I - Introduction problématique.
On dénonce communément l’individualisme de notre époque alors que
paradoxalement le bonheur est conçu par presque tous les individus comme
étant d’abord une satisfaction trouvée dans la vie relationnelle. Le
bonheur est-il une affaire privée ? Si notre bonheur dépend d’autrui, ne
sommes-nous pas condamné au malheur puisque le désir d’autrui ne
coïncide que très rarement avec le nôtre sauf peut-être par le biais de
malentendus ? Ne faut-il pas atteindre cette sagesse où « le sage se
suffit à lui-même » ? L’amitié n’est pas étrangère à cette recherche de
sagesse mais n’est-elle pas davantage source de joie dès lors qu’elle
n’est pas fondée sur des dépendances affectives ? Le bonheur peut être
considéré comme un horizon collectif. Est-il alors moral de se contenter
d’un bonheur personnel ou même d’un bonheur autarcique partagé avec
quelques amis choisis ? Mais ceux qui ne se contentent pas d’eux-mêmes,
ne deviennent-ils pas dépendants de la reconnaissance sociale de
l’autre ? Ces pulsions de reconnaissance ne se heurtent-elles pas les
unes les autres, chacun voulant par son égocentrisme être le centre
d’attention des autres ? Comment alors favoriser politiquement l’accès
du plus grand nombre au bonheur ? Mais dans quelle mesure peut-on
contraindre les individus à renoncer à leurs approches égocentriques
qu’elles soient familiales, tribales, claniques, sociales, ethniques,
etc. ?
II. Autarcie et amitié spirituelle.
A. Le sage se suffit à lui-même.
La tradition eudémoniste antique allie la quête du bonheur individuel
et la quête de la vertu dans sa conception du souverain Bien. La
sagesse n’est donc pas qu’une affaire privée : elle produit aussi un
citoyen vertueux. D’ailleurs le philosophe s’avère plus vertueux que la
plupart, ce qui l’amène malgré lui à dénoncer le vice des politiques.
Socrate, Sénèque et d’autres ont donc subi des attaques des politiques
de leur temps au point où ils ont été dans la situation de devoir par
fidélité à leur sagesse mettre fin à leurs jours.
Cependant si par sa vertu la sagesse a forcément un impact sur la vie
publique, elle est porteuse d’un message commun à toutes ses formes ou
presque : un sage authentique sait se suffire à soi-même. La sagesse est
donc d’abord une affaire privée : il s’agit de l’apprentissage d’un
enseignement afin d’atteindre le point où l’apprenti trouvera en lui
seul les ressources du bonheur. Les hommes ignorant la sagesse sont
caractérisés par le fait d’estimer que le bonheur dépend de la
satisfaction de leurs désirs quels qu’ils soient. Epicure ou les
stoïciens estiment que la sagesse nécessite de ne plus suivre n’importe
quel désir.
Pour Epicure, certains désirs sont susceptibles plus que d’autres d’être
satisfait sans contrepartie comme la crainte ou la souffrance. Ces
désirs sont les désirs naturels. Cette satisfaction d’un désir naturel
peut être si complète à force de vigilance dans l’instant présent que le
plaisir en mouvement générée par la satisfaction du désir aboutira à
connaître le plaisir en repos, le pur et simple plaisir d’être libre de
tout désir, autrement dit le simple plaisir d’exister en arrière plan de
toute impulsion à désirer. On pourrait peut-être symboliser le plaisir
en repos comme ce moment entre l’expir et l’inspir où le corps n’a plus
besoin de quoi que ce soit, où il se suffit à soi-même dans son simple
plaisir d’être. Pour Epicure, celui qui a connu le plaisir en repos
pourra l’actualiser par le simple souvenir de la jouissance qui l’a
produit. Quel que soit son état de satisfaction concernant l’avoir
naturel (manger, boire, bonne santé, etc.), il ne perdra plus jamais
fondamentalement de vue le simple plaisir d’être. Le sage épicurien se
contente de peu. Il vit la plénitude d’être du fait même d’être vivant.
Epicure fait donc de l’autarcie psychique et matérielle, c’est-à-dire de
la capacité de se suffire à soi-même psychiquement et matériellement la
condition nécessaire et suffisante du bonheur et de la sagesse. La
sagesse et le bonheur sont donc viscéralement pour lui une affaire
privée. Un épicurien voit dans la chose publique où règne l’ignorance
les conditions mêmes pour ne pas atteindre le plaisir en repos. Quels
sont en effet les désirs spécifiques à la vie sociale sinon les désirs
vains de la gloire, de la richesse et des relations passionnelles ? Ces
désirs qui animent la vie publique ne sont-ils pas tous par définition
une négation de l’autarcie ? Le riche n’existe pas sans argent dont la
valeur dépend de croyances collectives : l’argent n’a pas de valeur si
on est seul. Les honneurs et la gloire reposent eux aussi sur une
reconnaissance collective, ils n’ont aucune valeur dans la solitude.
Enfin les relations passionnelles créent l’impression qu’on ne peut pas
être heureux seul. Elles entretiennent toujours la crainte d’être trahi,
c’est-à-dire une forme ou l’autre de la jalousie. Pour éviter de subir
les affres de la jalousie on va vouloir créer chez l’autre une crainte
encore plus grande d’être trahi.
L’autarcie des épicuriens consiste donc à découvrir le plaisir en repos
par la satisfaction des désirs naturels et plus particulièrement par la
satisfaction des désirs naturels nécessaires. Les stoïciens affirment
que l’autarcie ne consiste pas en la satisfaction d’un désir mais en une
volonté de ne pas psychologiquement se soumettre à ce qui dépend pas de
nous. Epictète au début du Manuel recueilli par son disciple Arrien
propose de distinguer ce qui dépend vraiment de nous et de nous
seulement de ce qui en dépend partiellement c’est-à-dire au final
absolument pas. Pour le stoïcien, la satisfaction des désirs naturels et
nécessaires comme boire, manger, dormir, etc. ne dépend pas ultimement
de nous. Notre santé elle-même si elle requiert notre attention pour
perdurer davantage ne dépend pas au final de nous puisque notre corps
est par essence mortel. Un stoïcien verra donc dans l’autarcie
épicurienne une autarcie largement dépendante de facteurs matériels. Son
établissement met en jeu certaines conditions matérielles qui nient son
efficience et son authenticité. Se maintenir grâce au jugement dans la
seule sphère psychologique de ce qui dépend de nous et éviter de vouloir
nier ce qui ne dépend pas de nous définit une autarcie bien plus
radicale que celle des épicuriens. Ma libre volonté est une donnée :
elle est indépendante si je me maintiens en elle de tous les éléments du
monde y compris de la détérioration du corps par la vieillesse, la
maladie et donc la mort. L’autarcie consistera donc à se contenter de sa
libre volonté.
B. Amitié philosophique.
Toutefois l’autarcie spirituelle n’implique pas de la misanthropie.
Au contraire plus le sage est capable d’autarcie, plus il sera un bon
ami que celui qui cherche la sagesse aura à cœur de fréquenter. La
distinction épicurienne entre le désir naturel nécessaire et le désir
naturel non nécessaire nous éclaire sur le rapport entre l’autarcie et
l’amitié. L’expérience autarcique du plaisir en repos ou de l’ataraxie
(même entendue au sens stoïcien) pourra se prolonger indéfiniment
seulement si les désirs naturels nécessaires sont satisfaits. Elle
permettra de comprendre nettement que l’amitié qu’elle soit
philosophique ou érotique, que le partage d’un bon repas, que la
convivialité en général, ne sont pas nécessaires à la réminiscence
instant après instant de l’ataraxie.
Cependant avancer sur la voie de la sagesse ne nécessite-il pas
l’aide d’un ami plus avancé ? Les philosophies qui font de l’ataraxie et
de l’autarcie un des buts de leur activité, même si elles entendent
former des gens capables de réfléchir par eux-mêmes, reconnaissent la
nécessité d’une autorité qui libère de notre manque d’autonomie
réflexive. Socrate, même s’il ne dispensait pas un enseignement
doctrinal répété uniformément, se posait comme une autorité permettant
de cheminer vers soi-même, vers une réflexion libérée des préjugés, des
identifications abusives à tel ou tel comportement, à telle ou telle
passion, etc.
L’amitié philosophique prend ici un caractère spécifique dans un rapport
de maître à disciple sur le chemin de la philosophie. Certes on peut
avancer seul sur le chemin de la philosophie mais l’inscription dans une
communauté philosophique paraît nécessaire pour prendre son envol. Seul
le sage se suffit à lui-même mais l’apprenti sage a besoin d’une
autorité qui le conduise vers l’autarcie qui favorisera l’émergence d’un
bonheur de l’ataraxie.
III. Dérives totalitaires et création des conditions politiques nécessaires au bonheur.
B. l’erreur ultralibérale.
C. Les conditions politiques nécessaires au bonheur.
1. Economie créatrice et solidaire.
2. Politique de l’individualisation des personnes et non de l’individualisme.
IV. La communion évolutive.
A. l’UN-dividualisation.
1. L’individualisation socratique contre la prégnance de l’opinion, de l’émotion et des appétits.
2. « Le Seul vers le Seul », Plotin.
3. Eros et Agapè évolutifs.
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