dimanche 26 octobre 2014

La matière et l’esprit 1 - La conscience peut-elle être objective ?



A propos de la matière et de l’esprit on consultera aussi notre leçon L’esprit dépend-il de la matière ? ainsi que notre dissertation En quel sens peut-on dire que notre corps nous trahit ?
On consultera aussi le corrigé partiel du sujet « suis-je un corps ou ai-je un corps ? »

I. Introduction problématique.


Aujourd’hui nous vivons à la croisée de deux tendances contradictoires. D’une part on nous amène à penser que toutes les manières d’être et de penser se valent tant qu’elles sont tolérantes les unes des autres. Autrement dit toutes nos façons d’être que ce soient nos goûts, nos morales, nos opinions, etc. sont subjectives. Si on prétend à la vérité et à l’objectivité d’une façon d’être, on risque de devenir dogmatique voire intolérant.
D’autre part, les progrès incessants de la technologie nous imposent l’efficacité de l’objectivité scientifique comme la seule forme incontestable de discours vrai.
Si on applique ces deux tendances contradictoires à la conscience nous voici devant une énigme encore plus inextricable. Les façons d’être de la conscience ne peuvent être que subjectives mais du point de vue scientifique la conscience ne saurait être que le produit de phénomènes objectifs. Ainsi la question « La conscience peut-elle être objective ? » a une réponse à la croisée de ces deux questions qui sont respectivement : l’action de la conscience, sa manière d’être peut-elle être rendue objective ? Et le phénomène de la conscience peut-il se réduire à des lois et phénomènes objectifs du point de vue scientifique ?
Pour dénouer ce problème, il faut dans un premier temps sonder la valeur du relativisme qui affirme la prédominance du subjectif en relation avec la manière d’être de la conscience. Nous nous demanderons donc dans quelle mesure la conscience morale est subjective malgré l’objectivité des phénomènes cérébraux. Dans un deuxième temps, nous nous demanderons dans quelle mesure la conscience morale peut être envisagée d’un point de vue objectif. A partir de là dans un troisième temps nous envisagerons le cercle du sujet et de l’objet ainsi que la possibilité d’une connaissance transcendant la différence sujet/objet.




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II. La conscience morale entre subjectivisme et objectivité.


La conscience morale n’est pas objective et plus globalement notre faculté de juger n’est jamais objective. Entre le discours objectif de la science et le discours subjectif de la conscience, seul le second est véritablement englobant. Il n’y a pas de vérité de la conscience et donc pas d’objectivité de la conscience car la conscience est ce qui crée toute forme de discours y compris le soit-disant discours objectif. A la suite de Max Weber, le discours scientifique objectif reste un instrument efficace de la conscience subjective et de ses valeurs subjectives. On ne peut pas réduire la conscience à une explication objective car cette explication instrumenterait la conscience et effacerait ce qui la caractérise de façon évidente à savoir sa puissance créatrice. La conscience est fondamentalement subjective car elle est créatrice de valeur. Toute tentative d’objectivation de la conscience menace ses capacités créatrices. Il est significatif que les biologistes étudiant le cerveau et voulant expliquer la conscience s’appuie souvent sur des disfonctionnements neuronaux et des lésions cérébrales ou encore des états de conscience instrumentés par des drogues. Les neurologistes manquent pour la plupart l’aspect créateur de la conscience, même et surtout lorsqu’ils proposent de la réduire au jeu darwinien des hasards adaptatifs et des nécessités du milieu. La plasticité du cerveau ne peut se réduire au jeu aveugle du hasard et de la nécessité car nous faisons l’expérience de notre conscience attirée de plus en plus par une liberté créatrice de soi et du monde de plus en plus intense et de plus en plus simple. La création consciente instrumente le hasard et la nécessité mais ne s’y réduit pas.
Si la science objective entend sortir de son rôle instrumental, elle devient rapidement dogmatique voire fanatique en cherchant à instrumenter les consciences au lieu de libérer leurs capacités créatrices. Or la science étudie ce qui est, la conscience morale elle seule invite à ce qui doit être, c’est-à-dire à une vie intersubjective. S’il n’y a pas de vérité de la conscience, si la conscience est subjective car créatrice, la conscience morale n’impose aucune mœurs particulière, aucune attitude spirituelle, aucune vérité objective de ce qui doit être. Elle est vertu de tolérance qui produit un droit à la liberté dans la limite du respect de la liberté d’autrui. Cette vertu invite à une subjectivité qui met en avant l’intersubjectivité créatrice. Il n’y a pas là une question de vérité, il y a ceux qui choisissent la valeur fondamentale de la vie, de la création, l’idée que l’Être doit continuer à être, et en ce sens seulement, il y a un Devoir-être contre toutes les formes de valeur où l’emporte au final la pulsion de mort, la fascination pour la destruction telles les valeurs fascistes, nazies, ou encore les valeurs sectaires et intégristes de quelque mouvement social que ce soit. Concernant la conscience morale nous remarquons qu’il n’est pas question de vérité mais de libre choix. On ne pourra jamais démontré quoi que ce soit à un psychopathe, mais on peut espérer de lui qu’il reconstruise son identité sur d’autres choix, qu’il se soigne en fonction d’un choix pour la vie.
Cependant cette relativisation de l’objectivité vis à vis d’une conscience essentiellement subjective voire intersubjective même si elle en fait le choix consciemment créateur présente quelques faiblesses.
Premièrement dire qu’il n’y a pas de point de vue absolument objectif est un énoncé pour le moins obscur. Il se situe à la limite de l’objectivité et de la subjectivité pour nier toute objectivité absolue. D’un point de vue objectif, cet énoncé est contradictoire. Comment affirmer la vérité de ce qui affirme qu’il n’y a pas de vérité sans être contradictoire ? Le relativisme subjectif ou intersubjectif laisse en suspens sa relation avec l’objectivité.
Deuxièmement contrairement à ce qu’affirme le relativisme subjectif, la vie de la conscience reste liée à des règles objectives. Le Devoir-être de la conscience n’est pas seulement intersubjectif, il est aussi dicté par des considérations objectives. Par exemple manger n’importe quoi, boire n’importe quoi, ingérer dans son corps n’importe quoi sans conscience a des effets destructifs. Le relativisme subjectif de la conscience n’est pas seulement confronté au choix de l’intersubjectivité ou non mais aussi au choix de ce qu’indique comme Devoir-être la connaissance objective. Déterminer l’objectivité et la subjectivité de la conscience ne semble donc pas aussi simple que le suggère un certain relativisme prompt à ne pas considérer ses responsabilités quant à la dégradation des divers écosystèmes à commencer par celui formé par son propre corps qui inclut le fonctionnement cérébral de sa conscience. La morale n’est donc pas qu’une affaire de valeur subjective produisant des valeurs plus ou moins intersubjectives. Il y a aussi des valeurs objectives comme l’induisent les faits objectifs concernant l’écologie de l’esprit et de l’environnement. Plus précisément les faits objectifs révèlent un devenir de l’univers qui décrit notre destruction en cas de non respect de ses normes créatrices. La puissance créatrice de la conscience ne peut donc pas s’émanciper de la puissance créatrice de l’univers qui se découvre à travers l’objectivité scientifique. La création est peut-être inhérente à l’aspect subjectif de la conscience mais si on prend au sérieux les connaissances objectives, il faut admettre que cette impulsion créatrice ne peut s’épanouir que comme impulsion créatrice de l’univers individualisée en une conscience qui est aussi objective. L’objectivité n’est donc pas simplement un instrument de la subjectivité : elle lui impose des choix, elle énonce en quoi consiste objectivement son choix pour la vie ou non, pour la création ou la destruction.


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III. L’immatérialité en première personne et la matérialité en troisième personne.


La conscience vécue est vécue dans un corps objectif. La conscience est incarnée. La chair de la conscience est à la croisée de l’objectivité comme objet matériel et de la subjectivité comme vécu conscient. La valeur est subjective ou intersubjective quand elle concerne des plans détachés des lois objectives. La politesse par exemple est relative même si son principe intersubjectif est nécessaire universellement pour perpétuer l’être comme bien être ensemble. Ainsi ce qui est poli là-bas peut être malpoli ici. Les mœurs concernant la sexualité sont subjectives et intersubjectives mais parce qu’elles touchent à la reproduction, elles ont aussi une dimension objective. L’attirance pour tel ou tel type de partenaire renvoie à des valeurs subjectives. L’organisation matrimoniale pouvant être monogamique, polygamique, polyandrique ou autre renvoie à des valeurs intersubjectives obéissant au principe universel d’éducation des enfants. L’exogamie est un principe moral objectif confirmé par nos connaissances objectives qui indiquent des risques de dégénérescence génétiques en cas contraire et qui sur le plan cérébral voit un moteur d’évolution individuelle dans l’élargissement du milieu avec lequel le sujet interagit. 
Au sein d’une éthique créatrice, nous devons admettre trois niveaux de valeur imbriqués dans la conscience : le niveau des valeurs objectives, le niveau des valeurs intersubjectives, qui vont des valeurs tribales aux valeurs les plus universelles, et enfin le niveau des valeurs subjectives liées à la création de soi-même comme individu. Reste alors à préciser quels peuvent être le lien entre un choix qui semble demeurer subjectif et certains choix dont les termes sont édictés par les faits objectifs. Il convient de se demander comment se mettre à l’écoute de ce que les faits nous proposent comme valeurs objectives créatrices ? De quelle nature est le choix subjectif qui nous permettra d’entendre les faits objectifs, car pour choisir les valeurs objectives il faut choisir la valeur consistant à valoriser irréversiblement l’objectivité ?
Nous allons donc essayer de préciser le lien entre objectivité et subjectivité. Imaginons un sujet capable grâce à la technologie d’observer ses propres mécanismes cérébraux. La représentation de ces mécanismes influe le devenir même de ses mécanismes. Son activité de connaître se reflète dans son activité cérébrale qui se reflète dans son activité de connaître qui à son tour… Ainsi l’activité de connaissance du sujet devient objet de l’activité de connaissance du sujet comme dans un cercle infini et inachevé. La conscience subjective devient objet de la conscience subjective qui à son tour devient objet qui… comme deux miroirs face à face reflétant l’un sur l’autre une image jusqu’à l’infini. A vrai dire nous pouvons nous passer de technologie pour approcher ce phénomène en jouant la conscience de la conscience de la conscience…une ressaisie infinie de l’intentionnalité (la conscience de quelque chose) par elle-même à l’infini. Il ne semble pas qu’on puisse voir le fait de voir lui-même sans le pervertir en chose vue. L’objectivité permet de distinguer tout ce qui dans la conscience relève du subjectif objectivable de ce qui relève d’une pure subjectivité inobjectivable mais source d’objectivité. En effet tout ce qui relève de nos goûts, de nos préférences, de nos émotions, de nos pensées subjectives apparaîtra comme des objets sur le miroir de la conscience. Seule la pure subjectivité n’est pas réductible à l’état d’objet même si chacun de ses actes laisse une trace objectivable. La pure subjectivité est une conscience intuitive de soi-même et non une conscience réflexive de soi-même où on demeure identifié à la trace de l’acte de conscience toujours en retard inconsciemment sur l’acte de conscience lui-même capable de ressaisir cette trace. Pour s’approcher de cette distinction phénoménologique, il faut que notre effort d’objectivité sur nous-même ne soit plus prisonnier des échos du passé, des traces de la conscience qui restent en mémoire. L’objectivité comme vision détachée de toute valeur subjective s’intensifie pour se réaliser comme pure vision, comme subjectivité purifiée de toute valeur, distinguée de tout contenu. L’activité propre à la démarche objective s’identifie à une pure subjectivité capable de se détacher, de mettre entre parenthèse tous les contenus de son activité. On s’approche d’un acte purement subjectif d’objectivité détaché de tout objet, de toute valeur dont l’oubli se résorbe de plus en plus dans une compréhension et une explication de moins en moins discursives et de plus en plus liées spontanément au jaillissement même de cet acte.
On peut commencer à fonder la science objective sur une science en première personne tentant d’émerger de l’oubli de l’acte pur constitutif de nous-même dont nous venons de donner un aperçu. Si nous reprenons l’expérience d’un miroir de la conscience qu’il soit technologique ou le simple fruit d’une attention à la phénoménologie de la conscience, nous pouvons distinguer les contenus de la conscience et la conscience comme contenant. On ne peut pas être telle personnalité déterminée par tel et tel trait sans être l’ouverture indéterminée de conscience où s’inscrit habituellement cette personnalité, très souvent un point de vue perceptif sur le monde et à l’occasion une vision des autres. Il est significatif comme le remarque Douglas Edison Harding que nos autoportraits soient toujours des images extérieures de nous même où les traits du visage expriment notre personnalité alors qu’en réalité le visage vécu ordinairement est en quelque sorte une essence transparente, une ouverture de conscience.



 Le champ de l’œil (Tirée de J.J. Gibson, The perception of the visual world, Houghton Miffin, 1950. Ici le dessinateur ferme son œil droit.

En effet là maintenant en lisant ceci nous ne voyons pas notre visage, nous sommes la transparence où se lisent ces lignes, où se déchiffrent le sens de ces lignes et où circulent les pensées et les émotions suscitées par ces lignes. Cette transparence est exactement la conscience contenant. Notre conscience de nous-même en tant qu’individu est un contenu de pensée, une identification plus ou moins consciente à une image extérieure de nous même. Cette image de soi nous pouvons réussir à la rendre tout à fait objective si elle apparaît de plus en plus nettement comme jaillissant au sein de la transparence. Nous apparaissons et disparaissons en tant qu’individu identifié à une image de soi dans la conscience contenant au fil des heures selon que nous nous effaçons dans le sommeil profond, que nous sommes ou non le personnage principal de nos rêves, qu’à l’état de veille nous sommes en train de nous immiscer plus ou moins justement entre la conscience pure contenant et le reflet du monde qui s’y forme par le biais de notre corps. Notre visage fermé avec ses expressions apparaît dans un reflet à l’intérieur de notre visage vécu comme ouverture transparente qui se prolonge au-delà de sa boule de cellules qui semblent le délimiter de l’extérieur. Ce que je vois, ce que je sens m’apparaît dans le prolongement du cadre transparent de mon visage, la sensation d’un espace externe à mon corps est une illusion. L’espace de la conscience se réduit à l’espace de la chair vécue qui déborde toujours par effet de contiguïté le simple espace du corps dont on s’est une idée comme étant « notre corps propre ». Le corps vécu reflète un espace plus global où l’idée et les sensations liées à notre soit disant corps propre semblent s’inscrire comme un élément, un objet. Mais cette existence d’un corps propre est bien une illusion car l’espace plus global manifesté dans la conscience est lui notre authentique corps vécu. Ce corps authentique est le vécu d’un certain tourbillon charnel dans le flux de matière-espace-temps.

Le passage d'une image de soi en rapport avec les éléments de l'univers se convertit ou se retourne vers la participation vécue et consciente au-delà d'une relation Sujet/Objet.

La connaissance par identité m'amène à Je suis tout/Je ne suis rien autant que je suis pure vacuité/je suis cellulaire, planétaire, stellaire, etc.


Ma durée autocréatrice est traversée et participe des durées autocréatrices de l'univers. Voir le cours sur la liberté créatrice sur ce blog


La personnalité, ses pensées, ses émotions, ses désirs, ses inclinations sensori-motrices ne sont qu’un phénomène relatif vis à vis de cette prise de conscience objective d’être avant tout un tourbillon impermanent de chair consciente dans le flux matériel de l’univers. Du point de vue de ce tourbillon de chair qui est notre corps authentique, nous sommes donc une forme de reflet de l’univers où celui-ci émerge comme possible évolution consciente de lui-même. La personnalité lorsqu’elle est de plus en plus saisie objectivement dans la conscience laisse émerger comme un acte pur de conscience, un acte intuitif transcendant la dualité sujet/objet dont la personnalité subjective et l’activité objective quasi impersonnelle ne sont que le prolongement. C’est cet acte pur de conscience qui n’est ni simplement subjectif, ni simplement objectif qui donne au « je pense, je suis » de Descartes toute sa force à condition de vivre ce « je » au-delà de notre personnalité. La conscience n’est-elle pas alors plus que simplement purement objective et subjective à la fois ?


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IV. Pressentiment d’une possible non-dualité de l’évolution matérielle et spirituelle.


Même si on parvient à l’intuition vécue d’une non dualité sujet/objet comme acte pur de conscience, on peut toujours se demander si cet acte pur de conscience émerge de l’évolution matérielle de l’univers spatio-temporel ou bien si l’univers émerge de cet acte pur de conscience qui semble transcender toutes les données spatio-temporelles. La science objective semble faire l’hypothèse expérimentale d’un univers spatio-temporel émergeant d’un non-temps et d’un non-espace, c’est-à-dire échappant originairement aux catégories spatio-temporelles de la cause et de l’effet. L’évolution de l’univers de ce point de vue verrait dans l’émergence d’une conscience d’un acte pur, la prise de conscience de la racine originaire de l’univers par elle-même comme acte pur jusque là non conscient. A l’inverse les pratiques spirituelles de purification de la subjectivité de toute identification qu’elle soit d’ordre mentale, émotionnelle ou sensori-motrice semblent mettre en valeur une émanation immatérielle directe de la conscience dont l’incarnation charnelle individualisée reste un effet. 
De nouveau une conscience privilégiant l’objectivité semble entrer en conflit avec une conscience privilégiant une qualité de subjectivité. L’objectivité scientifique semble appeler une certaine prédominance de la matière dont la conscience subjective ne serait qu’un épiphénomène tandis que la subjectivité semble appeler à l’opposé une certaine prédominance de l’immatérialité de la conscience dont la matière comme formes objectives ne serait qu’une émanation instable. 
De nouveau nous rencontrons une dualité sujet/objet où l’on veut résorber l’un des termes dans l’autre au nom d’une priorité dans le déploiement de l’un sur l’autre. L’acte pur d’être produit-il la matière-espace-temps objet qui produit à son tour la conscience sujet de cet acte pur au-delà de la dualité sujet/objet ? Ou bien l’acte pur au-delà de la dualité sujet-objet engendre t-il la conscience sujet atemporelle avant de se donner divers objets intuitifs, qui eux-mêmes se reflètent en objets mentaux, qui eux-mêmes se reflètent en objets émotionnels, puis en objets sensori-moteurs et enfin en matière-espace-temps produisant dans un mouvement de retour l’apparence d’individus séparés ?
Ces deux approches ont cependant chacune leur limite. En amont de la conscience sujet nous devons constater que le domaine de l’intuition est mal connu : la pluralité des inflexions métaphysiques en témoignent comme si les intuitions surmentales de l’acte pur exprimées par les philosophes, les sages, les prophètes, les saints prenaient différentes formes inconciliables faute d’une vision intégrale ou supra-intuitive de l’acte pur encore inaccessible. En aval de la conscience sujet, l’activité objective pointe clairement vers une réalité matière-espace-temps non illusoire dont nous n’avons qu’une connaissance indirecte et donc partielle comme le rappelle la recherche scientifique par essence inachevée. En effet la science produite par l’activité objective reste hypothético-déductive, un jeu de va-et-vient entre conjectures mentales et expérimentation indirecte d’une réalité inaccessible immédiatement à nos sens matériels usuels. 
Aussi l’affirmation d’une non-dualité entre processus matériel et processus spirituel reste pensable. Spinoza est le penseur d’un parallélisme strict entre ces deux points de vue : ces deux points de vue indépassables seraient deux modes d’être parmi une infinité de la substance première et unique de toute chose.
On peut s’inspirer du philosophe Ken Wilber qui a ainsi développé une forme élaborée de parallélisme évolutif :



Cette vision de Ken Wilber embrassant l'évolution selon plusieurs dimensions s'appuie sur une vision intégrative des savoirs et des pratiques de connaissance suivantes :


La vision intégrale des savoirs dans l'approche de Ken Wilber s'organise en quadrant qui font écho aux approches croisées des faits, des valeurs, des objets et des sujets.




Ces tableaux permettent d’affirmer la complémentarité d’approches de la réalité qui souvent se sont opposées. La technoscience sous la forme du scientisme a sans cesse vouloir réduire l’expérience intérieure individuelle et collective à des mécanismes matériels ou sociaux. A l’inverse certains spiritualistes ont voulu affirmer que l’idée de matière n’était qu’une illusion de la conscience. On a opposé l’âme collective à des déterminismes sociaux. Wilber insiste aussi sur le fait que certains spiritualistes considèrent seulement le salut individuel de la conscience même si ce salut dans le cadre bouddhiste annihile l’individu. Il pense que la dimension individuelle ne doit pas être mise en conflit avec la dimension collective. On n’a pas à opposer par exemple la liberté individuelle et le holisme (la vision où le tout précède la partie). Etc.
Ce schéma veut mettre fin à de nombreux conflits philosophiques et épistémologiques avec l’ambition d’offrir une véritable pensée intégrale ouverte.
Ce quadran, cette forme affinée de parallélisme, au fond se juge indépassable. Mais qui nous empêche d’imaginer qu’au-delà du parallèle entre une évolution matérielle et une évolution spirituelle, il n’y ait pas une évolution sous-jacente qui pourrait un jour les faire se rejoindre et s’interpénétrer ? Ce quadran ne risque-t-il pas de confondre les limites de notre conscience mentale voire sur-mentale, qui d’une part a des connaissances extérieures indirectes et d’autre part a une certaine connaissance intérieure directe, avec une réalité qui possède peut-être une forme de point de vue directe sur elle-même ?
D’ailleurs quand certaines molécules changent nos états intérieurs et certains états intérieurs semblent modifier nos états extérieurs, est-ce toujours un fonctionnement strictement parallèle du réel qui a lieu ? Ne riquons-nous pas de confondre la réalité de notre mode de connaissance avec ce que serait la réalité ? Pourquoi à un certain niveau la conscience ne serait-elle pas en dehors de la matière et à un autre niveau pourquoi ne serait-elle pas involuée dans la matière (re)venant à elle au fil de l’évolution matérielle ? 
Certaines expériences troublantes de Near Death Exprience (NDE = expérience proche de la mort) sont par exemple très troublantes pour les scientifiques honnêtes : comment un patient cliniquement mort puis ramener à la vie peut-il savoir avec précision ce qui s’est passé dans un lieu où il n’était pas alors qu’il était en état de mort clinique ? Wilber veut en postmétaphysicien situer les expériences de la conscience toujours au sein de la matière mais comment dans ce schéma expliquer ces cas de NDE ? Ne faut-il pas plutôt admettre que la conscience et la matière peuvent être vécues comme en continuum ?




Comme nous le savons les parallèles du point de vue tactile dans le monde visible peuvent se rencontrer sur l’horizon. Notre conscience mentale réfléchie ne pourra peut-être pas atteindre cet horizon infini où matière et esprit peuvent vues d’un seul mouvement mais qui sait si un être n’en sera pas capable ?
A la lumière de nos connaissances scientifiques, nous pouvons dire que l’évolution matérielle semble pluraliser, complexifier ce qui constituent les contenus et les points de vue de la conscience sujet : sans matière, il n’y aurait pas une telle diversité de choses et d’individualités. Si on étend cette pluralisation du côté de l’intuition de l’acte pur, ceci ne peut manquer d’inspirer à certains l’intuition paradoxale d’un pur multiple matériel. Cette idée de pure multiplicité qu’on entrevoit ainsi en marge d’un matérialisme évolutif conséquent est pourtant en tension avec l’idée d’acte pur qui tend à instaurer une unité métaphysique de toute chose, unité dont l’idée reste déterminante dans l’activité scientifique tant au niveau de sa cohérence et de sa rigueur qu’au niveau de son affirmation d’une unité de l’univers ou des univers. De son côté, tous les courants appelant à une évolution spirituelle n’ont cessé face au multiple croissant de rappeler l’unité de l’acte pur dans des intuitions de plus en plus intégrales : ne voit-on pas germer çà et là la conscience plus ou moins rigoureuse d’une unité cachée des métaphysiques mystiques, prophétiques, philosophiques, etc. ? Au-delà donc de la non-dualité sujet/objet, pressentir une possible non-dualité consciente de l’évolution matérielle et de l’évolution spirituelle, n’est-ce pas pressentir la profonde non-dualité de l’unité et du multiple de/des (l’) acte(s) pur(s) ?




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V. Conclusion - Ouverture.


En conclusion, la question de la conscience objective nous conduit à préciser le statut du relativisme subjectif contemporain comme une étape nécessaire au sein d’une évolution matérielle et spirituelle qui met au centre une éthique créatrice individualisée. La pluralisation comme individualisation de l’acte pur reste certainement inachevée mais faute certainement d’y intégrer consciemment voire intuitivement les informations données par les sciences objectives. Notre éthique créatrice doit s’épanouir à l’aune de normes objectives faute de n’avoir pas une intuition nette de ces normes. Le développement d’une conscience humaine répond en l’état à des normes objectives qu’appréhendent les sciences objectives même si toutes normes restent l’objet apparemment d’un choix subjectif. Apparence car l’enquête sur le point d’émergence de la subjectivité et de l’objectivité dans la conscience nous amène du côté d’intuitions transcendant la dualité sujet/objet.
Ce qui est créé devient objet d’une pure subjectivité. L’objectivité intégrée à l’éthique créatrice peut mettre fin à l’identification subjectiviste illusoire de la pure subjectivité à ses objets. C’est là le sens de ce qu’il faut entendre selon nous par l’idée d’une conscience objective. Cet effort objectif qui sert la purification de la subjectivité vis à vis de tout subjectivisme illusoire, se détourne cependant un peu vite de la question de la dimension matérielle de la conscience. L’objectivité au service de la purification subjective produit une non-dualité intuitive sujet/objet mais lorsqu’elle s’intéresse à l’émergence de la dimension subjective au sein de la matière, elle souligne les limites des connaissances de la conscience intuitive incapable de rendre compte rigoureusement de la dimension matérielle sans médiation expérimentale. D’ailleurs les intuitions de la non-dualité sujet/objet semblent produire à propos de la réalité matérielle des énoncés fort contradictoires dont certains vont d’ailleurs parfois jusqu’à mettre en cause cette réalité matérielle elle-même. L’idéalisme de Berkeley, les conceptions hindouistes ou bouddhistes font ainsi de la manifestation matérielle, vitale et mentale une illusion, ou plus modéré les conceptions proches du scepticisme font de la matière une apparence dont l’essence nous échappe.
Si on prend au sérieux les connaissances scientifiques objectives de la réalité matérielle, il nous faut admettre l’existence d’une évolution matérielle qui reste en partie voilée car encore extérieure à l’évolution spirituelle issue des tentatives de rendre objectifs les contenus intérieurs à la conscience. L’acte pur produisant la matière c’est-à-dire l’impulsion créatrice de la matière par delà la dualité sujet/objet n’implique t-elle pas une forme de connaissance dépassant radicalement la connaissance objective ? L’évolution spirituelle a considéré les contenus de la conscience comme uniquement des objets pour atteindre le domaine intuitif de l’acte pur mais l’acte pur n’est-il pas implicitement présent en ces objets ? La distinction entre conscience contenant et contenus de conscience peut exprimer en d’autres termes la distinction source d’évolution spirituelle entre pure subjectivité objective et objets illusoirement identifiés à la subjectivité. Toutefois cette distinction ainsi exprimée n’induit-elle pas une dualité discutable entre un contenant unique de nature simple et intuitive et des contenus multiples jugés de plus en plus instables et chaotiques à mesure qu’ils se matérialisent ? Et à travers cette dualité entre le contenant un et les contenus multiples, cette distinction ne traduit-elle pas plus globalement une dualité discutable entre l’un et le multiple ? La conscience sur fond d’une intuition surmentale d’un acte pur apercevant l’objectivité d’une réalité matérielle demeurant en dehors de sa dimension intuitive ne pointe t-elle pas alors vers une supra-intuition qui intègrerait l’unité de l’acte pur et sa pluralité matérielle ? Il ne s’agirait plus alors d’une conscience pleinement objective traduisant discursivement ses intuitions mentales voire surmentales mais d’une conscience capable de supra-intuitions matérielles. Autrement dit il s’agirait d’un individu capable d’évolution consciente des structures de la matière.


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