dimanche 26 octobre 2014

Y A-T-IL UNE VERITE EN DEHORS DE L’EXPERIENCE ? Version approfondie.


Y A-T-IL UNE VERITE EN DEHORS DE L’EXPERIENCE ?


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I. Introduction problématique.


Si la vérité n’est qu’un discours sur ce qui est (Aristote), il y aura toujours une différence de nature entre ce qui est dit et ce qui est expérimenté en dehors du discours. Mais le discours lui-même reste une expérience de la conscience humaine, donc il paraît impossible de concevoir une vérité en dehors de l’expérience à moins de distinguer l’expérience sensible et l’expérience mentale propre à la conscience réfléchie discursive. Dans ce cas la réalité mentale structure forcément notre expérience sensible : en un sens les vérités de cette structuration mentale seraient toujours en un certain sens en dehors de notre expérience sensible.
Toutefois une telle approche situe l’expérience dans les limites de la conscience mentale. Certaines expériences ne nous font-elles pas dépasser les limites de notre conscience mentale ordinaire ? Quand l’infini déborde notre conscience finie, n’avons-nous pas affaire à un événement qui transcende le cadre de l’expérience mentale ? L’expérience n’est-elle pas alors une expérience métaphysique ? Allons plus loin encore, imaginons qu’émerge une conscience surmentale ou supramentale comme précédemment dans l’évolution la conscience mentale a émergé d’une conscience vitale ou comme la conscience vitale elle-même a émergé d’une conscience sensorimotrice. Dans ce cas il y aurait une vérité en dehors de notre expérience mentale. Peut-on se la figurer ? Nous l’avons suggérer ici de manière hypothétique alors n’y a-t-il pas alors une vérité probable en dehors de l’expérience ?
Mais à partir de là ne faut-il pas en déduire que la vérité nous est par définition inatteignable comme le suggère les sceptiques ? Ne faut-il pas renoncer à tirer une quelconque vérité de l’expérience sensible ou à prétendre pointer une vérité à partir de notre expérience mentale ?


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II. Aucune affirmation de vérité n’est possible en dehors de l’expérience phénoménale.


1 – Toute expérience n’est-elle que jeu d’apparences ? (Le scepticisme empirique)

Nous pouvons donc considérer une approche où la vérité ultimement reste inatteignable même si nous pouvons dégager des constantes dans notre expérience.
Sextus Empiricus, dans les Hypotyposes pyrrhoniennes, I, § 19-20 écrit :

« Ceux qui disent que les sceptiques détruisent les représentations (pheinomena) sensibles me paraissent ne pas nous comprendre. Car nous ne renversons pas les impressions reçues par l’imagination et qui nous conduisent, comme nous l’avons dit plus haut, à un assentiment involontaire ; ces impressions sont en effet les représentations (pheinomena) sensibles. Or, quand nous cherchons si le réel est conforme à son apparence, notre enquête sceptique ne porte pas sur la représentation (pheinomena), mais sur l’interprétation de la représentation (pheinomena), ce qui ne met nullement en question la représentation (pheinomena) sensible proprement dite. Ainsi le miel nous est représenté comme doux, nous l’admettons, car cette douceur est une donnée de la sensation ; mais quant à savoir s’il est doux dans son essence c’est là une question qui ne porte pas sur le sensible mais sur son interprétation. Les arguments que nous opposons aux représentations (pheinomena) ne sont pas destinés à réfuter les données empiriques, mais à démontrer la témérité des dogmatiques ; si en effet la raison est trompeuse au point de nous ravir les représentations (pheinomena) qui frappent nos propres yeux, comment ne pas se défier d’elle lorsque son objet n’est même pas sensible, en sorte de n’avoir pas la témérité de la suivre ? »

Note : En grec, les sceptiques emploient le terme pheinomena qui peut être traduit en français comme apparence, phénomène, représentation, etc. ou parfois aussi en anglais comme experience ou même feeling.

Explication : Sextus Empiricus en sceptique répond ici à ceux qui disent que les sceptiques nient les données de la sensation et les estiment purement fausses et illusoires. Pour les sceptiques les données des sens, c’est-à-dire les représentations sensibles sont indéniables. Nous voyons bien quelque chose, nous entendons bien quelque chose, nous touchons bien quelque chose, etc. Le sceptique pose juste la question d’une conformité de la représentation sensible au réel. La plupart des gens ne se posent même pas la question : pour eux les données des sens sont la réalité même. Mais en fait ce sont bien des représentations, des apparences. D’ailleurs souvent il y a un décalage entre telle et telle apparence d’un objet : je vois une tour ronde et de plus près je la vois carrée. Rien ne nous assure qu’une apparence sensible, c’est-à-dire que ce qui apparaît dans notre esprit corresponde à une quelconque réalité. La biologie nous apprend que ce que nous percevons est une traduction neurologique de phénomènes matériels. Mais en fait le biologiste lui-même enquête à partir de ce qu’il perçoit et apparaît dans son esprit grâce à ses observations expérimentales : il est prisonnier du préjugé que les sceptiques pointe, avons-nous dit, chez la plupart à savoir la confusion entre ce paraît dans notre conscience et la réalité.
Sextus Empiricus insiste donc sur le fait que les sceptiques dont lui-même sont parfaitement conscients du fait qu’il y a dans leur esprit des représentations sensibles mais ils contestent qu’on puisse prétendre à une interprétation vraie et absolue à propos de ces représentations sensibles. Elles sont trop fluctuantes et contradictoires et même si on peut en tirer l’idée de successions habituelles, nous ne pouvons pas en déduire qu’il y ait des successions nécessaires et donc de vraies lois dirigeant le processus des apparences.
Le goût du miel est indéniable mais ce goût ne reste qu’une représentation sensible, nous ne pouvons en inférer la nature profonde de la représentation sensible du miel. Ce à quoi correspond la représentation du miel, nous ne pouvons pas y avoir accès. Ce qu’est le miel en dehors de notre esprit et de la représentation sensible nous échappe : nous ne pouvons pas connaître l’essence du miel. 
A partir de là si on admet la faiblesse de toute physique qui ne peut rester qu’empirique, comment prétendre bâtir une métaphysique ? Nos idées elles-mêmes sont des apparences même si elles ne sont de la même nature que les apparences sensibles. Le sceptique par analogie avec les successions habituelles des représentations sensibles dénoncera les successions logiques des idées ainsi que l’idée qu’il y ait des principes indubitables.
Ainsi les sceptiques nient qu’on puisse tirer une vérité des représentations sensibles comme des représentations intellectuelles.

Nous pouvons préciser ce dernier point en lisant Sextus Empiricus, Hypotyposes, I, § 196 qui écrit :
« La formule « je suspends mon jugement » signifie pour nous que le sujet est incapable de dire à quelle chose il convient d’accorder ou au contraire de refuser créance. Nous entendons par là que les objets nous procurent des représentations également dignes et indignes de foi. Remarquons bien que nous n’affirmons rien touchant leur égalité effective ; mais que cette égalité porte seulement sur notre représentation, telle qu’elle vient nous affecter. Le terme de « suspension du jugement », ou « épochè », vient de l’état de suspension propre au jugement qui se trouve dans l’impossibilité d’affirmer ou de nier en raison de la force égale propre aux objets de sa recherche. »

 

Explication : Les sceptiques rejettent l’idée qu’on puisse atteindre la vérité. Ils appellent donc à suspendre le jugement. Pour le sceptique ce qui apparaît dans l’esprit est juste une apparence. Nous ne pouvons pas savoir si c’est une apparence illusoire indigne de foi ou une image plus ou moins lointaine d’une réalité digne alors de foi. La réflexion nous amène à voir qu’on peut aussi bien de toutes les représentations sensibles que s’y conformer. Le sceptique n’est donc pas celui qui doute seulement mais celui que sait douter de ses doutes car il ne vise pas tant le doute que la suspension du jugement. Il est incapable quel que soit A de trancher entre A et non A : il sait opposer non A à A, il sait que ce n’est pas non plus non A sans que pour autant ce soit « non non A= A ». Bien que ce passage ne le précise pas, la suspension du jugement implique sûrement une suspension du principe du tiers exclu qui est un principe logique souvent jugé indiscutable. Cette suspension du jugement est alors une mise entre parenthèse des données de l’expérience, une épochè qui n’aboutit pas à une quelconque vérité d’interprétation concernant l’expérience. 
Mais ceci n’aboutit-il pas à une forme de vérité en dehors de l’expérience ? La suspension du jugement implique en effet une forme de quiétude quelles que soient les représentations sensibles. Or cet état de quiétude n’est-il pas alors une expérience qui se révèle plus profonde que toutes les autres ? N’est-elle pas issue du fait de se dégager de l’adhésion erronée aux représentations sensibles interprétées comme réalité ?

2 – La technoscience relève-t-elle du seul pragmatisme ?

Toutefois la suspension sceptique du jugement quant à l’essence des apparences ne rend pas compte des succès de la technoscience. La technoscience ne prétend pas à une vérité absolue mais elle permet toutefois de disqualifier certaines approches du monde des apparences et révèlent certaines apparences cachées qui semblent expliquer celles qui nous percevons usuellement. Bien entendu la découverte de nouveaux objets ne signifie pas que la science a atteint la réalité ultime : derrière l’atome, il y a eu les électrons, les neutrons, les protons puis eux-mêmes se sont avérés un assemblage de particules comme les quarks et qui sait…
Il se pourrait que les apparences révèlent sans cesse d’autres apparences ainsi de suite à l’infini : l’essence ultime de la matière sensible serait alors inatteignable… Mais si à un certain niveau le scepticisme finirait toujours par prévaloir, il y aurait bien des connaissances empiriques permettant d’agir plus efficacement sur certains plans. Même si les lois scientifiques ne sont au fond que des approximations de successions habituelles des apparences qui peut-être un jour seront transformées, cependant on peut se baser sur elles pour agir plus efficacement. Dans l’absolu, l’agir ne pourra jamais être autre chose qu’une approximation d’une série d’habitudes fluctuantes connues par l’expérimentation mais cela représente une forme de connaissance issue de l’expérience même s’il ne s’agira jamais d’une vérité tirée de l’expérience.

3 – Transition critique : la conscience n’est-elle qu’un ensemble d’expériences phénoménales ? Il y a aussi des composantes a priori de la conscience.

Kant dans l’introduction à la deuxième édition de La critique de la raison pure écrit :
« Que toute notre connaissance commence avec l’expérience, cela ne soulève aucun doute. En effet, par quoi notre pouvoir de connaître pourrait-il être éveillé et mis en action, si ce n’est par des objets qui frappent nos sens et qui, d’une part, produisent par eux-mêmes des représentations, et d’autre part, mettent en mouvement notre faculté intellectuelle, afin qu’elle compare, lie ou sépare ces représentations, et travaille ainsi la matière brute des impressions sensibles pour en tirer une connaissance des objets, celle qu’on nomme l’expérience ? Ainsi chronologiquement, aucune connaissance ne précède en nous l’expérience et c’est avec elle que toutes commencent.
Mais si toute notre connaissance débute avec l’expérience, cela ne prouve pas qu’elle dérive toute de l’expérience, car il se pourrait bien que même notre connaissance par expérience fût un composé de ce que nous recevons des impressions sensibles, et de ce que notre propre pouvoir de connaître (simplement excité par des impressions sensibles) produit de lui-même, addition que nous ne distinguons pas de la matière première jusqu’à ce que notre attention y ait été portée par un long exercice qui nous ait appris à l’en séparer. »

Explication : Kant semble partir d’une position empiriste. La connaissance partirait exclusivement de l’expérience. Ce sont les représentations sensibles qui nous appellent à la connaissance. L’intellect par des représentations sensibles pour élaborer des représentations intellectuelles : l’intellect procède par comparaison, lien et séparation des représentations sensibles. Mais cette prééminence de l’expérience n’est pour Kant que chronologique. Nos représentations sensibles sont des représentations ce qui signifie qu’en apparaissant dans notre esprit nous n’avons pas à faire à des données brutes des sens. Nous ne voyons pas des couleurs juxtaposées : nous voyons toujours déjà des objets distincts les uns des autres… Notre représentation sensible témoigne d’une mise en ordre implicite de ce que Kant appelle la matière brute des impressions sensibles. Notre expérience débute avec l’expérience et la matière brute des impressions sensibles mais déjà celle-ci est travaillée et mise en ordre par nos facultés intellectuelles. Bien sûr nous pouvons en tant que sujet de connaissance amplifier son travail pour extirper d’autres connaissances : la masse volumique n’est pas incluse dans notre représentation des choses et Archimède a donc mis du temps avant de trouver cette idée qui caractérise les divers métaux et permet par exemple de s’assurer de la qualité des métaux précieux. Mais l’idée de succession nécessaire dans les représentations elles-mêmes distincte de la succession inhérente à notre perception (où les différentes perspectives sur un objet sont vues successivement) est une donnée de notre faculté intellectuelle de représentation sensible. Kant parle ainsi de la causalité comme d’un a priori de la représentation sensible humaine. 
Contre le scepticisme et une interprétation sceptique du pragmatisme, Kant permet d’esquisser comme un réalisme interne (selon les termes de Hilary Putnam, un philosophe américain contemporain) qui implique une vérité interne de l’expérience dans la mesure où il y a comme une structure a priori de la représentation sensible. Par exemple, aux questions pourquoi nos raisonnement mathématiques sont si convaincants ou pourquoi le réel est-il mathématisable, Kant répond en évoquant ce qu’il nomme les intuitions a priori de l’espace et du temps qui sont la condition d’apparition de toutes les représentations sensibles dans notre conscience. Premièrement, Les structures a priori de notre espace temps intérieur sont des catégories logiques qui fondent la plupart des principes des mathématiques. Deuxièmement, toutes nos représentations s’inscrivant dans notre espace temps a priori intérieur par essence géométrique et mesurable sont donc mathématisables. 
Bien sûr nous ne connaîtrons pas les choses en soi qui peut-être constituent notre conscience dans ses structures et qui imposent à ce qui apparaît de se structurer a priori ainsi même si ce qui apparaît manifeste des propriétés a posteriori non déductible du domaine a priori. Nous avons déjà évoqué la masse volumique comme loi d’expérience déduite par raisonnement a posteriori et les lois de successions a priori nécessaires déduites par raisonnement synthétique. 
Nous pouvons remarquer l’interpénétration des données brutes de la sensation et des structures a priori de notre conscience dans ce qui reste notre réalité interne et qui nous permet des vérités a priori et a posteriori relatives à elle.

Transition : Si Kant peut permettre de consacrer la possibilité d’une forme de réalisme interne en soulignant comment notre conscience même structure a priori en quelque sorte notre expérience, lui-même s’intéresse au lien mystérieux qu’il y a entre ce que nous percevons et ce qui cause indépendamment de nous cette perception. Faut-il supposer comme il le fait l’existence de choses en soi à l’extérieur de la conscience qui causeraient (pas forcément au sens d’une causalité temporelle) nos apparences sensibles ? A vrai dire Kant en donnant à la chose en soi un statut plus réel que celui d’idéal régulateur ou de fiction régulatrice nécessaire à la vérité de la connaissance semble vouloir aller plus loin qu’un réalisme interne que nous avons voulu esquisser à partir de lui. A vrai dire en tant qu’être conscient ne sommes nous pas capable d’accès à cette réalité en soi d’où notre conscience émerge ? Les découvertes de Kant concernant un pan a priori de la conscience ne sont-elles pas les premiers pas vers notre être même ?


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III. La science d’être en 1re personne relativise toute science et expérience en 3e personne.


1 – La science d’être en première personne et la science expérimentale en 3e personne.

Pour essayer de dénouer le problème d’une vérité en dehors de l’expérience comme recherche d’un accès à une connaissance des choses en soi, nous sommes devant deux types de réflexion : une réflexion à partir des représentations sensibles ou une réflexion à partir de notre conscience. Kant estimera dans La critique de la raison pure que la chose en soi de la conscience nous est inaccessible et que seule la science par son enquête peut nous rapprocher de plus en plus de la chose en soi. Ne pouvons-nous pas suivre Platon dans sa réflexion qui à l’évidence insiste sur la connaissance de soi pour aller à la rencontre des choses en soi ?

Platon dans le Phédon écrit :

« XLVI. — Mais un jour, ayant entendu quelqu’un lire dans un livre, dont l’auteur était, disait-il, Anaxagore, que c’est l’esprit qui est l’organisateur et la cause de toutes choses, l’idée de cette cause me ravit et il me sembla qu’il était en quelque sorte parfait que l’esprit fût la cause de tout. S’il en est ainsi, me dis-je, l’esprit ordonnateur dispose tout et place chaque objet de la façon la meilleure. […]. Et je n’aurais pas donné pour beaucoup mes espérances ; mais prenant ses livres en toute hâte, je les lus aussi vite que possible, afin de savoir aussi vite que possible le meilleur et le pire.
XLVII. — Mais je ne tardai pas, camarade, à tomber du haut de cette merveilleuse espérance. Car, avançant dans ma lecture, je vois un homme qui ne fait aucun usage de l’intelligence et qui, au lieu d’assigner des causes réelles à l’ordonnance du monde, prend pour des causes l’air, l’éther, l’eau et quantité d’autres choses étranges. Il me sembla que c’était exactement comme si l’on disait que Socrate fait par intelligence tout ce qu’il fait et qu’ensuite, essayant de dire la cause de chacune de mes actions, on soutînt d’abord que, si je suis assis en cet endroit, c’est parce que mon corps est composé d’os et de muscles, que les os sont durs et ont des joints qui les séparent, et que les muscles, qui ont la propriété de se tendre et de se détendre, enveloppent les os avec les chairs et la peau qui les renferme, que, les os oscillant dans leurs jointures, les muscles, en se relâchant et se tendant, me rendent capable de plier mes membres en ce moment et que c’est la cause pour laquelle je suis assis ici les jambes pliées. C’est encore comme si, au sujet de mon entretien avec vous, il y assignait des causes comme la voix, l’air, l’ouïe et cent autres pareilles, sans songer à donner les véritables causes, à savoir que, les Athéniens ayant décidé qu’il était mieux de me condamner, j’ai moi aussi, pour cette raison, décidé qu’il était meilleur pour moi d’être assis en cet endroit et plus juste de rester ici et de subir la peine qu’ils m’ont imposée. Car, par le chien, il y a beau temps, je crois, que ces muscles et ces os seraient à Mégare ou en Béotie, emportés par l’idée du meilleur, si je ne jugeais pas plus juste et plus beau, au lieu de m’évader et de fuir comme un esclave, de payer à l’État la peine qu’il ordonne. »

Explication : Socrate dans cet extrait du Phédon de Platon explique son expérience avec la pensée d’Anaxagore. Socrate a été séduit par l’idée que c’est l’esprit qui est l’organisateur et la cause de toutes choses. Bien sûr il ne s’agit pas ici de l’esprit humain : il est bien question de l’esprit divin. Toutefois l’espérance de Socrate fût bientôt déçue. Anaxagore était un physicien non pas au sens actuel mais plutôt au sens grec de phusis qui signifie une poussée de la nature, une force de croissance. Les physiciens grecs toutefois mirent fin à l’explication mythologique. Ils substituaient l’idée de cycles d’éléments tels que l’eau, le feu, l’éther, etc. à l’idée de forces psychiques personnelles à l’œuvre dans la nature et que les gens représentaient sous la formes des dieux. Cette représentation plus matérialiste des forces de la nature par rapport à la mythologie prépare certainement notre matérialisme scientifique contemporain. Et c’est là où la suite du discours de Socrate a un écho aujourd’hui. Socrate par analogie à son comportement souligne une contradiction chez Anaxagore. Si on déclare que Socrate comme l’Esprit de la nature agissent par intelligence et qu’ensuite pour expliquer son action on recourt à des mécanismes (muscles, os, jointures, peau, etc. dans le cas de Socrate ; eau, feu, éther dans le cas de la nature), ne sentons-nous pas un profond décalage ? Anaxagore comme le biologiste parlent souvent un double langage. On ne peut pas expliquer les intentions de Socrate vis-à-vis de sa condamnation en recourant à une explication mécanistes, physiologique, etc. Ceci rappelle Wittgenstein qui montre qu’un cycliste qui tient compte de la signification d’un panneau interdit ou tend sa main pour annoncer qu’il tourne dans telle direction sont des comportements qui sont en dehors de la compétence scientifique. Ce qui met en jeu des significations liées à des valeurs proprement humaines ne peut être l’objet d’une explication dans le langage scientifique. Il y a ici deux registres étrangers. Certes un même phénomène peut être examiné sous l’angle de ces deux registres mais dans la situation de Socrate ou du cycliste, le registre de la physique antique ou contemporaine est inadéquat. Le sens des questions éthiques semblent donc dépasser le sens des questions expérimentales liées au sensible. La connaissance de soi, la recherche intérieure est plus précieuse encore que la recherche de connaissance des lois du monde sensible. Si on admet qu’il y a des dimensions plus ou moins profonde de notre expérience, seules les plus profondes nous rapprocherons des choses en soi. Pour Socrate et Platon l’expérience éthique met en jeu la réalité du Bien, du Beau et du Juste en soi au-delà de notre expérience de conscience limitée.

Transition : Nous retrouvons avec ce texte du Phédon la distinction entre un point de vue en première personne et un point de vue en troisième personne vue dans notre leçon La conscience et l’ego. Du point de vue intérieur, du point éthique je suis réellement en première personne mais d’un point extérieur, en tant qu’objet tissés d’apparences sensibles, j’existe en tant que troisième personne. Comme Thomas Nagel le rappelle dans Qu’est-ce que tout cela veut dire ? seul l’individu qui mange du chocolat connaîtra de l’intérieur le goût du chocolat. Le scientifique ne connaître pas ce vécu du mangeur de chocolat, il ne connaîtra que les données physico-chimiques de l’extérieur.
Toutefois quelle sera l’approche appropriée à une connaissance en première personne ? La réflexion philosophique exercée dans notre langage mental appartient-elle à notre connaissance en troisième personne (science 3) ou peut-elle prétendre à une connaissance en première personne (science 1) ? Peut-on concilier la science d’être en première personne que nous venons avec Platon de spécifier avec la science expérimentale en 3e personne des physiciens ?

2 – Les limites de tout langage mental formulant l’expérience.

On peut soupçonner notre langage humain mental d’être inadéquat à l’expérience en première personne. Toute tentative de traduire une expérience en première personne ne la ramènera–t-elle pas à une connaissance en troisième personne qui abolit la singularité vécue de la première personne ?

Nietzsche dans l’essai Le mensonge au sens extra moral tiré du Livre du philosophe écrit en ce sens :
« Pensons encore en particulier à la formation des concepts. Tout mot devient immédiatement concept par le fait qu’il ne doit pas servir justement pour l’expérience originale, unique, absolument individualisée, à laquelle il doit sa naissance, c’est à dire comme souvenir, mais qu’il doit servir en même temps pour des expériences innombrables, plus ou moins analogues, c’est à dire à strictement parler, jamais identiques et ne doit donc servir qu’à des cas différents. Tout concept naît de l’identification du non identique. Aussi certainement qu’une feuille n’est jamais tout à fait identique à une autre, aussi certainement le concept feuille a été formé grâce à l’abandon délibéré de ces différences individuelles, grâce à l’oubli de ces caractéristiques, et il éveille alors la représentation, comme s’il y avait dans la nature, en dehors des feuilles, quelque chose qui serait « la feuille », une sorte de forme originelle selon laquelle toutes les feuilles seraient tissées, dessinées, cernées, colorées, crêpées, peintes, mais par des mains malhabiles au point qu’aucun exemplaire n’aurait été réussi correctement et sûrement comme la copie fidèle de la forme originelle. »

Explication : L’expérience humaine est limitée dans sa formulation par les limites du langage. Un même mot désigne une série d’expériences qui ont certes des similitudes mais qui restent au fond non identiques. Le mot est donc porteur d’un préjugé métaphysique qui consiste à ignorer l’unicité des choses et des expériences. Nietzsche reprend ici une thèse de Leibniz qui affirmait l’unicité radicale de chaque chose. Au-delà de cette thématique, Nietzsche estime que le concept d’Idée chez Platon vient de ce préjugé métaphysique inhérent au langage. 
Dans un passage du Phédon qui suit celui étudié précédemment, Platon disait à travers la bouche de Socrate : 
« Mais si l’on vient me dire que ce qui fait qu’une chose est belle, c’est ou sa brillante couleur, ou sa forme ou quelque autre chose de ce genre, je laisse là toutes ces raisons, qui ne font toutes que me troubler, et je m’en tiens simplement, bonnement et peut-être naïvement à ceci, que rien ne la rend belle que la présence ou la communication de cette beauté en soi ou toute autre voie ou moyen par lequel cette beauté s’y ajoute ; car sur cette communication je n’affirme plus rien de positif, je dis seulement que c’est par le beau que toutes les belles choses deviennent belles . »
Nietzsche ne voit là qu’une analogie entre expérience. Mais le concept de beau mis en en jeu par cette analogie devient pour Platon une réalité en soi à partir de laquelle émerge toutes les beautés particulières. La beauté en soi serait copiée de façon défaillante dans les expériences de beauté particulière. Nietzsche évoque un artisan qui copierait de manière malhabile les idées modèles. Pour Platon, l’idée de feuille existe en soi dans un monde immatériel et les feuilles matérielles sont des copies ratées et grossières de cette unique feuille en soi. Pour Nietzsche le préjugé du mot vis-à-vis de l’expérience en négligeant l’individualité absolue des choses matérielles entraîne l’idée d’un monde intelligible immatériel qui volontiers dévalorisera la matérialité des choses en y voyant de pâles copies dont les différences prouvent le manque de perfection dans la copie. 
Nietzsche rejette donc l’idée de chose en soi derrière les apparences, pour lui cette croyance est en grande partie un effet illusoire dû aux limites de notre conscience mentale.

Nuance : Toutefois faut-il renoncer à une connaissance en première personne ? Suivre Nietzsche qui affirme qu’il n’y a que les apparences nous ferait revenir aux positions sceptiques ou pragmatiques. Nietzsche ne manque-t-il pas la différence entre un point de vue en première personne (la conscience authentique de soi) et un point de vue en troisième personne (une conscience extérieure de soi où on s’identifie à une image mentale de soi, l’ego) ? Ne peut-on pas affirmer simultanément l’expérience singulière en première personne qui pointe une chose en soi derrière les apparences et les limites du langage mental pour la dire ?

Prolongation : Wittgenstein dans une telle optique invite à se tenir dans une mystique du silence puisque « ce qui ne peut se dire doit se taire » ? Wittgenstein à la fin de son Tractatus logico-philosophicus évoque en effet une connaissance réelle en première personne puisqu’il écrit ainsi en 5.633 : 
« Où dans le monde remarquerait-on un sujet métaphysique ? […] rien dans le champ de vision ne permet de conclure qu’il est vu par un œil. » Puis en « 5.641 – Il y a donc réellement un sens dans lequel il peut être question d’un moi non psychologique en philosophie. Le moi apparaît en philosophie du fait que le « monde est notre propre monde ». Le moi philosophique n’est pas l’homme, ni le corps humain, ni l’âme humaine dont traite la psychologie, mais le sujet métaphysique, la limite – non pas une partie du monde. »
Ce qui l’amène à dire en 
« 6.522 – Il y a assurément de l’inexprimable. Celui-ci se montre, il est l’élément mystique. »

 

En passant, il a réglé la question du scepticisme : 

 

« 6.51 – Le scepticisme n’est pas réfutable, mais est évidemment dépourvu de sens s’il s’avise de douter là où il ne peut être posé de question. Car le doute ne peut exister que là où il y a une question ; une question que là où il y a une réponse, et celle-ci que là où quelque chose peut être dit ».

 

Pour lui il ne s’agit plus alors seulement d’un réalisme interne : 

« 5.64 - Ici l’on voit que le solipsisme rigoureusement pratiqué coïncide avec le réalisme pur. Le moi du solipsisme se réduit au point inétendu et il ne reste que la réalité qui lui est coordonné. » 

 

Et par une autre voie que Nietzsche, il en arrive à l’idée d’une inadéquation du langage pour parler de l’expérience du Beau, du Bien et du Vrai en première personne et finit son Tractatus logico-philosophicus en disant : 
« ce qui ne peut se dire doit se taire. »

Transition : Toutefois le raisonnement de Nietzsche tout autant que celui de Wittgenstein n’empêchent pas de poser la question de savoir où se croisent la science en première personne et la science en troisième personne. Car si le langage montre sa propre limite, pointe au-delà de son cercle une réalité indicible, ne peut-on pas se demander en quoi le cercle mental de la conscience est lié au cercle non mental de la conscience ? Cette question ignorée par les voies négatives de Nietzsche et de Wittgenstein nous paraît mériter de réentendre Platon et Socrate.

3 – Où se croisent la science 1 et la science 3 ? Inspiration ou l’intuition créatrice ?

Pour savoir un peu plus en quoi consisterait cette connaissance en première personne tout en tenant compte des limites de la conscience mentale, lisons la suite du Phédon de Platon :

« Mais appeler causes de pareilles choses, c’est par trop extravagant. Que l’on dise que, si je ne possédais pas des choses comme les os, les tendons et les autres que je possède, je ne serais pas capable de faire ce que j’aurais résolu, on dira la vérité ; mais dire que c’est à cause de cela que je fais ce que je fais et qu’ainsi je le fais par l’intelligence, et non par le choix du meilleur, c’est faire preuve d’une extrême négligence dans ses expressions. C’est montrer qu’on est incapable de discerner qu’autre chose est la cause véritable, autre chose ce sans quoi la cause ne saurait être cause. C’est précisément ce que je vois faire à la plupart des hommes, qui, tâtonnant comme dans les ténèbres, se servent d’un mot impropre pour désigner cela comme la cause. Voilà pourquoi l’un, enveloppant la terre d’un tourbillon, la fait maintenir en place par le ciel, et qu’un autre la conçoit comme une large huche, à laquelle il donne l’air comme support. Quant à la puissance qui fait que les choses sont actuellement disposées le mieux qu’il est possible, ils ne la cherchent pas, ils ne pensent pas qu’elle possède une sorte de force divine ; mais ils croient pouvoir découvrir un Atlas plus fort, plus immortel qu’elle, et qui maintienne mieux l’ensemble des choses, et ils ne songent jamais qu’en réalité c’est le Bien et la nécessité qui lient et maintiennent les choses. Quant à moi, pour connaître une telle cause et savoir ce qu’elle est, je me ferais avec allégresse le disciple de tous les maîtres possibles. Mais comme elle se dérobait et que j’étais impuissant à la trouver moi-même et à l’apprendre d’autrui, j’ai changé de direction pour la chercher. Comment je m’y suis pris, veux-tu, Cébès, dit-il, que je t’en fasse un récit ?
— Si je le veux ! plus que tout au monde, s’écria Cébès.
XLVIII. — Quand je fus las d’étudier les choses, reprit Socrate, je crus devoir prendre garde à ne pas éprouver ce qui arrive à ceux qui regardent et observent le soleil pendant une éclipse ; car ils perdent quelquefois la vue s’ils ne regardent pas son image dans l’eau ou dans un milieu semblable. L’idée d’un tel accident me vint à l’esprit et je craignis que mon âme ne devînt complètement aveugle, si je regardais les choses avec mes yeux et si j’essayais de les saisir avec un de mes sens. Je crus alors que je devais recourir aux principes et regarder en eux la vérité des choses. Mais peut-être ma comparaison n’est-elle pas exacte de tout point ; car je n’accorde pas sans réserve qu’en examinant les choses dans leurs principes, on les examine plutôt dans des images que quand on les regarde dans leur réalité. Quoi qu’il en soit, voilà le chemin que j’ai pris. Je pose en chaque cas un principe, celui que je juge le plus solide, et tout ce qui me paraît s’y accorder, qu’il s’agisse de causes ou de toute autre chose, je l’admets comme vrai, et, comme faux, tout ce qui ne s’y accorde pas. Mais je veux te rendre ma pensée plus sensible, car je pense que tu ne m’entends pas encore.
— Non, par Zeus, dit Cébès, pas trop bien.
XLIX. — Pourtant, reprit Socrate, il n’y a dans ce que je dis rien de neuf : c’est ce que je n’ai jamais cessé de dire, et en d’autres occasions et tantôt, dans notre entretien. Je vais essayer de te montrer la nature de la cause que j’ai étudiée, en revenant à ces idées que j’ai tant rebattues. Je partirai de là, admettant qu’il y a quelque chose de beau, de bon, de grand en soi et ainsi du reste. Si tu m’accordes cela et si tu conviens que ces choses en soi existent, j’espère alors que je trouverai et te ferai voir la cause qui fait que l’âme est immortelle.
— Sois sûr que je te l’accorde, dit Cébès, et achève vite ta démonstration.
— Examine à présent ce qui s’ensuit, dit Socrate, pour voir si tu partages mon opinion. Il me paraît que, s’il existe quelque chose de beau en dehors du beau en soi, cette chose n’est belle que parce qu’elle participe de ce beau en soi, et je dis qu’il en est de même de toutes choses. M’accordes-tu ce genre de cause ?
— Je te l’accorde, dit-il.
— Maintenant, continua Socrate, je ne conçois plus et je ne puis m’expliquer les autres causes, ces savantes causes qu’on nous donne. Mais si l’on vient me dire que ce qui fait qu’une chose est belle, c’est ou sa brillante couleur, ou sa forme ou quelque autre chose de ce genre, je laisse là toutes ces raisons, qui ne font toutes que me troubler, et je m’en tiens simplement, bonnement et peut-être naïvement à ceci, que rien ne la rend belle que la présence ou la communication de cette beauté en soi ou toute autre voie ou moyen par lequel cette beauté s’y ajoute ; car sur cette communication je n’affirme plus rien de positif, je dis seulement que c’est par le beau que toutes les belles choses deviennent belles. C’est là, je crois, la réponse la plus sûre que je puisse faire à moi-même et aux autres. En me tenant à ce principe, je suis persuadé que je ne ferai jamais de faux pas et que je puis, en toute sûreté, et tout autre comme moi, répondre que c’est par la beauté que les belles choses sont belles. »

Explication : Socrate oppose donc les causes matérielles et les causes éthiques. Une intelligence dans les causes matérielles reste seconde par rapport à une cause éthique comme les décisions et les actions d’un homme comme Socrate le montrent. L’analogie entre le choix du meilleur pour un homme et le choix du meilleur pour la nature qui avait été initiée dans le passage précédent du Phédon est ici prolongée. Les physiciens confondent donc la cause matérielle qui est un moyen avec une cause finale qui explique seule le choix du meilleur : le corps est un moyen indispensable d’action que ce soit pour le choix humain ou pour refléter l’esprit dans l’ordre de la nature. Socrate reconnaît aux physiciens qu’ils cherchent bien à nommer la force divine mais il les critique dans la mesure où il cherche cette force divine sous une forme matérielle. Les physiciens ne pensent pas que la cause du choix le meilleur ou du meilleur ordonnancement du monde est peut-être la source de la force divine la plus profonde. Les physiciens se succèdent ainsi les uns les autres en montrant la faiblesse de l’élément mis en valeur par un autre. Atlas est un Titan mais ce n’est pas en tant que tel un dieu : sa force a quelque chose de divin mais ce n’est jamais la force divine en tant que telle. Pour Socrate l’importance des questions éthiques pour le microcosme humain (l’idée de microcosme signifie que le cosmos se retrouve en l’homme en miniature) impose par analogie l’idée que la force divine cosmique la plus profonde est celle du Bien. Reste alors à connaître cette source du meilleur dans nos actes en première personne et dans l’univers.
On voit ici que la démarche de Platon via le personnage de Socrate intègre ce que nous avons défini comme la science en troisième personne au sein de la connaissance en première personne qui met en jeu notre responsabilité éthique qui est la recherche du meilleur dans nos choix. Plus nous chercherons le meilleur, plus nous avancerons dans la connaissance en première personne. Cette terminologie dans le Phédon a d’ailleurs comme équivalent l’âme et Socrate précise l’enjeu de cette connaissance : 
« Si tu m’accordes cela et si tu conviens que ces choses en soi existent, j’espère alors que je trouverai et te ferai voir la cause qui fait que l’âme est immortelle. »
Le paragraphe XLVIII va expliciter le cheminement de Socrate. On y apprend d’abord comment et pourquoi il va se détourner du sensible. Il utilise l’image d’une éclipse où les sens ne peuvent regarder directement le phénomène car il y a un risque d’aveuglement. Les sens ne seraient pas capables de supporter la lumière du Bien. Socrate explique qu’il s’est intéressé aux principes pour rechercher cette lumière sans en être aveuglé. Mais à cet endroit il conteste sa propre analogie : les principes ne sont pas selon lui des images de la réalité contrairement à ce qu’on peut penser habituellement. La critique de Nietzsche du langage qui aurait par « son identification du non identique » suscité la théorie des idées de Platon doit donc être révisée. Platon avait conscience qu’on pouvait envisager le langage comme une image de la réalité. Les principes ici ne sont pas des représentations mentales. Le beau en soi n’est pas le résultat de la seule identification des différentes beautés. Socrate rejette la seule explication physique et mécanique de l’expérience de la beauté : ce n’est pas telle brillance, tel effet, etc. qui suscite selon lui la beauté. 
Tout comme en ce qui concerne les questions éthiques, il y a quelque chose d’intérieur à notre première personne qui est en jeu. Nous reconnaissons que telle beauté de telle chose participe à une beauté intérieure à nous. La beauté de la chose se tient dans notre conscience et réveille ainsi la beauté intérieure à notre propre conscience en première personne. La beauté de la chose est comme un rayonnement de la beauté au fond de notre conscience. Socrate décrit une expérience vécue et non un raisonnement. Si la beauté de la chose participe de la beauté en soi : il n’y a pas forcément négation de la singularité de la beauté de la chose, sa singularité même est le rayonnement de la beauté en soi, la singularité de la beauté de la chose est une dimension singularisée de la beauté en soi comme un rayon de soleil est la singularisation d’une dimension singulière du soleil. La chose en soi ne réduit pas le multiple contrairement au langage mais elle en pointe l’unité. Toutes les apparences mentales et sensibles sont pour Socrate et Platon comme une émanation du Bien, du Beau et du Juste, elles en sont comme le rayonnement. 
Les formes intelligibles comme le beau en soi nous préexistent du point de vue de la profondeur de l’être même si nous sommes immortels. Les apparences sensibles peuvent être vécus comme un rayonnement des choses en soi mais dans le Phédon Socrate s’interdit de dire ce qu’il en est. A vrai dire les platoniciens estiment en général que le multiple sensible est une émanation instable et dégradée des choses en soi : le point de vue platonicien serait donc critiqué légitimement par Nietzsche. Pourquoi ne pas penser que le multiple est inhérent à l’un et que l’un est tout entier présent dans chaque élément du multiple ? Cette vision de la participation des choses multiples et singulières à la chose en soi et réciproquement de la chose en soi à chaque chose singulière ne permettrait-elle pas de maintenir l’expérience de Socrate face à Nietzsche. 

A vrai dire nous pouvons évoquer des expériences en première personne mais ce ne seront que des interprétations. Et malheureusement toute interprétation trahira un aspect ou l’autre d’une expérience réellement vécue en première personne. Mais l’intérêt de dire les choses, d’ interpréter l’expérience n’est-il pas d’autant plus grand qu’il est délicat de dire ces choses et d’en interpréter l’expérience ?

Platon via Socrate pointe d’ailleurs une expérience d’inspiration en première personne qui peut rendre plus acceptable l’idée de chose en soi et répondre à la question du lien entre science 1 et science 3.
Platon écrit ainsi dans le Ménon 81c5 sqq. :
« Ainsi l’âme, immortelle et plusieurs fois renaissante, ayant contemplé toutes choses, et sur la terre et dans l’Hadès, ne peut manquer d’avoir tout appris. Il n’est donc pas surprenant qu’elle ait, sur la vertu et sur le reste, des souvenirs de ce qu’elle en a su précédemment. La nature entière étant homogène et l’âme ayant tout appris, rien, n’empêche qu’un seul ressouvenir (c’est ce que les hommes appellent savoir) lui fasse retrouver tous les autres, si l’on est courageux et tenace dans la recherche ; car la recherche et le savoir ne sont au total que réminiscence. »

 

Explication : Dans la droite ligne du Phédon, Platon part de l’idée d’une âme immortelle. Si nous acceptons qu’il y a des choses en soi but de la connaissance en première personne qui cause toutes les apparences sensibles et mentales, nous devons accepter qu’il y a une réalité en dehors de l’expérience du temps et de l’espace. Une immortalité de l’âme peut être alors crédible si elle possède une dimension d’elle-même en dehors de l’espace et du temps, si elle n’est pas qu’une réalité sensible.
Une expérience réelle d’inspiration ressemble pour Platon et Socrate plus à une redécouverte qu’à une expérience d’invention. Platon prend pour modèle dans le Ménon les découvertes mathématiques. Bien guidé n’importe qui (y compris un esclave la plupart du temps considéré comme un être humain inférieur par les grecs) peut découvrir une démonstration mathématique. La démonstration mathématique donne l’expérience d’une réalité qui n’est pas dépendante du temps même si elle passe souvent par des images géométriques. Une vérité mathématique paraît mettre en jeu une découverte de ce qui vaut éternellement. Les mathématiciens contemporains d’ailleurs sont très souvent platoniciens lorsqu’ils décrivent une expérience d’inspiration mathématique : ils n’ont pas l’impression de former une idée mais il sente plutôt une idée se révéler à eux. 
Alain Connes dans un dialogue avec Jean-Pierre Changeux qui s’appelle Matière à pensée défend cette perspective ; Karl Popper postule un monde mathématique à côté du monde physique ; Roger Penrose un astrophysicien contemporain défend dans Les deux infinis et l’esprit humain l’idée que la conscience humaine par sa réflexion est en contact avec un tel monde et il propose une théorie de la conscience fondée sur la participation à un monde des idées éternelles. 
Pour Platon et Socrate à l’évidence ce type de découverte en première personne (l’âme dans leur vocabulaire) n’est pas non plus une expérience pure comme quand on découvre quelque chose pour la première fois : il s’agit d’une redécouverte, d’un ressouvenir. L’âme en se retournant en elle-même se souvient de la vérité avec qui elle n’a jamais perdue le contact de par sa nature de chose en soi. L’âme comme chose en soi participe de la vérité, chose en soi auxquelles toutes les choses en soi (toutes les vérités qui en découlent) participent. Ainsi dans son être même l’âme peut faire glisser dans le monde mental humain ce qui est au-delà du mental. L’âme en s’incarnant s’est oubliée dans sa connexion à la vérité éternelle à laquelle elle participe pourtant dans sa profondeur. Toute découverte, toute inspiration mentale traduisant plus ou moins précisément dans le langage et le sensible une vérité éternelle est pour Platon et Socrate une réminiscence.
Bilan : Si on accepte l’idée que apprenant à distinguer mieux notre première personne de notre troisième personne, nous nous rapprochons de nous-même en tant que chose en soi ou âme, il est alors pensable de voir une connexion entre la connaissance en première personne et celles en troisième personne. Contrairement à Wittgenstein, il nous semble que ce qui dépasse les limites de notre langage peut se dire et s’interpréter de façon plus ou moins précise. L’expérience d’une inspiration par exemple en mathématiques met en jeu un accès à une réminiscence de notre participation en tant qu’âme aux choses en soi que sont les formes intelligibles de la vérité. L’inspiration nous donne au niveau mental une expérience de la force divine des choses en soi qui s’incarnent dans notre monde mental et sensible.
Position du problème : Certains penseurs estiment que toute expérience authentique en première personne reste inexprimable. L’inspiration traduit selon nous l’accès à une vision plus ou moins élargie de la vérité des choses en soi qui demeure en dehors de notre expérience mentale et sensible. Les traces mentales laissées par cette inspiration seront une traduction ou une interprétation d’une « expérience » spirituelle en première personne qui viendront souvent renouveler notre science en troisième personne. Cette traduction ou cette interprétation seront plus ou moins profondes : ceci implique des degrés d’inspiration que Platon n’a peut-être pas suffisamment pris en compte (cf. la question de l’Un et du multiple examinée en confrontation avec Nietzsche). La science en troisième personne restera toujours une connaissance indirecte, partielle risquant de manquer l’intériorité surtout si elle se met à ignorer le point de vue en première personne. Mais si elle est inspirée par la connaissance en première personne, elle ne manquera pas d’apporter des arguments en sa faveur. 
Ceci dit l’interprétation de l’inspiration comme réminiscence rencontre une interprétation de l’inspiration comme création ou évolution. Si ma conscience évolue et ma pensée se dilate en me confrontant à des crises internes, si ma conscience et ma pensée émerge au-delà des frontières habituelles de la conscience mentale et sensible, j’aurai l’impression de recevoir cette expérience spirituelle. Mon effort de recherche semblera recevoir une réponse indépendante de lui, j’aurai l’impression que ma vision est agrandie et non pas que je l’ai agrandie. L’inspiration ne serait pas tant une réminiscence qu’une intuition créatrice à l’œuvre. L’inspiration conçue comme intuition créatrice faisant évoluer la conscience ne serait pas tant une expérience métaphysique ou spirituelle qu’une émergence d’une nouvelle dimension d’expérience. Si nous regardons l’évolution elle a sans cesse procédé à une prise de conscience individualisante, ce que Platon ou Socrate pense une âme éternelle ne serait-il pas une ligne directrice de l’évolution de la conscience dans la matière ? L’inspiration ou intuition créatrice ne serait-elle pas la réponse à une aspiration guidant l’évolution plutôt qu’une simple réminiscence ? Nous ne nions pas une expérience d’inspiration en première personne mais nous pouvons nous interroger sur l’interprétation à lui donner : est-ce une réminiscence et dans ce cas comment l’oubli de notre condition divine s’explique-t-elle ? est-ce plus conformément à ce que suggère la science 3 une expérience évolutive où la vérité elle-même est le produit d’un processus plutôt qu’un toujours déjà-là que nous aurions oublié ?

Transition : Cette dernière question nous semble avoir été celle qui a animé la recherche spirituelle de Sri Aurobindo. Pour lui la réminiscence platonicienne et l’évolution créatrice d’un Bergson sont à l’évidence conciliables lorsqu’il écrit dans Aperçus et pensées :
« Toute évolution est la révélation progressive de l’Unique à Lui-même dans les termes de la multiplicité, hors de l’inconscience, à travers l’ignorance, vers une perfection consciente de soi. »

 

Nous allons maintenant donner à entendre les disciples de sri Aurobindo qui explique ses conceptions de la connaissance métaphysique qui impliquent une évolution de la conscience.



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IV. Connaissance métaphysique et évolution.


1 – Les degrés de l’expérience métaphysique.

Sri Aurobindo, La vie divine, Albin Michel Spiritualités vivantes, tome 2, p.45-47 :
« Il y a donc une Réalité suprême éternelle, absolue et infinie. Parce qu’elle est absolue et infinie, elle est en essence indéterminable. Elle est indéfinissable et inconcevable par le Mental fini et définissant ; elle est inexprimable dans un langage créé par le Mental ; elle n’est descriptible ni par nos négations, neti neti (car nous ne pouvons la limiter en disant qu’elle n’est pas ceci, pas cela), ni par nos affirmations, car nous ne pouvons la fixer en disant qu’elle est ceci, cela, iti iti. Et cependant, bien qu’elle nous soit inconnaissable de cette façon, elle n’est pas absolument et de toutes manières inconnaissable ; elle est évidente pour elle-même, et quoique inexprimable, elle est cependant évidente pour une connaissance par identité dont l’être spirituel en nous doit être capable ; car cet être spirituel, en son essence et en sa réalité intime et originelle, n’est autre que cette suprême Existence.
Mais, bien qu’il soit ainsi indéterminable pour le Mental, à cause de son caractère d’absolu et d’infinité, nous découvrons que cet Infini suprême et éternel se détermine à notre conscience dans l’univers par des vérités réelles et fondamentales de son être qui sont au-delà de l’univers et en lui, et qui sont la base même de son existence. Ces vérités se présentent à notre cognition conceptuelle comme les aspects fondamentaux sous lesquels nous voyons la Réalité, omniprésente et en faisons l’expérience. En elles-mêmes, elles sont saisies directement, non par une compréhension intellectuelle, mais par une intuition spirituelle, une expérience spirituelle dans la substance même de notre conscience ; mais elles peuvent aussi être saisies en conception par une idée vaste et souple, et elles peuvent être exprimées de quelque manière par un langage souple qui n’insiste pas trop sur une définition rigide, et ne limite pas l’idée dans sa largeur et sa subtilité. Pour exprimer cette expérience ou cette idée avec quelque approximation, il faut créer un langage qui soit à la fois intuitivement métaphysique et poétiquement révélateur, admettant des images significatives vivantes comme véhicule d’une indication précise, frappante, suggestive - un langage comme celui qui rythme, imposant, subtil, fécond le Véda et les Upanishads. Dans la, langue ordinaire de la pensée métaphysique, nous devons nous contenter d’une indication lointaine, d’une approximation atteinte par des abstractions qui peuvent encore rendre quelque service à notre intellect, car c’est ce genre de langue qui sied à notre méthode de compréhension logique et rationnelle ; mais pour que ce mode d’expression soit véritablement utile, l’intellect doit consentir à dépasser les limites d’une logique « finie » et s’accoutumer à la logique de l’Infini. A cette condition seulement, dans cette manière de voir et de penser, parler de l’Ineffable cesse d’être paradoxal ou futile : mais si nous nous obstinons à appliquer à l’Infini une logique finie, la Réalité omniprésente nous échappera, et ce n’est pas elle que nous Saisirons, mais une ombre abstraite, une forme morte pétrifiée en mots, ou une dure inscription incisive qui parle de la Réalité sans parvenir à l’exprimer. Il nous faut une voie de connaissance adaptée à ce qui est à connaître ; sinon nous n’aboutissons qu’à une lointaine Spéculation, à un diagramme de connaissance et non à une connaissance véritable. »

Explication : Ce passage de Sri Aurobindo s’ouvre sur une interprétation de l’Absolu selon laquelle il reste résolument inassimililable pour une conscience mentale. Cet Absolu est par définition indéfinissible mentalement que ce soit par la négation, par l’affirmation. Le scepticisme qui affirme que nous ne pouvons pas avoir accès à la vérité ultime des apparences semble ici justifié mais seulement du point de vue d’une conscience qui resterait mentale. Car pour Sri Aurobindo notre conscience, si elle évoluait spirituellement au-delà de la sphère mentale, pourrait réaliser qu’elle est une forme de cet Absolu qui selon Sri Aurobindo est évident pour lui-même. En un sens il ne s’agit même pas d’évolution mais d’un retour à la source. Le Mental émerge forcément en aval de la source et ne peut remonter à la source que ce soit par affirmation à l’aide d’une quelconque logique ou par négation à l’aide d’une déconstruction de toute affirmation. La source qui est ici l’absolu a une connaissance d’elle-même mais différente de toute forme de connaissance mentale. En effet, cet absolu a une connaissance par identité alors que la conscience mentale n’a qu’une connaissance par identification : la vérité sur le plan mental reste condamnée par exemple dans son expression à un discours qui reste en dehors de l’être que ce discours décrit. Une connaissance par identité signifierait qu’on serait consciemment la chose qu’on connaît quelle que soit la chose. On peut imaginer une lumière consciente consciente d’être la lumière consciente sans intermédiaire. L’Absolu étant la source de toute chose et étant toute chose, s’il est conscience évidente de lui-même, il sera en un sens connaissance immédiate de toute chose au niveau de l’être de toute chose en tant qu’il est cela même tout en étant de projeter au sein de lui-même des voiles d’ignorance jusqu’à ne plus voir sa propre évidence pour lui-même. Le Mental par sa méthode d’identification sélective peut être une des formes que prend ce voile d’ignorance.
Cette connaissance de l’Absolu par lui-même que toute recherche spirituelle convoite est au-delà de la conscience mentale mais le niveau mental de la conscience demeure une manifestation déterminée de l’Absolu. Donc notre conscience mentale peut accéder à un certain niveau de vérités. Notre réalité, notre monde d’apparences serait donc imprégné de ces déterminations manifestées par cet Absolu. La lumière de la conscience consciente d’elle-même offrirait en son sein des vérités dynamiques, des forces intelligibles dont il serait possible d’avoir une intuition. Les intuitions dont les formes intelligibles platoniciennes sont certainement un cas exemplaire ne sont pas un discours mental portant sur des choses mais une expérience d’une dynamique tissant et transformant les choses. C’est un monde encore mental où la conscience pure du mental ne produit pas dans l’exercice du mental une ignorance d’elle-même. Une expression mentale est vue comme l’expression d’une fluctuation de la conscience absolue. Les mots ne sont qu’une traduction plus ou moins d’une idée qui est elle-même un langage en dehors de la langue. Ce langage est l’expression lui-même de fluctuation au sein même de la substance de pure conscience. La forme la plus appropriée pour en exprimer l’équivalent dans le discours seraient des « idées vastes et souples », non rigides. Il faut un usage du langage riche de sens simultanés comme celui de la poésie ou ceux des métaphysiciens intuitifs. Sri Aurobindo évoque ici les textes de la tradition hindoue. Mais on pourrait évoquer les penseurs présocratiques ou même Platon dont l’écriture obéissent à ces injonctions et où demeure toujours l’idée que le discours demeure insuffisant pour traduire l’expérience métaphysique à laquelle il se réfère. Ce sont les rythmes, les sonorités même du langage qui traduirait au plus près la présence des intuitions. Il faut donc un langage inspiré pour rendre compte des réalités intuitives d’un mental supérieur capable d’embrasser les forces mentales à l’œuvre. La thématique présocratique du logos, du langage vivant et divin à l’œuvre dans l’univers est ainsi réactualisée par Sri Aurobindo.
Les formes rationnelles du langage toutefois même si elles sont moins aptes à signifier l’expérience métaphysique qui est en jeu peuvent rendre service selon Sri Aurobindo. Ce passage même qui est caractéristique du style d’écriture de La Vie Divine montre effectivement comment une « logique "finie" » peut s’accoutumer à une « logique de L’Infini ». Il s’agissait en effet dès le début de ce texte de reconnaître la faiblesse des voies négatives et positives pour rendre compte de l’Absolu. La logique sceptique de déconstruction des logiques finies était dès le début de ce passage à l’œuvre. Mais en même temps cette faiblesse est montrée dans un dépassement de la pure et simple affirmation et de la pure et simple négation : ce sont les manifestations mentales de l’Absolu qui nous le permettent. Il y a dans la conscience mentale des moyens de nous élever vers ce qui est au-delà de la conscience mentale. Le sceptique authentique qui aurait vraiment ouvert sa conscience mentale en suspendant son jugement par affirmation et négation de l’affirmation serait en fait sans préjugé sur le caractère atteignable ou inatteignable de l’Absolu comme prise de conscience de la substance consciente. Un sceptique authentique ne serait donc sceptique qu’au sujet des prétentions de la conscience mentale, il se rendrait disponible pour des expériences intuitives surmentales. Au lieu d’opposer les logiques et de les détruire les unes par les autres, il apprendrait à en trouver les points de passage, les contiguïtés, etc. il entrerait au lieu de fermer les possibilités de l’esprit humain à les dilater (comme le dit Bergson au début de la conscience et la vie) : il apprendrait les rudiments d’une rationalité multiple, les rudiments de ce que Sri Aurobindo appelle une « Logique de l’infini ». Ce ne serait pas un jeu conceptuel, une fabrique de paradoxes pour le plaisir de faire des paradoxes : ce serait un assouplissement de la conscience mentale souvent accrochée aux préjugés d’une seule logique qui la préparerait à s’ouvrir à des expériences métaphysiques multiples. Vouloir couler la réalité dans une seule formule univoque est dénué de sens disait déjà Nietzsche dans Le Gai Savoir.

2 – L’évolution et les divers degrés d’une réelle connaissance mystique : intuition, surmental, supramental.

Une fois admise la possibilité d’une expérience mystique au-delà de l’expérience mentale, comment concilier plus précisément inspiration mystique et évolution créatrice ? Sri Aurobindo essaie semble-t-il d’être ce conciliateur. Nous nous inspirerons ici largement de l’article Wikipédia sur Sri Aurobindo.
La conception de l’évolution que propose sri Aurobindo n’est pas seulement matérialiste comme celle de la plupart des héritiers de Charles Darwin. Sri Aurobindo à l’image d’un Bergson ne nie pas l’approche matérialiste mais il signifie sa limite :
« Tout le monde sait maintenant que la Science n’est pas un énoncé de la vérité des choses mais seulement un langage pour exprimer une certaine expérience des objets, leur structure, leur mathématique, une impression coordonnée et utilisable de leurs processus - rien de plus. La matière elle-même est quelque chose (peut-être une formation d’énergie ?) dont nous connaissons superficiellement la structure telle qu’elle apparaît à notre mental et à nos sens et à certains instruments d’examen (dont on soupçonne maintenant qu’ils déterminent largement leurs propres résultats, la Nature adaptant ses réponses à l’instrument utilisé), mais nul savant n’en sait davantage ou ne peut en savoir davantage [Sri Aurobindo dans ses Lettres sur le yoga]. »
A partir de ce constat, sri Aurobindo affirme que la science n’interdit pas un point de vue spiritualiste sur l’évolution. Nous pouvons ici évoquer en faveur de cette considération de sri Aurobindo la distinction entre le point de vue de la connaissance en première personne et le point de vue de la science 3.
L’évolution est donc pour sri Aurobindo comme pour Bergson (voir notre leçon sur La conscience et la vie de Bergson) un élargissement de notre conscience. La conscience s’élargit sur quelque chose qui restait jusque là inconscient.
La conscience mentale humaine englobe ainsi une conscience vitale héritée des animaux et une conscience physique (sensorimotrice)héritées des premières formes de vie.
Pour lui, l’inconscient n’est donc pas seulement de nature subconsciente comme l’affirment les Freudiens et tous les psychologues matérialistes, mais l’inconscient a aussi une nature spirituelle où la conscience est élargie, se dépassant elle-même en supra-conscience (voir notre leçon sur l’inconscient, les thérapies, etc.). Certes on peut considérer à un certain niveau que le subconscient est comme un ensemble de pulsions qualitatives traduisant un jeu de forces matérielles que la Science estiment quantitatives et qui seules assureraient l’évolution. Mais pour sri Aurobindo découvrir par expérience la nature supraconsciente de l’inconscient induira un éclairage supraconscient jusqu’au fond du subconscient alors que la psychanalyse n’éclaire selon lui que l’envers de notre ego mental. Une telle expérience du supraconscient illuminant de plus en plus le subconscient montrerait selon lui que le regard scientifique prisonnier de sa vision mentale passe forcément à côté de la conscience cachée au cœur de la matière. Sri Aurobindo écrit donc dans Métaphysique et psychologie, textes groupés par Jean Herbert, p.132 :
« 539. - En chaque particule, atome, molécule, cellule de la Matière vivent cachées et oeuvrent inconnues toute l’omniscience de l’Eternel et toute l’omnipotence de l’Infini. [Hour of God] 
540. - L’état matériel... n’est-il pas plutôt un sommeil de la conscience ? [La Vie divine] »
On ne peut voir que ce que nous donne à voir notre vision. Elargir notre vision mentale vers le supraconscient l’élargira aussi vers le subconscient si on l’y applique. Notre vision mentale nous donne à voir une matière inconsciente même avec l’aide de nos microscopes parce que nous ne sommes pas conscient de notre propre conscience corporelle dans sa vie cellulaire et matérielle. Pour sri Aurobindo des expériences d’inspirations supraconscientes peuvent nous convaincre d’une conscience de nos cellules et de la matière elle-même.
Au-delà des plus hautes cimes supraconscientes de la conscience mentale, Aurobindo affirme qu’il nous est possible d’expérimenter un « supramental », qui est une connaissance directe de la vérité aujourd’hui connaissable indirectement et partiellement par notre intelligence mentale au travers de ses intuitions et de ses inspirations :
« Par supramental, j’entends la Conscience de vérité... par laquelle le Divin connaît non seulement sa propore essence et son être propre, mais aussi sa manifestation [Sri Aurobindo, Métaphysique et psychologie, textes groupés par Jean Herbert, § 1.201. p.262] »
mais ailleurs il précise :
« une description mentale de la nature supramentale ne pourrait que s’exprimer soit en termes trop abstraits, soit en images mentales qui pourraient la transformer en tout autre chose que sa réalité [Lettres sur le Yoga, Buchet Chastel, tome 2] ».
La philosophie de sri Aurobindo est un appel à une pratique spirituelle. Aurobindo n’entend pas menée une spéculation métaphysique mais suggérer que la vérité reste en dehors de notre expérience mentale usuel. Il reprend ainsi à son compte le terme indien qui désigne la pratique spirituelle à savoir le yoga. Le yoga n’est pas qu’une gymnastique de relaxation comme on le croit souvent aujourd’hui. Il regroupe en fait différentes techniques spirituelles telles que les manières de prier pour mieux aimer le divin en toute situation, en tout être (le bhakti yoga), des techniques de méditations pour mieux connaître le divin à travers l’étude de la conscience de soi (le jnana yoga), le travail pour mieux servir le divin (le karma yoga). Le yoga utilisant l’exploration des énergies du corps, le hatha yoga qui comprend des gymnastiques relaxantes n’est donc qu’une des nombreuses formes du yoga. La philosophie elle-même est pour sri Aurobindo un moment du yoga de la connaissance de soi : pour lui Socrate, Platon et la plupart de nos philosophes de l’antiquité sont des jnani yogi. De même les artistes ou les grands scientifiques ont des inspirations au-delà du mental parce qu’ils font du jnana yoga et du karma yoga et cela même s’ils rejettent les pratiques religieuses comme infantilisantes. Le yoga intégral élaboré par sri Aurobindo voudrait par une synthèse renouvelées des yogas existants expliciter comment est possible la progression spirituelle individuelle et collective vers ce nouvel état de conscience. L’innovation de sri Aurobindo dans le domaine spirituel tient surtout au fait que son yoga intégral se veut libre de toute institution religieuse et surtout il veut non seulement aller vers le Divin, mais veut aussi accueillir en soi l’énergie divine créatrice, dans le but de manifester pleinement la conscience divine dans la matière : le mysticisme de sri Aurobindo cherche à modifier dès à présent notre monde sur la plan matériel de son évolution. Dans le premier chapitre de La Vie Divine, il prone à l’encontre d’un rejet du corps matériel une prise de conscience d’« une même loi supérieure [qui] gouverne la matière et l’esprit ».
D’après sri Aurobindo, cette Vie Divine si elle devient de plus en plus manifeste se manifestera au niveau de la conscience humaine comme l’émergence d’une harmonie entre individu et collectif capable de refléter la venue d’une nouvelle réalité métaphysique divine au-delà de la conscience mentale :
« Ce n’est que lorsque le voile est déchiré et le mental divisé dominé, silencieux et passif sous l’action supramentale, que le mental lui-même retourne à la Vérité des choses. Là nous trouvons une mentalité réflectrice, lumineuse, qui obéit et sert d’instrument à l’Idée-réelle divine. Là nous percevons ce qu’est réellement le monde ; nous savons de toutes les manières que nous-mêmes sommes en autrui, qu’autrui est nous-mêmes et que nous sommes tous l’Un universel qui s’est multiplié. Nous perdons la position individuelle rigoureuseusement séparée qui est la source de toute limitation et de toute erreur [La Vie Divine, tome 1]. »
Sur la conquête spirituelle d’une harmonie sociale entre l’individuel et le collectif, sri Aurobindo reste assez proche par exemple d’un Bergson dans la conscience et la vie ( voir notre explication sur le plaisir et la joie créatrice) qui fait des réformateurs sociaux le sommet de la vigueur créatrice qui s’incarne à travers l’homme.
Plus ambitieusement encore, l’absolu veut d’après sri Aurobindo que la venue de cette nouvelle réalité métaphysique au-delà du sommet de la conscience mentale révèle dans la matérialité humaine sa félicité, sa perfection, sa puissance, son immortalité, etc. Cette révélation s’accomplirait à travers la supramentalisation de nos corps humains comme auparavant dans l’évolution la matière avait été dynamisée, vivifiée et mentalisée.
Sri Aurobindo constate que cette réalité métaphysique supramentale reste encore non manifestée sur le plan terrestre même si selon lui elle a déjà été aperçue par les Rishis védiques (les sages de l’Inde dont la recherche spirituelle est consignée dans le Rig-Véda, le texte religieux le plus ancien de l’histoire de l’humanité d’après certains indianistes). La philosophie de sri Aurobindo) veut achever le chemin qui aurait été frayé par les Rishis puis laissé en friche pour développer la conscience mentale. Il constate que l’évolution terrestre et humaine s’est en effet centrée sur l’évolution de la conscience mentale au lieu de chercher au-delà de l’intuition une vérité en dehors de l’expérience mentale :
« L’âge de la connaissance intuitive, représenté par l’ancienne pensée védântique des Upanishads a... dû faire place à l’âge de la connaissance rationnelle ; l’Ecriture inspirée a cédé le pas à la philosophie métaphysique, comme ensuite la philosophie métaphysique a dû céder le pas à la science expérimentale... La raison humaine tient à avoir satisfaction par sa propre méthode. [Sri Aurobindo, Le cycle humain] »
Or le supramental n’est pas compréhensible du point de vue d’un horizon mental puisque d’après sri Aurobindo, il se situe au-delà de toute compréhension intellectuelle même s’il peut se concevoir intellectuellement. La distinction tirée des Méditations métaphysiques de Descartes entre concevoir et comprendre est ici utile. On peut concevoir intellectuellement l’infini mais on ne peut pas le comprendre dans le sens où notre entendement ne peut le saisir dans le détail en une fois. Sri Aurobindo écrit ainsi :
« La vie échappe aux formules et aux systèmes que notre raison s’efforce de lui imposer ; elle s’avère trop complexe, trop pleine de potentialités infinies pour se laisser tyranniser par l’intellect arbitraire de l’homme... Toute la difficulté vient de ce qu’à la base de notre vie et de notre existence, il y a quelque chose que l’intellect ne pourra jamais soumettre à son contrôle : l’Absolu, l’infini [Sri Aurobindo, Le cycle Humain, extraite de Satprem, Sri Aurobindo ou l’aventure de la conscience, p. 258] ».
Le parallèle avec Descartes est encore plus légitimé par la lecture de cette citation puisque, rappelons-le, Descartes utilise sa distinction entre concevoir et comprendre pour pointer la spécificité de l’idée d’Infini (déjà repérée par anselme de Cantorbéry). Cependant Descartes en tire-t-il toutes les conséquences comme sri Aurobindo le fait ? A savoir que si la raison est incapable de nous donner une puissance Infinie, au lieu de chercher une puissance technique infinie illusoire, ne devrions-nous pas envisager une évolution de la conscience au-delà de la raison ?
Il nous appartient donc pour sri Aurobindo de mieux comprendre les limites inhérentes à une conscience mentale pour envisager de plus près la possibilité d’une évolution de la conscience jusqu'à une conscience supramentale. Outre son échec face à l’infini, la conscience mentale usuelle au mieux s’exerce dans des raisonnements conduits par des règles logiques diverses, des concepts de différentes natures : le mental peut ainsi opposer aisément à n’importe quel point de vue un autre point de vue en apparence contradictoire. Satprem, dans Sri Aurobindo ou l’aventure de la concience, Buchet Chastel, p.33-34 cite sri Aurobindo à ce propos :
« La période décisive de mon développement intellectuel survint [...] lorsque je pus voir clairement que ce que l’intellect disait, pouvait être à la fois exact et pas exact, que ce que l’intellect justifiait, était vrai et que le contraire était vrai aussi. Je n’admettais jamais une vérité dans le mental, sans admettre simultanément son contraire... Résultat, le prestige de l’intellect était parti. »
Une conscience mentale ne peut donc qu’approximer la réalité en en donnant une suite de points de vue partiels.
Une autre façon d’approcher le supramental est de considérer l’existence de niveaux de consciences mentaux supérieures encore inconscients mais davantage concevables et compréhensibles pour notre conscience mentale : les envisager permet d’approcher encore d’un peu plus près une possibilité supramentale. Face à deux points de vue mentaux contraires, face à une énigme, face à telle situation inconnue, nous connaissons parfois un saut dans la qualité de notre conscience mentale : on parle d’illumination, d’intuition, d’idée géniale, etc. Un tel genre de phénomène supraconscient est sans doute celui que Platon voulait transmettre et rendre plus courant avec sa méthode d’ascension dialectique vers le monde des formes intelligibles.
Pour sri Aurobindo, cette expérience peut devenir plus fréquente, plus dense et plus constante et avoir une portée non seulement intellectuelle mais aussi émotionnelle, sensorielle, etc. car notre conscience toute entière peut être élévée selon lui surmentalement.
Le surmental, le plan de conscience de cette sorte le plus élevé selon sri Aurobindo œuvrerait comme un flux de visions intuitives, instantanées et globales capables d’embrasser les points de vue mentaux les plus étrangers. Pour imaginer la conscience surmentale nous pouvons imaginer les éclairs de génie de l’artiste (le beau), du penseur (le bien) ou du scientifique (le vrai) devenus constants et s’éclairant mutuellement et s’incarnant non seulement dans une philosophie mais aussi et surtout dans un art de vivre sa matérialité physique.
Plus inimaginable encore qu’un état de conscience surmental, un état de conscience supramental pour sri Aurobindo ne doit donc pas être conçu comme un super-mental et donc il doit être envisagé comme une dimension de conscience au-delà d’une éventuelle dimension surmentale de la conscience. Son poème Savitri propose un raccourci suggestif pour nous faire concevoir une conscience supramentale : 

« Un unique regard innombrable ».

Le surmental comme flux de visions intuitives reste pour sri Aurobindo une connaissance prisonnière du pluriel, de regards divisés et donc partiels : par exemple, selon lui les grandes religions furent fondées par des êtres humains capables d’un tel regard mais leur regard surmental a impliqué des différences d’accents spirituels. Les écrits de Vivekananda et de Ramakrishna qui souvent affirment que toutes les religions peuvent conduire à une même réalité divine ultime par des moyens spirituels divers. Sri Aurobindo nuance leur propos en disant qu’il y bien une réalité divine ultime unique aperçues par les grands spirituels des diverses religions mais que les diverses religions ne dépassant pas le surmental ces grands spirituels ne peuvent que percevoir un aspect partiel de cette réalité ultime comme les contradictions théologiques et philosophiques entre les écrits spirituels des religions le montrent clairement. Le supramental est selon sri Aurobindo une connaissance véritablement intégrale du divin : c’est une connaissance divine de toute la réalité qui se révèle n’être que le divin sous diverses formes, c’est une connaissance du divin par lui-même. Dans ses Lettres sur le yoga, il écrit ainsi :

« Les grands Dieux appartiennent au plan surmental. Dans le Supramental ils sont unifiés en aspects du Divin, dans le surmental ils apparaissent comme personnalités distinctes ».

Une dernière façon d’envisager cette possible connaissance supramentale est de voir qu’elle induit pour sri Aurobindo une possible action directe et consciente sur la matière qui est elle aussi une forme du divin. Notre action sur la matière la plus efficace reste aujourd’hui celle de la technologie. Le yoga qui inclut des pouvoirs occultes, des siddhis peut parfois semble-t-il amener exceptionnellement des effets matériels extraordinaires mais la technologie nous donne des pouvoirs équivalents sans les payer d’une ascèse prolongée et incertaine quant à son succès. Cependant toute technologie a un défaut majeur, elle peut tomber en panne, elle peut induire des effets incontrolables. Le train déraille, l’ordinateur bogue, etc. Ceci tient au fait que toute action technologique sur la matière reste indirecte du point de vue de la conscience : lorque je roule en voiture, je n’ai pas conscience de ce qui se passe dans son moteur. Une conscience supramentale selon sri Aurobindo dans son action matérielle échapperait à cette limite propre à toute action mentale voire surmentale sur la matière. L’action supramentale sur la matière ne serait pas une action indirecte. Une telle conscience permettrait d’envisager la perfection divine de nos corps et de la terre (nous envisageons cette thèse dans notre leçon Le progrès technique a-t-il des limites ?).
Selon sri Aurobindo, cette divinisation de l’humanité par le supramental est possible car :
« La manifestation d’une conscience-de-vérité supramentale sera donc la réalité capitale qui permettra la vie divine. [...] Le Divin est déjà ici, immanent en nous, nous sommes Cela en notre réalité profonde, et c’est cette réalité que nous devons manifester - c’est elle qui nous pousse à une existence divine et rend nécessaire la création de la vie divine au sein même de cette existence matérielle [Sri Aurobindo, La manifestation Supramentale sur la terre, Buchet Chastel, p.91] ».

 

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V - Conclusion.


Accepter l’idée d’évolution de la conscience revient à affirmer que la vérité reste en dehors de l’expérience mentale et sensible. Mais paradoxalement si nous pouvons devenir conscient d’une évolution de la conscience, nous pouvons certainement apprendre à en faire l’expérience. Une évolution consciente de la conscience nous semble rendue possible grâce à nos facultés mentales. Cette évolution consciente de la conscience reprend les expériences métaphysiques et spirituelles comme celles de Platon et de Socrate qui ignoraient encore leur portée évolutive. Une évolution consciente de la conscience telle qu’elle est conçue par sri Aurobindo et ses disciples est comme une réminiscence de l’Unique Être involué dans la multiplicité matérielle à travers la Vie et le vivant, puis à travers le Mental et l’humanité et enfin à travers la reprise dans un contexte évolutif de l’exploration métaphysique et spirituelle des philosophies spirituelles antiques ou des mystiques religieuses. De ce point de vue, tout n’est alors que l’expérience de la Vérité par elle-même en elle-même.

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