vendredi 24 octobre 2014

Corrigé du sujet : "Peut-on changer le cours de l’histoire ?"

I - INTRODUCTION PROBLEMATIQUE.

Peut-on changer le cours de l’histoire ? Le futur antérieur nous indique que si nous avions agi autrement, les événements auraient pu se produire autrement. Le futur antérieur indique notre pouvoir de raconter une histoire fictive et d’en changer le cours. Mais nous savons que ce qui a eu lieu est désormais irréversible contrairement à nos récits de fiction, seuls les événements en cours sont accessibles à nos interventions. Le futur antérieur est donc un rien illusoire excepté dans le sens où il traduit notre impression présente qu’il y a une contingence des événements et qu’il nous est possible d’intervenir de ce fait sur les événements. Cependant là encore qu’en est-il de cette contingence des événements et de notre liberté d’action ? Ne serions-nous pas les marionnettes des nécessités du cours de l’histoire ?
Notre regard sur le passé c’est-à-dire notre compréhension même du cours de l’histoire n’est-elle pas toujours idéologique ? Lorsqu’une déformation du cours de l’histoire nous est imputable, nous découvrons en même temps le caractère relatif et aveugle d’une façon de voir qui nous avait déterminé jusque là. Nos approximations du cours de l’histoire qui se sont révélées traduisent des déterminations passionnelles et idéologiques qui ont agi sur nous et laissent soupçonner qu’aujourd’hui encore notre compréhension de l’histoire et nos actions historiques reste inconscient du cours véritable de l’histoire.
[Annonce du plan :]
Nous examinerons donc notre pouvoir d’élaborer des histoires afin d’y mesurer notre liberté. Nous verrons ensuite s’il nous est possible de constituer une philosophie de l’histoire et dans quelle mesure elle nous permet d’agir sur le cours de l’histoire. Mais peut-être faut-il regarder l’histoire humaine du point de vue de l’évolution de l’univers ? L’Être manifesté par l’évolution de l’univers, cette source commune de tout ce qui est en train d’être imprime une impulsion décisive au cours de l’histoire : ne sommes-nous qu’une passion inutile de ce presque rien d’Être ? Cette manifestation où il y a de la conscience ne serait-elle une évolution de la conscience de l’Être par lui-même et dans ce cas quelle peut être notre participation au cours de l’histoire de l’Être ?

II - CONTINGENCE ET NECESSITE LORS DE L’ELABORATION D’UN RECIT.

A - Légendes et mythes. Le génie intuitif.

L’Homme change évidemment le cours de l’histoire. Il sait la réécrire au besoin. Il y a ainsi de nombreux héros légendaires qui occupent une place centrale dans notre histoire alors que les faits, les témoignages et les restes archéologiques sont peu fiables voire absents et contraires parfois à ce que révèlent les dernières découvertes archéologiques. Ainsi Gilgamesh le héros babylonien n’a aucun fondement historique. De manière plus sensible, de nombreux auteurs discutent l’existence et les faits miraculeux qui concernent les héros bibliques et coraniques. L’existence d’un couple humain primitif Adam et Eve qui auraient été créés directement par Dieu et qui auraient vécu presque mille ans est tout à fait contraire aux données de la science. 
Mais les mythes historiques qu’on le veuille ou non influencent encore notre histoire contemporaine. Même si certains monothéistes acceptent les données de la science, ils continuent à trouver un message spirituel dans les récits concernant Adam et Eve. Comme le montre le récit biblique, il y a en effet une ambiguïté de la connaissance de la perfection du bien et de l’imperfection du mal qui conduit à la conscience de la mort et au rapport difficile à la douleur et à l’effort. 
Les réécritures légendaires et mythologiques de l’histoire sont monnaies courantes mais elles ne sont pas qu’apologie d’un point de vue limité, elles mettent parfois en valeur des aspects fondamentaux de la vie humaine qui ne cessent de se reposer pour chaque nouvelle génération. 
Même si nous avons l’impression de vivre dans une histoire linéaire, les récits légendaires et mythologiques disent quelque chose d’universel sur la nature humaine et souvent esquisse certaines ébauches de réponse qui nous permettant aujourd’hui de mieux faire face à notre histoire et d’éviter que son cours nous mène à la catastrophe.

B - L’auteur d’une histoire contrôle-t-il le sens de son œuvre ?


Cette puissance intuitive du récit qui permet de pressentir singulièrement et symboliquement quelque chose qui donne à penser universellement caractérise au fond tout ce qui fait l’intérêt de raconter et d’écrire des histoires.
L’auteur d’une histoire semble le maître absolu de son récit puisque l’histoire qu’il écrit peut être réécrite, complétée autant qu’il le souhaite. Mais si l’auteur entreprend de bâtir un récit où agirait une puissance intuitive du récit qui rendrait universel son récit singulier, il devra alors se soumettre à certains impératifs du récit en général et de son récit en particulier. Souvent des auteurs confirmés nous expliquent ainsi que les personnages qui sont issus de sa propre imagination sont comme animés d’une logique propres et que le récit est d’autant plus fort que ces personnages acquièrent comme une vie indépendante de leur auteur. Ainsi on connaît universellement Arsène Lupin mais connaît-on autant Maurice Leblanc son auteur.
Allons plus loin, certains lecteurs mettront dans le récit de tel auteur un sens caché dont l’auteur était certainement inconscient. L’auteur inspiré touche souvent à des horizons de sens dont il n’a pas conscience pleinement et qu’il incarne dans son quotidien de manière partielle et souvent décevante. Rimbaud a-t-il pleinement conscience de la puissance d’inspiration dont à l’évidence émane son oeuvre puisqu’il est parti à l’aventure pour y chercher la richesse ? Un vers comme "Ô millions d’oiseaux d’or" traduit une richesse spirituelle intense dont il n’a peut-être pas saisie toute la valeur au-delà de sa seule présence poétique.

C - Transition critique : 


Toutefois le discours, le récit ne peut à lui seul rendre compte du cours de l’histoire. Bien entendu, l’action peut être pensée comme un texte. Agir consiste en effet à comprendre la situation autrement dit à la mettre en intrigue puis à envisager divers scénario selon notre rapport à la situation. Mais comme nous l’avons montré ici puisque le sens du récit échappe à son auteur, il est clair que le sens de l’Histoire échappe à ses acteurs singuliers d’autant plus que l’Histoire est le résultat de l’interaction de nombreux acteurs dont les intérêts et les compréhensions de la situations et de l’action à mener divergent.


III - PHILOSOPHIES DU COURS DE L’HISTOIRE ET FINITUDE DE L’ACTION HUMAINE.


A - La dialectique dans l’histoire et la maîtrise de l’histoire avec Hegel et Marx.


Pour maîtriser l’histoire, il faudrait maîtriser l’interaction des acteurs qui la font. Hegel puis Marx ont ainsi créé une philosophie de l’histoire qui prétend décrire les mécanismes de l’interaction des acteurs qui font l’histoire : ils ont développé la notion de dialectique. Bien sûr, les acteurs historiques sont confrontés à des hasards : telle bataille sera perdue à cause de telle condition climatique particulière. Mais l’Homme n’est pas un animal condamné à s’adapter à son milieu, même si le milieu agit sur ses choix et pose une situation, comme Marx l’a bien vu, ce qui caractérise l’Homme est bien un certain degré de transformation matérielle de son milieu. C’est toujours au fond la transformation matérielle du milieu qui implique les infrastructures sociales qui la permettent et les superstructures sociales et politiques qui mettent en scène les tensions entre ceux qui tirent le plus de profit des infrastructures et ceux qui en retirent le moins d’avantages. La dialectique est précisément la science des conflits idéologiques sous-jacents aux conflits historiques. Hegel avec la dialectique du maître et de l’esclave propose un modèle à la fois historique et psychologique de dialectique dont Marx sera l’héritier : deux guerriers s’affrontent, le vaincu qui veut rester en vie devient l’esclave du vainqueur qui était prêt à mourir pour sa victoire, mais l’esclave par son travail devient indispensable au vainqueur et supplante ainsi son maître qui lui aussi est obligé d’adopter la mentalité du travail. Pour Hegel la suprématie du travail qui transforme le monde est le fruit d’une lutte entre notre désir de vivre en se soumettant à la réalité et notre désir de dominer la réalité au mépris de la vie. La dialectique est donc un art de la fusion d’horizons de sens a priori incompatibles dans une perspective qui à la fois les abolit dans leur différend et les relève dans une synthèse qui les subsume. Le philosophe de l’histoire qui a un sens élevé de la dialectique pourrait discerner à l’avance le sens de l’histoire futur. Karl Marx estime que l’homme d’action au fait de la dialectique peut accélérer la marche de l’histoire. L’ennemi du marxiste n’est pas tant le bourgeois qui profite du travail du prolétariat grâce à son capital et à la superstructure étatique que le petit-bourgeois qui ralentit la marche de l’histoire en défendant un petit capital à l’encontre du grand capital qui finalement conduira au dépassement de la société capitaliste par une classe prolétaire appauvrie, exploitée devenue consciente que sa production peut se passer d’une soumission aux superstructures politiques capitalistes.

B - L’événement contre le sens clos de l’histoire avec Heidegger.

Les philosophies de l’histoire marxistes et hégéliennes qui affirment que l’homme peut être maître du sens grâce à la science de la dialectique sont aujourd’hui discréditées face à l’horreur générée par de bonnes intentions dictées idéologiquement au mépris de la liberté humaine.
L’erreur fondamentale de ces philosophies de l’histoire est leur anthropocentrisme. Même si Marx tempère l’humanisme par son matérialisme ou si Hegel relativise les passions humaines du point de vue d’une rationalité inhérente à la réalité elle-même, l’anthropocentrisme reste dominant dans leurs approches. La rationalité et le matérialisme sont caractéristiques d’une mentalité humaine qui se veut maître et possesseur de la nature et qui affirme que la nature elle-même est matérialiste et rationaliste comme la science et la technique qui nous en rend maître et possesseur.
La pensée de Heidegger est radicalement non anthropocentrique comme le montre sa Lettre sur l’humanisme : il faut considérer l’homme du point de vue de l’Être dont il est une manifestation, un événement qui dévoile l’Être dans une certaine manière d’Être. Le cours des événements n’a qu’un sens relatif à l’humanité proprement dite car fondamentalement tout événement est une venue à l’être qui provient de l’Être, la source de tout ce qui est en train d’être.
Heidegger prend la parole poétique pour témoin, elle est porteuse d’une conscience de l’Être lui-même qui n’a rien de fondamentalement anthropocentrique. L’Être est la source ultime du sens que le poète exprime dans une parole dont le sens ultime le dépasse. Le sens de l’Être est fondamentalement ouvert, il n’est pas clos dans une quelconque dialectique qui permettrait de pénétrer le sens ultime de la temporalité et donc de l’Être. Le sens de l’événement échappe aux sens des acteurs historiques car tout événement point l’ouverture fondamentale de sens de l’Être. Le sens d’un événement change donc sans cesse au fil de la suite des événements du fait de cette ouverture. Vouloir enfermer le sens d’un événement est toujours une illusion rétrospective de quelqu’un qui situe sa pensée au faîte de l’histoire.


C - L’action humaine non souveraine avec Hannah Arendt.


Heidegger lui-même n’est pas étranger au fond au reproche induit par son analyse de l’événement. Dans sa Lettre sur l’humanisme n’est-il pas question d’un berger de l’Être ? Avant et durant la deuxième guerre mondiale n’a-t-il pas estimé que le peuple allemand avait en quelque sorte cette tâche d’exprimer l’Être en sortant du rationalisme cartésien ? Hannah Arendt sa disciple semble avoir seule prise au sérieux le caractère non souverain de l’action humaine qui se révèle dans l’événement. Lorsque le lancement d’un satellite dans l’espace est réussi l’action humaine semble souveraine, l’objectif de l’action est atteint ni plus ni moins mais dans les affaires humaines, l’interaction humaine conduit infiniment rarement aux objectifs qu’on s’était fixé. Hannah Arendt y voit une fragilité constitutive de l’humanité et de l’histoire humaine qui peut dégénérer jusqu’à son autodestruction : elle a en tête l’extermination d’un peuple par un autre où les bourreaux sombrent dans la banalité du mal et où les victimes parfois s’en font les complices sans s’en rendre compte. L’Homme n’est pas maître de son histoire, il ne peut pas maîtriser les événements. Mais il peut toutefois en infléchir l’incertitude imprévisible par la fidélité à la promesse, il peut en infléchir l’irréversibilité grâce au pardon.

D - Transition : faut-il renoncer au sens de l’histoire ?


A vrai dire les pensées de l’histoire qui ont voulu maîtriser le cours de l’histoire ont toujours finies par empêcher au maximum les désagréments de l’interaction humaine. Ils ont donc institué des sociétés hiérarchiques où seules importent les chaînes de commandement et surtout le chef ou le souverain collectif qui seul dicte pour la masse des individus ce qui doit être fait au mépris des individus eux-mêmes. A vrai dire, c’est seulement si on assume la fragilité de l’action humaine due à l’interaction pluraliste qu’on renonce à toute forme de dictature et à toute forme de souveraineté collective utopique. La rencontre pluraliste doit primer sur les dissensions qui persistent parce que secrètement chacun veut dicter aux autres ce qui doit être fait : c’est la promesse démocratique et le pardon électoral nécessaires accordés à ceux qui auront momentanément dicté leur volonté politique à tort avant de remettre démocratiquement leur pouvoir en jeu. Être pluraliste n’est-ce pas dès lors renoncer au sens de l’histoire et à sa maîtrise politique souveraine ?

IV - DES EVOLUTIONS DE CONSCIENCE CHANGENT LE COURS DE L’HISTOIRE.

A - Tentatives d’explications scientifiques de l’histoire.


L’écart de la science de l’histoire avec les sciences causales a été vu précédemment. La science physique offre des expériences reproductibles à volonté à des facteurs près. Si on a une théorie efficace, on peut à partir de telles conditions initiales prédire telles conditions terminales. Ceci n’a aucune chance de prévaloir en ce qui concerne les affaires humaines. Toutefois Fernand Braudel et ses disciples comme Immanuel Wallerstein estiment que ceci ne prévaut qu’au niveau de l’échelle événementielle de l’histoire. Pour eux, il y a des échelles climatiques, économiques, sociologiques qui surplombent l’échelle événementielle et qui présentent des constantes qui ont une influence majeure et inévitable sur l’histoire. Les changements climatiques ont précipités au cours de l’histoire humaine les changements socio-économiques et ont conduit à des événements majeurs dans l’histoire de l’humanité. 
En effet, il semble que le moyen orient ait connu un changement climatique qui a changé l’agriculture néolithique naissante. Il a fallu autour du Nil ou du Tigre et de l’Euphrate entreprendre des travaux d’irrigations et gérer des stocks de nourriture au niveau de larges populations. Un changement climatique a donc précipité l’apparition de ce qu’on appelle aujourd’hui l’Etat.
De même dans l’histoire de l’économie capitaliste on constate l’existence de cycles économiques qui semblent échapper à l’action des acteurs. Par exemple Wallerstein insiste sur les cycles de Kondratieff qui ont marqué des bouleversements économiques majeurs depuis la naissance du capitalisme (par exemple dans sa postface à son livre Le capitalisme historique).
La question est de savoir si face au bouleversement climatique en cours nous trouverons une nouvelle forme politique adaptée. Ou encore face à ce cycle de Kondratieff en cours d’achèvement nous trouverons de nouvelles formes d’économies moins aliénantes et moins polluantes.
Hegel ne faisait que sanctionner la naissance et le triomphe de l’Etat moderne de droit avec sa dialectique. Marx lui estimait qu’une forme de fraternité humaine matérialiste serait le résultat inéluctable de la dialectique historique qu’on se devait d’accélérer à l’aide d’une dictature du prolétariat. Braudel et Wallerstein n’ont pas cette prétention, pour eux quelque chose se joue à l’échelle événementielle même si il y a une pression des cycles longs climatiques et des cycles moyens socio-économiques mais l’événement et la fragilité de l’action humaine surgissent à la croisée de ces cycles : on a déjà vu des civilisations s’effondrer comme la civilisation maya où les survivants ont abandonné la vie en cité et ont repris une forme de vie tribale villageoise.
Mais qui affirme qu’une vie en cité est plus civilisée qu’une vie villageoise tribale ? N’est-ce pas se prévaloir d’un sens de l’histoire ? N’est-ce pas appeler de ses vœux un certain cours de l’histoire pour éviter ce qu’on estime une catastrophe humaine ? Après tout l’homme n’est-il pas une passion inutile comme l’existentialiste du néant est tenté de la dire...

B - Le cycle humain selon sri Aurobindo.


Sincèrement il nous semble que le cours de l’histoire change et que nous devons accompagner ce changement. Heidegger a en partie raison nous sommes avant tout un regard de l’Être sur lui même mais comme nous l’avons vu Heidegger est resté prisonnier d’un anthropomorphisme qui conduit toujours à nier la fragilité de l’action humaine en étouffant les derniers restes d’humanité. Le grand mérite d’Aurobindo dans sa compréhension du cours de l’histoire est de nous annoncer du point de vue de l’évolution des espèces que nous ne sommes en tant qu’être humain qu’une espèce de transition dans ce jeu de manifestation d’une conscience individualisée et universelle de l’Être lui-même.
De ce point de vue il y a des acteurs historiques inspirés qui provoquent la naissance dans la conscience mentale humaine des commencements d’une nouvelle façon de voir comme le dit Hannah Arendt. Aurobindo décrit dans Le cycle humain la courbe d’évolution de la conscience mentale jusqu’à sa pleine conscience de l’évolution de la conscience et donc le passage conscient à une nouvelle forme de conscience complètement supérieure à la conscience mentale. En liant définitivement l’action et la parole Hannah Arendt manque cette possibilité d’une action qui soit une évolution consciente de la conscience.
Selon Aurobindo, la conscience mentale s’est d’abord épanouie dans un langage symbolique dont nos légendes et diverses mythologies religieuses sont les témoins. Le langage poétique en demeure aujourd’hui la présence vivante. Mais les symboles du passé sont devenus bien souvent conventionnels et se sont figés dans des attitudes traditionalistes pour lesquelles le monde humain est celui de la mortalité et la seule liberté est la conscience de l’Être atemporelle. Heidegger et les penseurs de la tradition perdue par la modernité ne voient pas qu’ils nient l’aventure évolutive que fut la découverte symbolique de la conscience mentale rationnelle. Ces penseurs manquent la nature spirituelle du rationalisme moderne qui permet de tisser matériellement un monde commun à toute l’humanité et qui dans ses sommets permet même d’entendre davantage la profondeur de la pensée symbolique sans se perdre dans des croyances porteuses de morts. La raison permet de briser la gangue des mentalités traditionalistes et de susciter la naissance d’une conscience mentale beaucoup plus individualisée et universelle à la fois. Les peuples et les individus après la révolution technoscientifique ont pu trouver des expressions d’eux-mêmes plus singulières et plus universelles. Mais le mouvement d’individualisation de la raison qui marqua plus particulièrement la période romantique conduisît aussi à des impérialismes fondés sur des nationalismes égocentriques et a généré socialement des individualismes psychologiquement destructeurs dont nos poètes maudits sont les témoins. Nous sommes aujourd’hui au terme de cet âge subjectif. Prolonger cet âge subjectif reviendrait à prendre le risque de justifier une logique du choc des civilisations fatale pour l’humanité. Après les catastrophes humaines que les épigones de la période romantique imputent à la raison et que les épigones de la raison moderne imputent à l’individualisation romantique, il s’agit donc d’entrer dans l’âge spirituel dont Aurobindo esquisse une représentation prospective et non idéologique. 
Le réseau technoscientifique relie tous les êtres humains et quand ce réseau s’avère la cause de bouleversements climatiques, économiques et sociologiques, il ne nous faut plus des réponses spirituelles enfermées dans les limites de religions qui s’excluent au nom de telle ou telle conception de l’Être et de l’amour. En cet âge spirituel, il y a bien une fusion des horizons de sens au sens supérieur d’une fusion ouverte des expériences de l’Être. C’est l’Être qui peut se manifester individuellement par un coeur individuel authentique et c’est l’Être qui commençant à se reconnaître en même temps dans une manifestation collective et universelle encore imperceptible pour la plupart entraîne peut-être cette crise actuelle à son paroxysme pour déloger l’horreur la plus ancrée dans notre humanité. Ce qui s’ouvre à nous aujourd’hui au sein de cette crise écologique, économique, sociale et psychologique, c’est l’âge mental d’une évolution consciente de la manifestation de la conscience de l’Être. Il nous appartient pas de diriger ce cours de l’histoire dont la conscience mentale de notre humanité n’est qu’une transition puisque de toute façon ce cours de l’histoire dépasse tout contrôle mental : l’essence des crimes de masse est de vouloir tout enfermer dans une forteresse mentale et une solution finale mentale. Le second danger en cette fin d’âge subjectif après celui du choc des civilisations est le nihilisme terroriste. Les terroristes et les kamikazes de tout poil ne sont que la folie totalitaire plus ou moins fragmentée faute d’appareil étatique à leur solde. Mais le troisième danger de cette fin de l’âge subjectif et le plus contraire peut-être à un âge spirituel d’un règne de la conscience mentale finissant est dû à ce consumériste qui se contente de reproduire le milieu mental puisqu’il devient de plus en plus ce cynique qui cherche à jouir d’une manière d’être mentale en décomposition. 
Il est difficile de renoncer à toute forme de système mental sans être cynique. Au lieu de s’en tenir à un scepticisme inauthentique ou à un relativisme égocentrique où l’enrichissement matériel, les plaisirs de la chair sont les seules valeurs, on peut chercher à élargir notre expérience de l’Être. Mais pour le chercheur spirituel, il est peut-être encore plus difficile de renoncer à clôturer mentalement dans un ersatz de religion, de tradition, ou d’un système de pensée spirituel une esquisse d’expérience de l’Être. 
Au final, il est difficile d’entendre que notre période d’apocalypse n’est pas une auto-destruction de l’humanité mais une révélation d’un nouveau regard de l’Être sur lui même qui détrônera le règne mental, et qui déjà surplombe et éclaire peut-être déjà un peu notre conscience humaine au moment où elle croit frôler l’asphyxie.


V - CONCLUSION.


Le cours de l’histoire nous échappe. Ceux qui ont voulu éviter la contingence de l’interaction humaine ont produit des tyrannies, des fanatismes religieux, des dictatures. Ceux qui veulent nier ou défier l’Être qui se manifeste historiquement sont des terroristes, des kamikazes ou des cyniques se parant de scepticisme et de relativisme inauthentiques puisqu’il s’agit de se cramponner encore et encore à des pulsions animales "mentalisées" comme celles que sont les appétits de la chair, de la domination et plus généralement de l’avoir. Paradoxalement, notre intelligence nous permet au moment où elle admet que le cours de l’histoire lui échappe de dégager des lignes de faits. Ces lignes de faits esquissent quelque chose comme une liberté créatrice qui cherche à se manifester au-delà des limites de notre conscience actuelle. La conscience de certains chamanes des villages d’Amazonie n’est pas plus ou moins évoluée que celle d’un occidental bardé de technosciences. Car notre conscience comme la sienne ne perçoivent l’Être que dans sa manifestation mentale. Mais si un nouveau regard de l’Être sur lui-même cherche à émerger comme précédemment le regard mental a émergé au-delà du regard émotionnel ne verrons-nous pas comme une lueur qui ne cadre pas avec la vision habituelle - cette vision mentale dont nous aurons fait le tour jusqu’à y tourner en rond ? Et comme ces primates en qui les premières esquisses de fiction se sont dessinées les rendant certainement maladroits et inadaptés pour leurs congénères, n’aurons-nous pas discrètement participé au changement du cours de l’histoire ?

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