Elément de correction de la fiche de lecture sur Le Traité sur le Beau de Plotin.
1) Donnez des éléments biographiques sur Plotin.
Plotin est né en 205 ap. JC et meurt en 270. Il fût disciple
d’Ammonius Saccas un néoplatonicien. Il s’intéressa aux philosophies de
l’orient quoiqu’il dénonça le mouvement religieux gnostique. Il a pris
un nom en hommage à Platon dont il se veut le continuateur. Sa pensée
intègre aussi des éléments de l’aristotélisme et du stoïcisme.
2) Donnez un plan détaillé du traité.
1 : Qu’est-ce qui est beau ? Critique de la définition de la beauté comme proportion.
- L’introduction problématique de Plotin (1,1-20).
- Il y a de la beauté simple donc tout n’est pas réductible à l’harmonie (1,21-39).
- La proportion ne rend pas compte de l’harmonie des qualités de l’âme (1,40-50).
2 : La beauté de l’âme est liée à la beauté de l’idée.
- Il y a quelque chose qui informe et rend belle la chose et que l’âme a en partage en se souvenant d’elle par le biais de la beauté (2,1-12).
- L’idée est la vraie source de l’harmonie (2, 12-28).
3 : La beauté sensible est inférieure à son origine intelligible et psychique.
- Reconnaissance de la beauté par l’âme (3,1-5).
- De l’unicité de l’idée, de la forme intelligible intérieure à l’harmonie des parties extérieures (3,6-16).
- Explication de la beauté simple de la couleur ou d’un son (3,17-30).
- Les limites du monde sensible. Allusion au mythe de la caverne de Platon (3,31-36).
4 : Les conditions éthiques et affectives de la recherche de la beauté par l’âme.
- Les beautés plus élevées nécessitent une purification de la vision de l’âme (4, 1-12).
- Certains affects aident à acquérir la vision spécifique à l’âme (4, 13-22).
5 : Ce qui embellit l’âme relativement à ce qui l’enlaidit.
- Les qualités de l’âme qui attirent les amoureux des beautés non sensibles (5, 1-22).
- Ce qui au contraire nuit à la beauté de l’âme et constitue sa laideur (5, 23-58).
6 : La purification de l’âme par les vertus et ses effets.
- Les vertus de la purification de l’âme et ses conséquences (6,1-20).
- Beauté de l’être et laideur du non être explique la beauté ou la laideur de l’âme (6, 21-32).
7 : L’extase de l’âme unie au Beau et au Bien.
- Le désir du bien s’enracine et sa développe par la recherche de sa beauté (7,1-14).
- La vision de la beauté véritable révèle le sens du malheur véritable qui est de ne pas voir la beauté plus que de se perdre dans les passions du sensible (7,15-39).
8 : Ulysse et Narcisse relativement à l’ascension vers le Beau.
- L’erreur de Narcisse qui se noie dans le reflet de la beauté (8,1-15).
- L’exemple d’Ulysse qui fuit pour sa patrie au lieu de se satisfaire des beautés de l’ensorcellement (8, 16-27).
9 : L’âme illuminée dans la perfection du Bien.
- La vision intérieure et son développement (9, 1-30).
- Conclusion sur la réalité des idées et la suprématie du Bien sur le Beau (9, 31-43)
3) a) Quelle est la conception stoïcienne de l’harmonie ?
Plotin écrit : « Tout le monde, pour ainsi dire, affirme que la
beauté visible est une symétrie des parties les unes par rapport aux
autres et par rapport à l’ensemble ; à cette symétrie s’ajoutent de
belles teintes ; la beauté dans les êtres comme d’ailleurs dans tout le
reste, c’est leur symétrie et leur mesure ; l’être beau ne sera pas un
être simple, mais seulement et nécessairement un être composé ; de plus
le tout de cet être sera beau ; et ses parties ne seront pas belles
chacun par elle-même, mais en se combinant pour que leur ensemble soit
beau. »
A l’évidence, Plotin évoque ici la conception stoïcienne de
l’harmonie. Elle consiste dans rapports de proportion entre des parties.
Pour les stoïciens l’absolu est un tout : c’est le tout de l’univers
lui-même. L’univers est le corps de l’intelligence divine en un sens. A
notre échelle humaine l’univers semble parfois néfaste ou laid. Mais si
on prend le point de vue de l’absolu tout est beau et bon : les
imperfections qui surgissent à l’échelle humaine sont le fait de notre
égocentrisme ou anthropocentrisme car du point de vue du tout les
imperfections participent d’une beauté plus grande. Ce dernier aspect où
une imperfection d’échelle crée à une autre échelle un ensemble dont la
beauté est plus grande semble ici échapper à Plotin.
3) b) En quoi chez Plotin est-elle critiquée ?
« Pourtant, si l’ensemble est beau, il faut bien que ses parties
soient belles, elles aussi ; certainement, une belle chose n’est pas
faite de parties laides, et tout ce qu’elle contient est beau. De plus
des couleurs qui sont belles, comme la lumière solaire, seront, dans
cette opinion, en dehors de la beauté, puisqu’elles sont simples et ne
tirent pas leur beauté de la symétrie des parties. Et l’or, comment
est-il beau ? Et l’éclair que l’on voit dans la nuit, qui fait qu’il est
beau ? Il en est de même des sons ; la beauté d’un son simple
s’évanouira ; et pourtant bien souvent, chacun des sons qui font partie
d’un bel ensemble est beau à lui seul. Et lorsqu’on voit le même visage,
avec des proportions qui restent identiques, tantôt beau et tantôt
laid, comment ne pas dire que la beauté qui est dans ces proportions est
autre chose qu’elles, et que c’est par autre chose que le visage bien
proportionné est beau ? »
Explication :
Il y a de la beauté simple donc tout n’est pas réductible à l’harmonie.
Plotin s’attaque à l’idée que la laideur pourrait participer d’une
beauté plus grande : il y a des laideurs qui gâchent une harmonie
d’ensemble. Il y a bien des disproportions qui s’avèrent hideuses. On
évoque tel tableau qui à tel échelle de distance serait beau mais à tel
autre révèlerait des tâches inintelligibles : ne pourrait-on pas
imaginer une perfection à toute échelle ?
Dans ce passage Plotin a un argument plus convaincant encore : si on
définit la beauté comme harmonie d’un tout on s’interdit d’envisager la
beauté d’un élément simple tel un son, un rayon lumineux, un métal
précieux.
Plotin est un penseur de la transcendance : pour lui le cosmos n’est
pas l’absolu il est engendré par la transcendance. La beauté simple est
un reflet de l’unité de la transcendance qu’il nomme d’ailleurs l’UN. Le
cosmos est le fruit de cet UN qui dans la surabondance de lui-même a
engendré comme une démultiplication de lui-même. Ainsi chaque
chose est-elle un reflet de l’UN plus que le membre d’un tout et la
beauté des éléments simples en est donc le reflet de la beauté de l’UN.
Plus qu’un reflet de la transcendance il s’agit d’un éclat. Celui-ci
au niveau du monde matériel est variable ainsi le même visage nous
apparaît plus ou moins éclatant de beauté selon la pénétration de notre
regard et selon l’éclat de la transcendance qui s’y manifeste. La beauté
d’un visage est liée à la beauté de l’âme qui l’anime et ultimement la
beauté de l’âme est le fruit de l’éclat de la transcendance. A vrai dire
il y a un rayonnement inhérent à la beauté plastique qu’il ne faut pas
confondre avec le rayonnement de l’âme même si tout deux émanent de la
transcendance ultimement. En effet le rayonnement de la chair est utile
pour susciter l’appétit d’engendrer de nouveaux corps tandis que le
rayonnement de l’âme est un appel à rechercher en soi la beauté absolue.
D’ailleurs le passage qui suit considère logiquement les qualités qui
permettent de purifier le regard de l’âme dans sa recherche de la
beauté absolue et il s’attache à montrer que la proportion n’est pas
pertinente pour en rendre compte :
« Et si, passant aux belles occupations et aux beaux discours, on
veut voir encore dans la proportion la cause de cette beauté, que
vient-on parler de proportion dans de belles occupations, dans des lois,
dans les connaissances ou dans les sciences ? Les théorèmes sont
proportionnels les uns aux autres : qu’est-ce que cela veut dire ?
Qu’ils s’accordent ? Mais il y a aussi bien accord et concordance entre
les opinions du méchant. Cette opinion : la tempérance est une sottise,
est d’accord avec celle-ci : la justice est une naïveté généreuse ; il y
a de l’une à l’autre une correspondance et une concordance. Donc voici
la vertu qui est une beauté de l’âme et bien plus réellement une beauté
que celles dont nous parlions : en quel sens y aurait-il des parties
proportionnées ? Il n’y a pas de partie proportionnées, à la manière
dont les grandeurs ou les nombres sont proportionnés, quelque vrai qu’il
soit que l’âme contient une multiplicité de parties. Car dans quel
rapport se font la combinaison ou le mélange des parties de l’âme et des
théorèmes scientifiques ? Et l’intelligence, qui est isolée, en quoi
consistera sa beauté ? »
Explication : La proportion ne rend pas compte de l’harmonie.
Dans les matières des vices et des vertus on peut interpréter la
proportion comme une concordance ou une cohérence en des termes plus
contemporains. Mais on doit alors constater qu’il y a une cohérence
entre vices (les défauts) aussi bien qu’entre vertus (les qualités).
Ainsi la proportion est-elle insuffisante pour définir le bien ou la
perfection de ce qui est beau. Plotin propose deux analogies
sophistiques. Il dénonce la rhétorique du vice qui en soi est cohérente
mais ne conduit pas au bien pour autant. Là encore c’est le contenu qui
reflète la transcendance qui doit prévaloir sur les échos harmonieux de
ce qui a un air de famille. Les qualités en tant qu’échos multiples de
la transcendance unique ont bien un air de famille qui est la clé de
leur harmonie.
3) c) Cependant en quoi tout en privilégiant la beauté transcendante, Plotin lui donne une place ?
Plotin écrit : « Donc l’idée s’approche, et elle ordonne, en les
combinant les parties multiples dont un être est fait ; elle les réduits
à un tout convergent, et crée l’unité en les accordant entre elles,
parce qu’elle-même est une, et parce que l’être informé par elle doit
être un autant qu’une chose composée de plusieurs parties peut l’être.
La beauté siège donc en cet être, lorsqu’il est ramené à l’unité, et
elle se donne à toutes ses parties et à l’ensemble. Mais, lorsqu’elle
survient en un être un et homogène, elle donne la même beauté à
l’ensemble ; c’est comme si une puissance naturelle, procédant comme
l’art, donnait la beauté, dans le premier cas, à une maison tout entière
avec ses parties, dans le second cas, à une seule pierre. Ainsi la
beauté du corps dérive de sa participation à une raison venue des
dieux. »
Explication : L’idée est la vraie source de l’harmonie.
l’harmonie matérielle a pour explication l’idée. L’idée ne fait
qu’une : elle n’est pas en tant que telle un composé c’est notre mise en
explication, en mots et en image qui la pluralise. L’idée de maison ne
fait qu’une mais elle se retrouve toute entière dans les murs de la
maison comme dans la charpente et le toit. Un hologramme est une image
en trois dimensions qui a une propriété étonnante : si l’on en découpe
une partie, on a soudain le tout de l’image qui de nouveau apparaît. Une
idée telle que la pense Plotin semble avoir de telles propriétés : elle
se donne à des parties mais si on la retrouve dans les parties elle y
est toute entière dans son unité.
Toutes les idées participent d’ailleurs d’une unité qui est celle de l’Intelligence qui émane de la transcendance.
Ainsi la proportion n’est-elle qu’un effet secondaire de la
pluralisation de la transcendance qui parce qu’elle garde la trace de
l’unité qui la produit est harmonieuse.
4) A la lecture de l’ascension érotique du Banquet de Platon, en quoi le rapport de l’âme et du corps est-il différent chez Platon et Plotin ?
Pour Platon, il y a une source absolue du sens et de nos idées, il y a
une beauté absolue dont les beautés matérielles sont les traces
multiples de son rayonnement. Dans Le Banquet (extraits) (210 b - 211 a)
Platon écrit :
« DIOTIME - Toi-même, tu pourrais t’initier aux mystères de l’amour.
Mais je ne sais si tu seras capable de parvenir au degré ultime de cette
démarche. Je vais quand même t’en expliquer les étapes. Essaie de me
suivre. Pour suivre ce chemin et atteindre son but, il faut commencer
dès son jeune âge à rechercher la beauté physique. Il n’aimer qu’un seul
corps et, à cette occasion, dire de belles paroles. Ensuite, il faut
comprendre que la beauté d’un corps est semblable, comme une sœur, à la
beauté d’un autre corps. Il convient de rechercher la beauté des formes,
celle qui se trouve dans tous les corps. Arrivé à cette vérité, on doit
devenir l’amant de tous les beaux corps, abandonner l’amour impétueux
pour un seul, comme une chose qui ne mérite que dédain. Puis, on
considérera la beauté de l’âme comme plus précieuse que celle du corps,
jusqu’à ce qu’une belle âme, même dans un corps peu attrayant, nous
suffise à engendrer de belles paroles. On sera alors amené à considérer
la Beauté dans les actions et dans les lois, à voir qu’elle est toujours
la même, dans tous les cas. On en arrivera à regarder la beauté du
corps comme peu de chose. Enfin, on passera aux sciences et on en
découvrira la beauté. On sera alors parvenu à une vision globale de la
Beauté. On ne s’attachera plus à la seule beauté d’un seul objet. On
cessera d’aimer un enfant, un homme, une action. On sera désormais
tourné vers l’océan de la Beauté, en contemplant ses multiples aspects.
On enfantera sans relâche de beaux et magnifiques discours. La sagesse
et la pensée jailliront de l’amour qu’on a, jusqu’à ce que notre esprit
aperçoive la science unique, celle de la Beauté en soi. Celui qu’on aura
guidé sur le chemin gradué de l’amour découvrira une beauté
merveilleuse, une Beauté éternelle qui ne connaît ni la naissance ni la
mort, qui jamais ne change. Cette Beauté qui ne se présente pas comme un
visage ou comme une forme corporelle, elle n’est pas non plus un
raisonnement, ni une science. Cette Beauté existe en elle-même et par
elle-même, simple et éternelle, et d’elle découlent toutes les belles
choses. Lorsque grâce à l’amour bien compris des jeunes gens, l’on s’est
élevé au dessus des choses sensibles jusqu’à cette Beauté en soi, on
est proche du but. C’est cela le véritable chemin de l’amour, que l’on
s’y engage soi-même ou que l’on s’y laisse conduire. Il consiste, en
partant des beautés sensibles, à monter sans cesse vers la Beauté
surnaturelle en passant, comme par des échelons, d’un beau corps à deux
beaux corps, puis de deux beaux corps à tous les beaux corps, enfin des
beaux corps aux belles actions, et des belles actions aux belles
sciences. Pour aboutir à cette science qui n’est autre que celle de la
Beauté absolue, et pour connaître enfin le Beau tel qu’il est en soi. Si
la vie vaut la peine d’être vécue, c’est à ce moment : lorsque l’humain
contemple la Beauté en soi. Si tu y arrives, l’or, la parure, les beaux
jeunes gens dont la vue te trouble aujourd’hui, tout cela te semblera
terne. Songe au bonheur de celui qui voit le Beau lui-même, simple, pur,
sans mélange, plutôt que la beauté chargée de chairs, de couleurs et de
cent autres artifices périssables... »
EXPLICATION : remarque : ici Eros = Dieu de
l’Amour. Dans ce texte écrit par Platon, Platon fait parler de Socrate
qui lui-même fait parler Diotime. Dans ce passage, Socrate raconte
comment il a été initié par Diotime.
1re étape : l’ascension érotique.
C’est la recherche de la beauté. La recherche sensuelle de la beauté et
limitée. On ne peut pas posséder les corps par le toucher. Cette 1re
étape laisse une insatisfaction. L’Antiquité Gréco-romaine affirme que
l’homme est un animal triste après le coït (le sexe). Le plaisir sexuel
ne parvient jamais à satisfaire le désir de beauté (théorie de Platon).
Quand l’acte sexuel a eu lieu, il n’y a plus une seule chair, il y a
deux corps. Diotime suggère que cette incomplétude peut être réduite si
le désir de posséder la beauté passe au niveau du sens de la vue.
2e étape : la vue. Elle permet de
détacher le désir érotique des appétits les plus charnels. Le sens de la
vue est le sens le + immatériel. On comprend mieux l’importance du
modèle visuel de la conscience. Les aveugles humains ont la capacité de
reconstituer un espace géométrique à l’aide du toucher. La vue va
permettre d’accentuer le goût pour la beauté plastique / géométrique des
choses. Souvent, l’attirance pour la beauté plastique nous ramène à
l’attirance pour la possession physique.
3e étape : La découverte de la
beauté comme grâce. La grâce est liée à la qualité du mouvement. Cette
découverte de la grâce permet de se détacher de la qualité visuelle des
choses. L’amoureux de la beauté découvre que la grâce peut s’acquérir.
La grâce n’est pas seulement l’art de vivre en société, c’est aussi
l’art d’aimer son amant, c’est l’art de mener un combat. La grâce est
donc reliée à toutes les vertus pratiques & sociales. Il y a là un
tournant, la beauté n’est plus cherchée à l’extérieur mais à
l’intérieur. L’amoureux de la beauté peut enfin espérer une satisfaction
totale parce qu’il n’est dépendant de personne pour découvrir cette
beauté. Il peut s’aider toutefois d’un maître ou d’un compagnon plus
avancé. Pour Platon (ou Socrate), nos histoires d’amour seraient plus
satisfaisantes si notre amour se dirigeait en fonction de la beauté
intérieure. Au début, il n’est pas évident de distinguer le rayonnement
de la chair appétissante et le rayonnement de la grâce.
4e étape : La beauté a une source
intérieure. Il s’agit alors de se connaître soi-même, d’explorer sa
conscience. Pour Platon, notre identité, notre individualité la plus
authentique n’est donc pas le corps ni les émotions, ni les idées
personnelles. Notre identité la plus authentique est justement notre
amour de la beauté. Ce désir de beauté, ce feu intérieur, qui nous anime
dans notre besoin de beauté, c’est l’âme. Il va s’agir d’explorer l’âme
pour comprendre le lien entre le désir de beauté et la beauté. Plus il y
a un désir de beauté, plus l’âme est belle. Il faut se demander quelle
est la source intérieure de l’âme et la source du désir de l’âme. Pour
Platon, on devient alors adepte de la science. La science platonicienne à
la différences de nos sciences d’aujourd’hui cherche non seulement à
expliquer mais à comprendre l’existence de toute chose. La science est
toujours une science de l’unité du tout. Une « pensée scientifique »
(selon Platon) est toujours une intuition de l’unité du tout qui permet
d’expliquer les parties.
Etape 5 : La science. Pour Platon, le philosophe découvre qu’il
existe un monde avec des idées immatérielles éternelles qui commandent
les évènements immatériels et matériels. Le philosophe découvre que la
beauté physique est toujours en rapport avec les nécessités d’espèce. La
conscience, en découvrant la science, découvre que certaines idées
existent en elle toujours, alors que les matérialisations de ces idées
sont temporelles et temporaires. Au niveau des idées, on a une
plénitude, alors qu’au niveau de la matérialisation des idées, il nous
manque des choses. Pour Platon, la véritable beauté se rencontre dans le
monde des idées à qui il ne manque rien. Le monde des idées est la
source du monde matériel. On peut faire l’expérience de formes
intelligibles qui engendrent les choses : l’homme est un inventeur
technique qui matérialise des idées restées jusque là immatérielles.
Mais aussi la conscience que j’ai de moi est de la même origine que la
conscience que l’autre a de soi-même. C’est une même loi immatérielle
qui matérialise nos deux consciences. Cette loi est la plupart du temps
inconsciente mais si je me connais vraiment, alors je découvre l’unité
de toutes les consciences en moi au fond de mon âme. Pour Platon,
l’existence de lois universelles (par exemple, mathématiques ou
philosophiques) implique l’existence profonde d’une unité de conscience
de toutes les consciences individuelles. Connaître son âme revient à
sentir l’origine unique et commune de toutes les âmes. Cette origine
commune et surtout unique, lorsqu’elle est explorée, mène à la dernière
étape.
Etape 6 : Le beau en soi / Le beau absolu : Pour Platon, on peut
découvrir l’origine commune des idées dont l’idée d’âme, l’idée de
beauté, etc. Cette origine est au-delà des idées qui sont habituellement
définissables et observables grâce à la pratique de l’ascension
dialectique. Cette beauté absolue est au-delà des idées incommensurables
c’est-à-dire les plus incomparables tellement elles semblent
contradictoires. C’est un mouvement et ce n’est pas un mouvement. C’est
en-dehors du temps, de l’espace, donc c’est éternel et impérissable et
c’est l’origine unique de l’existence, de tout ce qui existe
temporellement. Une âme a l’existence, notre corps a une existence
temporaire, et cette beauté absolue EST l’existence. L’erreur
philosophique de jeunesse dans sa recherche de beauté est de confondre
la recherche de l’être avec celle de l’avoir.
Parallèle et différence entre Plotin et Platon :
Cette progression se reconnaît dans la construction du Traité sur le beau de Plotin :
- dans l’introduction du traité de Plotin, on distingue le passage des beautés sensibles aux beautés intelligibles, les vertus étant à la charnière des deux. Mais déjà dans ce premier paragraphe on note que Plotin privilégie immédiatement les sens les plus immatériels comme celui de la vue. Chez Platon le toucher avait sa place dans la recherche du beau. Diotime évoque la relation sexuelle comme le premier moment de l’ascension érotique vers le beau absolu.
- à propos de la beauté des corps, Plotin montre d’abord qu’on ne peut pas l’expliquer par l’harmonie. Il exclut ainsi un explication de la beauté par l’immanence, c’est-à-dire par le seul plan corporel. Là encore dans la suite de son raisonnement on reconnaît l’ascension érotique de Platon puisque l’harmonie, la proportion sera définitivement exclue comme explication de la beauté en considérant que les vices dont la laideur est indéniable peuvent eux aussi recéler des proportions, une cohérence. Enfin quand Plotin explique finalement l’harmonie il évoquera les idées ou formes intelligibles qui est une étape encore plus élevée de l’ascension érotique. Mais là encore Plotin semble implicitement entendre que la recherche spirituelle du Beau ne commence vraiment qu’avec une purification de l’âme par les vertus. Il exclut le domaine des relations amoureuses que Platon lui ne manquait pas de valoriser.
- Plus loin dans le traité, en 4,20 et suivant puis dans le paragraphe 5 Plotin reprend le vocabulaire platonicien des amants mais ils sont d’abord des amoureux des réalités non sensibles.
Là où Platon dans un premier temps montre l’imbrication des appétits
charnels amoureux avec Eros qui porte vers la recherche spirituelle du
beau, Plotin insiste lui sur le fait que Eros agit d’abord au niveau de
l’âme.
Il semble donc que la relation entre l’âme et le corps soit davantage
mise en valeur par Platon que par Plotin même si Plotin ne rejette pas
le corps puisqu’il affirme une beauté agissante dans la matière. Pour
Platon les appétits charnels amoureux abrite l’action d’Eros qui peut
éventuellement les sublimer. De fait l’amour chez Platon peut engendrer
une descendance ce qui accomplit le mouvement de manifestation du beau
car les corps jeunes ont plus de chance d’être beau mais aussi l’amour peut engendrer sa sublimation dans une ascension érotique.
La suite du Banquet montre d’ailleurs la difficulté d’envisager
cette sublimation pour Alcibiade amoureux de la beauté de Socrate mais
incapable de comprendre que la beauté de Socrate ne peut pas être saisie
charnellement. Socrate qui est corporellement laid a une beauté qui
vient de son âme. Alcibiade ne peut être amoureux que de la beauté de
l’âme de Socrate mais faute de répondre par la sublimation exigée par
Socrate son amour ne voit que les appétits charnels pour s’exprimer.
Alcibiade désire charnellement une beauté qui vient de l’âme et faute de
le comprendre et d’y répondre il est seulement frustré.
Plotin n’envisage donc pas cet aspect de l’ascension érotique qui
implique une relation entre l’âme et le corps plus imbriquée chez Platon
que dans son interprétation.
5) Construisez un parallèle différence entre l’allégorie de la caverne dans La République de Platon et le Traité sur le beau de Plotin.
Platon écrit dans La République, Livre Vll, 514a-515e :
« Représente-toi donc des hommes qui vivent dans une sorte de demeure
souterraine en forme de caverne, possédant, tout au long de la caverne,
une entrée qui s’ouvre largement du côté du jour ; à l’intérieur de
cette demeure ils sont, depuis leur enfance, enchaînés par les jambes et
par le cou, en sorte qu’ils restent à la même place, ne voient que ce
qui est en avant d’eux, incapables d’autre part, en raison de la chaîne
qui tient leur tête, de tourner celle-ci circulairement. Quant à la
lumière, elle leur vient d’un feu qui brûle en arrière d’eux, vers le
haut et loin. Or entre ce feu et les prisonniers, imagine la montée
d’une route, en travers de laquelle il faut te représenter qu’on a élevé
un petit mur qui la barre, pareil à la cloison que les montreurs de
marionnettes placent devant les hommes qui manuvrent celles-ci et
au-dessus de laquelle ils présentent ces marionnettes aux regards du
public.
- Je vois ! dit-il.
- Alors, le long de ce petit mur, vois des hommes qui portent,
dépassant le mur, toutes sortes d’objets fabriqués, des statues, ou
encore des animaux en pierre, en bois, façonnés en toute sorte de
matière ; de ceux qui le longent en les portant, il y en a,
vraisemblablement, qui parlent, il y en a qui se taisent.
-Tu fais là, dit-il, une étrange description et tes prisonniers sont étranges !
-C’est à nous qu’ils sont pareils ! répartis-je. Peux-tu croire
en effet que des hommes dans leur situation, d’abord, aient eu
d’eux-mêmes et les uns des autres aucune vision, hormis celle des ombres
que le feu fait se projeter sur la paroi de la caverne qui leur fait
face ?
- Comment en effet l’auraient-ils eue, dit-il, si du moins ils ont été condamnés pour la vie à avoir la tête immobile ?
- Et à l’égard des objets portés le long du mur, leur cas n’est-il pas identique ?
- Évidemment ! (...)
-Et, si en outre il y avait dans la prison un écho provenant de
la paroi qui leur fait face ? Quand parlerait un de ceux qui passent le
long du petit mur, croiras-tu que ces paroles, ils pourront les juger
émanant d’ailleurs que de l’ombre qui passe le long de la paroi ?
- Par Zeus, dit-il, ce n’est pas moi qui le croirai !
- Dès lors, repris-je, les hommes dont telle est la condition ne
tiendraient, pour être le vrai, absolument rien d’autre que les ombres
projetées par les objets fabriqués.
- C’est tout à fait forcé ! dit-il.
- Envisage donc, repris je, ce que serait le fait, pour eux,
d’être délivrés de leurs chaînes, d’être guéris de leur déraison, au cas
où en vertu de leur nature ces choses leur arriveraient de la façon que
voici. Quand l’un de ces hommes aura été délivré et forcé soudainement à
se lever, à tourner le cou, à marcher, à regarder du côté de la
lumière ; quand, en faisant tout cela, il souffrira ; quand, en raison
de ses éblouissements, il sera impuissant à regarder lesdits objets,
dont autrefois il voyait les ombres, quel serait, selon toi, son langage
si on lui disait que, tandis qu’autrefois c’étaient des billevesées
qu’il voyait, c’est maintenant, dans une bien plus grande proximité du
réel et tourné vers de plus réelles réalités, qu’il aura dans le regard
une plus grande rectitude ? et non moins naturellement, si, en lui
désignant chacun des objets qui passent le long de la crête du mur, on
le forçait de répondre aux questions qu’on lui poserait sur ce qu’est
chacun d’eux ? Ne penses-tu pas qu’il serait embarrassé ? qu’il
estimerait les choses qu’il voyait autrefois plus vraies que celles
qu’on lui désigne maintenant ?
- Hé oui ! dit-il, beaucoup plus vraies !
- Mais, dis-moi, si on le forçait en outre à porter ses regards
du côté de la lumière elle-même, ne penses-tu pas qu’il souffrirait des
yeux, que, tournant le dos, il fuirait vers ces autres choses qu’il est
capable de regarder, qu’il leur attribuerait une réalité plus certaine
qu’à celles qu’on lui désigne ?
- Exact ! dit-il. »
On peut à l’évidence rapprocher ce texte de nombreux passages du Traité sur le beau
de Plotin où le monde sensible est considéré comme un monde d’ombres
inférieur au monde intelligible auquel la purification de l’âme conduit.
Ainsi dans la traduction GF dirigée par Luc Brisson et Jean-François Pradeau, on peut à la fin du chapitre 3 :
« En voilà assez à propos des beautés qui relèvent de la sensation.
Elles ne sont que des images et des ombres ; au mieux, elles courent
vers la matière pour la mettre en ordre par leur venue même, et elles
nous troublent par leur apparition. »
Dans l’allégorie de la caverne les ombres sont les copies des objets
réels, les copies sensibles des idées intelligibles. Le parallèle ne
pose ici aucune difficulté à justifier. Ce passage charnière du Traité
est une invitation à se libérer de la caverne et de ses illusions.
Toutefois si Plotin reconnaît que le sage dispose d’une vision qu n’a
pas celui dont l’âme n’a pas été purifiée, il n’y a rien du drame qui
se joue dans l’allégorie de la caverne entre celui qui a vu la réalité
et ses compagnons d’infortune qui préfèrent le chasser ou l’éliminer
plutôt que de se rendre à ses raisons et de le suivre sur son chemin de
libération.
6) Rapprochez la conscience de l’intérieur et de l’extérieur de Plotin dans le traité avec des passages de Platon dans Le Phédon ou autour de la ligne dans La République.
remarque : notre réponse va plutôt se construire autour de La République de Platon
Dans les textes de Platon et de Plotin, il n’est pas question de
conscience mais de vision, de regard, d’œil. L’analyse qui suit montrera
que l’assimilation de ces concepts à ce que nous désignons comme la
conscience est possible.
Platon dans La République écrivait :
« - Mais lorsqu’on les tourne vers des objets qu’illumine le soleil,
ils voient distinctement et montrent qu’ils sont doués de vue nette.
- Sans doute.
- Conçois donc qu’il en est de même à l’égard de l’âme ; quand elle fixe ses regards sur ce que la vérité et l’être illuminent, elle le comprend, le connaît, et montre qu’elle est douée d’intelligence (436) ; mais quand elle les porte sur ce qui est mêlé d’obscurité, sur ce qui naît et périt, sa vue s’émousse, elle n’a plus que des opinions, passe sans cesse de l’une à l’autre, et semble dépourvue d’intelligence.
- Elle en semble dépourvue, en effet. 508e
- Avoue donc que ce qui répand la lumière de la vérité sur les objets de la connaissance et confère au sujet qui connaît le pouvoir de connaître, c’est l’idée du bien (437) ; puisqu’elle est le principe de la science et de la vérité, tu peux la concevoir comme objet de connaissance (438), mais si belles que soient ces deux choses, la science et la vérité, tu ne te tromperas point en pensant que l’idée du bien en est distincte et les surpasse en beauté ; comme, 509 dans le monde visible, on a raison de penser que la lumière et la vue sont semblables au soleil, mais tort de croire qu’elles sont le soleil, de même, dans le monde intelligible, il est juste de penser que la science et la vérité sont l’une et l’autre semblables au bien, mais faux de croire que l’une ou l’autre soit le bien ; la nature du bien doit être regardée comme beaucoup plus précieuse.
- Sa beauté, d’après toi, est au-dessus de toute expression s’il produit la science et la vérité et s’il est encore plus beau qu’elles. Assurément, tu ne le fais pas consister dans le plaisir.
- Ne blasphème pas, repris-je ; mais considère plutôt son image de cette manière.
- Comment ? 509b
- Tu avoueras, je pense, que le soleil donne aux choses visibles non seulement le pouvoir d’être vues, mais encore la génération, l’accroissement et la nourriture, sans être lui-même génération.
- Comment le serait-il, en effet ?
- Avoue aussi que les choses intelligibles ne tiennent pas seulement du bien leur intelligibilité, mais tiennent encore de lui leur être et leur essence, quoique le bien ne soit point l’essence, mais fort au-dessus de cette dernière en dignité et en puissance »
Ce texte relie donc la vision de l’âme avec celle de la chair en
s’intéressant à la génération. Au fond c’est la lumière matérielle qui
suscite l’œil de chair comme la lumière immatérielle suscite l’âme et sa
vision. En dernier ressort la lumière immatérielle de la vérité est
source de la lumière matérielle, la vision de l’œil de chair prolonge
donc celle de l’œil intérieur de l’âme.
Cette thématique de la vision qui unit la vision de l’œil de chair
avec la vision de l’œil intérieur de l’âme se retrouve chez Plotin.
Par exemple Plotin dans le paragraphe 9 du Traité sur le beau écrit :
« Que voit donc cet œil intérieur ? Dès son réveil, il ne peut bien
voir les objets brillants. Il faut accoutumer l’âme elle-même à voir
d’abord les belles occupations , puis les belles œuvres, non pas celles
que les arts exécutent, mais celles des hommes de bien. Puis il faut
voir l’âme de ceux qui accomplissent de belles œuvres. Comment peut-on
voir cette beauté de l’âme bonne ? Reviens en toi-même et regarde : si
tu ne vois pas encore la beauté en toi, fais comme le sculpteur d’une
statue qui doit devenir belle ; il enlève une partie, il gratte, il
polit, il essuie jusqu’à ce qu’il dégage de belles lignes dans le
marbre ; comme lui, enlève le superflu, redresse ce qui est oblique,
nettoie ce qui est sombre pour le rendre brillant, et ne cesse pas de
sculpter ta propre statue, jusqu’à ce que l’éclat divin de la vertu se
manifeste, jusqu’à ce que tu voies la tempérance siégeant sur un trône
sacré. »
Pierre Hadot effectue le rapprochement entre Plotin et Platon sur ce thème du regard intérieur et extérieur dans son livre Plotin ou la simplicité du regard. Il écrit p.104-106 :
Pour Plotin, comme pour Platon, la vision consiste dans un contact de
la lumière intérieure de l’œil avec la lumière extérieure. Mais Plotin
en conclut que lorsque la vision devient spirituelle, il n’y a plus de
distinction entre la lumière intérieure et la lumière extérieure. La
vision est lumière et la lumière est vision. Il y a une sorte
d’autovision de la lumière : la lumière est comme transparente à
elle-même.
Ici-bas, certains phénomènes visuels nous permettent d’imaginer cette unité de la vision et de la lumière :
Ce n’est pas toujours la lumière extérieure et étrangère que l’œil
voit, mais, en de courts instants, il voit, avant la lumière extérieure,
une lumière qui lui est propre et qui est plus lumineuse. Ou bien elle
émane de lui la nuit dans l’obscurité, ou bien, s’il abaisse les
paupières, quand il ne désire rien voir dès autres choses, il projette
pourtant une lumière, ou bien lorsque le possesseur de l’œil le presse,
il voit la lumière qui est en lui. Alors il voit sans voir et c’est
alors surtout qu’il voit, car il voit la lumière. Les autres choses
n’étaient que lumineuses, elles n’étaient pas la lumière. (V 5, 7, 23.)
Dans l’expérience mystique, l’œil intérieur de l’âme ne voit que lumière :
Emporté, en quelque sorte, par la vague de l’Esprit lui-même, soulevé
par ce flot qui, en quelque sorte, se gonflait, le voyant a vu
soudainement, sans voir comment il a vu, mais la vision, remplissant les
yeux de lumière, ne faisait pas voir quelque chose d’autre par cette
lumière, mais la lumière elle-même était l’objet de la vision. Car, dans
cet objet de vision, il n’y avait pas d’un côté ce que l’on voit, de
l’autre côté sa lumière, il n’y avait pas un pensant et un pensé, mais
seulement une clarté resplendissante qui a engendré ces choses dans un
moment ultérieur... Ainsi le Bien est purement lumière... (VI 7, 36,
17.)
C’est avec cette clarté originelle que le regard l’âme vient se
confondre. C’est comme si me voyait la lumière qui est à l’intérieur
même de son propre regard :
On est bien obligé d’admettre que l’âme Le voit, lorsqu’elle est
soudainement remplie de lumière. Car cette lumière vient de Lui et est
Lui même. Et alors on est bien obligé de croire qu’Il est présent,
lorsque, comme un autre dieu que l’on appelle dans sa maison, Il vient
et nous illumine. S’Il n’était venu, Il ne nous aurait pas illuminés. Si
elle n’est pas illuminée par lui, l’âme est privée de Dieu.
1 . Homère, Odyssée, V, 393 : « Il put voir la terre toute proche ;
son regard la fouillait du sommet d’une grande vague qui l’avait
soulevé. »
En d’autres termes, il est donc possible d’affirmer que la conscience
de l’extérieur qui passe par les sens dont la vue s’inscrit
paradoxalement au sein d’une conscience essentiellement intérieure qui
se décline de l’absolu jusqu’à l’âme en passant par la conscience
inhérente à l’Intelligence de l’absolu qui se prolonge en idées.
7) En quoi Plotin déplace la notion de forme telle qu’Aristote la concevait ?
Gérard Barthoux
écrit à ce sujet :
« On peut d’ailleurs noter ici qu’Aristote lui-même
fait une critique semblable à Platon ; il reproche en effet à son maître
de parler pour ne rien dire quand il définit ses Idées comme des
modèles essentiels dont les choses concrètes ne sont que des copies :
"dire que les Idées sont des paradigmes et que les autres choses
participent d’elles, c’est se payer de mots vides de sens et faire des
métaphores poétiques" (Métaphysique, A, 9). Aristote entend démontrer le
caractère contradictoire du concept platonicien des Idées, donc
l’impossibilité de l’existence d’un objet réel correspondant à ce
concept, à l’aide de l’argument du troisième homme : si tous les
concepts des choses sont des Idées séparées de la réalité sensible de
ces choses et substantifiées, on se trouve alors en présence de deux
réalités à expliquer : la réalité sensible et la réalité intelligible
(les Idées), et il se posera alors le problème de la participation de
l’un à l’autre, de ce que l’un et l’autre ont en commun. Par exemple
tout ce que les hommes individuels ont en commun forme l’homme en soi,
l’Idée d’homme, mais à cet homme sensible et à cet homme intelligible il
faudrait ajouter un troisième homme, qui soit formé par tout ce que
l’homme sensible et l’homme intelligible ont en commun, et un quatrième
homme encore, et ainsi de suite. Pour Aristote les Idées sont des
concepts immanents aux choses, elles n’existent pas comme substances
"séparées", mais seulement comme attributs de la substance. »
Cependant tout ce raisonnement d’Aristote présuppose qu’il n’y a pas
d’infini en acte or c’est sur ce point que Plotin va réhabiliter les
Idées contre l’argument du troisième homme.
Victor Brochard précise :
« La doctrine de Plotin apparaît ainsi comme une conciliation entre
la théorie des Idées de Platon, et l’affirmation si souvent répétée par
Aristote qu’aux individus seuls appartient l’existence réelle. Cette
transformation de la doctrine de Platon et d’Aristote n’a été possible
que grâce à l’intervention d’une idée nouvelle complètement étrangère à
la pensée grecque proprement dite, l’idée de l’infini. Nous voyons en
effet Plotin, dans le passage même qui vient d’être cité, déclarer qu’il
ne faut pas craindre l’infinité dans le monde intelligible (Ennéades,
V, VII, 1) [...]. A plusieurs reprises il parle de l’infinité de l’Un
[...]. Sans doute il n’est pas sans s’apercevoir que cette notion est
désormais prise par lui dans un sens tout différent de celui que lui
avait donné Platon et Aristote. Pour ces derniers, en effet, l’infini
[...], représente le degré inférieur de l’existence, ou même un pur
non-être. Pour Plotin, au contraire, l’infini, sans cesser d’avoir la
même signification que chez les prédécesseurs et d’être l’essence de la
matière, peut prendre en même temps un sens tout nouveau, et devenir un
attribut positif de l’Un, de l’Intelligence suprême et de l’Ame
universelle. C’est à cette différence entre la conception grecque
primitive de l’infini et la sienne propre que Plotin fait allusion
lorsque, dans l’Ennéade II (VI, 15), il distingue l’infini de là-haut de
celui d’ici bas [...] ».
8) a) Quel est le lien chez Plotin entre le laid, le mal et la matière ?
« Soit donc une âme laide, intempérante et injuste ; elle est pleine
de nombreux désirs et du plus grand trouble, craintive par lâcheté,
envieuse par mesquinerie ; elle pense bien, mais elle ne pense qu’à des
objets mortels et bas ; toujours oblique, inclinée aux plaisirs impurs,
vivant de la vie des passions corporelles, elle trouve son plaisir dans
la laideur. Ne dirons-nous pas que cette laideur elle-même est survenue
en elle comme un mal acquis, qui la souille, la rend impure et y mélange
de grand maux ? De sorte que sa vie et ses sensations ont perdu leur
pureté ; elle mène une vie obscurcie par le mélange du mal, une vie
mélangée en partie de mort ; elle ne voit plus ce qu’une âme doit voir ;
il ne lui est plus permis de rester en elle-même, parce qu’elle est
obscure. Impure, emportée de tous côtés par l’attrait des objets
sensibles, contenant beaucoup d’éléments corporels mêlés en elle, ayant
en elle beaucoup de matière et accueillant une forme différente d’elle,
elle se modifie par ce mélange avec l’intérieur ; c’est comme si un
homme plongé dans la boue d’un bourbier ne montrait plus la beauté qu’il
possédait, et si l’on ne voyant de lui que la boue dont il enduit ; la
laideur est survenue en lui par l’addition d’un élément étranger, et
s’il doit redevenir beau, c’est un travail pour lui de se laver et de se
nettoyer pour être ce qu’il était. Nous aurons donc raison de dire que
la laideur de l’âme vient de ce mélange, de cette fusion, et de cette
inclination vers le corps et vers la matière. La laideur, pour l’âme,
c’est de n’être ni propre ni pure, de même que pour l’or, c’est d’être
plein de terre : si on enlève cette terre, l’or reste ; et il est beau
quand on l’isole des autres matières et qu’il est seul avec lui-même. De
la même manière, l’âme isolée des désirs qui lui viennent du corps,
avec qui elle a une union trop étroite, affranchie des autres passions,
purifiée de ce qu’elle contient quand elle est matérialisée, et restant
toute seule, dépose toute la laideur qui lui vient d’une nature
différente d’elle. »
Explication :
L’âme ne peut pas être intrinsèquement corrompue. Elle est bonne en
elle-même donc elle pense bien. Mais sa pensée peut s’incliner vers des
objets bas. Elle est donc remplie d’appétits matériels multiples et
contradictoires puisque le monde matériel est multiple par définition au
point d’être confus. Cette multitude de désirs trouble l’âme qui perd
toute tranquillité en suivant sans cesse des désirs sans certitude de
les satisfaire.
Les choses corporelles sont mêlées de non être. Les désirs charnels
sont donc toujours mêlés de non être. Pour prendre le vocabulaire de
Freud on peut dire que les appétits charnels sont à la fois des pulsions
de vie et de mort. Seul les désirs spirituels sont pour Plotin de
véritables désirs d’être ce qu’un Freud n’envisage pas.
En fait à l’intérieur de soi l’âme appartient au monde immortel où la
beauté est de plus en plus pleine et entière. En se focalisant sur des
désirs corporels elle s’oublie elle-même, elle perd la tête, elle vit
comme hors d’elle-même. L’exploration de l’intérieur s’oppose à
l’extériorisation. Le bien est lié à l’exploration et la connaissance de
soi intérieure tandis qu’au contraire le mal est lié à l’oubli de soi
dans l’extériorité.
L’âme est alors corrompue par l’objet de ses intérêts bas et
corporels mélange d’être et de non être. Mais elle n’est jamais
intrinsèquement corrompue, elle est un homme tombé dans la fange (un
puits de lisier) qui ne verrait plus que la boue et confondrait au final
son corps avec cette boue oublieux de la beauté de son propre corps.
L’autre image que prend Plotin par la suite est encore plus claire :
l’or se cache au milieu de la terre ou de la boue, pour retrouver l’or
il faut purifier mais plus important aucune impureté ne peut corrompre
l’or en tant que tel même si elle peut en faire disparaître l’éclat.
Si l’âme a le désir du Beau elle peut s’unifier, elle ne perd plus sa
beauté en agissant dans le monde matériel car elle est libre des désirs
générés par le monde sensible.
Ainsi en soi la laideur est le fruit d’un mélange de l’être et du non
être or dans notre monde matériel même les plus belles choses
n’échappent pas à ce mélange. Celui qui les désire corrompt alors son
âme qui est gagnée par ce mélange de l’être et du non être. Le mal est
donc le fruit de cette confusion de plus en plus grave des désirs de vie
avec des désirs de mort. Le mal par excellence étant la destruction
spirituelle des autres êtres humains.
8) b) Dans quelle mesure toutefois peut-on nuancer le « j’ai honte d’être dans ce corps » attribué par Porphyre à Plotin ?
Les conceptions gnostiques chrétiennes hétérodoxes rejettent la
résurrection de la chair et souvent l’Ancien Testament. Selon elles la
matière a été engendrée par un dieu mauvais, le Démiurge qui voulait
faire souffrir les âmes immatérielles. Ces gnostiques balancent entre un
ascétisme extrême qui rejette la chair ou parfois des excès de la chair
pour s’en dégoûter. Quand Porphyre le disciple de Plotin qui a édité
ses œuvres dit que Plotin avait honte d’être dans un corps néglige les
attaques de Plotin contre les gnostiques. Pour Plotin le monde matériel
n’est pas l’œuvre d’un dieu du mal. Pour Plotin le mal essentiel est lié
au fait que l’âme ne regarde pas à l’intérieur d’elle-même vers ce qui
l’engendre. Le mal vient de ce que l’âme regarde seulement vers la
matière. Mais en soi la matière reste le fruit de l’émanation divine
c’est-à-dire de ce mouvement de surabondance qui se dégage du divin et
d’où les idées, les âmes et la matière proviennent. Le défaut de la
matière est d’être une image instable de la perfection divine et si on
regarde vers elle on a une idée confuse de la véritable perfection. Ce
traité sur le beau est caractéristique de la position de Plotin
relativement à la matière puisqu’il reconnaît qu’il y a une certaine
beauté matérielle même si elle est instable et que celui qui s’intéresse
à la beauté de la matière déjà éveille son regard intérieur vers la
beauté divine dont la beauté matérielle n’est qu’une émanation instable.
9) a) Donnez des arguments contre l’assimilation d’une part du laid et du mal et d’autre part du bien et du beau.
La tradition chrétienne conçoit le mal comme capable de séduction et
donc de ce qui relève de la beauté. D’ailleurs la tradition picturale
chrétienne a souvent exploité la thématique de Lilith un démon aux
apparences féminines attrayantes.
Plotin sait que Socrate était laid corporellement malgré sa beauté
intérieure mais la tradition chrétienne en représentant la crucifixion
de Jésus-Christ va essayer de montrer comment une belle représentation
de la scène où le mal triomphe en apparence servira malgré tout la
gloire divine.
L’idée d’une belle représentation du laid et du mal va à l’encontre
des idées de Plotin et ne semble guère pouvoir y être assimilée.
9) b) Donnez deux ou trois exemples d’objets esthétiques ou littéraires dont l’objet n’est pas d’être beaux bien qu’ils soient considérés comme des œuvres d’art. Quelles sont les valeurs esthétiques différentes de la beauté qui sont mises en avant ?
L’art contemporain rompt souvent avec la recherche de la beauté. Les
ready made de Duchamp sont des provocations à l’encontre de la
sacralisation des oeuvres d’art. La valeur de la provocation semble plus
importante que celle de la beauté quand il expose sa fontaine qui n’est
qu’un urinoir signé et daté.
Outre la provocation, on recherche aussi à explorer une esthétique de
phénomènes pauvres en sens. Le cube de Tony Smith est juste
l’exploration d’une sensation où on fait face à un cube un peu plus haut
que nous dans une pièce. Cette idée d’explorer de tels phénomènes dans
un cadre artistique lui est venu avec l’impression d’une autoroute
éclairée où il roulait seul. L’art est alors l’exploration de sensations
pauvres plus que la recherche d’une beauté surabondante de sens.
Enfin l’art peut simplement être un geste où l’on recherche de la
vitalité plus que de la beauté. C’est l’objet de nombreuses recherches
au sein de l’art abstrait. Yves Klein dans ses happening ou ses
monochromes bleus voudrait traduire quelque chose aui a à voir avec une
énergie vitale telle que peuvent la penser les orientaux.
10) Critiquez l’immatérialisme spirituel de Plotin. Pourrait-on développer un matérialisme spirituel ? Donnez un exemple.
La science aujourd’hui met en valeur comme une histoire de l’univers
où la matière précède la vie qui elle-même précède l’esprit. Les thèses
de Plotin ne sont guères conciliables avec une telle dynamique évolutive
qui loin de voir en la matière un quasi-néant souligne plutôt son
caractère substantiel.
A vrai dire on pourrait cependant développer un matérialisme
spirituel en affirmant que l’esprit est une dimension de la réalité dont
la matière est une manifestation qui en contient la potentialité.
Bergson avec sa notion d’évolution créatrice avence sur une telle voie
ou plus récemment Ken Wilber.
++++
Le Traité sur le Beau de Plotin
Préambule : Ce texte est à lier avec les notions suivantes au
programme : l’art, la morale, le bonheur, la perception, la conscience,
etc.
I - INTRODUCTION : Le contexte philosophique du Traité sur le Beau.
Plotin est un disciple d’Amonios Saccas. Son maître a eu un autre
disciple d’importance : le philosophe théologien chrétien Origène.
Plotin lui-même s’est intéressé aux mystiques orientales. Mais il a
écrit contre les gnostiques chrétiens. Il y avait à l’époque une gnose
chrétienne que rétrospectivement on qualifia d’orthodoxe à laquelle se
rattache Origène et il y avait une gnose qui fût qualifié d’hétérodoxe
par les orthodoxes.
Plotin n’est pas l’inventeur du courant néoplatonicien puisqu’il est
le disciple d’un néoplatonicien. Mais il est clair qu’il a produit
l’œuvre la plus connue du néoplatonisme. Il offre en effet une synthèse
des enseignements de Platon avec Aristote et les stoïciens : il a su
faire entrer en dialogue ces diverses œuvres pour redonner à Platon
toute sa force. Son nom est d’ailleurs un nom qu’il s’est donné ou qui
lui a été donné en hommage à Platon alors qu’il avait entrepris sa
recherche spirituelle. A l’époque, il y a encore l’Académie à Athènes,
l’école qu’avait fondée Platon et qui fût fermée par les chrétiens quand
le pouvoir politique après le IVe
siècle leur appartint. Le néoplatonisme ,e s’inscrit pas directement
dans l’enseignement transmis à l’Académie. Pour les représentants de
l’Académie la philosophie de Platon est d’abord liée à une pratique de
la dialectique. En étant fidèle à la pratique dialectique, les
successeurs de Platon n’ont pas repris ses résultats qu’on voit esquissé
dans ses dialogues ou que des témoignages permettent de reconstituer
partiellement en ce qui concerne une partie ésotérique (qui nécessite
l’initiation et une pratique philosophique en compagnie du maître de
philosophie). L’Académie avait développé semble-t-il une forme de
scepticisme modéré. Les néoplatoniciens prônent un retour à
l’enseignement de Platon lui-même voir de son maître Socrate. A ce titre
les stoïciens ou Aristote qui sont liés pour les premiers à Socrate et
pour Aristote à Platon ont des enseignements qui selon les
néoplatoniciens ne sont pas incompatibles avec Platon. Aristote dans
certains texte dit : nous autres platoniciens même si dans de nombreux
textes il semble s’éloigner et critiquer Platon. En un sens Plotin est
un penseur intégraliste. Ken wilber un penseur intégraliste
contemporain s’en réclame comme il se réclame au même titre qu’un Hegel.
(sur cette appellation d’intégraliste on pourra se référer à notre
leçon La vérité peut-elle ne pas s’imposer ?)
II - Le plan du Traité sur le Beau.
1 : Qu’est-ce qui est beau ? Critique de la définition de la beauté comme proportion.
- L’introduction problématique de Plotin (1,1-20).
- Il y a de la beauté simple donc tout n’est pas réductible à l’harmonie (1,21-39).
- La proportion ne rend pas compte de l’harmonie des qualités de l’âme (1,40-50).
2 : La beauté de l’âme est liée à la beauté de l’idée.
- Il y a quelque chose qui informe et rend belle la chose et que l’âme a en partage en se souvenant d’elle par le biais de la beauté (2,1-12).
- L’idée est la vraie source de l’harmonie (2, 12-28).
3 : La beauté sensible est inférieure à son origine intelligible et psychique.
- Reconnaissance de la beauté par l’âme (3,1-5).
- De l’unicité de l’idée, de la forme intelligible intérieure à l’harmonie des parties extérieures (3,6-16).
- Explication de la beauté simple de la couleur ou d’un son (3,17-30).
- Les limites du monde sensible. Allusion au mythe de la caverne de Platon (3,31-36).
4 : Les conditions éthiques et affectives de la recherche de la beauté par l’âme.
- Les beautés plus élevées nécessitent une purification de la vision de l’âme (4, 1-12).
- Certains affects aident à acquérir la vision spécifique à l’âme (4, 13-22).
5 : Ce qui embellit l’âme relativement à ce qui l’enlaidit.
- Les qualités de l’âme qui attirent les amoureux des beautés non sensibles (5, 1-22).
- Ce qui au contraire nuit à la beauté de l’âme et constitue sa laideur (5, 23-58).
6 : La purification de l’âme par les vertus et ses effets.
- Les vertus de la purification de l’âme et ses conséquences (6,1-20).
- Beauté de l’être et laideur du non être explique la beauté ou la laideur de l’âme (6, 21-32).
7 : L’extase de l’âme unie au Beau et au Bien.
- Le désir du bien s’enracine et sa développe par la recherche de sa beauté (7,1-14).
- La vision de la beauté véritable révèle le sens du malheur véritable qui est de ne pas voir la beauté plus que de se perdre dans les passions du sensible (7,15-39).
8 : Ulysse et Narcisse relativement à l’ascension vers le Beau.
- L’erreur de Narcisse qui se noie dans le reflet de la beauté (8,1-15).
- L’exemple d’Ulysse qui fuit pour sa patrie au lieu de se satisfaire des beautés de l’ensorcellement (8, 16-27).
9 : L’âme illuminée dans la perfection du Bien.
- La vision intérieure et son développement (9, 1-30).
- Conclusion sur la réalité des idées et la suprématie du Bien sur le Beau (9, 31-43)
++++
III- commentaire d’extraits du Traité sur le Beau.
Préambule :
Lors d’une explication orale il faut nous le rappelons :
- présenter le contexte du passage dans le reste du livre ;
- présenter le thème précis du passage ;
- présenter la thèse du passage et l’expliquer ;
- présenter le plan du texte ;
- présenter une explication linéaire ;
- faire une conclusion qui examine les enjeux du texte.
Les explications qui suivent ne présentent que l’explication linéaire
du texte et une explication ici sous-entend celles qui précèdent alors
que votre explication ne le doit pas, elle doit au contraire expliciter
ce qui aurait été expliqué à propos d’autres passages. En fait il est du
meilleur effet de se référer aux autres passages du livre pour
expliquer le passage qui nous a été donné. N’oubliez pas alors de les
compléter.
1
« Le beau se trouve surtout dans la vue ; il est aussi dans l’ouïe,
dans la combinaison des paroles et Muses de tout genre ; mélodies et
rythmes sont beaux ; il y a aussi, en partant de la sensation vers un
domaine supérieur, des occupations, des actions et des manières d’être
qui sont belles ; il y a la beauté des sciences et des vertus. Y-a-t-il
une beauté antérieure à celle-là ? C’est la discussion qui le montrera.
Qu’est-ce donc qui fait que la vue se représente la beauté dans le
corps, et que l’ouïe se prête à la beauté dans les sons ? Pourquoi tout
ce qui se rattache immédiatement à l’âme est-il beau ? Est-ce d’une
seule et même beauté que toutes les choses belles sont belles ou bien y
a-t-il une beauté différente dans les corps et dans les autres êtres ?
Et que sont ces beautés ou bien qu’est cette beauté ? Certains êtres,
comme les corps, sont beaux en eux-mêmes, comme la vertu. Car il est
manifeste que les mêmes corps sont tantôt beaux, tantôt sans beauté,
comme si l’être du corps était différent de l’être de la beauté. Qu’est
cette beauté présente dans les corps ? C’est là la première chose à
rechercher. Qu’est ce donc qui tourne et attire les regards des
spectateurs, et leur fait éprouver la joie dans la contemplation ? Si
nous découvrons cette beauté de corps, peut-être pourrions-nous nous en
servir comme d’un échelon pour contempler les autres beautés. »
Explication : L’introduction problématique de Plotin.
D’après Plotin, ce sont les questions de l’ Hippias qui trouvent leur solution dans le Banquet et dans le Phèdre, comme il le fait voir à partir du chapitre IV.
Dans ce passage Plotin pose les questions problématiques qui
animeront la réflexion qui suivra. Le premier paragraphe se présente
comme une analyse qui part d’un ensemble d’évidences. Le deuxième
paragraphe est clairement un ensemble de questions problématiques.
Plotin semble partir d’une expérience commune à tous les êtres
humains : il y a de la beauté sensible. L’esthétique et le beau dans les
activités humaines en effet concernent la vue et l’ouïe. On pourrait
contester l’affirmation de Plotin à deux niveaux : qu’en est-il des
autres sens comme l’odorat, le goût et le toucher ? Ne peut-on pas avoir
une expérience de beauté avec ces autres sens ? On remarquera que les
sens privilégiés par Plotin ou même Platon mettent les objets matériels à
distance. Plotin privilégie le sens de la vue car c’est le plus
spirituel de tous les sens. Implicitement la vue est privilégiée sur
l’ouïe car la beauté du son est liée soit aux mots, soit aux rythmes ou
soit aux mélodies. Les mots renvoient aux sens intelligibles
c’est-à-dire aux idées immatérielles. Les rythmes ou la mélodie
fonctionnent grâce à des calculs, des harmonies mathématiques. Plotin
pense certainement à la reprise par Platon des idées de Pythagore. Pour
Pythagore les sens, les idées et en grande partie mathématiques.
L’absolu chez Plotin porte d’ailleurs un nom mathématique, le UN. Au
sens absolu le Un de Plotin est un Un sans second. C’est une pure
unicité qui ne peut pas avoir un semblable contrairement à une simple
unité numérique. La musique peut être considérée comme l’expression
matérielle des harmonies mathématiques. Les sensations dès la troisième
phrase sont abandonnées pour s’élever vers des beautés plus hautes. Les
actions dont il s’agit ici sont celles d’une âme. Dans la sensation
l’âme tournée vers la matière.
Les beautés liées à la vue restent toutefois celles liées aux corps.
Ainsi le beau qui est dit « surtout dans la vue » dans la suite sera à
relativiser par rapport à un domaine supérieur au-delà de la sensation.
Ce « surtout » pointe juste l’expérience à laquelle la plupart ont accès
sans nécessiter la purification et le détachement du sensible qui
permet de faire l’expérience d’un monde supérieur.
Plotin écrit : « Tout le monde, pour ainsi dire, affirme que la
beauté visible est une symétrie des parties les unes par rapport aux
autres et par rapport à l’ensemble ; à cette symétrie s’ajoutent de
belles teintes ; la beauté dans les êtres comme d’ailleurs dans tout le
reste, c’est leur symétrie et leur mesure ; l’être beau ne sera pas un
être simple, mais seulement et nécessairement un être composé ; de plus
le tout de cet être sera beau ; et ses parties ne seront pas belles
chacun par elle-même, mais en se combinant pour que leur ensemble soit
beau. »
A l’évidence, Plotin évoque ici la conception stoïcienne de
l’harmonie. Elle consiste dans rapports de proportion entre des parties.
Pour les stoïciens l’absolu est un tout : c’est le tout de l’univers
lui-même. L’univers est le corps de l’intelligence divine en un sens. A
notre échelle humaine l’univers semble parfois néfaste ou laid. Mais si
on prend le point de vue de l’absolu tout est beau et bon : les
imperfections qui surgissent à l’échelle humaine sont le fait de notre
égocentrisme ou anthropocentrisme car du point de vue du tout les
imperfections participent d’une beauté plus grande. Ce dernier aspect où
une imperfection d’échelle crée à une autre échelle un ensemble dont la
beauté est plus grande semble ici échapper à Plotin.
« Pourtant, si l’ensemble est beau, il faut bien que ses parties
soient belles, elles aussi ; certainement, une belle chose n’est pas
faite de parties laides, et tout ce qu’elle contient est beau. De plus
des couleurs qui sont belles, comme la lumière solaire, seront, dans
cette opinion, en dehors de la beauté, puisqu’elles sont simples et ne
tirent pas leur beauté de la symétrie des parties. Et l’or, comment
est-il beau ? Et l’éclair que l’on voit dans la nuit, qui fait qu’il est
beau ? Il en est de même des sons ; la beauté d’un son simple
s’évanouira ; et pourtant bien souvent, chacun des sons qui font partie
d’un bel ensemble est beau à lui seul. Et lorsqu’on voit le même visage,
avec des proportions qui restent identiques, tantôt beau et tantôt
laid, comment ne pas dire que la beauté qui est dans ces proportions est
autre chose qu’elles, et que c’est par autre chose que le visage bien
proportionné est beau ? »
Explication : Il y a de la beauté simple donc tout n’est pas réductible à l’harmonie.
Plotin s’attaque à l’idée que la laideur pourrait participer d’une
beauté plus grande : il y a des laideurs qui gâchent une harmonie
d’ensemble. Il y a bien des disproportions qui s’avèrent hideuses. On
évoque tel tableau qui à tel échelle de distance serait beau mais à tel
autre révèlerait des tâches inintelligibles : ne pourrait-on pas
imaginer une perfection à toute échelle ?
Dans ce passage Plotin a un argument plus convaincant encore : si on
définit la beauté comme harmonie d’un tout on s’interdit d’envisager la
beauté d’un élément simple tel un son, un rayon lumineux, un métal
précieux.
Plotin est un penseur de la transcendance : pour lui le cosmos n’est
pas l’absolu il est engendré par la transcendance. La beauté simple est
un reflet de l’unité de la transcendance qu’il nomme d’ailleurs l’UN. Le
cosmos est le fruit de cet UN qui dans la surabondance de lui-même a
engendré comme une démultiplication de lui-même. Ainsi chaque
chose est-elle un reflet de l’UN plus que le membre d’un tout et la
beauté des éléments simples en est donc le reflet de la beauté de l’UN.
Plus qu’un reflet de la transcendance il s’agit d’un éclat. Celui-ci
au niveau du monde matériel est variable ainsi le même visage nous
apparaît plus ou moins éclatant de beauté selon la pénétration de notre
regard et selon l’éclat de la transcendance qui s’y manifeste. La beauté
d’un visage est liée à la beauté de l’âme qui l’anime et ultimement la
beauté de l’âme est le fruit de l’éclat de la transcendance. A vrai dire
il y a un rayonnement inhérent à la beauté plastique qu’il ne faut pas
confondre avec le rayonnement de l’âme même si tout deux émanent de la
transcendance ultimement. En effet le rayonnement de la chair est utile
pour susciter l’appétit d’engendrer de nouveaux corps tandis que le
rayonnement de l’âme est un appel à rechercher en soi la beauté absolue.
D’ailleurs le passage qui suit considère logiquement les qualités qui
permettent de purifier le regard de l’âme dans sa recherche de la
beauté absolue et il s’attache à montrer que la proportion n’est pas
pertinente pour en rendre compte :
« Et si, passant aux belles occupations et aux beaux discours, on
veut voir encore dans la proportion la cause de cette beauté, que
vient-on parler de proportion dans de belles occupations, dans des lois,
dans les connaissances ou dans les sciences ? Les théorèmes sont
proportionnels les uns aux autres : qu’est-ce que cela veut dire ?
Qu’ils s’accordent ? Mais il y a aussi bien accord et concordance entre
les opinions du méchant. Cette opinion : la tempérance est une sottise,
est d’accord avec celle-ci : la justice est une naïveté généreuse ; il y
a de l’une à l’autre une correspondance et une concordance. Donc voici
la vertu qui est une beauté de l’âme et bien plus réellement une beauté
que celles dont nous parlions : en quel sens y aurait-il des parties
proportionnées ? Il n’y a pas de partie proportionnées, à la manière
dont les grandeurs ou les nombres sont proportionnés, quelque vrai qu’il
soit que l’âme contient une multiplicité de parties. Car dans quel
rapport se font la combinaison ou le mélange des parties de l’âme et des
théorèmes scientifiques ? Et l’intelligence, qui est isolée, en quoi
consistera sa beauté ? »
Explication : La proportion ne rend pas compte de l’harmonie.
Dans les matières des vices et des vertus on peut interpréter la
proportion comme une concordance ou une cohérence en des termes plus
contemporains. Mais on doit alors constater qu’il y a une cohérence
entre vices (les défauts) aussi bien qu’entre vertus (les qualités).
Ainsi la proportion est-elle insuffisante pour définir le bien ou la
perfection de ce qui est beau. Plotin propose deux analogies
sophistiques. Il dénonce la rhétorique du vice qui en soi est cohérente
mais ne conduit pas au bien pour autant. Là encore c’est le contenu qui
reflète la transcendance qui doit prévaloir sur les échos harmonieux de
ce qui a un air de famille. Les qualités en tant qu’échos multiples de
la transcendance unique ont bien un air de famille qui est la clé de
leur harmonie.
2
Plotin écrit : « Donc l’idée s’approche, et elle ordonne, en les
combinant les parties multiples dont un être est fait ; elle les réduits
à un tout convergent, et crée l’unité en les accordant entre elles,
parce qu’elle-même est une, et parce que l’être informé par elle doit
être un autant qu’une chose composée de plusieurs parties peut l’être.
La beauté siège donc en cet être, lorsqu’il est ramené à l’unité, et
elle se donne à toutes ses parties et à l’ensemble. Mais, lorsqu’elle
survient en un être un et homogène, elle donne la même beauté à
l’ensemble ; c’est comme si une puissance naturelle, procédant comme
l’art, donnait la beauté, dans le premier cas, à une maison tout entière
avec ses parties, dans le second cas, à une seule pierre. Ainsi la
beauté du corps dérive de sa participation à une raison venue des
dieux. »
Explication : L’idée est la vraie source de l’harmonie.
l’harmonie matérielle a pour explication l’idée. L’idée ne fait
qu’une : elle n’est pas en tant que telle un composé c’est notre mise en
explication, en mots et en image qui la pluralise. L’idée de maison ne
fait qu’une mais elle se retrouve toute entière dans les murs de la
maison comme dans la charpente et le toit. Un hologramme est une image
en trois dimensions qui a une propriété étonnante : si l’on en découpe
une partie, on a soudain le tout de l’image qui de nouveau apparaît. Une
idée telle que la pense Plotin semble avoir de telles propriétés : elle
se donne à des parties mais si on la retrouve dans les parties elle y
est toute entière dans son unité.
Toutes les idées participent d’ailleurs d’une unité qui est celle de l’Intelligence qui émane de la transcendance.
Ainsi la proportion n’est-elle qu’un effet secondaire de la
pluralisation de la transcendance qui parce qu’elle garde la trace de
l’unité qui la produit est harmonieuse.
4
Plotin écrit :
« Quant aux beautés plus élevées, qu’il n’est pas donné à la
sensation de percevoir, à celle que l’âme voit et sur lesquelles elle
prononce sans les organes des sens, il nous faut remonter plus haut et
les contempler en abandonnant la sensation qui doit rester en bas. On ne
peut se prononcer sur les beautés sensibles, sans les avoir vues et
saisies comme belles, si l’on est, par exemple, aveugle-né ; de la même
manière, on ne peut se prononcer sur la beauté des occupations, si l’on
n’accueille avec amour cette beauté ainsi que celle des sciences et
autres choses pareilles, si l’on ne se représente combien est belle la
face de la justice et de la tempérance, si l’on ne sait que ni l’étoile
du matin ni l’étoile du soir ne sont aussi belles. On les voit, quand on
a une âme capable de les contempler ; et, en les voyant, on éprouve une
joie, un étonnement et un effroi bien plus forts que dans le cas
précédent, parce qu’on touche maintenant à des réalités. Car ce sont là
les émotions qui doivent se produire à l’égard de ce qui est beau, la
stupeur, l’étonnement joyeux, le désir, l’amour et l’effroi accompagnés
de plaisir. Mais il est possible d’éprouver ces émotions (et l’âme les
éprouve en fait) même à l’égard des choses invisibles ; toute âme, pour
ainsi dire, les éprouve, mais surtout l’âme qui en est amoureuse. Il en
est de même de la beauté des corps ; tous la voient, mais tous n’en
sentent pas également l’aiguillon ; ceux qui le sentent le mieux sont
ceux qu’on appelle les amoureux. »
Indications explicatives et mise en place d’un parallèle avec Platon en vue d’une explication :
L’ascension vers le beau absolu se poursuit ici. Plotin marque le
passage des beautés sensibles accessibles à tous aux beautés
suprasensibles ou intelligibles accessibles à ceux qui ont suffisamment
purifié leur regard intérieur. En effet ces beautés ne sont pas
accessibles par les sens charnels.
Plotin indique qu’il s’agit de s’élever : s’agit-il seulement d’une
relation en terme de valeur ou cela concerne-t-il un positionnement de
l’âme au sein de l’esprit ? Cette deuxième hypothèse semble plus
légitime. La beauté sensible permet de situer notre âme car elle est
reconnue par l’âme à travers nos sens. L’âme ne refuse pas les
sensations mais elle peut poursuivre la beauté au-delà des sens.
Ce qui permet cette élévation est un amour de l’âme. Plotin reprend ici
le discours de Platon sur l’ascension érotique qu’on peut lire dans Le Banquet.
Pour Platon, il y a une source absolue du sens et de nos idées, il y a
une beauté absolue dont les beautés matérielles sont les traces
multiples de son rayonnement. Dans Le Banquet (extraits) (210 b - 211 a) Platon écrit :
« DIOTIME - Toi-même, tu pourrais t’initier aux mystères de l’amour.
Mais je ne sais si tu seras capable de parvenir au degré ultime de cette
démarche. Je vais quand même t’en expliquer les étapes. Essaie de me
suivre. Pour suivre ce chemin et atteindre son but, il faut commencer
dès son jeune âge à rechercher la beauté physique. Il n’aimer qu’un seul
corps et, à cette occasion, dire de belles paroles. Ensuite, il faut
comprendre que la beauté d’un corps est semblable, comme une sœur, à la
beauté d’un autre corps. Il convient de rechercher la beauté des formes,
celle qui se trouve dans tous les corps. Arrivé à cette vérité, on doit
devenir l’amant de tous les beaux corps, abandonner l’amour impétueux
pour un seul, comme une chose qui ne mérite que dédain. Puis, on
considérera la beauté de l’âme comme plus précieuse que celle du corps,
jusqu’à ce qu’une belle âme, même dans un corps peu attrayant, nous
suffise à engendrer de belles paroles. On sera alors amené à considérer
la Beauté dans les actions et dans les lois, à voir qu’elle est toujours
la même, dans tous les cas. On en arrivera à regarder la beauté du
corps comme peu de chose. Enfin, on passera aux sciences et on en
découvrira la beauté. On sera alors parvenu à une vision globale de la
Beauté. On ne s’attachera plus à la seule beauté d’un seul objet. On
cessera d’aimer un enfant, un homme, une action. On sera désormais
tourné vers l’océan de la Beauté, en contemplant ses multiples aspects.
On enfantera sans relâche de beaux et magnifiques discours. La sagesse
et la pensée jailliront de l’amour qu’on a, jusqu’à ce que notre esprit
aperçoive la science unique, celle de la Beauté en soi. Celui qu’on aura
guidé sur le chemin gradué de l’amour découvrira une beauté
merveilleuse, une Beauté éternelle qui ne connaît ni la naissance ni la
mort, qui jamais ne change. Cette Beauté qui ne se présente pas comme un
visage ou comme une forme corporelle, elle n’est pas non plus un
raisonnement, ni une science. Cette Beauté existe en elle-même et par
elle-même, simple et éternelle, et d’elle découlent toutes les belles
choses. Lorsque grâce à l’amour bien compris des jeunes gens, l’on s’est
élevé au dessus des choses sensibles jusqu’à cette Beauté en soi, on
est proche du but. C’est cela le véritable chemin de l’amour, que l’on
s’y engage soi-même ou que l’on s’y laisse conduire. Il consiste, en
partant des beautés sensibles, à monter sans cesse vers la Beauté
surnaturelle en passant, comme par des échelons, d’un beau corps à deux
beaux corps, puis de deux beaux corps à tous les beaux corps, enfin des
beaux corps aux belles actions, et des belles actions aux belles
sciences. Pour aboutir à cette science qui n’est autre que celle de la
Beauté absolue, et pour connaître enfin le Beau tel qu’il est en soi. Si
la vie vaut la peine d’être vécue, c’est à ce moment : lorsque l’humain
contemple la Beauté en soi. Si tu y arrives, l’or, la parure, les beaux
jeunes gens dont la vue te trouble aujourd’hui, tout cela te semblera
terne. Songe au bonheur de celui qui voit le Beau lui-même, simple, pur,
sans mélange, plutôt que la beauté chargée de chairs, de couleurs et de
cent autres artifices périssables... »
EXPLICATION : remarque : ici Eros = Dieu de
l’Amour. Dans ce texte écrit par Platon, Platon fait parler de Socrate
qui lui-même fait parler Diotime. Dans ce passage, Socrate raconte
comment il a été initié par Diotime.
1re étape : l’ascension érotique.
C’est la recherche de la beauté. La recherche sensuelle de la beauté et
limitée. On ne peut pas posséder les corps par le toucher. Cette 1re
étape laisse une insatisfaction. L’Antiquité Gréco-romaine affirme que
l’homme est un animal triste après le coït (le sexe). Le plaisir sexuel
ne parvient jamais à satisfaire le désir de beauté (théorie de Platon).
Quand l’acte sexuel a eu lieu, il n’y a plus une seule chair, il y a
deux corps. Diotime suggère que cette incomplétude peut être réduite si
le désir de posséder la beauté passe au niveau du sens de la vue.
2e étape : la vue. Elle permet de
détacher le désir érotique des appétits les plus charnels. Le sens de la
vue est le sens le + immatériel. On comprend mieux l’importance du
modèle visuel de la conscience. Les aveugles humains ont la capacité de
reconstituer un espace géométrique à l’aide du toucher. La vue va
permettre d’accentuer le goût pour la beauté plastique / géométrique des
choses. Souvent, l’attirance pour la beauté plastique nous ramène à
l’attirance pour la possession physique.
3e étape : La découverte de la
beauté comme grâce. La grâce est liée à la qualité du mouvement. Cette
découverte de la grâce permet de se détacher de la qualité visuelle des
choses. L’amoureux de la beauté découvre que la grâce peut s’acquérir.
La grâce n’est pas seulement l’art de vivre en société, c’est aussi
l’art d’aimer son amant, c’est l’art de mener un combat. La grâce est
donc reliée à toutes les vertus pratiques & sociales. Il y a là un
tournant, la beauté n’est plus cherchée à l’extérieur mais à
l’intérieur. L’amoureux de la beauté peut enfin espérer une satisfaction
totale parce qu’il n’est dépendant de personne pour découvrir cette
beauté. Il peut s’aider toutefois d’un maître ou d’un compagnon plus
avancé. Pour Platon (ou Socrate), nos histoires d’amour seraient plus
satisfaisantes si notre amour se dirigeait en fonction de la beauté
intérieure. Au début, il n’est pas évident de distinguer le rayonnement
de la chair appétissante et le rayonnement de la grâce.
4e étape : La beauté a une source
intérieure. Il s’agit alors de se connaître soi-même, d’explorer sa
conscience. Pour Platon, notre identité, notre individualité la plus
authentique n’est donc pas le corps ni les émotions, ni les idées
personnelles. Notre identité la plus authentique est justement notre
amour de la beauté. Ce désir de beauté, ce feu intérieur, qui nous anime
dans notre besoin de beauté, c’est l’âme. Il va s’agir d’explorer l’âme
pour comprendre le lien entre le désir de beauté et la beauté. Plus il y
a un désir de beauté, plus l’âme est belle. Il faut se demander quelle
est la source intérieure de l’âme et la source du désir de l’âme. Pour
Platon, on devient alors adepte de la science. La science platonicienne à
la différences de nos sciences d’aujourd’hui cherche non seulement à
expliquer mais à comprendre l’existence de toute chose. La science est
toujours une science de l’unité du tout. Une « pensée scientifique »
(selon Platon) est toujours une intuition de l’unité du tout qui permet
d’expliquer les parties.
Etape 5 : La science. Pour Platon, le philosophe découvre qu’il
existe un monde avec des idées immatérielles éternelles qui commandent
les évènements immatériels et matériels. Le philosophe découvre que la
beauté physique est toujours en rapport avec les nécessités d’espèce. La
conscience, en découvrant la science, découvre que certaines idées
existent en elle toujours, alors que les matérialisations de ces idées
sont temporelles et temporaires. Au niveau des idées, on a une
plénitude, alors qu’au niveau de la matérialisation des idées, il nous
manque des choses. Pour Platon, la véritable beauté se rencontre dans le
monde des idées à qui il ne manque rien. Le monde des idées est la
source du monde matériel. On peut faire l’expérience de formes
intelligibles qui engendrent les choses : l’homme est un inventeur
technique qui matérialise des idées restées jusque là immatérielles.
Mais aussi la conscience que j’ai de moi est de la même origine que la
conscience que l’autre a de soi-même. C’est une même loi immatérielle
qui matérialise nos deux consciences. Cette loi est la plupart du temps
inconsciente mais si je me connais vraiment, alors je découvre l’unité
de toutes les consciences en moi au fond de mon âme. Pour Platon,
l’existence de lois universelles (par exemple, mathématiques ou
philosophiques) implique l’existence profonde d’une unité de conscience
de toutes les consciences individuelles. Connaître son âme revient à
sentir l’origine unique et commune de toutes les âmes. Cette origine
commune et surtout unique, lorsqu’elle est explorée, mène à la dernière
étape.
Etape 6 : Le beau en soi / Le beau absolu : Pour Platon, on peut
découvrir l’origine commune des idées dont l’idée d’âme, l’idée de
beauté, etc. Cette origine est au-delà des idées qui sont habituellement
définissables et observables grâce à la pratique de l’ascension
dialectique. Cette beauté absolue est au-delà des idées incommensurables
c’est-à-dire les plus incomparables tellement elles semblent
contradictoires. C’est un mouvement et ce n’est pas un mouvement. C’est
en-dehors du temps, de l’espace, donc c’est éternel et impérissable et
c’est l’origine unique de l’existence, de tout ce qui existe
temporellement. Une âme a l’existence, notre corps a une existence
temporaire, et cette beauté absolue EST l’existence. L’erreur
philosophique de jeunesse dans sa recherche de beauté est de confondre
la recherche de l’être avec celle de l’avoir.
Parallèle et diiférence entre Plotin et Platon :
Cette progression se reconnaît dans la construction du Traité sur le beau de Plotin :
- dans l’introduction du traité de Plotin, on distingue le passage des beautés sensibles aux beautés intelligibles, les vertus étant à la charnière des deux. Mais déjà dans ce premier paragraphe on note que Plotin privilégie immédiatement les sens les plus immatériels comme celui de la vue. Chez Platon le toucher avait sa place dans la recherche du beau. Diotime évoque la relation sexuelle comme le premier moment de l’ascension érotique vers le beau absolu.
- à propos de la beauté des corps, Plotin montre d’abord qu’on ne peut pas l’expliquer par l’harmonie. Il exclut ainsi un explication de la beauté par l’immanence, c’est-à-dire par le seul plan corporel. Là encore dans la suite de son raisonnement on reconnaît l’ascension érotique de Platon puisque l’harmonie, la proportion sera définitivement exclue comme explication de la beauté en considérant que les vices dont la laideur est indéniable peuvent eux aussi recéler des proportions, une cohérence. Enfin quand Plotin explique finalement l’harmonie il évoquera les idées ou formes intelligibles qui est une étape encore plus élevée de l’ascension érotique. Mais là encore Plotin semble implicitement entendre que la recherche spirituelle du Beau ne commence vraiment qu’avec une purification de l’âme par les vertus. Il exclut le domaine des relations amoureuses que Platon lui ne manquait pas de valoriser.
- Plus loin dans le traité, dans notre passage, en 4,20 et suivant puis dans le paragraphe 5 Plotin reprend le vocabulaire platonicien des amants mais ils sont d’abord des amoureux des réalités non sensibles.
Là où Platon dans un premier temps montre l’imbrication des appétits
charnels amoureux avec Eros qui porte vers la recherche spirituelle du
beau, Plotin insiste lui sur le fait que Eros agit d’abord au niveau de
l’âme.
Il semble donc que la relation entre l’âme et le corps soit davantage
mise en valeur par Platon que par Plotin même si Plotin ne rejette pas
le corps puisqu’il affirme une beauté agissante dans la matière. Pour
Platon les appétits charnels amoureux abrite l’action d’Eros qui peut
éventuellement les sublimer. De fait l’amour chez Platon peut engendrer
une descendance ce qui accomplit le mouvement de manifestation du beau
car les corps jeunes ont plus de chance d’être beau mais aussi l’amour peut engendrer sa sublimation dans une ascension érotique.
La suite du Banquet montre d’ailleurs la difficulté d’envisager
cette sublimation pour Alcibiade amoureux de la beauté de Socrate mais
incapable de comprendre que la beauté de Socrate ne peut pas être saisie
charnellement. Socrate qui est corporellement laid a une beauté qui
vient de son âme. Alcibiade ne peut être amoureux que de la beauté de
l’âme de Socrate mais faute de répondre par la sublimation exigée par
Socrate son amour ne voit que les appétits charnels pour s’exprimer.
Alcibiade désire charnellement une beauté qui vient de l’âme et faute de
le comprendre et d’y répondre il est seulement frustré.
Cette difficulté révélée dans Le Banquet est clairement
exprimé dans notre passage car explicitement Plotin affirme que tout le
monde n’a pas accès à la vision des beautés intelligibles
suprasensibles.
Toutefois même si Plotin n’envisage donc pas cet aspect de
l’ascension érotique qui implique une relation entre l’âme et le corps
beaucoup plus imbriquée chez Platon que dans son interprétation, il
évoque cependant un climat émotionnel semblable aux choses de l’amour
sensible et aux choses de l’amour du beau absolu.
9
Plotin écrit :
« Que voit donc cet œil intérieur ? Dès son réveil, il ne peut bien
voir les objets brillants. Il faut accoutumer l’âme elle-même à voir
d’abord les belles occupations , puis les belles œuvres, non pas celles
que les arts exécutent, mais celles des hommes de bien. Puis il faut
voir l’âme de ceux qui accomplissent de belles œuvres. Comment peut-on
voir cette beauté de l’âme bonne ? Reviens en toi-même et regarde : si
tu ne vois pas encore la beauté en toi, fais comme le sculpteur d’une
statue qui doit devenir belle ; il enlève une partie, il gratte, il
polit, il essuie jusqu’à ce qu’il dégage de belles lignes dans le
marbre ; comme lui, enlève le superflu, redresse ce qui est oblique,
nettoie ce qui est sombre pour le rendre brillant, et ne cesse pas de
sculpter ta propre statue, jusqu’à ce que l’éclat divin de la vertu se
manifeste, jusqu’à ce que tu voies la tempérance siégeant sur un trône
sacré. Es-tu devenu cela ? Est-ce que tu vois cela ? Est-ce que tu as
avec toi-même un commerce pur, sans aucun obstacle à ton unification,
sans que rien d’autre soit mélangé intérieurement avec toi-même ? Es-tu
tout entier une lumière véritable, non pas une lumière de dimension ou
de forme mesurables qui peut diminuer ou augmenter indéfiniment de
grandeur, mais une lumière absolument sans mesure, parce qu’elle est
supérieure à toute mesure et à toute quantité ? Te vois-tu dans cet
état ? Tu es alors devenu une vision ; aie confiance en toi ; même en
restant ici, tu as monté ; et tu n’as plus besoin de guide ; fixe ton
regard et vois. Car c’est le seul œil qui voit la grande beauté. Mais
s’il vient à contempler avec les chassies du vice sans être nettoyé, ou
s’il est faible, il a trop peu d’énergie pour voir les objets très
brillants, et il ne voit rien, même si on le met en présence d’un objet
qui peut être vu. Car il faut que l’œil se rendre pareil et semblable à
l’objet vu pour s’appliquer à le contempler. Jamais un œil ne verrait le
soleil sans être devenu semblable au soleil, ni une âme ne verrait le
beau sans être belle. Que tout être devienne donc d’abord divin et beau,
s’il veut contempler Dieu et le Beau. En remontant, il ira d’abord
jusqu’à l’Intelligence, et il saura que, en elle, toutes les idées sont
belles ; et il prononcera que c’est là la beauté [à savoir les idées.
Par celles-ci, qui sont les produits et l’être même de l’intelligence,
existent toutes les beautés]. Ce qui est au-delà de la beauté, nous
l’appelons la nature du Bien ; et le Beau est placé au devant d’elle.
Ainsi, dans une formule d’ensemble, on dira que le premier principe est
le Beau ; mais, si l’on veut diviser les intelligibles, il faudra
distinguer le Beau, qui est le lieu des idées, du Bien qui et au-delà du
Beau et qui en est la source et le principe. Sinon, on commencerait par
faire du Bien et du Beau un seul et même principe. En tout cas, le Beau
est dans l’intelligible. »
Indications en vue d’une explication :
Dans les textes de Platon et de Plotin, il n’est pas question de
conscience mais de vision, de regard, d’œil. L’analyse qui suit montrera
que l’assimilation de ces concepts à ce que nous désignons comme la
conscience est possible.
Platon dans La République écrivait :
« - Mais lorsqu’on les tourne vers des objets qu’illumine le soleil,
ils voient distinctement et montrent qu’ils sont doués de vue nette.
- Sans doute.
- Conçois donc qu’il en est de même à l’égard de l’âme ; quand elle fixe ses regards sur ce que la vérité et l’être illuminent, elle le comprend, le connaît, et montre qu’elle est douée d’intelligence (436) ; mais quand elle les porte sur ce qui est mêlé d’obscurité, sur ce qui naît et périt, sa vue s’émousse, elle n’a plus que des opinions, passe sans cesse de l’une à l’autre, et semble dépourvue d’intelligence.
- Elle en semble dépourvue, en effet. 508e
- Avoue donc que ce qui répand la lumière de la vérité sur les objets de la connaissance et confère au sujet qui connaît le pouvoir de connaître, c’est l’idée du bien (437) ; puisqu’elle est le principe de la science et de la vérité, tu peux la concevoir comme objet de connaissance (438), mais si belles que soient ces deux choses, la science et la vérité, tu ne te tromperas point en pensant que l’idée du bien en est distincte et les surpasse en beauté ; comme, 509 dans le monde visible, on a raison de penser que la lumière et la vue sont semblables au soleil, mais tort de croire qu’elles sont le soleil, de même, dans le monde intelligible, il est juste de penser que la science et la vérité sont l’une et l’autre semblables au bien, mais faux de croire que l’une ou l’autre soit le bien ; la nature du bien doit être regardée comme beaucoup plus précieuse.
- Sa beauté, d’après toi, est au-dessus de toute expression s’il produit la science et la vérité et s’il est encore plus beau qu’elles. Assurément, tu ne le fais pas consister dans le plaisir.
- Ne blasphème pas, repris-je ; mais considère plutôt son image de cette manière.
- Comment ? 509b
- Tu avoueras, je pense, que le soleil donne aux choses visibles non seulement le pouvoir d’être vues, mais encore la génération, l’accroissement et la nourriture, sans être lui-même génération.
- Comment le serait-il, en effet ?
- Avoue aussi que les choses intelligibles ne tiennent pas seulement du bien leur intelligibilité, mais tiennent encore de lui leur être et leur essence, quoique le bien ne soit point l’essence, mais fort au-dessus de cette dernière en dignité et en puissance »
Ce texte relie donc la vision de l’âme avec celle de la chair en
s’intéressant à la génération. Au fond c’est la lumière matérielle qui
suscite l’œil de chair comme la lumière immatérielle suscite l’âme et sa
vision. En dernier ressort la lumière immatérielle de la vérité est
source de la lumière matérielle, la vision de l’œil de chair prolonge
donc celle de l’œil intérieur de l’âme.
Cette thématique de la vision qui unit la vision de l’œil de chair
avec la vision de l’œil intérieur de l’âme se retrouve chez Plotin.
Par exemple Plotin dans le paragraphe 9 du Traité sur le beau écrit :
« Que voit donc cet œil intérieur ? Dès son réveil, il ne peut bien
voir les objets brillants. Il faut accoutumer l’âme elle-même à voir
d’abord les belles occupations , puis les belles œuvres, non pas celles
que les arts exécutent, mais celles des hommes de bien. Puis il faut
voir l’âme de ceux qui accomplissent de belles œuvres. Comment peut-on
voir cette beauté de l’âme bonne ? Reviens en toi-même et regarde : si
tu ne vois pas encore la beauté en toi, fais comme le sculpteur d’une
statue qui doit devenir belle ; il enlève une partie, il gratte, il
polit, il essuie jusqu’à ce qu’il dégage de belles lignes dans le
marbre ; comme lui, enlève le superflu, redresse ce qui est oblique,
nettoie ce qui est sombre pour le rendre brillant, et ne cesse pas de
sculpter ta propre statue, jusqu’à ce que l’éclat divin de la vertu se
manifeste, jusqu’à ce que tu voies la tempérance siégeant sur un trône
sacré. »
Pierre Hadot effectue le rapprochement entre Plotin et Platon sur ce thème du regard intérieur et extérieur dans son livre Plotin ou la simplicité du regard. Il écrit p.104-106 :
Pour Plotin, comme pour Platon, la vision consiste dans un contact de
la lumière intérieure de l’œil avec la lumière extérieure. Mais Plotin
en conclut que lorsque la vision devient spirituelle, il n’y a plus de
distinction entre la lumière intérieure et la lumière extérieure. La
vision est lumière et la lumière est vision. Il y a une sorte
d’autovision de la lumière : la lumière est comme transparente à
elle-même.
Ici-bas, certains phénomènes visuels nous permettent d’imaginer cette unité de la vision et de la lumière :
Ce n’est pas toujours la lumière extérieure et étrangère que l’œil
voit, mais, en de courts instants, il voit, avant la lumière extérieure,
une lumière qui lui est propre et qui est plus lumineuse. Ou bien elle
émane de lui la nuit dans l’obscurité, ou bien, s’il abaisse les
paupières, quand il ne désire rien voir dès autres choses, il projette
pourtant une lumière, ou bien lorsque le possesseur de l’œil le presse,
il voit la lumière qui est en lui. Alors il voit sans voir et c’est
alors surtout qu’il voit, car il voit la lumière. Les autres choses
n’étaient que lumineuses, elles n’étaient pas la lumière. (V 5, 7, 23.)
Dans l’expérience mystique, l’œil intérieur de l’âme ne voit que lumière :
Emporté, en quelque sorte, par la vague de l’Esprit lui-même, soulevé
par ce flot qui, en quelque sorte, se gonflait, le voyant a vu
soudainement, sans voir comment il a vu, mais la vision, remplissant les
yeux de lumière, ne faisait pas voir quelque chose d’autre par cette
lumière, mais la lumière elle-même était l’objet de la vision. Car, dans
cet objet de vision, il n’y avait pas d’un côté ce que l’on voit, de
l’autre côté sa lumière, il n’y avait pas un pensant et un pensé, mais
seulement une clarté resplendissante qui a engendré ces choses dans un
moment ultérieur... Ainsi le Bien est purement lumière... (VI 7, 36,
17.)
C’est avec cette clarté originelle que le regard l’âme vient se
confondre. C’est comme si me voyait la lumière qui est à l’intérieur
même de son propre regard :
On est bien obligé d’admettre que l’âme Le voit, lorsqu’elle est
soudainement remplie de lumière. Car cette lumière vient de Lui et est
Lui même. Et alors on est bien obligé de croire qu’Il est présent,
lorsque, comme un autre dieu que l’on appelle dans sa maison, Il vient
et nous illumine. S’Il n’était venu, Il ne nous aurait pas illuminés. Si
elle n’est pas illuminée par lui, l’âme est privée de Dieu.
1 . Homère, Odyssée, V, 393 : « Il put voir la terre toute proche ;
son regard la fouillait du sommet d’une grande vague qui l’avait
soulevé. »
En d’autres termes, il est donc possible d’affirmer que la conscience
de l’extérieur qui passe par les sens dont la vue s’inscrit
paradoxalement au sein d’une conscience essentiellement intérieure qui
se décline de l’absolu jusqu’à l’âme en passant par la conscience
inhérente à l’Intelligence de l’absolu qui se prolonge en idées.
++++
IV - Concepts du Traité sur le Beau.
Préambule :
Les explications suivantes ne sont pas des explications linéaires des
textes cités mais des explications visant à expliciter les concepts en
jeu dans les textes cités. Expliquer ces textes demanderait de mettre en
jeu d’autres techniques et de les appliquer toutes de façon linéaire,
ce qui ne sera pas ici forcément le cas.
1 - L’Un.
Plotin défend la prééminence de la transcendance. Dans notre Traité
sur le Beau il critique la définition de la beauté comme harmonie des
stoïciens. Une telle définition rapporterait l’absolu à l’immanence.
Son disciple Porphyre rapporte que Plotin aurait eu plusieurs
expériences métaphysiques d’une union avec l’Un l’absolu transcendant.
Son appellation découle d’une tentative de décrire cette expérience.
Mais pour Plotin ultimement cet absolu transcende toute définition
puisqu’il est source du sens (de l’intelligence) qui échappe au sens (à
son intelligence).
L’Un n’est pas une unité numérique qui suppose toujours un second. En
Inde on parle pour préciser le nom de l’absolu de l’un sans second. Ici
L’un désigne une pure unicité.
Il n’est pas nommé en tant que tel dans notre texte mais quand Plotin
affirme la supériorité du Bien sur le Beau, ne fait-il pas allusion à
cet Un qui échappe à tout sens ? En effet la beauté est associée à
l’idée et à l’Intellect de l’Un donc ce qui est au-dessus du sens ne
peut être beau mais est le Bien.
2 - Les hypostases de l’Un : l’être de l’Un, l’Intellect et l’Ame.
L’Un est comme surabondant de lui-même. Tel le soleil qui est si
chaud qu’il surabonde d’énergie et envoie ses rayons dans le cosmos,
l’UN suscite un éclat où se retrouve des images de lui-même. Trois
niveaux de réalités sont concomittants à l’Un ou en émanent : l’Un et
son être, l’Intellect de l’Un et le mondes idées, enfin le monde de
l’âme du monde et des âmes individualisées qui génèrent le monde
sensible.
3 - L’âme.
L’âme est à la fois une et multiple. Il y a chez Plotin une âme du
tout ou du monde dont toutes les âmes individuelles participent. L’âme
dans ce traité est amenée à choisir entre la purification et le mélange
des passions sensibles.
Plotin décrit ce mélange par rapport à l’éventuelle purification dans son chapitre 5 du Traité sur le Beau. Il écrit entre autres :
« Soit donc une âme laide, intempérante et injuste ; elle est pleine
de nombreux désirs et du plus grand trouble, craintive par lâcheté,
envieuse par mesquinerie ; elle pense bien, mais elle ne pense qu’à des
objets mortels et bas ; toujours oblique, inclinée aux plaisirs impurs,
vivant de la vie des passions corporelles, elle trouve son plaisir dans
la laideur. Ne dirons-nous pas que cette laideur elle-même est survenue
en elle comme un mal acquis, qui la souille, la rend impure et y mélange
de grand maux ? De sorte que sa vie et ses sensations ont perdu leur
pureté ; elle mène une vie obscurcie par le mélange du mal, une vie
mélangée en partie de mort ; elle ne voit plus ce qu’une âme doit voir ;
il ne lui est plus permis de rester en elle-même, parce qu’elle est
obscure. Impure, emportée de tous côtés par l’attrait des objets
sensibles, contenant beaucoup d’éléments corporels mêlés en elle, ayant
en elle beaucoup de matière et accueillant une forme différente d’elle,
elle se modifie par ce mélange avec l’intérieur ; c’est comme si un
homme plongé dans la boue d’un bourbier ne montrait plus la beauté qu’il
possédait, et si l’on ne voyant de lui que la boue dont il enduit ; la
laideur est survenue en lui par l’addition d’un élément étranger, et
s’il doit redevenir beau, c’est un travail pour lui de se laver et de se
nettoyer pour être ce qu’il était. Nous aurons donc raison de dire que
la laideur de l’âme vient de ce mélange, de cette fusion, et de cette
inclination vers le corps et vers la matière. La laideur, pour l’âme,
c’est de n’être ni propre ni pure, de même que pour l’or, c’est d’être
plein de terre : si on enlève cette terre, l’or reste ; et il est beau
quand on l’isole des autres matières et qu’il est seul avec lui-même. De
la même manière, l’âme isolée des désirs qui lui viennent du corps,
avec qui elle a une union trop étroite, affranchie des autres passions,
purifiée de ce qu’elle contient quand elle est matérialisée, et restant
toute seule, dépose toute la laideur qui lui vient d’une nature
différente d’elle. »
Explication :
L’âme ne peut pas être intrinsèquement corrompue. Elle est bonne en
elle-même donc elle pense bien. Mais sa pensée peut s’incliner vers des
objets bas. Elle est donc remplie d’appétits matériels multiples et
contradictoires puisque le monde matériel est multiple par définition au
point d’être confus. Cette multitude de désirs trouble l’âme qui perd
toute tranquillité en suivant sans cesse des désirs sans certitude de
les satisfaire.
Les choses corporelles sont mêlées de non être. Les désirs charnels
sont donc toujours mêlés de non être. Pour prendre le vocabulaire de
Freud on peut dire que les appétits charnels sont à la fois des pulsions
de vie et de mort. Seul les désirs spirituels sont pour Plotin de
véritables désirs d’être ce qu’un Freud n’envisage pas.
En fait à l’intérieur de soi l’âme appartient au monde immortel où la
beauté est de plus en plus pleine et entière. En se focalisant sur des
désirs corporels elle s’oublie elle-même, elle perd la tête, elle vit
comme hors d’elle-même. L’exploration de l’intérieur s’oppose à
l’extériorisation. Le bien est lié à l’exploration et la connaissance de
soi intérieure tandis qu’au contraire le mal est lié à l’oubli de soi
dans l’extériorité.
L’âme est alors corrompue par l’objet de ses intérêts bas et
corporels mélange d’être et de non être. Mais elle n’est jamais
intrinsèquement corrompue, elle est un homme tombé dans la fange (un
puits de lisier) qui ne verrait plus que la boue et confondrait au final
son corps avec cette boue oublieux de la beauté de son propre corps.
L’autre image que prend Plotin par la suite est encore plus claire :
l’or se cache au milieu de la terre ou de la boue, pour retrouver l’or
il faut purifier mais plus important aucune impureté ne peut corrompre
l’or en tant que tel même si elle peut en faire disparaître l’éclat.
Si l’âme a le désir du Beau elle peut s’unifier, elle ne perd plus sa
beauté en agissant dans le monde matériel car elle est libre des désirs
générés par le monde sensible.
Ainsi en soi la laideur est le fruit d’un mélange de l’être et du non
être or dans notre monde matériel même les plus belles choses
n’échappent pas à ce mélange. Celui qui les désire corrompt alors son
âme qui est gagnée par ce mélange de l’être et du non être. Le mal est
donc le fruit de cette confusion de plus en plus grave des désirs de vie
avec des désirs de mort. Le mal par excellence étant la destruction
spirituelle des autres êtres humains.
4 - Les vertus.
Dans le chapitre 6 de notre Traité sur le Beau Plotin écrit :
« Car suivant un vieux discours, la tempérance, le courage, toute
vertu et la prudence elle-même sont des purifications. C’est pourquoi
les mystères disent à mots couverts que l’être non purifié, même dans
l’Hadès, sera placé dans un bourbier, parce que l’être impur aime les
bourbiers, à cause de ses vices, comme s’y complaisent les porcs, dont
le corps est impur. En quoi consisterait donc la véritable tempérance
sinon à ne pas s’unir aux plaisirs du corps, mais à les fuir parce
qu’ils sont impurs et ne sont pas ceux d’un être pur ? Le courage
consiste à ne pas redouter la mort. Or la mort est la séparation de
l’âme et du corps. Il ne redoutera pas cette séparation, celui qui aime à
être isolé du corps. La grandeur d’âme est le mépris des choses
d’ici-bas. La prudence et la pensée qui se détourne des choses d’en bas
et conduit l’âme vers le haut. L’âme, une fois purifiée, devient donc
une forme, une raison ; elle devient toute incorporelle,
intellectuelle ; elle appartient tout entière au divin, où est la source
de la Beauté, et d’où viennent toutes les choses du même genre. »
Explication :
Plotin évoque une vieille conception au sujet des quatre vertus
citées par lui. Il s’agit sans aucun doute de celle de Platon. Ces
quatres vertus ont pour objectif une purification de l’âme tournée vers
les appétits du corps. Le vice et le mal a pour Plotin essentiellement
cette origine. Libre des appétits du corps, l’âme entreprend un retour
vers son intériorité divine. Plotin s’appuie sur ce que l’on dit de
l’Hadès : les âmes y sont condamnées à un bourbier spirituel à l’image
du bourbier matériel où de leur vivant ces âmes vicieuses aimaient à se
vautrer. Ici on a une réponse indirecte à l’objection que l’on pourrait
adresser à Plotin : quand l’âme meurt elle est libérée du corps,
pourquoi ne retrouve-t-elle pas immédiatement sa pureté ? L’Hadès serait
comme un lieu attirant les âmes trop attachées aux vices du corps pour
apprécier la libération des appétits charnels occasionnés par la mort.
Ultimement les vertus les plus pratiques sont donc au service de
l’ascension érotique de l’âme en son intériorité. Là où Aristote
distinguait dans son Ethique à Nicomaque un champ pratique de la
vertu et un champ contemplatif, théorique, Plotin marque bien le fait
que les premières sont au service des autres et que leur perfection met
en jeu l’accès à la contemplation.
Les vertus classiques de courage, de tempérance, les vertus en général
et la vertu de prudence que Aristote mettait au centre sont donc
revisitées de ce point de vue d’une purification des appétits corporels.
Le courage face à la mort exprime l’absence de crainte de perdre le
corps. Plotin le relativise en un sens en affirmant que cette crainte
n’existera pas pour celui qui aura exercé le détachement vis-à-vis des
appétits du corps. Les vertus pratiques sont chez lui nourries de la
contemplation théorique : c’est elle qui leur donne sens.
Y a-t-il des vertus théoriques ou contemplatives à proprement parler ?
En lisant ce texte on comprend que l’âme en s’intériorisant se découvre
une profondeur qu’elle n’a pas usuellement. Cette profondeur n’a en fait
rien d’une vertu c’est la surabondance du divin qui ne met en jeu à
vrai dire aucun effort. Il y aurait juste la raison qui serait la vertu
contemplative prolongeant la prudence. Mais le monde des idées,
l’intelligence, puis la beauté du Vrai ne relèvent pas de l’effort mais
d’Eros lui-même devenu assez fort suite à la purification des vertus
pratiques.
5 - Eros.
Dans le traité, en 4,20 et suivant puis dans le paragraphe 5 Plotin
reprend le vocabulaire platonicien des amants mais ils sont d’abord des
amoureux des réalités non sensibles.
Là où Platon dans un premier temps montre l’imbrication des appétits
charnels amoureux avec Eros qui porte vers la recherche spirituelle du
beau, Plotin insiste lui sur le fait que Eros agit d’abord au niveau de
l’âme. Il semble donc que la relation entre l’âme et le corps soit
davantage mise en valeur par Platon que par Plotin même si Plotin ne
rejette pas le corps puisqu’il affirme une beauté agissante dans la
matière. Pour Platon les appétits charnels amoureux abrite l’action
d’Eros qui peut éventuellement les sublimer. De fait l’amour chez Platon
peut engendrer une descendance ce qui accomplit le mouvement de
manifestation du beau car les corps jeunes ont plus de chance d’être
beau mais aussi l’amour peut engendrer sa sublimation dans une ascension
érotique. La suite du Banquet montre d’ailleurs la difficulté
d’envisager cette sublimation pour Alcibiade amoureux de la beauté de
Socrate mais incapable de comprendre que la beauté de Socrate ne peut
pas être saisie charnellement. Socrate qui est corporellement laid a une
beauté qui vient de son âme. Alcibiade ne peut être amoureux que de la
beauté de l’âme de Socrate mais faute de répondre par la sublimation
exigée par Socrate son amour ne voit que les appétits charnels pour
s’exprimer. Alcibiade désire charnellement une beauté qui vient de l’âme
et faute de le comprendre et d’y répondre il est seulement frustré.
Plotin n’envisage donc pas cet aspect de l’ascension érotique qui
implique une relation entre l’âme et le corps plus imbriquée chez Platon
que dans son interprétation.
6 - L’idée.
Gérard Barthoux écrit au sujet l’idée chez Plotin par rapport à ses prédecesseurs que sont Platon et Aristote :
« On peut d’ailleurs noter ici qu’Aristote lui-même fait une critique
semblable à Platon ; il reproche en effet à son maître de parler pour
ne rien dire quand il définit ses Idées comme des modèles essentiels
dont les choses concrètes ne sont que des copies : "dire que les Idées
sont des paradigmes et que les autres choses participent d’elles, c’est
se payer de mots vides de sens et faire des métaphores poétiques"
(Métaphysique, A, 9). Aristote entend démontrer le caractère
contradictoire du concept platonicien des Idées, donc l’impossibilité de
l’existence d’un objet réel correspondant à ce concept, à l’aide de
l’argument du troisième homme : si tous les concepts des choses sont des
Idées séparées de la réalité sensible de ces choses et substantifiées,
on se trouve alors en présence de deux réalités à expliquer : la réalité
sensible et la réalité intelligible (les Idées), et il se posera alors
le problème de la participation de l’un à l’autre, de ce que l’un et
l’autre ont en commun. Par exemple tout ce que les hommes individuels
ont en commun forme l’homme en soi, l’Idée d’homme, mais à cet homme
sensible et à cet homme intelligible il faudrait ajouter un troisième
homme, qui soit formé par tout ce que l’homme sensible et l’homme
intelligible ont en commun, et un quatrième homme encore, et ainsi de
suite. Pour Aristote les Idées sont des concepts immanents aux choses,
elles n’existent pas comme substances "séparées", mais seulement comme
attributs de la substance. »
Cependant tout ce raisonnement d’Aristote présuppose qu’il n’y a pas
d’infini en acte or c’est sur ce point que Plotin va réhabiliter les
Idées contre l’argument du troisième homme.
Victor Brochard précise :
« La doctrine de Plotin apparaît ainsi comme une conciliation entre
la théorie des Idées de Platon, et l’affirmation si souvent répétée par
Aristote qu’aux individus seuls appartient l’existence réelle. Cette
transformation de la doctrine de Platon et d’Aristote n’a été possible
que grâce à l’intervention d’une idée nouvelle complètement étrangère à
la pensée grecque proprement dite, l’idée de l’infini. Nous voyons en
effet Plotin, dans le passage même qui vient d’être cité, déclarer qu’il
ne faut pas craindre l’infinité dans le monde intelligible (Ennéades,
V, VII, 1) [...]. A plusieurs reprises il parle de l’infinité de l’Un
[...]. Sans doute il n’est pas sans s’apercevoir que cette notion est
désormais prise par lui dans un sens tout différent de celui que lui
avait donné Platon et Aristote. Pour ces derniers, en effet, l’infini
[...], représente le degré inférieur de l’existence, ou même un pur
non-être. Pour Plotin, au contraire, l’infini, sans cesser d’avoir la
même signification que chez les prédécesseurs et d’être l’essence de la
matière, peut prendre en même temps un sens tout nouveau, et devenir un
attribut positif de l’Un, de l’Intelligence suprême et de l’Ame
universelle. C’est à cette différence entre la conception grecque
primitive de l’infini et la sienne propre que Plotin fait allusion
lorsque, dans l’Ennéade II (VI, 15), il distingue l’infini de là-haut de
celui d’ici bas [...] ».
++++
V - Enjeux.
1 - Dualisme.
Plotin est souvent critiqué pour le dualisme qu’il instituerait entre
la matière et l’esprit. Le dualisme est une opposition essentielle or
la matière et les choses matérielles demeurent chez lui une émanation,
un rayonnement et une image des choses de l’esprit.
L’opposition de Plotin aux conceptions gnostiques chrétiennes
hétérodoxes (hors de l’opinion droite qui par la suite l’a emporté dans
l’histoire du christianisme) permet aussi de voir en quoi il cherche
justement à éviter le dualisme. Ces gnostiques chrétiens qui rejettent
la résurrection de la chair et souvent l’Ancien Testament, qui
aujourd’hui caractérisent la foi chrétienne "othodoxe" (la croyance
droite pour ceux qui la tiennent) estiment que l’esprit doit rejeter la
matière. Selon ces conceptions gnostiques chrétiennes hétérodoxes, la
matière a été engendrée par un dieu mauvais, le Démiurge qui voulait
ainsi faire souffrir les âmes jusque là immatérielles et donc liées à la
béatitude divine. Ces gnostiques balancent entre un ascétisme extrême
qui rejette la chair ou parfois des excès de la chair pour s’en
dégoûter. Quand Porphyre le disciple de Plotin qui a édité ses œuvres
dit que Plotin avait honte d’être dans un corps et que qu’on le
soupçonne de dualisme, il ne faut donc pas négliger les critiques
philosophiques de Plotin à l’égard des gnostiques. Pour Plotin le monde
matériel n’est pas l’œuvre d’un dieu du mal. Le mal a pour origine un
non être impersonnel dans lequel le rayonnement divin se perd et devient
instable pour Plotin. Cette instabilité du rayonnement de l’être divin
n’est pas encore le mal essentiel qui lui est lié au fait que l’âme ne
regarde pas à l’intérieur d’elle-même vers ce qui l’engendre. Le mal
vient de ce que l’âme regarde seulement vers la matière. Mais en soi la
matière reste le fruit de l’émanation divine c’est-à-dire de ce
mouvement de surabondance qui se dégage du divin et d’où les idées, les
âmes et la matière proviennent. Il y a en la matière de la beauté dans
la mesure où elle est un reflet divin. Le défaut de la matière en tant
reflet divin est d’être une image instable de la perfection divine et si
on regarde vers elle on a une idée confuse de la véritable perfection.
Ce traité sur le beau est caractéristique de la position de Plotin
relativement à la matière puisqu’il reconnaît qu’il y a une certaine
beauté matérielle même si elle est instable et que celui qui s’intéresse
à la beauté de la matière déjà éveille son regard intérieur vers la
beauté divine dont la beauté matérielle n’est qu’une émanation instable.
S’il y a un dualisme chez Plotin, on le devrait le situer entre
l’être et le non être. En fait là encore comment peut-il y avoir un
dualisme entre ce qui par définition n’existe pas et quelque chose qui
fait exister ? Il n’y a pas chez Plotin un Bien absolu face à un mal
absolu comme chez certains chrétiens gnostiques hétérodoxes.
Son appellation de l’absolu comme Un viserait plutôt à établir une
philosophie non-dualiste, c’est-à-dire d’une philosophie où les dualités
apparentes se résolvent au sein d’une unité plus vaste qui les englobe.
A vrai dire il y a comme une démarche non dualiste au sein même de la
pensée de Plotin qui propose des solutions philosophiques pour intégrer
ensemble des pensées divergentes comme celles d’Aristote ou des
stoïciens au sein d’un platonisme rénové.
Cependant la diffusion de l’être hors de l’Un finit par se perdre
dans le non être : c’est ce qui explique la laideur mélange d’être et de
non être. Par exemple le corps en vieillissant s’enlaidit car il se
rapproche du non être. La mort est en un sens le résultat de
l’instabilité de l’être au niveau matériel qui finit toujours par
laisser triompher le non être même si celui-ci n’a aucune intention.
Spirituellement il y a alors un rejet de l’intérêt pour les choses
matérielles, il ne s’agit pas pour Plotin que l’homme par un progrès
dans la maîtrise des choses matérielles améliore ses conditions
matérielles y compris en repoussant la mort. En ce sens il y a une
spiritualité qui a tendance à se détourner de la question d’une
perfection du monde matériel. Plotin bien qu’il esquisse l’idée que la
matière est l’image de l’esprit n’envisage pas que l’esprit puisse
évoluer vers de plus en plus de conscience au sein de la matière
réduisant toute opposition entre matière et esprit. Sur ce point Plotin a
peut-être manqué l’intérêt de certaines valeurs chrétiennes orthodoxes
qui plus tard inspireront à Descartes l’idée de devenir de plus en plus
conscient de notre réalité matérielle afin de vaincre l’imperfection
corporelle humaine et plus particulièrement la mort.
2 - l’intériorité et l’introspection.
Christian Godin écrit dans La philosophie pour les nuls, p.99-100 :
« Socrate disait entendre en lui la voix d’un démon, c’est-à-dire
d’une puissance supérieure (le démon en Grèce n’a aucune dimension
diabolique), lorsqu’il était tenté de commettre une action mauvaise. La
psychologie classique traduirait par "conscience morale" le démon de
Socrate, la psychanalyse parlerait de "surmoi".
Cela étant, il convient de ne pas "psychologiser" à l’extrême ce
démon. La notion de conscience morale, qui n’apparaîtra véritablement
qu’avec le christianisme, était étrangère aux grecs qui ignoraient,
rappelons-le l’intériorité du sujet, les profondeurs et l’intimité du
"moi". Les mouvements internes de la pensée et de la volonté étaient
alors (mais cela est vrai de n’importes quelle société ancienne et
traditionnelle) systématiquement rapportés à des forces extérieures,
personnifiés sous la forme ou figure de dieux. Rappelons que le célèbre
"Connais-toi toi-même" inscrit sur le fronton du temple d’Apollon à
Delphes et que Socrate avait justement pris pour devise n’avait pas le
sens moderne de l’introspection ("Regarde en toi-même pour savoir qui tu
es") mais qu’il ordonnait aux hommes de ne pas oublier qu’ils ne sont
pas des dieux, qu’ils sont voués à la mort, à la différence des dieux.
Toujours est-il que ce démon socratique dut paraître assez inquiétant
aux yeux des contemporains pour que ceux-ci croient y reconnaître
quelque chose d’impie. »
Toutes ces affirmations vont au final totalement à l’encontre de
l’idée selon laquelle Socrate serait un héros de l’individualisation
consciente de la conscience, c’est-à-dire un héros qui aurait mis en
valeur l’âme individuelle et la connaissance comme connaissance de soi.
Pour Christian Godin, Saint Augustin consacrerait l’acte de naissance de l’introspection. Dans La philosophie pour les nuls, p.189-190, il écrit à ce propos :
« C’est à travers la double expérience du déchirement et de
l’écrasement que le moi s’est introduit dans la pensée philosophique. Le
"connais-toi toi-même" de Socrate, rappelons-le pour les malentendants,
n’avait pas le sens d’introspection. Avec saint Augustin, l’intime fait
son entrée dans les lettres. L’intime, l’étymologie latine le dit, est
ce qu’il y a de plus intérieur. Si les Grecs ne nous ont pas fait part
de leur intimité, c’est qu’ils n’en avaient pas.
Il est significatif que l’examen de la conscience par elle-même soit
venu d’une part du sentiment du péché, d’autre part sur le mode de la
confession. »
Serge Carfantan dans Conscience et connaissance de soi propose une critique de l’introspection pertinente selon nous pour Les confessions de saint Augustin telles que Chritian Godin et d’autres les envisagent. P. 128 et suivantes, Serge Carfantan écrit citant Le journal de Jean Frédéric Amiel :
« Or, l’introspection est, par définition, l’application de l’analyse
critique au moi pris comme objet. L’erreur de l’intellect à ce niveau
implique alors la violence qui dissout le moi dans des éléments épars.
L’introspection, comme négativité critique, est condamnée à ne révéler
qu’une subjectivité fragmentaire, sans essence, une subjectivité qui
n’est qu’un vent où tournoient des débris d’existence. "Mon être se
résout en brouillard informe ; mon existence n’est qu’un fantasme
intérieur. Si pour les autres je semble quelqu’un, pour moi-même je ne
sens qu’une ombre sans substance, un être insaisissable, un simple bruit
de vie" [journal d’Amiel, 11 nov. 1886]."j’ai une peine infinie à
rassembler mes molécules, je m’échappe continuellement à moi-même... Ne
me continuant jamais moi-même, il est clair que je suis plusieurs et non
pas un. Mon nom est Légion, Protée, Anarchie. Ce qui me manque, c’est
une force déterminée et constante" [Journal d’Amiel , 29 mars 1854].
C’est la pensée critique, qui pose elle-même dans la représentation
l’indigence radicale de la vie, et d’un moi rendu vide par l’analyse.
"J’ai trop aimé la vie de la pensée, j’en ai fait mon refuge, mon asile,
mon lieu fort, c’était un peu mon idole secrète, elle se brise" [4
sept. 1855]. »
Christian Godin lorsqu’il affirme que les grecs ne connaissent pas
l’intériorité et l’intime ne confond t-il pas l’intériorité et
l’intimité avec ce que Serge Carfantan désigne comme l’introspection à
partir de sa lecture d’Amiel ?
Serge Carfantan dans Conscience et connaissance de soi précise les limites inhérentes à une conscience qui développe une personnalité introspective. P. 131, il écrit :
« Tout aussi bien, l’introspection demeure ainsi aveugle à ses
propres conditions. En effet, elle suppose un dédoublement entre, d’un
côté, le moi-lucide et glacé de l’intellect analytique, de l’autre le
moi de la chaleur des sentiments, mais d’un affectivité trouble et
ignorante. En arrière se projette alors un mirage, celui d’une double
personnalité. Un moi-juge sévère, sujet d’une objectivité cruelle,
décompose un moi-condamné, sujet d’une subjectivité passive et toujours
victime. Et nous voilà embarqués dans le combat freudien entre le moi et
du sur-moi, l’ego double de la duplicité ! [...] L’intellect a créé une
dualité par le seul pouvoir de l’analyse, pour confier à chaque partie
un rôle, et dédoubler l’ego. Mais il n’y a jamais eu que l’unité d’une
seul vie qui est tout à la fois le pâtir de l’ego, et l’agir du je de
l’intelligence pure. »
Evidemment il est ici question d’Amiel mais lorsque Christian Godin
fait de saint Augustin l’acte de naissance du moi introspectif, ne
faut-il pas dès lors aussi le reconnaître comme l’un des premiers
prisonniers d’une telle duplicité ? Saint Augustin dans ses Confessions est peut-être plus subtil qu’Amiel : le moi-juge est le moi qui rédige Les Confessions
et saint Augustin montre qu’il suffit au moi-juge de clamer sa foi au
Dieu de Jésus-Christ pour que la grâce de ce Dieu le libère du
moi-condamné, le moi pécheur de par sa conception même.
Comme José Leroy l’explique dans Eveil et philosophie en
s’appuyant sur les travaux de Michel Fromaget, l’âme peut être
distinguée de l’esprit. Or Christian Godin ignore cette distinction. Or
si elle est inopérante, comme le dit José Leroy, le spirituel est ramené
au psychique. Le daimon de Socrate pourra recevoir une
explication psychanalytique, même si il est soi-disant extérieur à l’âme
comme les dieux d’après Christian Godin. Mais Christian Godin et de
nombreux intellectuels contemporains ignorent que la conscience ne
serait pas pour un grec de l’antiquité la même chose que l’âme. L’esprit
enveloppe toute chose : les dieux, le daimon, l’âme et même le
corps sont au sein de l’esprit. L’intériorité de la conscience pour
Socrate ou Platon est précisément selon nous l’esprit qui enveloppe
toute chose.
Certainement il faudrait reprendre les traductions de Platon qui sont
gauchies très souvent par des contemporains qui ignorent cette
distinction oubliée mais pourtant si importante quand on cherche à se
connaître authentiquement.
Plotin s’inscrit donc dans ce débat et chez lui aussi l’intériorisation l’emporte sur l’introspection.
Lorsqu’il explique la laideur de l’âme, il nous donne à voir le
mélange de l’être et du non être qui n’est pas sans rappeler chez Freud
le lien entre pulsion de vie et pulsion de mort. L’introspection semble
relever de ce mélange tandis que l’intériorité est un désir sans mélange
au point où il semble étranger au désir lui-même. En quelque sorte le
désir usuel n’est que la continuation du même degré de conscience à
quelques raffinements près. Mais ce désir érotique (Eros étant le daimon qui porte vers le Beau absolu) est comme une dynamique de prise de conscience d’une conscience supérieure.
Dans notre débat sur l’introspection et l’intériorité, nous pouvons
donc momentanément conclure que l’introspection appartient à une
exploration du subconscient tandis que l’intériorisation semble plutôt
une exploration du supraconscient ou du moins du domaine psychique qui
assure l’individualisation consciente de la conscience (l’âme). D’où
d’ailleurs le double vocabulaire de l’intériorisation opposé à
l’extériorisation (cf chapitre 5 de notre traité) et le vocabulaire de
l’élévation opposé à celui de l’intérêt vers le bas dans la suite de ce
même traité.
A vrai dire ce que la tradition platonicienne de l’intériorité
n’envisagent pas est une exploration du subconscient à partir d’une
supraconscience autrement dit une évolution consciente de la conscience
au sein de l’esprit-matière. Pour Bergson dans le chapitre 3 de Les deux sources de la morale et de la religion
le parcours mystique des platoniciens ou des néo-platoniciens est donc
en un sens incomplet car s’il permet de s’abstraire de la mécanique
aveugle du monde il ne permet pas de vraiment agir dans le sens de
l’élan vital.
VI - Bibliographie.
Anne-Lise Darras-Worms, Plotin, Traité 1, I,6, introduction, traduction, commentaires et notes, 2007, Cerf ;
Maurice de Gandillac, Plotin, ellipses ;
Pierre Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, folio-essais ;
Agnès Pigler, Le vocabulaire de Plotin, ellipses ;
Luc Brisson et Jean-François Pradeau, Traduction sous la direction de, Plotin Traités 1-6, GF.
VII - Sites internet.
++++
Notice d’Emile Bréhier sur ce texte de Plotin :
Ce traité est un de ceux qui font le mieux voir comment Plotin
utilise les dialogues platoniciens, en introduisant entre eux un ordre
systématique ; toute la série des questions sur le Beau, qui ouvrent le
traité, provient de l’ Hippias majeur.
Mais, avant d’aborder cette solution, Plotin rencontre d’abord la
théorie stoïcienne du Beau, qui, partant de la beauté plastique, de
celle d’une statue, et définissant la beauté par la symétrie, assimilait
complètement la beauté intellectuelle à la beauté sensible ; et il la
critique, parce qu’elle refuse d’admettre, entre les divers ordres de
beauté, cette hiérarchie ascendante qui fait le fond de la doctrine
platonicienne. À partir du chapitre II, il prend pour guide le discours
de Diotime dans le Banquet, passant de la beauté sensible à la
beauté des âmes, et de celle-ci au Beau en soi. Mais, sur la beauté des
corps, il ne trouve chez Platon que d’assez vagues indications ; sans
doute il y voit que la beauté sensible vient de la participation à une
idée, et que l’âme reconnaît et aime cette beauté parce qu’elle se
souvient des idées ; mais la participation équivaut à l’information de
la matière par la forme ; et c’est là le langage non plus de Platon,
mais d’Aristote, par lequel Plotin, dans toute cette partie, est
visiblement séduit comme dans tous les cas où un néoplatonicien a à
traiter des choses sensibles. Quand il vient à parler des beautés non
sensibles, il utilise le Phèdre et le Banquet. Encore
faut-il remarquer qu’il y mélange intimement, comme on le voit au
chapitre V et à la fin du chapitre IX, des idées morales empruntées au Phédon et au Théétète
sur la vertu purification et sur l’évasion du monde sensible, idées
qui, dans les dialogues platoniciens, sont loin d’être aussi intimement
unies à la dialectique de l’amour. Enfin, dernière interprétation,
étrangère au platonisme original : le Beau, terme de l’ascension de
l’âme dans le Banquet, est identifié au monde des Idées ; de plus, il
est subordonné au Bien, qui devient le terme dernier de l’amour. Tel est
le résultat d’un long effort, commencé sans doute bien avant Plotin,
pour introduire une cohérence doctrinale dans l’ensemble des dialogues
de Platon.
La traduction du Traité sur le Beau de Plotin reprend ici en grande partie celle d’Emile Bréhier sur le site internet http://www.wikilivres.info/wiki/index.php/Du_beau".
Cependant nous l’avons réaménagée sur un certain nombre de points.
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