l’argent en est un moteur. Judas l’a sacrifié pour de l’argent. Jésus-Christ nous demande explicitement de choisir Dieu ou l’argent. Sans adhérer exclusivement au christianisme, nous pouvons retenir qu’il semblerait pour le moins affligeant que le sommet de l’évolution soit la recherche d’argent.
Celui qui use de la valeur d’échange qu’est l’argent face à la crise écologique ne peut plus se permettre de perdre de vue la valeur d’usage à laquelle elle correspond. Un homme qui aurait une quantité énorme d’argent au beau milieu d’un désert sans eau potable et nourriture le saurait tout de suite. Aristote qui reconnaît de nets avantages à l’argent comme valeur d’échange par rapport au système du troc mais il rappelle la légende du roi Midas qui souhaita changer en or tout ce qu’il touchait et en mourut de faim. Il serait dommage que notre façon d’user de l’argent nous conduise à une telle situation en ne développant pas davantage une économie de développement durable.
Mais comme le suggère Raoul Vaneigem dans son livre au titre suggestif, Pour l’abolition de la société marchande, pour une société vivante, une telle métamorphose de l’économie en économie durable et de qualité restera insuffisante pour mettre au centre le besoin créateur de l’être humain et non quelques pulsions animales déguisées sous la forme de l’appropriation. Toutefois la bestialité a des griffes bien acérées et elle n’est pas tapie qu’en l’autre ! Pour Raoul Vaneigem les opposants au capitalisme qu’on voit piller ses temples, user de débauche de violences défendent sans s’en apercevoir les mêmes valeurs que leurs ennemis. Ils sont prisonniers des mêmes pulsions.



IV - AU-DELA DES ECHANGES UTILITAIRES LA GENEROSITE CREATRICE DU SURHOMME.


Un homme qui agirait d’abord dans le sens d’une évolution consciente de la conscience sortirait peut-être des cycles mécaniques des échanges utilitaires où la bestialité règne toujours. A quoi ressemblerait-il ? Ce serait donc un surhomme. Pour Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra le surhomme se caractériserait par une générosité créatrice. Mais le vocabulaire de la puissance et donc de la force que Nietzsche utilise pour parler du surhomme semble en faire un être encore prisonnier d’un égocentrisme magnifié.
Satprem (penseur Français mort en avril 2007), un disciple du penseur indien Aurobindo, dans son livre La Genèse du surhomme, en propose une description ainsi que des voies de réalisation. P.178- 199, il écrit :
« Chaque passage à un équilibre supérieur est d’abord un déséquilibre et une corruption générale du vieil équilibre. Ces apprentis surhommes, qui ne se connaissent pas eux-mêmes, se rencontreront donc plus probablement parmi les éléments hétérodoxes de la société, les "bons à rien". soi-disant, les bâtards, les récalcitrants de la prison générale, les révoltés d’on ne sait quoi sinon qu’ils n’en veulent plus ; ce sont les nouveaux croisés d’aucune croisade, les partisans sans parti, les "contre" tellement contre qu’ils ne veulent même plus des contre ni des pour, qu’ils veulent tout autre chose, sans plus, sans moins, sans offensive ni défensive, sans noir, sans bien, sans oui, sans non, complètement autre chose et complètement en dehors de toutes les pirouettes et retournements de la Mécanique qui voudrait encore les attraper dans les filets de ses négations comme dans les filets de ses affirmations. Ou bien, à l’autre extrémité du spectre, ces apprentis surhommes se rencontreront peut-être parmi ceux qui ont parcouru le long chemin du mental, ses labyrinthes, sa ronde sans fin, ses réponses qui ne répondent à rien, qui lèvent une autre question et une autre encore, ses solutions qui ne solutionnent rien, et toute sa peine en rond - sa futilité tout d’un coup, au bout de la route, après un millier de questions et un millier de triomphes toujours ruinés, ce petit cri au bout, d’un homme devant rien, qui soudain se retrouve comme un enfant désarmé, comme si tous ces jours et ces ans et ce labeur n’avaient jamais été, comme s’il ne s’était rien passé, pas une seconde de vraie pendant trente ans ! Alors, ceux-là aussi se mettent en route. Là aussi il y a une faille pour le Possible.
Mais les conditions mêmes de l’arrachement au vieil ordre risquent de falsifier pendant longtemps la quête du nouvel ordre. Et d’abord, cet ordre n’existe pas : il est à faire. C’est tout un monde à inventer. Et l’aspirant surhomme - ou disons, simplement, l’aspirant à "autre chose" - doit se mettre devant une première évidence : la loi de la liberté est une loi exigeante, infiniment plus exigeante que toutes les lois imposées par la Mécanique. Ce n’est pas une glissade dans n’importe quoi mais un arrachement méthodique à un millier de petits esclavages, ce n’est pas un abandon de tout mais, au contraire, une prise en charge de tout puisque nous ne voulons plus être pris en charge par qui que ce soit ni quoi que ce soit. C’est un suprême apprentissage de la responsabilité - celle d’être soi, qui finalement est d’être tout. Ce n’est pas une fuite, mais une conquête ; pas une grande vacance de la Mécanique mais une grande Aventure dans l’inconnu de l’homme. Et tout ce qui risque d’entraver cette suprême liberté, à n’importe quel niveau et sous n’importe quel visage, doit être combattu aussi farouchement que les policiers et les législateurs du vieux monde. Nous ne quittons pas l’esclavage du vieil ordre pour tomber dans le pire esclavage de nous-mêmes - dans l’esclavage d’une drogue, l’esclavage d’un parti, l’esclavage d’une religion ou d’une autre, d’une secte ou d’une autre, d’une bulle dorée ou blanche ; nous voulons cette seule liberté qui est de sourire à tout et d’être léger partout, semblable dans la nudité comme dans l’apparat, dans une prison comme dans un palais, dans le vide comme dans le plein -et tout est plein parce que nous brûlons d’une seule petite flamme qui possède tout pour toujours. [...]
Nous avons été tellement mécanisés, extériorisés, projetés en dehors de nous-mêmes par notre habitude de dépendre d’une mécanique ou d’une autre, que notre premier réflexe est toujours de chercher le moyen extérieur, c’est-à-dire l’artifice, parce que tous les moyens extérieurs sont des artifices, c’est-à-dire le vieux mensonge. Nous serons donc tentés de répandre l’idée, l’Entreprise, par les moyens publicitaires que nous connaissons tous, bref de réunir le plus grand nombre d’adhérents au nouvel espoir - qui deviendra vite une nouvelle religion. Ici, il convient de citer Sri Aurobindo et de faire entrer positivement et énergiquement dans toutes les têtes, sa déclaration catégorique : « je ne crois pas en la propagande, sauf pour la politique et les produits pharmaceutiques. Mais pour le travail sérieux, c’est un poison. Cela signifie un coup de publicité ou la célébrité ; or, les célébrités ou les coups publicitaires épuisent ce qu’ils portent sur la crête de leur vague et l’abandonnent sans vie, brisé sur les rivages de nulle part. Ou cela veut dire un "mouvement". Un mouvement, dans le cas d’un travail comme le mien, signifie la fondation d’une école ou d’une secte, ou quelque autre damné non-sens. Cela veut dire des centaines ou des milliers de gens inutiles qui viennent se mettre de la partie et corrompre le travail ou le réduire à une farce pompeuse d’où la Vérité qui commençait à descendre se retire dans le secret et le silence. C’est ce qui est arrivé aux "religions", et c’est la raison de leur faillite » [Sri Aurobindo, On Himself, p. 350]. Certes, tous les hommes, en définitive, la terre entière est de la partie surhumaine, mais le b-a ba de la nouvelle conscience, son principe-clef, est la diversité dans l’Unité ; et vouloir enfermer d’avance le surhomme dans un cadre tout fait, un milieu privilégié, un lieu qui se dise unique et plus éclairé que les autres, c’est retomber dans la vieille farce et bouffir une fois de plus le vieil ego humain. [...]
Ceux qui savent un peu, qui devinent, qui commencent à percevoir la grande Vague de Vérité, ne tomberont donc pas dans le piège du "recrutement surhumain". La terre est inégalement préparée, les hommes sont spirituellement inégaux en dépit de toutes nos protestations démocratiques bien qu’ils soient essentiellement égaux et vastes en le grand Moi, et un seul corps aux millions de faces -, ils ne sont pas tous devenus la grandeur qu’ils sont : ils sont en route, et les uns traînent, d’autres semblent aller plus vite, mais les détours de ceux-là font aussi partie de la grande géographie de notre indivisible domaine, leur retard ou le frein qu’ils semblent appliquer à notre mouvement , font partie de la rondeur de perfection à laquelle nous tendons et nous contraignent à une plus vaste minutie de vérité. Ceux-là aussi y vont, par leur chemin, et qu’est-ce qui est en dehors du chemin, finalement, puisque tout est le Chemin ? [...]
Ils sont dix ou vingt, ou cinquante peut-être, ici ou là, sous cette latitude ou une autre, qui veulent labourer un coin de terre plus véridique, labourer un coin d’homme pour faire pousser en eux-mêmes un être plus vrai, faire peut-être ensemble un laboratoire du surhomme, poser une première pierre de la Cité de la Vérité sur la terre. Ils ne savent pas, ils ne savent rien, sinon qu’ils ont besoin d’autre chose et qu’il existe une Loi d’Harmonie, un merveilleux "quelque chose" du Futur qui demande à s’incarner. Et ils veulent trouver les conditions de cette incarnation) se prêter à l’épreuve, livrer leur substance à cette expérience dans le vif. Ils ne savent rien, sinon que tout doit être autre : dans les cœurs, dans les gestes, dans la matière et la culture de cette matière. Ils ne cherchent pas à faire une nouvelle civilisation, mais un autre homme [...]. Ils ne sont plus d’un pays, plus d’une famille, d’une religion ou d’un parti : ils ont pris le parti d’eux-mêmes, qui n’est le parti d’aucun autre, et pourtant le parti du monde parce que, ce qui devient vrai en un point, devient vrai pour tout le monde et rejoint tout le monde ; ils sont d’une famille à inventer, d’un pays qui n’est pas encore né. Ils ne cherchent pas à redresser les autres ni personne, à déverser sur le monde des charités glorifiantes, à soigner les pauvres et les lépreux : ils cherchent à guérir en eux-mêmes la grande pauvreté de la petitesse, l’elfe gris de la misère intime, à conquérir sur eux-mêmes une seule petite parcelle de vrai, un seul petit rayon d’harmonie, car, si cette Maladie est guérie dans notre propre cœur ou dans quelques cœurs, le monde s’en trouvera plus léger, et, par notre clarté, la Loi de Vérité entrera mieux dans la matière et rayonnera autour spontanément. [...]
Il n’y a pas, jamais de "problèmes matériels", il y a seulement des problèmes intérieurs. Et si la Vérité n’y est pas, même les millions pourriront sur place. C’est une fabuleuse expérience de toutes les minutes, une mise à l’épreuve de la Vérité, et, plus merveilleusement encore, une mise à l’épreuve du pouvoir de la Vérité. Il apprend pas à pas à découvrir l’efficacité de la Vérité, la suprême efficacité d’une petite seconde claire - il entre dans un monde de petites merveilles continues. Il apprend à avoir confiance en la Vérité, comme si tous ces coups, ces ratages, ces querelles, cette confusion, le conduisaient savamment, patiemment, mais impitoyablement, à prendre l’attitude juste, découvrir le vrai ressort, le regard vrai, le cri de vérité qui renverse les murs et fait éclater tous les possibles dans l’impossible chaos. C’est une transmutation accélérée et comme multipliée par les résistances de chacun autant que par ses bonnes volontés - comme si, en vérité, et les résistances et les bonnes volontés, le bien autant que le mal, devaient se changer en autre chose, une autre volonté, une volonté-vision de Vérité qui à chaque instant décide du geste et du fait. C’est la seule loi de la Cité de l’Avenir, son seul gouvernement : une vision claire qui s’accorde à l’harmonie totale et qui traduit spontanément en actes la Vérité perçue. Les faussaires sont automatiquement éliminés, par la pression même de la Force de Vérité, refoulés, comme le poisson, par excès d’oxygène. [...] Ce qui se décide là-bas avec des mitrailleuses, des guérillas ou des hauts-faits, se décide ici avec de sordides détails et une invisible guérilla du mensonge. Mais une seule victoire sur un petit égoïsme humain est plus lourde de conséquences pour la terre que le remaniement de toutes les frontières de l’Asie, car cette frontière-là et cet égoïsme-là sont le barbelé originel qui divise le monde.
Aussi bien, l’apprenti surhomme pourra-t-il commencer sa bataille très tôt, non seulement en lui-même mais dans ses enfants, et non seulement à la naissance de l’enfant mais dès sa conception. [...]
L’enfant de cette Cité naîtra avec une flamme, il naîtra consciemment, volontairement, sans avoir à défaire des millénaires d’animalité ou des abîmes de préjugés ; on ne lui dira pas à chaque instant qu’il doit gagner sa vie, parce que personne ne gagnera sa vie dans la Cité de l’Avenir, personne n’aura d’argent : on la vivra au service de la Vérité, chacun selon ses capacités et son art, et on n’y gagnera que de la joie ; on ne lui répétera pas sur tous les tons qu’il faut ou ne faut pas : on lui montrera seulement la tristesse instantanée de ne pas écouter la petite note juste ; on ne le harcèlera pas avec l’idée du métier à découvrir, de la réussite à faire, de la victoire sur autrui, du premier de classe et du dernier de classe, parce que personne ne réussit ni n’échoue dans la Cité de l’Avenir, personne ne fait un métier, personne ne triomphe des autres : on fait le seul métier d’une petite note claire qui éclaircit tout, fait tout pour nous, dirige tout pour nous, réunit tout dans son harmonie tranquille, et réussit la seule réussite d’être en accord avec soi-même et avec tout ; on ne lui apprendra pas à dépendre d’un maître, dépendre d’un livre, dépendre d’une machine, mais à se fier à cette petite flamme dedans, cette petite coulée joyeuse qui guide les pas, amène la découverte, fait trébucher par hasard sur l’expérience et vous livre la connaissance comme en se jouant, et il apprendra à cultiver les pouvoirs de son corps comme d’autres aujourd’hui cultivent le pouvoir des boutons de machine ; on n’enfermera pas ses facultés dans un moule de vision et de compréhension tout fait : on encouragera sa vision qui n’est pas des yeux, sa compréhension qui n’est pas des livres, ses rêves des autres mondes qui préparent celui de demain, ses communications directes et ses intuitions immédiates, ses sens subtils ; et si l’on se sert encore de machines dans la Cité de l’Avenir, on lui dira que ce sont des béquilles provisoires en attendant de trouver dans notre propre cœur la source du Pouvoir pur qui transmuera un jour cette matière comme nous transmuons la feuille blanche, d’un coup de crayon, en une jolie prairie. On lui apprendra le Regard, le vrai regard qui peut, le regard qui crée, le regard qui change tout - on lui apprendra à pouvoir par lui-même et à croire en son propre pouvoir de vérité, et que plus on est pur et clair, en harmonie avec la Loi, plus la matière obéit à la Vérité. Et au lieu d’entrer dans une prison, l’enfant entrera dans un monde ouvert où tout est possible -et où tout est effectivement possible, car il n’est d’impossibilité que celle que nous croyons. Et finalement, l’enfant grandira dans une atmosphère d’unité naturelle où il n’y aura pas de "toi", "moi", il "tien", "mien", où on ne lui aura pas appris à chaque instant à mettre des écrans et des barrières mentales, mais à être consciemment ce qu’il est inconsciemment depuis toujours : à se prolonger dans tout ce qui est, dans tout ce qui vit, à sentir dans tout ce qui sent, comprendre par une même respiration profonde, par un silence qui porte tout, à reconnaître partout la même petite flamme, à aimer partout la même petite coulée claire, et à être moi partout sous un millier de visages et dans un millier de musiques qui sont une seule musique. »

Explication : Si les enjeux de nos d’échanges évoluent, à l’évidence nos sociétés seront déstabilisées. Mais cette déstabilisation ne ressemblera pas à celles du passé humain qui consistèrent essentiellement à des explorations de la conscience mentale humaine. Les déséquilibres sociaux dus à un progrès ou à une récession sont compréhensibles mentalement s’ils restent confinés à des changements de mentalité. Pour Satprem la crise qui se dessine au XXe siècle n’est pas seulement une crise morale et spirituelle, ni seulement une crise sociale et économique, ni encore une crise écologique : il s’agit selon lui d’une crise évolutive.
Il est vrai que ce que nous connaissons des bouleversements évolutifs du passé s’accompagne la plupart du temps au moins de trois facteurs qui sont ici réunis :
  • Un bouleversement climatique ;
  • Une disparition de nombreuses espèces qui ébranle les écosystèmes et mettent à l’épreuve la biodiversité ;
  • Un ensemble de mutations biologiques conséquentes qui entraînent l’émergence d’une nouvelle forme de conscience qui implique de nouvelles formes d’échanges dans la nature. Un échange entre deux consciences capables d’émotions n’est pas de la même nature que des échanges fondés sur des pulsions et des instincts.
Les pollutions diverses qui couvrent la plupart des lieux de vie humain obligent nos cellules à des mutations : Jean Claude Ameisen ou Elisabeth Sahtouris deux biologistes ont démontré que les évolutions génétiques n’avaient pas seulement lieu au moment de la reproduction sexuelle mais qu’elles étaient accélérées par des stress organiques lors du renouvellement cellulaire interne aux organes. La prolifération de molécules issues de nos propres manipulations chimiques que n’avait jamais rencontrées aucun être vivant auparavant n’a peut-être jamais autant stimulé ce mécanisme. Mais l’homme s’il considère attentivement le fait qu’une évolution biologique positive est aussi une évolution de la conscience elle-même peut peut-être devenir le premier vivant à être conscient de sa propre évolution de conscience. Car même si un homme connaissait la biologie verrait-il chez l’homme en voie de devenir un surhomme une quelconque nouveauté organique vue que l’organisation cellulaire resterait certainement l’organisation de base et surtout comprendrait-il la nouveauté de conscience qui caractériserait cette évolution s’il n’était pas lui-même sur son chemin ? Notre chien a des émotions et une intelligence qui déjà préfigure notre conscience mentale mais nos abstractions conceptuelles lui échappent.
Satprem pense que les êtres humains qui entreront consciemment dans le mouvement du saut évolutif en cours seront au moins de deux types :
  • Ceux qui seront foncièrement insatisfaits de tous les échanges sociaux mais qui comprendront qu’il ne s’agit pas d’être contre, comme si le premier être capable de conscience mentale conceptuelle avait voulu se débarrasser de ses congénères incapables de concepts abstraits…
  • Ceux qui seront aller au bout de l’expérience de conscience mentale et qui par leurs expériences intellectuelles et spirituelles diverses commençaient à sentir que ce sont les limitations de la conscience mentale qu’il s’agit maintenant de dépasser.
Le rebelle et l’individu de grande culture sont donc deux spécimens tout à fait indiqués pour en venir à diagnostiquer qu’il s’agit bien d’une évolution de la conscience qui est en jeu. Cette prise de conscience elle-même ne consistera pas en une compréhension intellectuelle ou du moins ce ne sera une compréhension intellectuelle superficielle. Soudain tous les faits jusque dans les détails de la vie quotidienne se mettent à briller de cette couleur-là : c’est bien une évolution de la conscience qui est en cours, une évolution consciente de la conscience ! Ce sera comme une inspiration non pas localisée au niveau d’un unique problème mental comme il en arrive à tous les hommes talentueux dans un domaine, ce sera une coulée de petites inspirations au niveau de tous les aspects existentiels. Ce ne seront pas des inspirations issues d’une réflexion intellectuelle sur toutes les dimensions de l’existence comme celles d’un philosophe au sens usuel mais une inspiration au cœur même des situations existentielles : ce sera un sens renouvelé du moment opportun, qu’en grec on appelait kairos.
Ainsi un tel homme n’aurait plus un rapport centralement utilitaire aux êtres, aux choses et aux événements. Car chaque être, chaque chose, chaque événement rencontrés lui révéleraient quelque chose de cette nouvelle conscience. Soit ces rencontres soulignerait ce qui fait obstruction à cette nouvelle conscience au sein de celui qui la recherche, soit elles approfondiraient le changement de regard de la conscience sur ce qui apparaît en elle-même.
Cette approche des rencontres mettra de plus en plus clairement en lumière ce que nous avons commencé à souligner intellectuellement au sujet de l’évolution : elle met en jeu trois dimensions connexes de l’Être. Elle est perpétuelle transcendance des relations et donc des échanges mêmes les plus harmonieuses entre individualisation et universalisation. Certes dans la nature l’évolution s’est toujours appuyé sur des harmonies entre individus et collectifs pour individualiser de nouveaux êtres et susciter donc de nouveaux collectifs car comme le remarque Ken Wilber dans Une brève histoire de tout les harmonies entre individus et collectif sont souvent les éléments de base des évolutions à venir. Si les échanges entre individus humains et l’ensemble de l’humanité ne se stabilisent pas il est peu probable que le surhomme puisse se faire. Cependant il n’est pas dit que c’est précisément les nouveaux plans qui stabilisent et rendent plus parfaits ceux qui précèdent. Mais à vrai dire si on peut retenir de Ken Wilber ces arguments pour les étapes précédentes de l’évolution, dans le cas de l’être humain, elle semble comme mettre en jeu les équilibres précédents. Par ailleurs si on prend un point de vue plus absolu, toute évolution reste une évolution du seul Être qui soit, toute évolution met en jeu une Unité dans la diversité : comment pourrait-on alors figer l’évolution même dans des nécessités incontournables ?
Pour Satprem, c’est quelque chose de l’Être, son futur qui attire vers lui le présent qu’il EST aussi dans sa diversité même de manifestation et c’est quelque chose en chaque point de sa manifestation qui aspire à un futur qu’il EST déjà dans sa dimension non manifestée. De fait le retour de la conscience de l’Être sur elle-même dans l’évolution ou la manifestation n’exclut pas tout l’univers soit aspiré vers plus de conscience. Si l’homme a pour vocation de devenir une conscience individualisée de l’évolution du cosmos, il a pour vocation de devenir conscient de l’Être, la conscience de plus en plus individualisée de l’Être dans son universalité même. L’évolution de l’Être n’est donc pas seulement, comme le suggèrent malgré les dénégations de Ken Wilber ses quatre quadrants, une ascension laissant inconscient le socle à partir duquel elle se déploie à savoir nos cellules, notre matérialité. L’évolution de l’Être peut être une descente de la conscience dans ce qui demeure subconscient hormis par quelques aperçus fugitifs, du dehors et toujours indirects de nos technologies.
Si Satprem voit juste, cela signifie que toutes nos technologies restent une puissance limitée au regard mental. Toute technique, toute norme, toute habitude qui ne sont que mentales forment les limites de la conscience au-delà de laquelle l’Être en nous aspire à évoluer.
Pour Satprem le niveau mental de la conscience doit devenir un instrument de la conscience surmentale du surhomme qui s’éloignera de plus en plus de l’humanité qu’on connaît aujourd’hui. Il est vrai qu’un homme raffiné sait jouer de ses émotions pour servir ses idées mentales et donc l’instrumentation du mental par une conscience supérieure n’est pas impensable. Il y a dans la conscience vitale une forme d’intelligence mais que seule la connexion au mental éclaire, il y aurait dans le mental des divisions, des paradoxes et tentatives de synthèses jamais satisfaisantes qu’une conscience surmentale éclairerait comme pluralités poétiques de langues et de niveaux de langue, comme pluralités de logiques et rationnelles d’une Poésie et d’une Logique de l’infini (cf. notre leçon Y a-t-il une vérité en dehors de l’expérience ?).
Mais à ce niveau il faut évoquer une autre forme d’échange centrale dans l’évolution d’après Satprem : la relation entre le principe d’individualisation individué en nous et qui nous lie à une dimension individuelle de l’Être lui-même. Satprem en parle comme d’une flamme qui en grandissant, en s’approfondissant nous relie à l’Être dans sa transcendance, à l’Être dans son universalité manifestée et enfin à l’Être dans ses individualisations. Cette flamme d’individualisation nous relie donc selon Satprem et à la suite d’Aurobindo à toutes les flammes d’individualisations. Pour Satprem et Aurobindo ce principe d’invidualisation serait individualisé dès avant les origines spatio-temporelles de l’évolution de l’univers. Cette Unité-diversité dès l’origine aurait cherché à s’incarner et aurait accompagné le développement de formes spatio-temporelles de plus en plus aptes à traduire sa présence et sa conscience. De ce point de vue le mental même s’il peut représenter une forteresse s’opposant souvent à la pression évolutive serait par ses capacités d’individualisation en mesure de laisser émerger la présence de cette Unité-diversité individualisé dès l’aube de l’évolution. De nombreuses philosophies antiques dont celles de Socrate et de Platon parlaient de métempsychose et les pensées orientales évoquent souvent une réincarnation : nous aurions avec l’approche de Satprem et de Sri Aurobindo une compréhension encore plus profonde de ce que ces pensées essayaient d’exprimer. Ce serait simplement l’Être s’individualisant par vagues successives dans son auto-manifestation qui retrouverait les problématiques, parfois même des réminiscences de ses essais précédents. Mais à un certain niveau un individu se rappelant la vie d’un autre ne se rappellerait pas forcément d’une vie antérieure, seule la flamme du principe d’individualisation aurait toujours été là et aurait grandi de vie en vie.
En parlant des enfants des surhommes, Satprem part donc de ce point de vue. Ces enfants auraient grâce à leurs parents la chance d’avoir une éducation ou plutôt une non é – ducation (puisque éduquer signifie conduire hors de alors qu’ici il s’agit de veiller à ce que l’enfant ne perde pas le sens de sa profondeur individuelle) qui leur permette d’acquérir une identité mentale leur donnant accès à cette flamme qu’ils sont. Accéder au pouvoir de l’évolution consciente de la conscience signifierait simplement en premier lieu être conscient de notre individualité authentique c’est-à-dire de cette flamme individuelle d’Être puis en deuxième lieu de l’universaliser en reconnaissant son propre fond d’Être dans un déjà là que ce soit au-delà du mental ou dans ce qui nous était jusque là subconscient. Ceci constitue une dimension que Ken Wilber considère à peine comme nous l’avons déjà vu en survolant ses conceptions psychologiques dans notre leçon sur L’inconscient, psychanalyse et autres thérapies.
Quoi qu’il en soit, Satprem nous donne dans la droite ligne de notre réflexion centrée sur la nature des modes d’échanges en jeu dans l’évolution une perspective possible inédite : l’évolution et tous les niveaux d’échanges des plus bestiaux au plus raffinés selon nous ne sont au final qu’un jeu de regards changeants de l’Être sur lui-même.
Quelqu’un qui s’approcherait de ce regard verrait de plus en plus de joie jouant avec elle-même c’est-à-dire une forme d’Amour Absolu. D’où les appels de Satprem après ceux de Sri Aurobindo à vraiment développer une spiritualité axée sur la joie et la découverte de la joie derrière toute apparence de souffrances. Un sacrifice qui ne comporte que de la souffrance n’aura pas pour eux de sens spirituel : un tel sacrifice ne vient pas de notre flamme intérieure qui ne meure jamais en donnant sa vie pour ceux qu’elle aime. La lutte pour la vie quand elle reste confinée à la douleur de ceux qui s’entredévorent manque d’âme mais si cela est vécue par cette flamme qui veut ainsi accélérer l’évolution cette lutte pour la vie s’avère un jeu pour une dimension d’Être qui n’est jamais identifiée au corps qui dévore ou se fait dévorer.
Enfin de ce point de vue il devient évident qu’il n’est plus besoin de valeur d’échange mentale comme l’argent, car ce qui s’échange concerne la vigueur et la croissance de nos flammes intérieures.


V. CONCLUSION - OUVERTURE.


Tout échange est trinitaire. Selon nous les échanges humains sont au final orientés par les trois dimensions de l’Être que sont un principe d’individualisation, un principe d’universalisation, un principe transcendant d’émergences de plans de conscience. Il se peut que l’Être dans sa manifestation évolutive se heurte à un échec mais si la manifestation est un mouvement profond elle reprendra ici ou ailleurs, elle continuera peut-être ailleurs même si ici elle échoue. Tout échange doit être regardé non comme essentiellement une lutte sauvage pour la vie, non comme un pur utilitarisme, non comme la constitution d’un individualisme ou d’un collectivisme, mais avant comme comme l’amour de la manifestation matérielle de la conscience. Dans un échange il y a des individus, des éléments cosmiques à échanger (y compris des individus) mais il y a une pression transcendante pour que ces échanges deviennent de plus en plus consciemment dans la matière un échange de l’absolu avec lui même dans sa dynamique d’automanifestation en lui-même de sa dimension non manifestée.

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