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I. INTRODUCTION PROBLEMATIQUE.
« à chacun ses goûts et ses couleurs »
Nous allons interroger et remettre en question l’idée suivante qui revient souvent quand on parle d’art.
En fait cette formule traduit souvent l’idée qu’on ne pourrait pas préciser une définition de l’art ni discuter des goûts et des couleurs puisqu’ils sont personnels et varient en fonction des personnes.
On entend ainsi partout « A chacun ses goûts et ses couleurs ». L’un met son chat à jouer avec de la peinture et verra là la preuve du génie félin et l’autre l’aberration de l’art abstrait contemporain. L’un estimera que la violence est partout, que la fascination pour le mal, la perversion n’est que de la provocation et ne peut pas tenir lieu d’esthétique et l’autre estimera que l’art est d’abord liberté dans la fiction. Le relativisme du goût où tout se vaudrait ne nous convient en fait que quand il nous évite de dire à l’autre que ses goûts sont méprisables ou quand nos goûts
semblent attaqués dans leur limitation par un autre. Comment marier cette dimension personnelle du goût avec l’idée que tout ne se vaut pas.
En effet si les goûts sont personnels pourquoi tant de gens ont de nombreux goûts communs et les partagent ? Pourquoi des modes artistiques ont-elles autant de succès ? Que vaut une telle affirmation de gens qui connaissent peu l’art que ce soit par l’effort de développer un sens artistique ou un esprit d’ouverture culturelle ?
Remarques scolaires à ce propos :
/ !\ Ne pas citer dans une copie de bac les exemples suivants : Joconde : Da Vinci & Guernica : Picasso car ils sont symptomatiques du fait qu’on ne connaît rien d’autre en art pictural et que notre goût est peu développé.
/ !\ Il est très pénalisant du point de vue scolaire d’en rester en conclusion d’une réflexion à cette formulation« à chacun ses goûts et ses couleurs ».
II. A chacun ses goûts et ses couleurs ?
Kant explorant la spécificité du sentiment de beauté distingue très justement ce qui nous est agréable de ce qui suscite en nous un plaisir désintéressé. La beauté naturelle et toutes les expériences esthétiques artistiques qui s’en rapprochent suscitent en nous un plaisir désintéressé, un sentiment qui de ce fait se ressent comme universalisable. Quand quelque chose est à mon goût de façon préférentielle, j’ai d’abord l’envie de le posséder même si par la suite je peux envisager généreusement d’en faire profiter d’autres qui auraient un goût semblable. Quand un sentiment de beauté s’empare de moi et élargit mon esprit, j’ai plutôt envie d’abord de communiquer et donc de partager cette expérience.
Cliquez ici pour lire un texte de Kant et son explication sur ce sujet.
Evidemment il y a des phénomènes esthétiques mixtes et il n’est plus alors aussi simple de discerner ce qui relève d’une part du goût personnel, de la préférence, de l’agréable et d’autre part d’un sentiment universalisable, désintéressé, etc.
Ainsi certaines phénomènes esthétiques restent des phénomènes de mode et d’autres phénomènes esthétiques que beaucoup jugeait comme une mode passagère révèlent leur potentiel d’universalisation.
Le sentiment de beauté est-il une expérience seulement impersonnelle ou ce sentiment de beauté peut-il être une expérience personnelle de l’universel ? En d’autres termes s’agit-il d’une expérience d’abord naturelle ou d’une expérience d’abord culturelle voire surnaturelle ?
Le sentiment de beauté est, avons-nous dit, un sentiment désintéressé : une belle femme ou un bel homme n’est pas forcément désiré quand ils sont jugés beaux car même si on changeait d’orientation sexuelle, on les trouverait toujours beaux. L’émotion agréable est, avons-nous dit, intéressée et personnelle : les frites sont bonnes ou le regard d’un homme est attiré par une fille à son goût. Cette distinction semble faire de la beauté une expérience réservée à un être rationnel et donc une expérience d’abord culturelle mais nos exemples même permettent de la mettre en question. Un bel homme ou une belle femme ne sont-ils pas en fait appréciés de façon réfléchie comme pouvant être attirants sexuellement ? Une femme n’apprécie-t-elle pas la beauté d’une femme comme ce qui à la réflexion est en mesure d’attirer le regard de l’autre sexe ? Dans ce cas la beauté n’est-elle pas l’expérience naturelle d’un désir réfléchi jusqu’à sa contemplation détachée ? L’artiste essaie pour rendre la beauté d’une femme d’accentuer dans sa représentation ce qui en elle attire et ainsi peu à peu il apprend même à déplacer notre sens de la beauté féminine : l’art serait alors une activité culturelle qui pourrait transformer jusqu’à notre nature même…
Ces approches montrent à quel point dans le domaine de l’art fait subjectif (nature de la conscience humaine) et valeur subjective (mentalité culturelle) se superposent et peuvent glisser de l’un à l’autre.
III. Il y a des dimensions de transcendances et d’immanences qui ne sont pas personnelles dans l’expérience esthétique.
A - l’expérience esthétique comme expérience du sacré.De ce point de vue peut-on cependant expliquer cette idée qu’il y a des chefs-d'œuvre de l’humanité qui semblent traverser les frontières culturelles, renverser les barrières spirituelles ou les préjugés personnels ? Tout comme un beau paysage semble effacer tous mes jugements, toutes les impressions qui marqueraient entre lui et moi une séparation, un chef-d’œuvre est un objet qui du point de vue esthétique s’empare de notre jugement réfléchissant et le conduit lui-même en lui ouvrant sans cesse de nouvelles perspectives sans que jamais on puisse les réduire à une seule qui les embrasserait toute. Kant décrit quelque chose de semblable quand il parle de finalité sans fin comme caractérisant le jugement réfléchissant face à l’œuvre d’art. Mais il manque peut-être de souligner que la beauté de l’objet s’empare de notre jugement réfléchissant tant et si bien qu’il semble devenir conscient en nous à la place de nous-même. Le chef-d'œuvre ou le beau paysage forme en nous un silence positif où les rapports habituels sujet - objet sont comme renversés. Il semble parfois nous faire faire l’expérience d’une source silencieuse du sens et de nos idées.
B - l’expérience transcendante de la beauté.
Pour Platon, il y a une source silencieuse absolu du sens et de nos idées, il y a une beauté absolue qui dont les beautés matérielles sont les traces multiples de son rayonnement.
On pourrait ainsi relire Kant à l’aune de Platon pour qui une recherche du Beau à travers les diverses beauté mène vers une expérience d’un Absolu qui déborde de sa Beauté supra-intelligible.
Dans Le Banquet (extraits) (210 b - 211 a) Platon écrit :
« DIOTIME - Toi-même, tu pourrais t’initier aux mystères de l’amour. Mais je ne sais si tu seras capable de parvenir au degré ultime de cette démarche. Je vais quand même t’en expliquer les étapes. Essaie de me suivre. Pour suivre ce chemin et atteindre son but, il faut commencer dès son jeune âge à rechercher la beauté physique. Il n’aimer qu’un seul corps et, à cette occasion, dire de belles paroles. Ensuite, il faut comprendre que la beauté d’un corps est semblable, comme une soeur, à la beauté d’un autre corps. Il convient de rechercher la beauté des formes, celle qui se trouve dans tous les corps. Arrivé à cette vérité, on doit devenir l’amant de tous les beaux corps, abandonner l’amour impétueux pour un seul, comme une chose qui ne mérite que dédain. Puis, on considérera la beauté de l’âme comme plus précieuse que celle du corps, jusqu’à ce qu’une belle âme, même dans un corps peu attrayant, nous suffise à engendrer de belles paroles. On sera alors amené à considérer la Beauté dans les actions et dans les lois, à voir qu’elle est toujours la même, dans tous les cas. On en arrivera à regarder la beauté du corps comme peu de chose. Enfin, on passera aux sciences et on en découvrira la beauté. On sera alors parvenu à une vision globale de la Beauté. On ne s’attachera plus à la seule beauté d’un seul objet. On cessera d’aimer un enfant, un homme, une action. On sera désormais tourné vers l’océan de la Beauté, en contemplant ses multiples aspects. On enfantera sans relâche de beaux et magnifiques discours. La sagesse et la pensée jailliront de l’amour qu’on a, jusqu’à ce que notre esprit aperçoive la science unique, celle de la Beauté en soi. Celui qu’on aura guidé sur le chemin gradué de l’amour découvrira une beauté merveilleuse, une Beauté éternelle qui ne connaît ni la naissance ni la mort, qui jamais ne change. Cette Beauté qui ne se présente pas comme un visage ou comme une forme corporelle, elle n’est pas non plus un raisonnement, ni une science. Cette Beauté existe en elle-même et par elle-même, simple et éternelle, et d’elle découlent toutes les belles choses. Lorsque grâce à l’amour bien compris des jeunes gens, l’on s’est élevé au dessus des choses sensibles jusqu’à cette Beauté en soi, on est proche du but. C’est cela le véritable chemin de l’amour, que l’on s’y engage soi-même ou que l’on s’y laisse conduire. Il consiste, en partant des beautés sensibles, à monter sans cesse vers la Beauté surnaturelle en passant, comme par des échelons, d’un beau corps à deux beaux corps, puis de deux beaux corps à tous les beaux corps, enfin des beaux corps aux belles actions, et des belles actions aux belles sciences. Pour aboutir à cette science qui n’est autre que celle de la Beauté absolue, et pour connaître enfin le Beau tel qu’il est en soi. Si la vie vaut la peine d’être vécue, c’est à ce moment : lorsque l’humain contemple la Beauté en soi. Si tu y arrives, l’or, la parure, les beaux jeunes gens dont la vue te trouble aujourd’hui, tout cela te semblera terne. Songe au bonheur de celui qui voit le Beau lui-même, simple, pur, sans mélange, plutôt que la beauté chargée de chairs, de couleurs et de cent autres artifices périssables... »
EXPLICATION : remarque : ici Eros = Dieu de l’Amour.
Dans ce texte écrit par Platon, Platon fait parler de Socrate qui lui-même fait parler Diotime. Dans ce passage, Socrate raconte comment il a été initié par Diotime.
1re étape : l’ascension érotique. C’est la recherche de la beauté. La recherche sensuelle de la beauté et limitée. On ne peut pas posséder les corps par le toucher. Cette 1re étape laisse une insatisfaction. L’Antiquité Greco Romaine affirme que l’homme est un animal triste après le coït (le sexe). Le plaisir sexuel ne parvient jamais à satisfaire le désir de beauté (théorie de Platon). Quand l’acte sexuel a eu lieu, il n’y a plus une seule chair, il y a deux corps. Diotime suggère que cette incomplétude peut être réduite si le désir de posséder la beauté passe au niveau du sens de la vue.
2e étape : la vue. Elle permet de détacher le désir érotique des appétits les plus charnels. Le sens de la vue est le sens le + immatériel. On comprend mieux l’importance du modèle visuel de la conscience. Les aveugles humains ont la capacité de reconstituer un espace géométrique à l’aide du toucher. La vue va permettre d’accentuer le goût pour la beauté plastique / géométrique des choses. Souvent, l’attirance pour la beauté plastique nous ramène à l’attirance pour la possession physique.
3e étape : La découverte de la beauté comme grâce. La grâce est liée à la qualité du mouvement. Cette découverte de la grâce permet de se détacher de la qualité visuelle des choses. L’amoureux de la beauté découvre que la grâce peut s’acquérir. La grâce n’est pas seulement l’art de vivre en société, c’est aussi l’art d’aimer son amant, c’est l’art de mener un combat. La grâce est donc reliée à toutes les vertus pratiques & sociales. Il y a là un tournant, la beauté n’est plus cherchée à l’extérieur mais à l’intérieur. L’amoureux de la beauté peut enfin espérer une satisfaction totale parce qu’il n’est dépendant de personne pour découvrir cette beauté. Il peut s’aider toutefois d’un maître ou d’un compagnon plus avancé. Pour Platon (ou Socrate), nos histoires d’amour seraient plus satisfaisantes si notre amour se dirigeait en fonction de la beauté intérieure. Au début, il n’est pas évident de distinguer le rayonnement de la chair appétissante et le rayonnement de la grâce.
4e étape : La beauté a une source intérieure. Il s’agit alors de se connaître soi-même, d’explorer sa conscience. Pour Platon, notre identité, notre individualité la plus authentique n’est donc pas le corps ni les émotions, ni les idées personnelles. Notre identité la plus authentique est justement notre amour de la beauté. Ce désir de beauté, ce feu intérieur, qui nous anime dans notre besoin de beauté, c’est l’âme. Il va s’agir d’explorer l’âme pour comprendre le lien entre le désir de beauté et la beauté. Plus il y a un désir de beauté, plus l’âme est belle. Il faut se demander quelle est la source intérieure de l’âme et la source du désir de l’âme. Pour Platon, on devient alors adepte de la science. La science platonicienne à la différences de nos sciences d’aujourd’hui cherche non seulement à expliquer mais à comprendre l’existence de toute chose. La science est toujours une science de l’unité du tout. Une « pensée scientifique » (selon Platon) est toujours une intuition de l’unité du tout qui permet d’expliquer les parties.
Étape 5 : La science. Pour Platon, le philosophe découvre qu’il existe un monde avec des idées immatérielles éternelles qui commandent les évènements immatériels et matériels. Le philosophe découvre que la beauté physique est toujours en rapport avec les nécessités d’espèce. La conscience, en découvrant la science, découvre que certaines idées existent en elle toujours, alors que les matérialisations de ces idées sont temporelles et temporaires. Au niveau des idées, on a une plénitude, alors qu’au niveau de la matérialisation des idées, il nous manque des choses. Pour Platon, la véritable beauté se rencontre dans le monde des idées à qui il ne manque rien. Le monde des idées est la source du monde matériel. On peut faire l’expérience de formes intelligibles qui engendrent les choses : l’homme est un inventeur technique qui matérialise des idées restées jusque là immatérielles. Mais aussi la conscience que j’ai de moi est de la même origine que la conscience que l’autre a de soi-même. C’est une même loi immatérielle qui matérialise nos deux consciences. Cette loi est la plupart du temps inconsciente mais si je me connais vraiment, alors je découvre l’unité de toutes les consciences en moi au fond de mon âme. Pour Platon, l’existence de lois universelles (par exemple, mathématiques ou philosophiques) implique l’existence profonde d’une unité de conscience de toutes les consciences individuelles. Connaître son âme revient à sentir l’origine unique et commune de toutes les âmes. Cette origine commune et surtout unique, lorsqu’elle est explorée, mène à la dernière étape.
Étape 6 : Le beau en soi / Le beau absolu : Pour Platon, on peut découvrir l’origine commune des idées dont l’idée d’âme, l’idée de beauté, etc. Cette origine est au-delà des idées qui sont habituellement définissables et observables grâce à la pratique de l’ascension dialectique. Cette beauté absolue est au-delà des idées incommensurables c’est-à-dire les plus incomparables tellement elles semblent contradictoires. C’est un mouvement et ce n’est pas un mouvement. C’est en-dehors du temps, de l’espace, donc c’est éternel et impérissable et c’est l’origine unique de l’existence, de tout ce qui existe temporellement. Une âme a l’existence, notre corps a une existence temporaire, et cette beauté absolue EST l’existence. L’erreur philosophique de jeunesse dans sa recherche de beauté est de confondre la recherche de l’être avec celle de l’avoir.
C - Les conséquences pour l’art dans l’approche de Platon.
Pour Platon, il y a une source silencieuse absolu du sens et de nos idées, il y a une beauté absolue qui dont les beautés matérielles sont les traces multiples de son rayonnement.
On pourrait ainsi relire Kant à l’aune de Platon pour qui une recherche du Beau à travers les diverses beauté mène vers une expérience d’un Absolu qui débordant de sa Beauté supra-intelligible suscite une multitude de formes intelligibles qui elles-mêmes informent l’espace et le temps instables. La beauté artistique est ainsi toujours relative. Platon distingue de ce point de vue trois type d’art :
- Il y a l’artisan qui matérialise des choses utiles comme un lit à partir d’une idée intérieure : sa valeur d’artisan tient alors à sa capacité de matérialiser ce qui n’appartenait qu’au monde des idées. Dans un même ordre on parlera ainsi de beaux raisonnements, de belles sciences car malgré la reproductibilité des techniques en jeu, ils matérialisent de belles idées.
- Il y a l’artiste figuratif qui imite les beautés sensibles et l’artiste qui symbolise le monde intelligible. Un beau lit peint est pour Platon sans intérêt : il ne nous viendrait pas à l’idée de trouver au moment de dormir plus beau un lit peint qu’un lit matériel. Cet exemple par analogie permet de comprendre que Platon conteste l’artiste figuratif grec qui sculpte ou peint des beaux corps humains. Implicitement Platon conteste donc l’art sacré de son temps où les dieux sont représentés sous la forme de beaux corps humains. Ce sont pour lui ce que les monothéistes chrétiens appellent des idoles et non des icônes. L’idole pour un chrétien fait confondre le divin avec le sensible, l’icône nous renvoie toujours à l’invisible, à l’intelligible. L’art égyptien qui schématise les dieux, les symbolise au lieu de les représenter est donc préféré par Platon à l’art sacré grec qui confondrait le sensible et l’intelligible.
Cependant pourquoi refuser que la perfection puisse être présente au niveau sensible ? L’icône chrétienne ne se contente pas en fait de symboliser l’intelligible ou l’invisible comme l’art égyptien, elle cherche aussi à symboliser l’incarnation de l’invisible : l’icône chrétienne est l’héritière de l’art grec. Les philosophes stoïciens apportent une justification philosophique à cette conception. Pour eux le divin n’est pas tant un absolu transcendant par rapport à la matière qu’un absolu immanent à la matière. L’univers matériel dans sa globalité serait le corps conscient de l’âme de l’univers. A cette échelle de l’univers sensible il y aurait une harmonie parfaite.
Platon n’ignore pas tout à fait la puissance de l’harmonie mais seulement sous la forme arborescente d’une hiérarchie, d’un rayonnement s’échappant reflets insignifiants du centre de tout où trône la transcendance la plus absolue. L’art fondé sur l’harmonie du sensible exprime l’intelligence même du corps de l’univers. L’harmonie est la beauté d’un ensemble constitué de parties. Une partie qui isolée semble laide participe souvent de la beauté de l’ensemble : de trop près on ne verra que des tâches de peinture, de loin on verra un magnifique paysage. Pour les Stoïciens, l’univers est un être vivant dont nous sommes des parties, des organes.
Dans le corps humain, c’est le renouvellement constant de nos cellules qui assurent la santé du corps. Les cellules qui ne reçoivent plus l’ordre de mourir forment un cancer : la mort sert paradoxalement l’harmonie du tout. On pourrait appliquer cette connaissance inconnue à l’époque des stoïciens pour la justifier. Ils invitent à modifier la représentation humaine usuelle des événements douloureux de la vie. A la distance humaine habituelle, l’univers peut sembler menaçant, injuste, laid. Le Stoïcien est celui qui essaie intérieurement de découvrir l’harmonie de l’univers. Le Stoïcien s’efforce de voir tous les évènements, même les plus désagréables, comme des évènements harmonieux. Le secret de l’harmonie, c’est de regarder à bonne distance. Elle suppose d’être observée d’un certain point de vue.
L’art grec inclut ainsi des règles d’harmonie entre la taille de la tête et le reste du corps : une tête disproportionné sur un petit corps est jugée laide. Il y a ce qu’on appelle des canons de la beauté qui permettent de produire de l’harmonie. Platon n’a pas vu que face à une statue grecque nous ne sommes pas tant prisonniers d’attraits charnels que soudain confronté aux lois d’harmonie qui dirigent nos attirances. L’harmonie est d’abord une force qui nous met au service des intérêts de l’univers, être attiré par tels corps du sexe opposé assure la reproduction de l’humanité. Mais prendre conscience de l’harmonie face à des oeuvres d’art montre notre spécificité en tant qu’être humain : notre sens de l’harmonie conscient nous relie à l’intelligence même de l’univers. La beauté harmonieuse unit notre âme à celle de l’univers dans une seule intelligence : il y a dans l’harmonie une autre dimension de l’expérience sacrée que suscite parfois l’expérience de l’œuvre d’art.
E - conclusion.
La beauté esthétique met donc en jeu une éventuelle expérience même de l’absolu. Mais elle interdit selon nous de rejeter autant les interprétations transcendantes qu’immanentes de l’absolu. Le rayonnement d’une même beauté invisible dans toutes les beautés visibles paraissant avec plus ou moins de vigueur n’exclut pas une intelligence universelle de l’harmonie où chaque partie parfois malgré ses imperfections nourrit la beauté d’un tout.
transition critique : Pour les Stoïciens et plus tard les cartésiens comme Boileau, les règles de la perfection et de l’harmonie étaient immuables.
Or quand on regarde les différentes cultures, il y a plusieurs règles d’harmonie possibles.
La musique est un domaine où on assiste aujourd’hui à un métissage de l’harmonie. Les harmonies occidentales se marient avec les harmonies orientales ou autres.
Les Stoïciens n’avaient pas pensé que l’harmonie naturelle pouvait comporter des dimensions culturelles voire individuelles. Avec les Stoïciens, l’harmonie a pour modèle l’harmonie de la nature. Mais les Stoïciens ont négligé que la nature peut être réinterprétée et transformée culturellement et individuellement.
IV. La dimension individuelle de l’expérience esthétique n’aboutit pas forcément au relativisme : l’individualisation peut être un principe absolu.
A - Une dimension absolue d’invidualisation dans l’expérience esthétique ?Cependant le sens occidental de l’harmonie qui s’est développé chez les grecs n’est pas le seul. Chaque culture a ses propres conceptions et insistances sur l’harmonie : la peinture chinoise se joue d’abord sur le rapport entre le vide et le plein. Quant au sens de l’absolu transcendant qui n’est pas autant souligné par la Chine par exemple, il se décline de manières très diverses diverses dans l’histoire des diverses cultures et civilisations : en Inde, dans les divers pays musulmans, au Japon, l’architecture, la peinture, la calligraphie, la poésie, etc. offrent une multitude de manières de signifier la présence de la transcendance.
Il y a selon nous dans ces déclinaisons une dimension individuelle
évidente. Individualité des cultures, individualités des contextes
sociaux historiques.
La civilisation occidentales est celle qui en ce qui concerne l’art a le plus souligné l’individualité des personnes.
La civilisation occidentales est celle qui en ce qui concerne l’art a le plus souligné l’individualité des personnes.
B - L’individualisation de l’art montre une éthique au-delà des simples normes morales.
Là où les cultures imposent des normes éthiques à l’esthétique, des canons d’harmonie, etc. l’individu artiste de plus en plus a affirmé en occident le droit à la personnalisation du goût esthétique. On a le droit désormais d’avoir mauvais goût, de préférer ce qui est laid. Car un goût personnel grossier ou perverti a autant le droit à des plaisirs esthétiques qu’un goût plus affiné. La morale et l’éthique doivent être chassées du sanctuaire artistique. Tout doit pouvoir être possible dans le domaine de la fiction. L’éthique et la morale mettent en jeu la vie réelle et n’ont pas à intervenir dans le domaine fictif. Bien entendu, nous savons que certaines nourritures esthétiques ont des conséquences morales : si vous donnez à voir de la violence gratuite, de la sexualité pulsionnelle sans y montrer de relation émotionnelle, si vous confondez luxe et beauté vous donnerez une certaine configuration à la vie sociale. Violence, sexe pulsionnel et argent sont des émotions relativement grossières et un individu dans le vécu émotionnel en reste là aura malgré toute les barrières morales qu’on voudra un conflit intérieur qui le ramènera toujours vers des conduites bestiales. Il sera souvent agressif, il se laissera aller à des infidélités dans ses relations de couple, il cherchera à gagner des richesses par des moyens plus ou moins honnêtes. Toutefois la passion du Christ qui a inspiré tant d’œuvres d’art n’est-elle pas l’image d’une scène de violence où se joue la divinisation de l’homme ? En Inde le culte du Shiva lingam ne s’appuie-t-il pas malgré toutes les dénégations des hindous sur l’image d’un phallus dressé vers le ciel émergeant d’un vagin ? Enfin les représentations du divin transcendant ne mettent-elles pas en valeur l’idée d’un maître et possesseurs de toute la nature ? A vrai dire à chaque fois l’émotion grossière y est transfigurée : la passion du Christ satisfait fictivement notre agressivité en la dénonçant dans ses manifestations au quotidien, l’énergie d’un shivalingam n’est pas strictement génitale puisque le sexe mâle n’est pas montrée pénétrant le sexe masculin mais au contraire la source féminine le faisant naître, l’élevant, le sublimant dans l'unité avec elle. Ici la puissance et la richesse divine est généreuse et créatrice, c’est une surabondance qui profite à tous (Dieu s’il existe ne peut chasser personne de sa vue, il ne peut exproprier personne de l’existence qu’il lui donne).
la pluralité des goûts ne traduit pas la relativité du goût qui serait
au final seulement une affaire où tout se vaut. La pluralité des goûts
peut et doit être recherchée comme symbole de la diversité du
développement des consciences et de leurs expériences esthétiques. Il
faut bien par exemple connaître des histoires où le bien et le mal
s’affrontent de façon manichéenne avant de voir qu’une histoire peut
être belle même si elle finit mal. Il y a une beauté du mal, une
séduction du mal qu’il est préférable de connaître de façon fictive même
si elle reste souvent grossière plutôt que de l’expérimenter en tant
que telle au mépris du respect d’autrui. A un niveau supérieur de
conscience, on verra que l’obstacle, le mal d’hier était le ferment de
l’évolution de demain. La fascination esthétique pour le mal si elle
restait suffisamment compensée par l’insatisfaction d’un tel
cloisonnement nous préparait à comprendre quel bien supérieur au-delà du
bien et du mal d’hier se préparait.
C - L’individualisation de l’art et le rejet de la sacralisation de la beauté transcendante et de l’harmonie.
La pluralité du goût, son individualisation traduit selon nous que l’absolu n’est pas seulement transcendant, immanent de manière strictement impersonnelle.
Les dadaïstes ont produit des œuvres d’art qui n’avaient aucune beauté. Ce qui définit l’art, c’est alors le geste de l’artiste qui brise les conventions. Pour ce courant artistique, le plus important n’est pas la beauté mais la force créatrice individuelle de l’artiste lui-même. Marcel Duchamp en signant une pissotière a réussi de manière provocatrice à en faire une oeuvre d’art. L’art avec cette individualisation extrême devient un mode de vie anticonformiste, il s’agit de se libérer de toute forme d’autorité afin d’être créatif : la démarche artistique doit donc rejeter la transcendance ou le sacré immanent à l’oeuvre d’art, elle doit rejeter toutes les canons esthétiques, toutes les règles usuelles d’harmonie.
« A chacun ses goûts et ses couleurs » suscite une pensée relativiste. Etre relativiste c’est penser que tout est Relatif à nos goûts personnels. Etre relativiste c’est dire d’un point de vue relatif : « il y a mes préférences (x est meilleure que y) », et c’est dire d’un point de vue absolu aussitôt nié : « toutes les préférences des uns et des autres se valent ». Mais il y a selon nous deux sortes de relativisme :
- Le relativisme vulgaire n’est pas créatif, il est souvent consommateur. En général, le relativiste vulgaire a les goûts de la plupart des gens. Il ne cherche pas véritablement à cultiver un goût original. Son relativisme n’est souvent qu’une tolérance négative, qui cache le mépris du grand nombre vis-à-vis des minorités mais aussi le mépris pour l’authenticité du goût.
- Le relativisme fort comprend la formule « à chacun ses goûts et ses couleurs », comme un appel à l’originalité et à la création. Le relativisme fort se moque du relativisme vulgaire : la personne qui vend du parfum et qui dit « soyez vous-mêmes, achetez ce parfum », manipule le client : si tout le monde a le même parfum, que signifie être soi-même ? De nos jours, le relativiste fort est souvent un publicitaire, un créateur de mode. Mais est-il possible d’échapper à l’opposition entre l’individualisation artistique qui met en jeu des préférences authentiquement personnelles et l’universalisation de la création artistique ? On peut estimer que la valorisation subjective participe et nourrit l’évolution du fait subjectif lui-même. Mais le relativisme fort s’il considère la création artistique comme participant à l’évolution de la conscience humaine ne se remettrait-il pas en question comme relativisme puisque tout ne se vaudrait plus dans l’absolu !
à la transcendance de la beauté rencontre des limites du point de vue du développement de la conscience individuelle elle-même.
Dans les arts plastiques, cette attitude de refus de la beauté reste aujourd’hui prégnante.
Mais dans le domaine de la musique, cette attitude qu’ont représenté Stockhausen ou Boulez a rapidement été réinscrite dans une nouvelle forme de recherche de l’autre. La dimension individuelle dans sa force a été élargie par métissage d’identités retrouvant ainsi les dimensions cosmiques et transcendantes de la beauté.
« A chacun ses goûts et ses couleurs » ne doit pas se comprendre comme à chacun ses préférences mais plutôt comme à chacun de s’efforcer d’individualiser ses goûts pour parachever son ego mais plus avant il s’agira de le comprendre au niveau de ses goûts comme l’exigence d’universaliser et de transcender sans cesse son individualité pour la faire grandir.
D - Le goût individualisé dans l’ouverture d’esprit.
Le goût n’est pas d’abord plus ou moins grossier mais plus ou moins ouvert : l’homme de goût non raffiné par une certaine ouverture d’esprit aura peut-être un jour une expérience esthétique plus large qu’un être raffiné qui par principe n’écoute que telle musique et pas telle autre, s’intéresse à tel type d’expérience esthétique et pas tel autre.
Un artiste de génie dans le futur sera celui qui saura traduire dans son oeuvre que ce qu’il a dans son expression de plus personnel est tout autant universellement impersonnel et inspiré par la transcendance. Soudain tout le monde se met à sentir à travers ses sens ce que lui seul ressentait, ce que lui seul exprimait d’une perception pourtant disponible à tous. Dans son livre Qu’est-ce que la philosophie ? Gilles Deleuze et Félix Guattari disent ainsi que l’artiste crée des percepts tandis que le philosophes crée des concepts et le scientifique des fonctions.
V. Conclusion.
Il y a donc divers degrés d’inspiration selon au moins trois dimensions. Un chef-d’œuvre intégrera souvent style personnel, profondeur et renouvellement de l’harmonie ainsi que rayonnement ou aura transcendant le visible. Mais comment comparer les degrés d’inspirations. L’un aura été plus profondément, il aura toucher un plan d’inspiration plus haut qu’un autre mais cet autre sur son plan inférieur aura mieux embrasser, il aura une perspective moins étroite sur ce plan. L’art participe d’une évolution consciente de la conscience, on peut en ce sens faire de sa vie un art et il nous indique que cette évolution n’est pas linéaire au sens où il y aurait un progrès évident en terme de conscience artistique. Mais si l’évolution est tridimensionnelle en attendant l’émergence de dimension inconnue, elle n’en est pas moins un fait, même si les divers degrés intriqués de cette tridimensionalité rendent difficiles les comparaisons en terme de degré de conscience. Mais sera-t-on alors encore artiste ?
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