dimanche 26 octobre 2014

Peut-on tout dire ?

I. Introduction problématique.


Quand on raconte, on est soumis à plusieurs conditions. D’une part, chacun aura une manière propre d’interpréter un récit pour lui donner vie. Notre caractère et notre vitalité nous contraignent à un certain jeu d’interprétation. D’autre part, pour raconter dans un rythme vivant, il nous faut savoir éliminer les détails inutiles pour mettre en valeur des détails significatifs. Un récit peut donc plus ou moins rendre compte des événements à cause des contraintes de style et de temporalité.
Si le récit pour être vivant, présente ces contraintes, alors peut-on tout dire ?
Outre ces problèmes d’idéalisation et d’interprétations du réel par le récit, on rencontre un problème de communication quand on expose ou quand on exprime des idées. Est-ce que je suis assuré d’être compris ? Comment vais-je garder l’attention de mon auditoire ? Qu’est-ce qui, plus généralement, assure l’efficacité de ma parole ? Une communication réussie serait une communication convaincante ou persuasive. Mais cette ambition de tout dire comprise ainsi est-elle légitime ? La persuasion bien souvent utilise le mensonge et la manipulation : est-elle éthique ? Aujourd’hui la publicité qui entoure non seulement les produits de consommation mais la politique et la justice n’est-elle pas une manifestation de la rhétorique sophistique critiquée par Platon et Socrate ?
Ne faudrait-il pas mieux pratiquer la communication sur des convictions argumentées ou sur l’usage de la démonstration ? On peut dire tout ce qu’il nous revient de dire à condition de ne pas se contredire.
Mais si l’argumentation est la seule façon de dire authentique, pour que la communication soit éthique faut-il alors interdire moralement voire légalement ce qui est de l’ordre du persuasif. Si l’on privilégie seule l’argumentation comme authentique, ce qui est uniquement persuasif comme propagandes et publicités serait alors interdit. Dès lors la question « peut-on tout dire ? » devient aussi une question sur l’intolérance. Que faut-il s’interdire pour que l’échange, la communication soient sans obstacle ? Mais l’interdit s’il limite l’intolérance ne restreint-il pas au final les possibilités de la tolérance en interdisant le persuasif ? Si telle population n’entend pas l’argumentatif pour agir de façon à se préserver de tel danger, le persuasif paraît alors s’il est efficace une action bonne. D’autre part, l’interdit n’empêche pas l’intolérance fanatique d’avancer masquée. A vrai dire une démocratie se porte d’autant mieux que tout peut s’y dire.
Est-ce qu’au final le discours le plus convaincant ne serait pas le discours scientifique ? N’évite-il pas par sa rigueur les ambiguïtés des langues ? Grâce à la méthode expérimentale et à sa théorisation, nous pourrions agir efficacement et trouver une expression adéquate de nos intentions. Toutefois, pouvons-nous vraiment ramener des poèmes à des équations ? Les machines à traduire perdent toujours le sens de la poésie. Est-ce que le langage scientifique ne passe pas à côté de la singularité des choses ? Est-ce que son caractère explicatif n’oblitère pas le mystère de l’être des choses ?
Dans une première partie nous nous demanderons donc comment trouver une expression authentique de nous-même favorisant le développement de la vertu de tolérance.
Dans une deuxième partie on se demandera si le réel peut être ou non pensé dans les langues de la culture ou dans le langage scientifique.
Dans une troisième partie nous ferons face au mystère de l’indicible en nous demandant quelle parole peut être fidèle à son mystère.


II. Comment ne pas s’interdire de dire tout ce qui exprime notre être, sans dire ce qui serait intolérable ?


A. On peut pas tout dire sans mentir ou se contredire.



Les sophistes prétendaient être en mesure de tout enseigner, de tout dire au sens de persuader n’importe qui de n’importe quoi. Leur art de la rhétorique selon eux permet non seulement de tout dire mais aussi de persuader le plus grand nombre. De nos jours les publicitaires sont en un sens les continuateurs des sophistes.
Socrate s’est attaqué aux sophistes car selon lui on ne peut pas tout dire sur tout sans prendre garde à ne pas se contredire. Dans l’action de se contre-dire, il y a un enjeu éthique. Dans Le Gorgias, Socrate place des sophistes devant leurs contradictions mais surtout il montre que la reconnaissance de l’erreur et de la contradiction est en quelque sorte en reprenant des termes contemporains un acte d’authenticité. Il ne s’agit pas temps de paraître posséder la vérité que d’être en vérité. Il ne s’agit pas seulement d’avoir un discours cohérent car tout dire de façon cohérente ne garantit pas la fidélité à son propre discours. La parole est un acte mais bien souvent un acte de faussaire. Tout dire, inonder d’informations est la meilleure façon de désinformer et donc de mentir. Socrate est quelqu’un qui renonce à tout dire mais qui essaie de vivre en conformité à ses dire comme le suggère L’apologie de Socrate de Platon.


B. Qui peut faire dire à autrui quelle est son authentique expression de soi ?


Platon cependant dans sa description de Socrate ne rend pas compte du fait que le dire de Socrate vise à individualiser celui de ses disciples. La méthode d’interrogation socratique a des résultats plus divers que la dialectique de Platon qui est un art de s’interroger qui semble aboutir à moins de diversité et surtout qui ne parvient pas à la penser autrement que comme une dégradation de l’unité du Bien. Socrate par son sens du dialogue savait amener autrui à accoucher de son propre chemin spirituel, il savait faire dire à l’autre tout ce que lui seul pouvait avoir à exprimer en se libérant de l’opinion : cet art de l’accouchement d’une personne à son authenticité spirituelle s’appelle la maïeutique. Au monologue des sophistes, Socrate substitue un dialogue maïeutique. Celui-ci n’a pas seulement produit le platonisme de Platon. Il a permis à Anthistène de développer une spiritualité qui générera le cynisme et le stoïcisme. Il permettra à Aristippe de développer une philosophie de la jouissance du présent qui influencera Epicure. La cité idéale conçue par Platon ne laisserait guère de place aux autres disciples de Socrate : son dialogue dialectique n’est certainement pas le dialogue maïeutique de Socrate. Il n’est pas sûr que le dire maïeutique de Socrate qui a individualisé et singularisé ses disciples certainement à un point qui devait lui-même l’étonner aurait une place dans la cité idéale de Platon. Nos démocraties modernes quand elles laissent libre au maximum un espace pour tout dire et quand elles protègent cet espace des majorités et des individus au pouvoir éviteraient elles de pousser Socrate à partir ou à mourir. Au contraire elles en seraient vivifiées. Socrate n’entendait pas imposer son principe de non-contradiction, c’est le sophiste Calliclès qui désarmé songe à imposer par la force ce qu’il désire. Il faut des espaces courtois de dissensus dans une démocratie où tout peut se dire. Il vaut mieux un conflit autour de ce qu’on peut dire qui sera toujours réversible à un certain point qu’au niveau de la possession exclusive du pouvoir.


C. La tolérance du tout peut se dire et ses paradoxes.



La sagesse a des expressions multiples puisqu’elle est liée fondamentalement à une expression individuelle de soi-même qui engendrera sans cesse de nouvelles façons de dire l’unité dans la diversité. Un discours de sagesse peut suggérer à sa manière une unité et un tout spirituels mais puisqu’il a un style individuel, il ne peut pas prétendre dire en totalité cette unité et ce tout. Confier le pouvoir à des sages ne garantiraient pas de ne pas prendre le risque d’une forme de totalitarisme, d’une forme d’idéologie qui veut tout dire et interdit tout autrement dire. Un sage doit faire autorité pour exiger un authentique partage du pouvoir mais ne jamais prendre le pouvoir.
Toutefois la démocratie libérale moderne qui offre des droits à la liberté d’expression est devant un paradoxe. La vertu démocratique de tolérance voudrait affirmer que tout peut se dire et que tout doit pouvoir se dire. En mai 1968, on dira en ce sens qu’il est interdit d’interdire. Certes on peut dire des choses fort contestables sans forcément les mettre en acte. Mais cette vision d’une tolérance sans borne ne prend-elle pas le risque que l’intolérant, le fanatique religieux ou l’idéologue parviennent à convaincre une majorité ou en tout cas une minorité suffisante pour transformer la démocratie en dictature ? En dictature, un seul a le droit de dire tout ce qu’on doit faire et penser sans que personne ait le droit de le contredire. La tolérance angélique voudrait que tout puisse se dire au risque qu’on finisse par nous dicter ce qui peut être dit. Dans quelle mesure interdire les discours intolérants pour ne pas dicter nous-même, défenseurs de la démocratie, ce qui n’a pas le droit d’être pensé et dit ? A vrai dire, on ne peut pas tout dire, il faut s’interdire certains propos pour sauvegarder l’expression libre du collectif et maintenir un espace de dissensus inévitables à certains niveaux de conscience issus de nos tentatives d’individualisation les plus authentiques. Plus la mentalité démocratique et la vertu de tolérance est forte, plus on laisser dire ce qui implique de l’intolérance car cela a moins de chance de persuader et surtout cela permettra éventuellement par la discussion ou l’action de ramener celui qui propage de l’intolérance au bon sens. En effet quand on interdit, on prend le risque que l’intolérance avance masquer parce qu’on oublie d’éduquer et de dialoguer en vue de la tolérance.


III. On ne peut tout formuler de la nature et de la culture.


A. Le signifiant dit-il le signifié ou le signifié commande-t-il le signifiant ? Le vertige du Cratyle de Platon.




On peut se demander qui peut tout dire ? Est-ce la culture humaine qui détermine tout ce qu’il y a à dire ou est-ce que la nature nous impose tout ce qu’on peut dire ?
Dans le Cratyle, Socrate combat deux thèses opposées sur la vérité du langage, celle d’Hermogène, qui soutient que les noms sont justes en fonction d’une convention et celle de Cratyle, qui soutient que les noms sont justes par nature.
Ainsi Hermogène isole vraiment le signifiant et le signifié, le signifiant est purement conventionnel et c’est la reconnaissance de la convention qui donne sa signification, son signifié. Derrière ces deux thèses se cachent deux quêtes du sens. Il y a en filigrane de la pensée d’Hermogène la thèse de Protagoras selon laquelle "l’homme est la mesure de toute chose, des choses qui sont qu’elles sont, des choses qui ne sont pas, qu’elles ne sont pas". Appliqué au langage, cette thèse affirme que c’est l’homme qui donne un sens à toute chose. L’homme peut être entendu en trois sens : c’est l’humanité de l’homme, la culture inhérente à son humanité qui impose sa perception du monde dans le langage d’où des traductions en partie possible d’une langue à l’autre. C’est tel groupe d’homme, telle culture qui peu à peu autonomise la langue de son groupe par rapport à son groupe d’origine : il se forme un patois puis un dialecte et enfin une nouvelle langue. Et bien sûr, il y a l’homme de génie qui renouvelle à lui seule l’usage de sa langue et la vision du monde qui lui est inhérente. La vérité du monde appartient dès lors au monde social humain qui peut dire à loisir tout ce qu’il veut dire.
A l’inverse, Cratyle ressoude le signifiant et le signifié au profit du signifié, ce ce que pointe le langage au-delà du signifiant. C’est dans une relation à la nature extérieure et intérieure au signifié que le signifiant émerge. En affirmant la justesse naturelle des noms, Cratyle propose une nature qui a un sens, mais qui échappe aux hommes : tout est dans un flux perpétuel, y compris notre langage. N’y a-t-il pas là une conception de la nature inspirée de Héraclite qui appliquée au langage le rend absurde ? Puisque tout est instable, y compris ma parole et mon être, la parole que je t’ai donnée hier n’a plus de sens. Reste alors pour communiquer pleinement à communiquer par le pointer du doigt : la légende rapporte que Cratyle en vînt à communiquer ainsi.
Pour récuser ces deux visions du monde, Socrate doit faire exploser l’adéquation entre mot et nom qui réduit soit le signifiant à la fluctuation du signifié (Cratyle, Heraclite) soit le signifié au décision arbitraire d’une culture signifiante (Hermogène, Protagoras).
Contre Hermogène, Socrate établit que les mots sont des instruments qui servent à nommer la réalité. Ils ont donc un lien avec elle : les choses ont une existence qui ne dépend pas de nous et donc que les actes qui s’y rapportent ne dépendent pas non plus de nous (386e). Or, parler est un acte et nommer une partie de cet acte se rapporte aux choses : on ne peut pas dire impunément que "la neige est verte", la vérité d’un énoncé se rapporte à ce qu’il signifie comme signifiés. Nommer correspond donc à la propriété des choses de pouvoir nommer ou être nommées (387d). Le nom est cet instrument qui permet de nommer (388 b, c). C’est le législateur qui établit les noms et compose, à partir de syllabes, le nom qui correspond à une chose. Le dialecticien, qui se sert de noms pour interroger et répondre pourra juger de l’ouvrage (390d). Cette justesse du nom est retrouvée grâce à l’étymologie (393c et suivant), qui retrouve dans les noms le logos. Par exemple, les barbares admirant les astres du ciel toujours en train de courir (thein) appelèrent les dieux theos. De mots en mots, l’étymologicien remonte aux "noms primitifs" (421). Ces noms, par les lettres et les syllabes, imitent la nature d’un objet pour la nommer (423e). Par exemple, le r qui suggère l’expression du mouvement, le c celui de la douceur.
Cratyle approuve les propos de Socrate, mais refuse de considérer que des noms puissent être mal établis : si des noms sont mal établis, ils ne sont plus que des éclats de voix (430a). Socrate corrige alors son paradigme. Les mots sont plus que des instruments qui servent à nommer la réalité : ils sont comme des images qui renvoient à la réalité (430a). D’où des erreurs d’attribution possibles. En effet, une image n’imite jamais parfaitement une chose (sinon ce n’est plus une image, mais une copie, qui devient indépendante de son original). De même pour les noms, si le nom de Cratyle imitait parfaitement Cratyle, il n’y aurait plus un mais deux Cratyle. Comme une icône, le nom doit conserver son statut d’image : il possède donc des imperfections nécessaires pour ne pas redoubler les choses d’une autre réalité faites de mots (mythe des deux Cratyle). Le nom ne doit pas être exactement la chose, mais simplement désigner les caractéristiques d’une chose. (433c). Dans le cas d’un nom propre, il s’agit même de ce que le philosophe anglo-saxon du langage, S. Kripke, appelle un désignateur rigide. Le nom propre permet de désigner la même personne malgré ses changements au cours du temps. C’est une unité fictive qui permet de la désigner quel que soit le changement. Cela permet d’échapper précisément au flux continuel des choses. Cela pointe quelque chose qui n’est pas soumis au flux changeant du monde sensible. Il y a donc une parole fidèle à une décision commune : par exemple, ici, il y a la décision commune de se référer à untel sous tel nom quels que soient ses actes et son évolution.
Devant Cratyle, qui peine à l’admettre, Socrate montre donc dans les noms la part de convention qu’il y a : l’usage parfois se substitue à la ressemblance pour désigner une chose. Alors que le r exprime la dureté et le c la douceur, les Athéniens disent sklerotes et les gens d’Erétrie skleroter pour dire dureté (431c - 435c).
Comment connaître dès lors les choses à partir des noms comme le prétend Cratyle ? Le premier qui a établi les noms avait-il une idée juste des choses ? Mais comment expliquer alors que les noms suggèrent avec équivocité ? Comment pouvait-il connaître les choses, alors que leur nom n’existait pas encore si c’est leur nom qui les faisait connaître ? (435d - 439b) ? Cratyle répond en invoquant les dieux comme fondement des noms. Socrate refuse cela et demande d’aller aux choses directement, sans les noms pour les connaître. (438e) : les noms n’ont ni un sens naturel ni un sens conventionnel et pourtant, ils sont traversés par une exigence de sens. Ce n’est donc pas sur le mot, mais sur le sens que doit porter la recherche.
Il faut se questionner sur le sens et la réalité des choses. Dire n’est pas seulement affirmer tout sur tout, dire consiste à questionner judicieusement.


B. L’efficacité du langage mathématique permet-il de pressentir comme un métalangage pouvant tout dire ?



La science peut-elle mettre fin à nos dissensus en mettant au jour une vérité incontestable ? Leibniz par exemple ou les positivistes du 19e siècle le pensaient. Socrate veut nous focaliser sur le pourquoi, ne faut-il pas plutôt considéré comme y invite Auguste Comte le comment des choses. On doit renoncer à tout dire au sens de comprendre pourquoi mais on peut espérer tout dire dans le langage scientifique au sens d’expliquer comment. Car la science a elle un protocole de questionnement expérimental du réel qui assure l’efficacité de sa formulation du réel.
La science peut-elle tout dire rigoureusement ? Pourrait-on rêver d’un algorithme scientifique expliquant tout l’univers et donnant donc le pouvoir de créer la matière à partir de rien comme dans La nuit des temps de Barjavel ? Outre la puissance et la liberté que conférerait une telle formule, une telle formule ne permettrait-elle pas d’éviter entre les hommes les ambivalences qui viennent de la pluralité de leurs langues, de leurs registres de langue, de leurs concepts, etc. Le langage scientifique est sans équivoque, il est univoque, c’est-à-dire qu’il n’a qu’un seul sens. Par ailleurs, il condense, semble-t-il, dans une formule beaucoup plus de vérités qu’une phrase du langage commun. La formule de la force de gravitation de Newton entre deux consiste en une multiplication d’une constante universelle de gravitation par la masse des corps étudiés divisée par la distance des deux corps au carré. Elle permet de prédire les mouvements des corps de poids moyen du microbe à la planète géante et de vitesse moyenne de celle du microbe à celle d’un météore. Peut-on encore aller plus loin ? Au 20e siècle, les travaux d’Einstein sur la relativité et ceux sur la mécanique quantique ont largement affiné et précisé le pouvoir de prédiction de la physique. Des progrès en biochimie ont révolutionné la biologie. Cependant certains sont dubitatifs quant à la possibilité un jour d’unifier la physique et plus généralement toutes les sciences en une formule mathématique. La science ne décrit qu’une partie du réel, elle n’a pas les clés de ce qui se joue au niveau de notre histoire humaine. Le roman La nuit des temps de Barjavel le montrait bien. La science par le biais de la technologie remet entre les mains de barbares la puissance des dieux.
On pourrait voir là une critique abusive de la technologie. Les technologies nouvelles de communication tel internet ne permettent-elles pas de constituer peu à peu un espace d’opinion sans pouvoir centralisé et donc authentiquement démocratique ? Certains pensent même que les écarts linguistiques ne seront plus un obstacle à nos relations. Leibniz en son temps espérait un langage mathématique permettant de libérer les langues de leurs ambiguïtés et de leurs mécompréhensions mutuelles. On pourrait enfin se dire tout sans ambiguïté et incompréhension. Cependant les projets contemporains de machine à traduire fondés sur les algorithmes informatiques ont rencontré des limites intrinsèques : entre deux langues, il y a toujours des choses qu’on peut mieux dire dans l’une que dans l’autre. Aucune traduction mécanique de la poésie n’est satisfaisante car précisément l’équivocité y est fondamentale.
Par ailleurs, cette entreprise supposerait comme un métalangage, un langage de tous les langages. Or Bertrand Russel et Whitehead ont bien vu que leur entreprise de fonder un métalangage mathématique se soldait sur un échec. Pour déduire des mathématiques tous les langages, il faudrait déjà que les mathématiques se déduisent de la logique elle-même. Il faut que l’ensemble de tous les ensembles de langages soit pensable or il s’avère qu’il s’agit d’un paradoxe ou d’une contradiction. En effet un tel métalangage ensemble de tous les ensembles de langages devrait se contenir lui-même or dès lors il ne serait plus l’ensemble de tous les ensembles. Il suffit d’imaginer un livre de tous les livres, qui devrait contenir tous les livres plus lui-même : on a aussitôt affaire à un nouveau livre qui devra être contenu dans le livre de tous les livres et ainsi de suite à l’infini. Peut-être s’agit-il d’un paradoxe mais sa compréhension est dehors des possibilités de la conscience mentale puisqu’il met en jeu une saisie immédiate d’un processus infini.
Contrairement à Hegel, nous ne pouvons donc guère espérer faire coïncider la pensée et le réel à quelques contingences près. On ne pourra pas tout dire, toute pensée intégraliste est condamnée à échouée et risque de nier les limites de la conscience mentale : notre conscience mentale est celle d’un être fini, limité dans ses possibilités de saisie du réel par ses langages même si il a le pouvoir de les renouveler et de les diversifier indéfiniment. La singularité du réel échappe au dire. Les mots sont condamnés à négliger les contingences qui font que telle feuille d’arbre n’est jamais telle autre. Comme le dit Nietzsche, le concept naît de l’identification du non identique. En cela, il trahit toujours le réel, il nie son évolution, sa singularisation, son individualisation. Quand j’évoque le mot de triangle, il me permet de les construire tous mais je ne visualiserai que des triangles singuliers. Quand j’évoque le mot chien, je n’ai même pas la possibilité d’en reconstruire les individus. D’ailleurs il y a des races de chiens qui ont tellement de différences, que, pour dire leur appartenance à la même famille canine, il faut avoir à l’esprit des races tierces ressemblantes avec lesquelles les deux races précédentes auront des ressemblances. Donc notre langage commun, comme il procède majoritairement par air de famille ainsi que le rappelle Wittgenstein, peine à dire la singularité de ce qu’il désigne. On peut certes la suggérer par le langage ; mais c’est à chacun de l’observer à l’œuvre dans la conscience et de la mener pour y grandir.


IV. Ce qu’on ne peut pas dire car indicible nous libère du Dit et suscite le Dire.


Ce qui échappe à la science et aux tentatives de discours de la totalité, outre l’équivocité est le mouvement d’individualisation qui fait évoluer le processus du réel. Ce mouvement d’individualisation pointe une dimension indépassable du réel : le fait subjectif de la conscience et de son évolution. Si on doute de tous les contenus qui apparaissent au sein de notre conscience, nous pouvons entrevoir une conscience pure, un témoin neutre en dehors du monde mental, vital et physique. Nous pourrions aussi, comme Wittgenstein, parler d’un moi métaphysique au bord du monde.
Les mots peinent à dire le monde ou la nature comme nous l’avons vu en examinant les limites de l’unité idéale de la science dans une formule ou dans la constitution d’un métalangage permettant de ne plus connaître les frontières de la langue. Ce fait subjectif marque un espace du tout autre. Le moi usuel identifié à des faits du monde et plus particulièrement son corps et sa mémoire se trouve en quelque sorte happé dans le fait subjectif indéfinissable de son intériorité détachée de toute identité. On peut parler de liberté ou de la rencontre de l’altérité de l’autre. Ce qu’on en dit les enclot et les ramène à une définition, à des objets manipulables du monde. Le dit nie souvent le fait subjectif d’un dire. Platon déjà expliquait que Socrate trouvait les discours impuissants à restituer la puissance du dire dont ils émanent. Un discours est un dit cristallisé dont le dire qui l’a exprimé, la parole vivante qui l’a généré n’est perceptible que par le lecteur aguerri qui retrouve sa trace. C’est un fossile, on pourrait en reprenant le vocabulaire de Bergson évoquer la trace d’un élan créateur interrompu. Que dirait Socrate aujourd’hui ? Un discours est toujours réinterprété par son lecteur. S’il en en perçoit le dire à travers ses traces dans le dit comme on perçoit l’altérité de l’autre par des traces perceptibles à la présence de son visage, il ne peut s’empêcher de le trahir en le déposant dans un dit. 
Il y a donc de l’indicible au cœur même du dire au dit. Ce qu’on ne peut pas dire de ce mystère créateur de la conscience, de la beauté, etc. faut-il le taire ? C’est un peu ce qu’affirme Wittgenstein. Mais faut-il comprendre là un interdit ou s’agit-il d’une mystique du silence ? Dans le bouddhisme Zen, l’assise silencieuse face au mur est ainsi la fenêtre ouverte de la conscience sur son mystère indicible.
Toutefois cet indicible peut-il inspirer une expression ? S’il est du côté de notre subjectivité, s’il est ce qui génère le processus évolutif, n’est-il pas l’essence du dire qu’un dit indissociable manifeste ? On ne peut pas le dire mais il inspire dans la conscience mentale des langages pour s’approcher de lui, pour échapper à ce qui le nie dans le monde et pour y manifester encore plus pleinement sa présence. On ne peut pas le dire mais on doit pouvoir l’exprimer authentiquement. Dans le Zen l’épreuve du koan est une énigme dont la réponse n’est pas dans le monde, ne peut pas être le fruit d’un simple mécanisme logique. Par exemple, on demander quel était ton visage avant que tes parents se rencontrent ou encore quel le bruit de ta main droite quand tu applaudis. Le disciple examine un koan et cherche à proposer une réponse intuitive qui traduira, exprimera cet en dehors du monde immanent au monde. Il s’agit de transcender la logique des réponses du monde et ses façons de dire mimétiques pour laisser cet indicible s’individualiser et se dire à travers nous. Pour retrouver ce dire authentique, il faut qu’un guide qui a le sens de ce dire se dédie à dédire nos dits mimétiques prisonniers du monde. Il faut que le pur dire de la méditation silencieuse habite la parole du disciple zen. Nos bavardages mondains trahissent souvent le silence et son dire.
En tant qu’individu, on ne peut pas dire ce qui authentiquement nous individualise mais à travers des expressions artistiques, philosophiques, scientifiques, culinaires, sportives, relationnelles, etc. voire une évolution de conscience, on pourra le manifester de plus de plus et en rendre compte de plus en plus précisément dans nos discours.
Nous retrouvons là le sens socratique de la philosophie, un discours philosophique même s’il n’a pas la vigueur d’un dit en train de se dire peut et doit aider celui qui le pratique à accoucher individuellement de la conscience la plus authentique de son dire et de son agir. Socrate va plus loin que le bouddhisme zen qui inscrit le dire de ses disciples dans la continuité de sa philosophie et de sa tradition religieuse. Le dire de Socrate est irréligieux car lui prend le risque d’inspirer un dire authentique dont la philosophie lui soit relativement étrangère. A vrai dire, tous ses disciples ont gardé quelque chose de lui tout en lui devenant autre. On ne peut donc pas tout dire et heureusement car cela signifie que quelque chose d’autre peut encore se manifester dans nos dits, que la conscience humaine peut évoluer encore à travers des individus qui trouveront de nouveaux chemins d’individualisation du dire.

V. Conclusion.


On ne peut pas tout dire car, au final, celui qui entreprend une évolution consciente de la conscience, il s’agit d’explorer l’indicible, cet au-delà ou cet en deçà de la conscience mentale qui renouvelle sans cesse sa manière de se dire.
La sincérité lorsqu’elle devient authentique est une sensibilité en et en l’autre à un principe d’individualisation et donc de singularisation qui peut s’appuyer sur une expression stylisée au sein des langages de la conscience mentales à notre disposition. Mais en dernier ressort ceci renvoie à un dire qui ne cesse pas de dédire le dit.
Bien sûr pour servir cette individualisation il faudra s’inter-dire ce qui peut lui nuire. Mais cet inter-dire ne peut pas simplement demeure un ensemble d’interdits fixes. Il est lui-même toujours à reprendre, à re-dire. Il s’inscrit dans un processus de manifestations où l’interdit d’hier n’a plus de sens. Ceci est vrai à l’échelle de l’évolution de nos mentalités mais aussi à l’échelle du développement d’une personne. Ainsi tel interdit imposé à un enfant qui le protège de connaissances nuisibles pour son âge, deviendra nuisible pour son développement adulte s’il est prolongé à l’adolescence.
Pour ceux qui entreprennent une évolution consciente de la conscience, la trace du cheminement des autres, ce qu’ils en ont dit peut être une indication précieuse. Mais ce sera quand nous aurons vécu en conscience, que nous nous serons individualisé au niveau de conscience de ce qu’ils en disent, que nous pourrons vraiment comprendre et dire autrement à notre façon ce qu’ils en ont dits. 
Ceux qui nous précèdent sur un tel chemin ne pourrons jamais tout en dire car même ils évoqueront toujours ce qu’ils ont vécus individuellement de ce chemin bien qu’il ait un enjeu universel. Il nous appartient d’avancer à notre tour sur le chemin de la vie et d’en renouveler, d’en individualiser l’expression et le dire.

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