dimanche 26 octobre 2014

Le discours décisif d’Averroès - pistes d'explication et de commentaire.



LE DISCOURS DECISIF d’Averroès

I - Introduction- Contexte.

A - Contexte religieux et philosophique de notre lecture du Discours décisif.

Le texte sacré auquel se réfère les musulmans est le Coran. il aurait été révélé directement par l’ange Gabriel [Djibril] à Mohammed au VIIe siècle après Jésus-Christ. Cette révélation estime que la Bible chrétienne ou juive est un texte tronqué même si il fût aussi à l’origine de nature révélé.
Pour mémoire, rappelons que Bible signifie en grec bibliothèque. La Bible chrétienne reprend la Bible juive déjà composée de plusieurs livres à laquelle elle joint des textes que les juifs ont à un moment retiré de leur Bible et à laquelle elle ajoute des livres indépendants racontant l’histoire de Jésus Christ (les 4 Evangiles), l’histoire de ses premiers disciples (Les actes des apôtres), des lettres (de Paul, Pierre, Jacques, Jean et Jude) attribués aux premiers disciples de Jésus-Christ et enfin l’Apocalypse attribuée à Jean [en grec apocalypse signifie révélation et non fin du monde !]. Les chrétiens auront d’ailleurs de vifs débats pour fixer leur Bible : vraisemblablement le canon biblique se fixera au IIIe et IVe siècle après des débats sur la valeur de l’Apocalypse. Ce canon sera contesté concernant certains livres que les juifs eux-mêmes avaient fini par rejeter de leur Bible et certaines lettres de disciples de Jésus par les protestants au XVIe siècle. Aujourd’hui certains estiment que des versions de l’Evangile (Evangile = Bonne Nouvelle) de Jésus ont été rejetées alors qu’elles ont visiblement une valeur spirituelle parce que certains courants ont pris le pouvoir et ont souhaité éliminer toute trace des autres courants dans le choix même des textes qui composeraient la Bible chrétienne : des Evangiles dont les Evangiles de Thomas ou plus récemment de Judas ont été redécouverts et ils montrent qu’au Ier et IIe siècle après Jésus-Christ ont existé des courants chrétiens qui ont été combattus et pratiquement éliminés. Les historiens appellent ces courants chrétiens les gnostiques (du grec gnose qui signifie connaissance).
Certains juifs et chrétiens au début de l’islam verront non pas une nouvelle religion mais juste une nouvelle secte chrétienne parmi celles qui rejettent l’idée que Jésus est Dieu. En effet, chez les chrétiens, il y a un débat : comment Dieu lui-même en personne qui s’est fait homme, aurait-il pu mourir crucifié comme l’était à l’époque un esclave ? quel est le sens de dire que ce Dieu fait homme serait ressuscité en triomphant de la mort au niveau du corps humain lui-même ? Arius était un prêtre d’Egypte qui avait suscité parmi les chrétiens des tensions énormes à propos de la nature de Jésus-Christ en disant qu’il n’était qu’un homme même s’il était l’homme chargé de juger les vivants et les morts à la fin des temps et de détruire le mal et la mort au nom de Dieu. L’arianisme avait été vaincu au sein de l’empire romain par la conception chrétienne trinitaire qui affirme que Dieu est UN mais qu’il est trois personnes à savoir Jésus-Christ, le Père transcendant et l’Esprit Saint. Cette conception étrangement se rapprochait du paganisme qui, quoiqu’on en dise, a toujours défendu l’unité du divin et la pluralité des personnalités du divin. Bien qu’ici cette pluralité de personnes divines soit arbitrairement limitée à trois, n'était-ce pas renier le propre du monothéisme ? Au cours du IVème  siècle après Jésus-Christ, l’arianisme avait été vaincu politiquement dans l’empire romain, la conception trinitaire était devenue religion d’Etat éliminant au passage la prépondérance politique du paganisme. Mais l’arianisme avait survécu autour de l’empire romain : théologiquement l’arianisme ne semblait-il pas plus évidemment monothéiste et fidèle à la partie juive de la Bible que l’interprétation trinitaire ? En Occident vers la fin du Ve siècle, l’empire romain avait été détruit par des invasions de peuples dont la plupart des chefs étaient arianistes, mais peu à peu la conception trinitaire anti-arianiste l’avait emporté. En orient, l’empire romain a survécu et même connu un regain de splendeur : on l’appellait l’empire byzantin et il a disparu ultimement en 1453 lors de la prise de Constantinople par les ottomans (les turcs).
Au début du VIIe siècle, on a vu surgir les conquérants Arabes et eux toléraient plus que les chrétiens trinitaires anti-arianistes, les diverses interprétations monothéistes juives ou chrétiennes d’où peut-être en partie leur succès.
Mais il ne s’agissait pas seulement d’un arianisme renouvelé, mais bien d’une nouvelle religion monothéiste, car les paroles de l’Ange Gabriel recueillies par le prophète Mohammed s’affirmèrent comme une révélation de Dieu plus pure que celles de la Bible elle-même. Or le mouvement arianiste n’avait pas contesté jusque là la Bible elle-même sinon sur certains points. Les chrétiens arianistes et les chrétiens trinitaires étaient largement d’accord sur les textes de référence, ils n’avaient pas encore conscience de leur différence lorsqu’ils étaient unis au IIe et IIIe siècle contre ceux que les historiens appellent les chrétiens gnostiques et qui comme nous l’avons dit s’appuyaient entre autres sur les Evangiles de Thomas ou de Judas. Les Arianistes et les Trinitaires se querellaient juste sur l’interprétation à donner au corpus biblique qu’ils avaient définis comme textes réellement sacrés. Mahommed, en affirmant qu’il transmettait une parole révélée venant directement de Dieu par l’entremise de son ange messager Gabriel,  affirmait détenir les paroles les plus sacrées sur lesquelles il valait mieux fonder son amour de Dieu [Allah].
Mais comme Harun Yahya, un musulman contemporain le rappelle à partir des paroles du Coran, ce que devraient être les rapports des musulmans avec les autres religions monothéistes (les gens du Livre c’est-à-dire de la Bible) est loin d’être une intolérance :

« Musulmans que nous sommes, aimons et respectons les Prophètes Moïse et Jésus (paix sur eux), nous savons qu’ils sont chéris et aimés de Dieu, et nous croyons également en tous Ses prophètes. De plus, nous respectons la croyance, les valeurs et les traditions juives [qui se réfèrent à Moïse] et chrétiennes [qui se réfèrent surtout à Jésus], parce que Dieu nous commande d’inviter les gens du Livre à "s’unir sur une base commune" :
Dis : "Ô gens du Livre, venez à une parole commune entre nous et vous : que nous n’adorions qu’Allah, sans rien Lui associer, et que nous ne prenions point les uns les autres pour seigneurs en dehors d’Allah." Puis, s’ils tournent le dos, dites : "Soyez témoins que nous, nous sommes soumis." (Coran, 3 : 64)

Les musulmans croient au Coran révélé au Prophète Mohammed (paix et bénédiction sur lui) comme ils croient aux livres révélés auparavant : les Pages d’Abraham (paix sur lui), la Torah révélé à Moïse (paix sur lui), le livre de Psaumes révélé à David (paix sur lui), et la Bible révélée à Jésus (paix sur lui). Cependant, à travers le temps ces livres ont subi des altérations et contiennent de ce fait deux types d’informations : exactes (la croyance en Dieu, la vertu, le Jour du Jugement, et le rejet de l’idolâtrie à titre d’exemple), ainsi que des informations inexactes. Des versets coraniques disent :

Il a fait descendre sur toi le Livre avec la vérité, confirmant les Livres descendus avant lui. Et Il fit descendre la Torah et l’Évangile auparavant, en tant que guide pour les gens. Et Il a fait descendre le Discernement. Ceux qui ne croient pas aux Révélations d’Allah auront, certes, un dur châtiment ! Et, Allah est puissant, détenteur du pouvoir de punir. (Coran, 3 : 3-4)

Nous avons fait descendre la Torah [la Torah est la première partie de la Bible juive et chrétienne dans laquelle est racontée la création de l’univers, de l’humanité et du peuple juif, puis la révélation d’une loi comprenant 613 commandements par l’intermédiaire de Moïse] dans laquelle il y a guide et lumière. C’est sur sa base que les prophètes qui se sont soumis à Allah, ainsi que les rabbins et les docteurs jugent les affaires des juifs. Car on leur a confié la garde du Livre d’Allah, et ils en sont les témoins. Ne craignez donc pas les gens, mais craignez-Moi. Et ne vendez pas Mes enseignements à vil prix. Et ceux qui ne jugent pas d’après ce qu’Allah a fait descendre, les voilà les mécréants. (Coran, 5 : 44)

Dieu déclare que les gens du Livre sont des croyants comme suit :

Mais ils ne sont pas tous pareils. Il est, parmi les gens du Livre, une communauté droite qui, aux heures de la nuit, récite les versets d’Allah en se prosternant. Ils croient en Allah et au Jour dernier, ordonnent le convenable, interdisent le blâmable et concourent aux bonnes œuvres. Ceux-là sont parmi les gens de bien. Et quelque bien qu’ils fassent, il ne leur sera pas dénié. Car Allah connaît bien les pieux. (Coran, 3:113-15)

Il y a certes, parmi les gens du Livre ceux qui croient en Allah et en ce qu’on a fait descendre vers vous et en ce qu’on a fait descendre vers eux. Ils sont humbles envers Allah, et ne vendent point les versets d’Allah à vil prix. Voilà ceux dont la récompense est auprès de leur Seigneur. En vérité, Allah est prompt à faire les comptes. (Coran, 3 : 199)

L’attitude d’un musulman envers les gens du Livre reflète l’existence parmi eux de véritables fidèles. Dieu seul connaît ce que contiennent les cœurs, et Il révèle que quelques juifs et chrétiens ont mérité Sa grâce et Sa satisfaction.
Il révèle aussi que pour toutes les nations Il a créé mode et législation. À travers l’histoire, Il a envoyé des prophètes aux gens pour les informer de Ses lois, de Ses commandements et de Ses interdictions. Tous les prophètes ont par-dessus tout invité leurs nations à croire en Dieu et à L’adorer et à respecter les règles qu’Il a établies pour l’humanité. En d’autres termes, toutes les vraies religions sont à l’origine basées sur l’unité de Dieu, et le travail acharné pour gagner Son contentement, Sa compassion et Son paradis. Toutes les nations sont supposées se plier complètement à la volonté de Dieu et faire de bonnes actions pour mériter Sa récompense :

Et sur toi (Mohammad) Nous avons fait descendre le Livre avec la vérité, pour confirmer le Livre qui était là avant lui et pour prévaloir sur lui. Juge donc parmi eux d’après ce qu’Allah a fait descendre. Ne suis pas leurs passions, loin de la vérité qui t’est venue. À chacun de vous Nous avons assigné une législation et un plan à suivre. Si Allah avait voulu, certes Il aurait fait de vous tous une seule communauté. Mais Il veut vous éprouver en ce qu’Il vous donne. Concurrencez donc dans les bonnes œuvres. C’est vers Allah qu’est votre retour à tous ; alors Il vous informera de ce en quoi vous divergiez. (Coran, 5 : 48) »

Enfin à propos des rapports entre l’islam et le judaïsme, tous les musulmans ne sont pas des arabes puisque l’Islam n’est pas la religion d’un peuple : les pakistanais par exemple ont seulement parfois des ancêtres arabes et malgré ce que pensent certains tous les maghrébins n’ont pas seulement des ancêtres arabes puisque ces derniers se sont installés au cours du VIIe siècle après Jésus Christ. On peut être musulman sans souhaiter une domination politique exclusive des arabes : ceci explique certainement en grande partie la première grande fracture au sein de l’islam entre les chiites et les sunnites. Les chiites ne sont pas des peuples arabes tandis que les sunnites furent souvent dirigés par des arabes ou des berbères revendiquant leur lien avec des arabes ou encore des voisins des peuples chiites qui comme les indiens pakistanais qui voulaient se rapprocher des arabes, etc. En ce qui concerne les arabes, Abraham avant d’avoir avec sa femme légitime son fils Isaac, ancêtre de tout le peuple hébreux aurait eu avec une esclave son fils Ismaël, ancêtre du peuple arabe. Hébreux et arabe (d’Arabie) aurait eu comme ancêtre Abraham. L’aîné serait Ismaël mais le cadet Isaac serait issu de la femme préférée d’Abraham. Les arabes et les juifs seraient donc deux peuples sémites et cousins.
Les conflits actuels semblent donc manquer de bon sens. Les occidentaux revendiquent tolérance et démocratie face aux peuples musulmans mais certains occidentaux chrétiens face à l’intolérance et au manque de démocratie des musulmans en profitent pour parler de croisade contre l’islam. Or si on regarde l’histoire les musulmans semblent avoir offert plus de tolérance que les chrétiens catholiques, protestants ou orthodoxes n’en ont offert quand des musulmans étaient sous leur juridiction politique. Cette tolérance musulmane est avérée jusqu’au XIXe siècle où peu à peu ces peuples ont été colonisés par les occidentaux. Bien qu’on puisse juger la tolérance musulmane perfectible puisque souvent les juifs et les chrétiens étaient confinés à certains quartiers, à certaines tâches ou puisque des taxes spécifiques leur étaient appliquées, il faut rappeler que l’occident n’a su esquisser un net dépassement de la tolérance religieuse musulmane qu’avec les révolutions américaines et française du XVIIIe siècle où par exemple Rabaut Saint-Etienne affirme qu’il faut plus qu’un droit à être "toléré" mais un droit à la liberté qui offre une véritable liberté religieuse.
En effet la tolérance relative des musulmans vis-à-vis des religions monothéistes s’est parfois réduite si bien que les juifs ont dû parfois s’expatrier. Mais surtout cette tolérance relative vis-à-vis des autres confessions monothéistes n’a pas empêché les musulmans de se déchirer entre eux dès que l’un ou l’autre avaient une interprétation divergente. Et surtout au moyen-âge devenir athée ou embrasser une autre religion restait pour un musulman passible de mort comme d’ailleurs chez les chrétiens et les juifs. En Europe occidentale des penseurs et des politiques ont voulu qu’on renonce à condamner à mort ceux qui se convertissaient à une autre religion après que les guerres de religions entre catholiques et protestants ont entraîné des massacres tels que l’humanité en avaient rarement vus jusqu’alors.
A vrai dire les propos même du Coran ou de la Bible sont très durs pour ceux qui ne sont pas monothéistes tels les païens. Or la religion hindoue qui comptera bientôt un milliard de personnes peut-elle être ainsi condamnée ? Les religions monothéistes par leur appel à la conversion ne sont-elles pas tentées de façon inhérente par la conquête et la violence d’où aujourd’hui l’affrontement des intégristes chrétiens américains et des intégristes musulmans. Peut-il y avoir un sens du dialogue authentique à partir du moment où on présuppose par définition avoir reçu la parole de Dieu lui-même qui contient seule la vérité intégrale ?
Lisant Averroès, la question est donc de savoir si les menaces que les religions révélées ou plutôt les institutions chargées de les représenter, font peser sur ceux qui osent réfléchir sont inhérentes ou non à ce type de religion. 
Si on accepte l’anachronisme, un cas exemplaire qui peut venir à l’esprit est celui de Galilée au 17e siècle face à la religion catholique : la divergence n’était pas simplement une divergence théologique mais pour la première fois une nette divergence apparaissait entre science et théologie que la philosophie pouvait difficilement amoindrir. Cette divergence entre la science et la théologie allait faire naître l’athéisme occidental qui est un phénomène unique dans l’histoire humaine car jusqu’à ce moment l’humanité dans son histoire était toujours étroitement liée à des pratiques religieuses.
Harun Yahya, à côté de son appel à la tolérance entre monothéistes, est visiblement dans d’autres articles de son site internet un créationniste anti-darwinien. Or comme nous n’avons cessé de le répéter dans nos diverses leçons, on ne peut pas refuser le fait scientifique d’une évolution des espèces qui met en jeu aussi bien du hasard que de la nécessité, si on l’examine du point de vue matériel. Tout croyant monothéiste doit aujourd’hui réinterpréter sa foi dans un sens compatible avec l’évolution des espèces, s’il veut continuer à croire et à adhérer à une recherche de connaissances scientifiques. La difficulté est que les croyants des religions révélées doivent alors renoncer au fait que seul leur texte sacré est pleinement sacré. Ils doivent reconnaître la fausseté du sens littéral de certains passages même s’ils peuvent continuer à y trouver un sens spirituel : on ne peut dans un esprit scientifique croire au sens littéral que Dieu [Allah] a fait le monde en 6 jours et s’est arrêté le septième (Coran VII, 52 et dans la Bible, livre de la Genèse, 2, 1-4).
Averroès peut-il dans sa démarche apporter des solutions pour un croyant monothéiste ? Peut-il permettre d’offrir au croyant monothéiste un espace pour accepter la science quelles que soient ses découvertes ? Du point de vue de celui qui n’embrasse aucune religion donne-t-il les moyens d’entrer en dialogue avec le croyant qui au nom de sa foi refuserait la démarche scientifique forcément matérialiste ? Car si nous sommes de plus en plus à mener une recherche spirituelle sans attache religieuse institutionnelle, il nous faudra bien dialoguer avec les religieux en s’appuyant sur le meilleur de leur croyance...


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B - Le contexte religieux et philosophique d’Averroès lui-même.


Ce qui suit réaménage juste un peu le travail de Marc Lohez sur Averroès.

1 - Quel est le contexte historique de la vie d’Averroès (contexte politique et événements extérieurs) ?

La carrière d’Averroès se situe dans la période almohade même s’il est « né a la fin de la domination almoravide. La fin de sa vie est marquée par un regain de tension entre les Almohades et les royaumes chrétiens (bataille d’Alarcos en 1195 contre le roi de Castille). La plus grande partie de sa vie se déroule à Cordoue, l’une des plus grande villes de l’époque (500000 habitants) même si elle fait moins "frontière" que Tolède.

2- Quels sont les métiers exercés par Averroès ?

On pourra citer médecin et juge (cadi), en ajoutant écrivain ou penseur ou philosophe ce qui à l’époque n’est pas un métier. La fonction de cadi permet d’évoquer l’absence de distinction entre le civil et le religieux dans cette société.

3 - Sur l’œuvre de quel philosophe Averroès s’appuie-t-il tout particulièrement ?

Averroès est d’abord cité en tant que commentateur d’Aristote. Aristote est un disciple de Platon lui-même disciple de Socrate. Toutefois Aristote a un rapport assez ambigu avec son maître Platon : il a fondé le lycée une école de philosophie concurrente de celles des disciples de platon qui s’appelait l’Académie.
Quand Averroès parle de démonstration dans Le discours décisif il se réfère à la pensée d’Aristote sur la démonstration.

4 - Pourquoi Averroès a t-il été menacé a la fin de sa vie même si le terme de disgrâce paraît exagéré ?

En 1195 il est accusé de prôner la philosophie antique aux dépens de la religion musulmane, Averroès est relégué a Lucena (ville autrefois laissée aux juifs-on sait que le judaïsme est proscrit sous les almohades). Ses livres sont brûlés. On peut donc rapprocher le cas d’Averroès du cas de Socrate. Mais la vie du penseur andalou se terminera paisiblement à Marrakech près de ses maîtres trois ans plus tard.

5 - Hormis Aristote quels sont les penseurs qui ont influencé Averroès ?

L’un des penseurs les plus cités par Averroès est hormis Aristote, Al Ghazali (qu’il appelle aussi Abu Hamid) un théologien du XIe siècle - auteur d’un traité contre la philosophie. Même si Averroès voit en lui l’adversaire par excellence il est clair qu’en luttant contre les arguments de Ghazali sa pensée est déterminée aussi par eux.

6 - Détails sur le destin de la pensée d’Averroès.

« Maintenant ibn Rushd n’est que trop certain que ses oeuvres sont des choses pernicieuses. (...)
Tu n’est pas resté dans la bonne voie, o fils de la bonne voie, lorsque, si haut dans le ciel, tendaient tes efforts.
Tu as été traître à ta religion ; ce n’est pas ainsi qu’a agi ton aïeul.
Le destin a frappé tous ces falsificateurs, qui mêlent la philosophie à la religion et qui prônent l’hérésie. ils ont étudié la logique, mais on dit avec raison : le malheur est confié à la parole. »,
Ibn Djobeir, Epigrammes traduits dans S. Munk, Mélanges de philosophie juive et Arabe, édition Vrin, Paris, 1988 (réédition d’un texte de 1857), p 427-428.

Il s’agit d’un poème satirique car, d’après le traducteur, il est truffé de jeux de mots en arabe : par exemple, fils de la bonne voie : Ibn=fils, Rushd= voie, chemin, etc.
La démonstration d’Averroès semble ne pas avoir été très convaincante : nous repèrons sans problème ce que le poète reproche au penseur de Cordoue : contrairement à son affirmation "la vérité ne peut contredire la vérité", les religieux de l’époque avaient bien compris qu’utiliser la philosophie pour connaître le divin pouvait remettre en question les vérités des textes sacrés. Averroès n’avait-il pas déduit logiquement de sa lecture d’Aristote que pour Aristote lui-même l’âme individuelle ne pouvait être éternelle ? Or nier l’éternité de l’âme, n’est-ce pas une remise en cause fondamentale d’une religion centrée sur le salut de l’âme ? Des lecteurs des commentaires d’Averroès ne manqueraient-ils pas d’adhérer à l’inexistence de l’éternité de l’âme individuelle ?
En 1195, le calife Al-Mansour qui réside habituellement au Maroc vient livrer bataille au Roi de Castille (bataille d’Alarcos en 1195. Dans un premier temps, Ibn Rushd, autorité morale considérable, cadi, ancien médecin de Calife, est une nouvelle fois couvert d’honneurs par l’almohade ; mais peu de temps après, l’entourage du Calife a tôt fait de lui prouver que le penseur, malgré un strict respect des prescriptions religieuses, pense et écrit mal. Averroès fut dépouillé de tous ses titres et relégué hors de Cordoue à Lucena tandis qu’on brûlait ses livres ainsi que ceux qui utilisaient et célébraient la philosophie grecque. Le temps d’Aristote et d’Averroès était fini en El Andalou, il pouvait commencer en Occident. Le centre de traduction de Tolède, ainsi que les juifs andalous réfugiés dans le sud de la France allaient permettre, quelques décennies plus tard à la pensée d’Aristote de devenir la pensée dominante en Europe occidentale et à Averroès de devenir l’un des principaux sujets de dispute des sorbonnards (les penseurs qui exerçaient à Paris à la Sorbonne). Ainsi au 13e siècle, tout ce qui pense se divise en averroïstes (Siger de Brabant) et anti-averroïstes (Thomas d’Aquin).
Mais les commentaires d’Aristote par Averroès sont déterminants y compris pour l’anti-averroïste Thomas d’Aquin qui dans ses œuvres appelle Averroès le « Commentateur » sans autre précision la plupart du temps. L’opposition de Thomas d’Aquin à l’averroïsme n’est pas exactement une opposition à la pensée propre d’Averroès qui ne fût pas traduite. Ainsi L’incohérence de l’incohérence, le Discours décisif ne furent connus en Europe que bien après la fin du Moyen-âge. L’anti-averroïsme s’opposait donc à des penseurs qui en partant des commentaires d’Aristote par Averroès ont fait dire à Averroès des choses qu’il aurait lui-même niées au vu de ses propres œuvres.

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II - Plan de l’ouvrage.


Nous suivons ici plus particulièrement Alain de Libéra dans son introduction à l’édition GF du Discours décisif.
Celui-ci découpe Le livre du discours décisif en trois parties.
  • Première partie § 1-17 : exposé de la thèse d’Averroès d’après laquelle ceux qui ont la capacité de raisonner par démonstration sont invités par le Coran lui-même à philosopher. Averroès explique que tout musulman a le devoir de connaître.
§ 1 : Averroès présente d’un point de vue juridique la question de l’activité philosophique vis-à-vis de la loi coranique.
§ 2-17 : La thèse d’Averroès est justifiée et précisée.
  • Deuxième partie § 18-48 : dans cette partie Averroès répond aux objections contre la philosophie qui viendrait de sa nette discordance avec le Coran ou de sa tendance à susciter des interprétations erronées du Coran.
Les § 44-48 examinent les conséquences politiques de l’avis juridique (le texte d’Averroès est en effet une fatwa et donc de ce fait a une portée sociale pour tout lecteur musulman qui y lirait une conséquence logique de la mise en oeuvre du Coran). Ces paragraphes pourraient aussi être considérés comme ouvrant la troisième partie.
  • Troisième partie § 49-72 : Averroès détaille les conséquences pratiques de son avis juridique.

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III- Passages expliqués.


Préambule :

Lors d’une explication orale il faut nous le rappelons :
  • présenter le contexte du passage dans le reste du livre ;
  • présenter le thème précis du passage ;
  • présenter la thèse du passage et l’expliquer ;
  • présenter le plan du texte ;
  • présenter une explication linéaire ;
  • faire une conclusion qui examine les enjeux du texte.
Les explications qui suivent ne présentent que l’explication linéaire du texte et une explication ici sous-entend celles qui précèdent alors que votre explication ne le doit pas, elle doit au contraire expliciter ce qui aurait été expliqué à propos d’autres passages. En fait il est du meilleur effet de se référer aux autres passages du livre pour expliquer le passage qui nous a été donné. N’oubliez pas alors de les compléter.

A - Thèse d’Averroès.


N.B : Les explications 1, 2, 3 partent de celles de Marc Lohez mais les réaménagent largement et les prolongent.

1 - Peut-on faire de la philosophie ?

« 1.Le docteur de la Loi [...] Ibn Rushd a dit : le propos de ce discours est de rechercher, dans la perspective de l’examen juridique, si l’étude de la philosophie et des sciences de la logique est permise par la Loi Révelée, ou bien condamnée par elle, ou bien encore prescrite, soit en tant que recommandation soit en tant qu’obligation. »,
Averroès, Discours décisif, trad. Geoffroy.

Explication : Ce premier extrait permet de bien faire voir l’absence de séparation entre le juridique et le religieux, car le traité est une fatwa, un avis légal religieux. On peut évoquer à nouveau la fonction de Cadi qui fût celle d’Averroès. La tâche de Cadi consiste à donner des avis juridiques cohérents avec la loi coranique, les conseils de Mahommed recueillis ultérieurement (les hadiths) ou encore les éléments biographiques de la vie du prophète et de ses premiers disciples (Al Sira).
Cet extrait permet également de rappeler que l’islam comme chacune des trois religions du bassin méditerranéen est une religion révélée.
Il existe des religions non révélées comme le bouddhisme ou le taoïsme où les enseignements des maîtres du passé qui ont initié une voie de recherche intérieure sont poursuivis voire parfois prolongés. Tous les membres de ces religions sont appelés dans cette vie ou une vie future à entreprendre une telle recherche et l’expérience spirituelle la plus haute peut être atteinte par un chercheur spirituel authentique. Bien sûr, rares sont ceux qui sont prêts à renoncer aux désirs usuels de la société, mais s’ils soutiennent ceux qui tentent cette recherche intérieur, ils auront des bénédictions qui les aideront dans le futur ou dans une vie future à se rapprocher de cet engagement au renoncement à la vie du monde. Ces religions sont donc assez proches de nos philosophies antiques qui promettaient souvent une réalisation intérieure (l’ataraxie, l’expérience du beau en soi, etc.). Mais ces philosophies sont religieuses car elles mettaient toute la société à leur service et les nouvelles élaborations étaient souvent suspectées de menacer l’ordre social. Cependant le bouddhisme et le taoïsme ont coexisté en Chine et certains ont élaboré un enseignement issu de leur rencontre : le T’chan qui lorsqu’il a gagné le Japon s’est appelé le Zen. Le fait même que les religions révélées affirment la seule vérité de leur révélation semble leur interdire de telles qualités dans la rencontre.
Toutefois Averroès affirme ici quelque chose de fondamental pour le rapport entre philosophie et religion. La philosophie est recherche de vérité par la démonstration donc puisque la révélation est vraie elle aurait tort de craindre une telle recherche. Au contraire un signe de vérité de la religion révélée coranique est qu’elle émet de constants appels à la connaissance. Si un musulman doutait de la valeur de la recherche de la connaissance par la voie démonstrative il douterait au fond de la valeur du Coran : il aurait peur que la science n’entre en contradiction avec le Coran et il aurait peur que la science lui montre que le Coran n’était pas la vérité divine révélée aussi purement qu’il le pensait. L’acte de foi en Allah le Dieu unique ne peut pas entrer en conflit avec la science selon Averroès car au fond la science et la logique sont fondées sur l’unicité de l’Être (l’existence pure de toute chose, l’être commun à tous les étants). Si ce qui est était pur multiple, aucune loi, aucune logique ne pourrait exister : ce qui est valable ici ce ne serait pas valable là-bas, ce qui est vrai maintenant deviendrait toujours faux. Le lecteur d’Aristote sait que l’universalité de la science est intimement liée à une forme d’unité de l’Être qui s’exprime de plusieurs manières définies.
Ici Averroès distingue philosophie et science de la logique. Pour lui la science de la logique est celle d’Aristote et de ses disciples en cette matière. De fait les philosophes qui n’ont pas une connaissance précise de cette science peuvent avoir fait des erreurs : il y a des liens évidents entre logique et métaphysique ou même entre logique et physique comme nous venons de le voir.
Ce n’est pas parce que un philosophe a dit faux sur un point par non respect de la science de la logique qu’il faut condamner la philosophie dans son ensemble et donc la science, puisque à l’époque la science est considérée comme une activité philosophique.
Reste à savoir du point de vue juridique quel statut accorder à l’activité de connaître : est-ce un conseil spirituel ou une obligation ?

2 - La réponse rationnelle :

« 2. Si l’acte de philosopher ne consiste en rien d’autre que dans l’examen rationnel des étants et de réfléchir sur eux en tant qu’ils constituent la preuve de l’existence de l’Artisan [...] et si la Révélation recommande bien aux hommes de réfléchir sur les étants et les y encourage, alors, il est évident que l’activité désignée sous ce nom est, en vertu de la loi révélée, soit obligatoire, soit recommandée. »,
Averroès, Discours décisif, trad. Geoffroy, p. 103-105.

Explication : La première partie de l’extrait fait référence à une forme de preuve de l’existence de Dieu : si l’on montre que les choses dans l’univers sont comme n’importe quel objet créé, alors on en déduira l’existence d’un créateur. L’utilisation de l’image du Dieu-Artisan fait certes partie de l’idéologie Almohade selon A. de Libera. Mais si on considère les preuves d’Aristote de l’existence d’un premier moteur immobile puisque lui-même ne serait pas mis en mouvement par autre chose, celui-ci animerait tous les mouvements dans l’univers et donc serait l’artisan de toutes les formes des choses qui existent (les étants). L’image du Dieu-artisan correspond bien à un aristotélicien qui voit dans le rapport de l’artisan avec son artisanat le modèle des quatre dimensions de la causalité aristotélicienne. Premièrement pour Aristote, il y a une cause matérielle : l’objet artisanal est tiré d’une matière déjà là (ceci aboutira à la question de l’éternité du monde que nous considérerons en expliquant le §33). Deuxièmement pour Aristote, il y a une cause finale : le but de l’artisan est de faire émerger de la matière son objet. Troisièmement, il y a une cause formelle, l’artisan doit suivre un plan d’action, une idée. Enfin il y a une série de causes modales : il faut des outils et autres moyens par lesquels l’artisan fabrique son objet.
Il est important ici est de voir aussi la forme logique du raisonnement d’Averroès :
  • si la philosophie est une façon logique de prouver que Dieu existe en réfléchissant sur l’univers,
  • et si le Coran encourage à réfléchir sur l’univers,
  • alors, il est bon de philosopher.
Ceci ressemble à un syllogisme tel que l’a défini Aristote. Un syllogisme est pour Aristote est un mode privilégié de démonstration. Un exemple célèbre est le fameux : Socrate est un homme or les hommes sont mortels donc Socrate est mortel. Cependant un peu plus loin dans le texte Averroès montrera que le syllogisme juridique n’est pas exactement le syllogisme logique dans la mesure où il s’appuie sur des prémisses où intervinnent la parole révélée tandis que le syllogisme logique ne s’appuie que sur des énoncés prouvés.
Le point de vue est juridique ici donc il ne s’agit pas ici de produire les preuves philosophiques de l’existence de dieu d’après les philosophes même si elles sont suggérées. D’ailleurs si on fournissait ces preuves philosophiques avant même d’avoir montré la pertinence de philosopher ce serait pour le moins peu rigoureux. 
Il ne reste donc plus à Averroès qu’à chercher des citations favorables dans le Coran.

« 3. Que la Révélation nous appelle à réfléchir sur les étants en faisant usage de la raison, voila qui appert à l’évidence de mains versets du livre de Dieu (...) : « Réfléchissez donc, ô vous qui êtes doués de clairvoyance (...) » (Coran LIX,2) « Que n’examinent-ils le royaume des cieux et de la terre et toutes les choses que Dieu a créées. » (Coran VII, 185) (...) « N’ont-ils point examiné les chameaux, comment ils ont été créés ? Et le ciel, comment il a été élevé ? » (Coran LXXXVIII,17-18) (...) ; et d’autres innombrables versets encore. »,
Averroès, Discours décisif, trad. Geoffroy, p. 105.

Explication : Certains diront qu’on peut faire dire tout et son contraire aux textes sacrés ; ici, Averroès semble-t-il ne se prive pas de cette possibilité puisque la première citation du Coran qu’il donne ne concernerait en fait dans son contexte que le sort d’une tribu sur lequel le prophète voulait faire réfléchir les musulmans.
Mais comme le montrera Averroès le Coran est selon lui entre autre la parfaite rhétorique parfaite au service du vrai. Le Coran est entre autre l’oeuvre poétique inspirée par excellence. Averroès défend souvent des lectures au sens obvie ou littéral c’est-à-dire en fonction de du sens immédiat. Mais lire le Coran au seul sens littéral est souvent impossible car à sa lecture des contradictions manifestes surgissent du point de vue logique. Lire le Coran toujours au seul sens littéral rendrait sa lecture impossible ou réductrice. Comme les chrétiens et les juifs avant eux les musulmans ne lisaient pas seulement le texte dans un sens littéral où au final on aplanit dans une lecture réductrice les apparentes difficultés logiques ou symboliques. Il s’agit plutôt de profiter des effets de sens que suscitent l’apparent illogisme du texte ou la pluralité de sens des mots et expressions dont la langue arabe classique est si riche. L’exégèse médiévale chrétienne distinguait ainsi quatre niveaux de sens des écritures : un sens littéral et un sens spirituel, au sein duquel il ya un sens allégorique (où une chose désigne métaphoriquement une généralité plus vaste), un sens légal, moral et éthique (le sens tropologique) et enfin un sens concernant les réalités divines elles-mêmes (le sens anagogique). L’exégèse musulmane connaît aussi ces raffinements de l’interprétation.
Ici Averroès montre par cette citation que certains estimeraient déplacées de son contexte, où il est plutôt question de partage du butin de guerre, sa maîtrise du sens profond et spirituel du Coran. Car l’un des enjeux du Discours décisif est bien l’interprétation du Coran et selon lui le sens spirituel du Coran bien loin de s’opposer à l’usage de la philosophie comme le prétend Al Ghazali y encourage.
Toutefois l’appel à la connaissance, Al Ghazali le reconnaît aussi profondément inscrit dans le Coran. Mais là où Averroès l’entend comme un appel à la connaissance philosophique, Al Ghazali dans La délivrance de l’erreur l’entend lui comme un appel à la connaissance de la présence de Dieu dans le cœur. Sa critique de la philosophie cherche d’abord à montrer que seule la connaissance du cœur est solide. Ceci n’est pas sans rappeler les querelles entre disciples de Descartes qui privilégient la connaissance rationnelle et disciples de Pascal qui affirment la prééminence du cœur.

3 - Peut-on utiliser les écrits des anciens ?

« 11. [...] Supposons par exemple qu’il n’ait pas existé jusqu’à notre époque de science de la géométrie et de l’Astronomie, et qu’un seul homme, par soi-même, prétende à connaître les dimensions des corps célestes [...], lui dirait-on que le soleil est environ cent cinquante ou cent soixante fois plus grand que la terre, qu’il taxerait de folie celui qui tiendrait un tel propos, alors même qu’il s’agit là d’un fait établi en astronomie au moyen d’un démonstration qui ne soulève pas l’ombre d’un doute chez les savants en cette matière. »,
Averroès, Discours décisif, ed. GF, Paris, 1996, trad. Geoffroy, p. 111-113.

Explication : Dans ce court extrait, Averroès pose le problème de l’utilisation des auteurs païens. Celle-ci ne pose pas de problème pour le philosophe andalou : « il importe peu que ceux-ci soient ou non de notre religion. » La démonstration s’appuie ici sur l’Almageste de Claude Ptolémée, dont Averroès avait fait un abrégé (vers 1171). Ces connaissances scientifiques ont été vivement mises en cause plus tard par Descartes et Galilée entre autres. Mais il convient de remarquer que partant de l’observation, ces connaissances sont déjà capables de dépasser les apparences à propos de la taille du soleil.
Averroès reprend, sans peut-être le savoir, une théorie que les chrétiens avaient élaborée selon laquelle par leur vertu théorique et pratique les philosophes païens se sont approchés du monothéisme. Cette idée est par exemple formulée par Justin au IIe siècle avec la notion de logoï spermatikon : ces mots grecs désignent les germes du verbe (le message, l’action, la force spirituelle de matérialisation) divin à l’œuvre chez les philosophes grecs. S’ils avaient connus la révélation monothéiste, si on suit Justin ou Averroès, ces philosophes s’y seraient sans aucun doute convertis. D’ailleurs Aristote, Socrate ou Platon furent soupçonner d’irréligiosité du point de vue du paganisme. Les juifs et les chrétiens puis les musulmans épris du besoin de connaître et de comprendre en voyant ces critiques du paganisme ne pouvaient manquer de se reconnaître en ces philosophes. Soupçonner Averroès d’un double jeu vis-à-vis de la religion et voir en lui un athée masqué nous paraît infondé : sur ce point nous sommes en accord avec Ali Benmakhlouf ou Roger Arnaldez qui voient dans la thèse inverse une tentation de la pensée athée de ramener tous les défenseurs de la science à elle.


4 - Certains hommes embrassent la foi par démonstration.

« 15. Nous disons même : interdire l’étude des ouvrages de philosophie à ceux qui y sont aptes parce que l’on supposerait que c’est à cause de l’étude de ces ouvrages que certains hommes parmi les plus abjects se sont égarés, ne revient à rien de moins qu’à interdire à une personne assoiffée de boire de l’eau fraîche et agréable au goût, et que cette personne meure de soif, au motif que d’autres, en en buvant, ont suffoqué et en sont morts. En effet, la mort que l’eau produit par suffocation est d’ordre accidentel tandis que celle causée par la soif est d’ordre essentiel et nécessaire. Les accidents qui ont pu advenir par cette science (la philosophie) peuvent tout aussi bien advenir par toutes les autres. Que de docteurs de la Loi pour qui la science de la Loi fut cause [accidentelle] qu’ils péchèrent par défaut de continence et S’immergèrent dans la vie mondaine ! Et c’est même le cas de la majorité d’entre eux, alors même que leur science requiert, par essence, la vertu pratique. Par conséquent, ce qui advient par une science requérant la vertu pratique est susceptible d’advenir aussi par une science requérant la vertu intellectuelle.
16. Si tout cela est bien établi, et que nous, Musulmans, sommes convaincus que cette divine Révélation qui est nôtre est la vérité, et que c’est elle qui éveille et appelle à ce bonheur qu’est la connaissance de Dieu proclamées soient Sa puissance et Sa majesté ! - et de Ses créatures, [eh bien] c’est parce que cette [conviction] s’établit pour chaque Musulman par la méthode propre à produire son assentiment déterminée par la nature de chacun. En effet, il existe une hiérarchie des natures humaines pour ce qui est de l’assentiment : certains hommes assentent par l’effet de la démonstration ; d’autres assentent par l’effet des arguments dialectiques, d’un assentiment similaire à celui de l’homme de démonstration, car leurs natures ne les disposent pas à davantage ; d’autres enfin assentent par l’effet des arguments rhétoriques, d’un assentiment similaire à celui que donne l’homme de démonstration aux arguments démonstratifs.
17. Ainsi, comme notre divin Texte révélé appelle les hommes [en leur présentant] ces trois méthodes, il doit [nécessairement] produire l’assentiment de la totalité des hommes, excepté de ceux qui le désavouent en parole par obstination [...]. »
Averroès, Discours décisif, trad. Geoffroy.

Explication : Averroès estime que les errements de certains philosophes ne justifient pas la condamnation de toute la philosophie. Il compare la philosophie à un besoin vital nécessaire : la soif. Les propriétés désaltérantes de l’eau sont essentielles tandis que ses propriétés de suffocation ne sont qu’accidentelles.
Nous devons examiner ici la différence aristotélicienne entre essence et accident. Dans sa Métaphysique livre V, § IX, 1017b-1018a, Aristote écrit :

« Il y a d’abord l’identité accidentelle ; ainsi, il y a identité entre le blanc et le musicien, parce qu’ils sont les accidents du même être ; entre l’homme et le musicien, parce que l’un est l’accident de l’autre [...].
Outre l’identité accidentelle, il y a l’identité essentielle. Elle se dit, comme l’unité en soi, des choses dont la matière est une, soit par la forme, soit par le nombre, soit génériquement, ainsi que de celles dont l’essence est une. On voit donc que l’identité est une sorte d’unité d’être, unité de plusieurs objets, ou d’un seul pris comme plusieurs ; par exemple, quand on dit : Une chose est identique à elle-même, la même chose est considérée comme deux. »

On voit bien qu’un lecteur d’Aristote grâce à cette distinction peut rendre compte de l’erreur comme d’un accident de la pratique philosophique comme le musicien et la blancheur de peau sont des accidents de l’humanité. Mais qui n’est pas exempt d’erreur même parmi les docteurs de la Loi et pourtant il ne viendrait à l’idée de personne de condamner la Loi et ces erreurs ont des effets pratiques manifestes. Averroès reprend aussi la distinction aristotélicienne entre vertu pratique et vertu intellectuelle qui entre autres avait été exposée dans l’Ethique à Nicomaque. Ne sous-entend-t-il pas qu’une erreur purement intellectuelle a moins de répercussions sociales qu’une erreur au niveau de la légalité ? Se tromper sur la question de l’éternité du monde a-t-il des conséquences sociales néfastes ?
Al ghazali estime en conclusion de l’incohérence des philosophes qu’une erreur à ce sujet est un blasphème éhonté qui mérite d’encourir la peine de mort puisqu’il place celui qui le commet en état de reniement de sa foi islamique. Averroès montrera que le Coran lui-même évoque les eaux et le trône de Dieu qui précède la création. De ce fait la thèse de l’éternité du monde paraît défendable du point de vue même de la lecture du Coran. Mais lui contrairement à ceux qui appellent comme Al Ghazali au meurtre ceux qui se trompent à ce sujet ayant exhibé des passages du Coran qui infirment l’idée d’une création ex nihilo (à partir de rien) il n’appelle pas à condamner ceux qui de toute évidence ont eu tort à ce sujet.
Ceci dit si combler son appétit de connaissance de Dieu par la philosophie reste somme toute défendable, il n’en reste donc pas moins que les autres façons de combler la soif de Dieu sont légitimes. Averroès estime qu’on peut adhérer à la foi en Dieu par d’autres pratiques que celle de la démonstration philosophique inspirée d’Aristote (syllogisme, principe de non contradiction, catégories, etc.). Il envisage deux autres procédés d’assentir à la foi en dieu, c’est-à-dire d’accepter la foi en Dieu :
  • la dialectique,
  • la rhétorique.
L’assentiment dialectique consiste comme le rappelle Ali Benmakhlouf dans Le vocabulaire d’Averroès à peser le pour et le contre. 
L’assentiment rhétorique est celui de l’opinion qui nous séduit par ses atours émotionnels qui sont l’effet de sa poésie. Le Coran n’est-il pas par excellence empli d’effets poétiques ? Bien qu’Averroès ne le dise pas directement, il convient de reconnaître que le Coran est souvent de l’ordre de l’exhortation qui est un genre typique de la rhétorique. Toutefois pour Averroès dans ce langage poétique du Coran il y a plus de vérité que dans les discours dialectiques et même les connaissances acquises par démonstration. Les affirmations coraniques puisqu’elles sont vraies sont démontrables : c’est donc un défi pour l’homme de science de lire et de comprendre le Coran afin de proposer une interprétation démonstrative. Le Coran lui-même n’invite-t-il pas à la connaissance démonstrative en vue de sa propre lecture ?
Al Ghazali dans Le tabernacle des Lumières, trad. Roger Deladrière, Le point seuil, utilise lui-même une analogie avec l’inspiration poétique pour expliquer l’inspiration prophétique dont le Coran porte la trace la plus éminente. Il écrit p.77 :

« Si tu veux un exemple, tiré de ce que nous pouvons constater chez certains hommes gratifiés de dons particuliers, considère le cas de la connaissance intime (dhawq) de la poésie ! Comment elle est le privilège de quelques-uns, sorte de sensation et de perception, dont sont privés les autres, incapables de distinguer les rythmes harmonieux de ceux qui sont boiteux ! Vois aussi comment cette faculté intuitive peut être si développée chez certains qu’elle leur permet de créer de la musique et des chansons, des vibrations et des percussions de toutes sortes, qui rendent triste ou joyeux, qui endorment, qui font rire, qui rendent fou, qui tuent ou provoquent l’évanouissement ! Mais les effets n’en sont puissants que chez ceux qui ont une réceptivité innée à cette intuition. L’être qui est dépourvu d’un tel privilège a beau entendre comme les autres les mêmes sons, il n’en subit les effets que faiblement, et il s’étonne que des gens tombent en extase ou perdent conscience. Et si tous les hommes ayant la maîtrise de ce sens intime de la musique se réunissaient pour le lui faire comprendre rationnellement, ils n’y réussiraient pas.
c’est un exemple tiré d’un domaine plutôt grossier, mais que tu peux saisir facilement. Tu n’as qu’à l’appliquer au cas particulier de la connaissance intuitive prophétique et à t’efforcer d’être du nombre de ceux qui participent intimement à cette faculté, si peu que ce soit. »

Le choc entre la conception d’Averroès et celle de Ghazali devient nettement visible. Pour Ghazalî, la poésie n’est pas assimilable à une excellente rhétorique de l’opinion. La foule n’a pas accès à la qualité poétique même si on lui donne à entendre la qualité poétique sous la forme la plus accessible qui soit à savoir la musicalité. Le Coran comme la musique peut donc être entendu par tout le monde mais compris dans leur profondeur par bien peu car la profondeur ici n’est pas que rhétorique, elle met en jeu une expérience transmissible de l’inspiration. Il faut commencer soi-même à faire l’expérience de l’inspiration musicale et poétique pour reconnaître l’inspiration musicale et poétique. La raison elle-même ne peut pas selon Al Ghazalî entendre ce qui la dépasse dans l’inspiration prophétique que le Coran engage pourtant à développer.
Ghazali juste avant le passage précédemment cité disait :

« Il y a donc un niveau situé au-delà de la raison, où se manifeste ce qui ne se manifeste pas à elle. Et cela est parfaitement admissible, même pour un homme comme toi, attaché au monde rationnel. Ce n’est pas plus difficile à admettre que le fait que la raison soit elle-même à un niveau qui se situe au-delà du discernement et de la sensation, et que puissent se révéler à elle des choses extraordinaires et merveilleuses, hors de portée pour le discernement et la sensation. Ne limite donc pas à ton âme la perfection ultime ! »

Toutefois dans la conduite de son raisonnement Averroès n’est-il pas plus inspiré qu’Al Ghazali quand lui n’invite pas à condamner à mort ceux qui contre la lettre du Coran affirme que la création divine est une création ex nihilo ? Que vaut une suprarationnalité au final irrationnelle sur le plan moral et politique ? S’il y a une suprarationnalité, elle devrait être capable de mieux manipuler les logiques rationnelles, elle devrait avoir pour fruit une rationalité bien plus grande.
Toutefois Averroès reconnaît en bon musulman la spécificité de l’inspiration du Coran. Il insiste sur le fait que le miracle prophétique échappe par définition à la raison : l’analogie avec l’inspiration poétique ne lui convient pas car selon lui la rhétorique reste liée à des techniques, à un talent de mimesis (une forme de re-présentation). Averroès est prêt à admettre avec Aristote que les rêves peuvent être prémonitoires constituant un quelque chose de prophétique. Mais ceci ne permet pas d’expliquer le miracle coranique dont le discours prophétique a une portée universelle et peut donc enrichir la connaissance alors qu’une prémonition en rêve reste toujours enfermée dans le particulier, le contingent qui ne permet pas la connaissance. Là où le miracle de changer comme le prophète Moïse un baton en serpent ou le miracle du prophète Jésus de ressusciter les morts restent définitivement en dehors de la raison philosophique, le miracle qu’est le Coran est parfaitement accessible à la raison, il est une forme de programme pour le développement de la connaissance rationnelle. Averroès considère donc que le philosophe ne peut pas contrairement à ce voudrait suggérer Al Ghazali rendre compte au moins par analogie de l’inspiration prophétique.
Averroès n’exclut pas une connaissance suprarationnelle : suivant sur ce point Avicenne (Ibn Sina), Averroès admet que notre intellect agent pourrait amener un savoir intérieur au lieu de tirer le savoir des représentations passives de l’intellect à partir des données sensibles. 
Cet intellect agent serait alors l’Ange de la révélation. Mais pour Averroès l’association de l’intellect agent avec une imagination en dehors des données sensibles (ce que certains appellent l’imaginal) risque de se fourvoyer en se retournant au final contre la démonstration. 


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B - Contre la critique religieuse de la philosophie ou Averroès contre Al Ghazalî.


1 - La conclusion de l’incohérence des philosophes de Ghazali.

Abu Hamid Al-Ghazali (1058-1111) dans le Tahafut al-Falasifa, Incohérence des philosophes traduit en anglais de l’Urdu par Sabih Ahmad Kamali (traduit en français par nos soins), écrit en conclusion :

« Si quelqu’un dit :
Maintenant que tu as analysé les théories des philosophes, concluras-tu en disant que celui qui croit en leur pensée doit être catalogué comme infidèle et puni de mort ?
Nous devons répondre :
Cataloguer les philosophes pour infidélité est inévitable, dès que trois problèmes sont concernés nommément.
    • (i) le problème de l’éternité du monde, où ils maintiennent que toute les substances sont éternelles.
    • (ii) Leur assertion que le savoir divin n’embrasse pas les objets individuels.
    • (iii) Leur négation de la résurrection des corps.
Toutes ces trois théories sont en violente opposition avec l’Islam. Croire en elles revient à accuser le prophète de fausseté et à considérer que ses enseignements sont d’hypocrites représentation déformée conçue pour séduire les masses. Et c’est un éhonté blasphème auquel aucune secte musulmane ne voudrait souscrire.
En ce qui concerne le reste des problèmes (c’est-à-dire la version des philosophes des attributs divins et leur doctrine de l’unité, etc.), les vues des philosophes ont des affinités avec celles des Mu’tazila. En effet, les théories des philosophes sur la nécessité des causes naturelles est ce que les Mu’tazila ont explicitement statué dans la doctrine des conséquences nécessaires. Et pareillement ceci vaut de tous les autres points de vue tenus par les philosophes (dans le reste des problèmes). L’une ou l’autre des sectes musulmanes les a réitérés.
Ainsi celui qui veut cataloguer les innovateurs comme des musulmans infidèles peut faire la même chose dans le cas des philosophes. Et celui qui hésite à faire ainsi dans le cas des innovateurs devra hésiter à le faire dans le cas des philosophes aussi longtemps que ces questions sont concernées. Mais ce n’est pas notre but de considérer si les innovateurs musulmans sont musulmans ou non. Dans ce cas là nous devrions enquêter pour savoir quelles parts des innovations sont orthodoxes ou hétérodoxes. Pour cela nous devrions aller bien au-delà des buts de ce livre et Dieu exalté soit son nom est celui qui donne la force pour poursuivre la rectitude. »

Après avoir lu ce texte, on verra mal en quoi la connaissance de la présence de Dieu dans le cœur dont parle Al Ghazalî serait supérieure à la connaissance rationnelle. N’y a-t-il pas ici un manque de cœur et d’amour de l’individu humain ? D’ailleurs souvent en lisant Pascal on a la même impression, le cœur dont il est question ne reste-t-il pas bien étroit ? Un cœur qui rejette la raison ou du moins cherche à la minorer n’est-il pas par définition tenté d’étroitesse ? Le cœur peut-il avoir raison contre la raison même si avec Pascal on doit reconnaître qu’il a des raisons que la raison ne connaît pas ?
Averroès s’il veut réhabiliter la philosophie et plus particulièrement celle des aristotéliciens devra le faire en montrant l’inanité des accusations de Al Ghazali.
  • Il montrera que Al Ghazalî a mal lu les philosophes sur la question de la connaissance divine des particuliers ;
  • Il montrera que le Coran laisse amplement ouverte la question de l’éternité du monde ;
  • Il montrera que le dogme de la vie de l’âme après la mort est centrale mais qu’il doit laisser ouvert les réflexions sur la nature de cette vie après la mort.
2 - La question de la connaissance des particuliers.

« 29. Outre tout cela, on peut être d’avis qu’Abû Hàmid s’est trompé sur les philosophes péripatéticiens en leur attribuant la thèse selon laquelle Dieu - sanctifié et exalté soit-Il - ne connaît absolument pas les particuliers. Leur opinion, au contraire, est qu’Il les connaît, d’une science génériquement différente de celle que nous en avons : notre science est un effet causé par l’objet connu, et elle est par conséquent adventice comme l’objet, et mutable comme lui. Mais la Science que Dieu - louangé soit-Il - a de l’étant est à l’opposé de cela, car cette Science est elle-même causatrice de ce qui est son objet, et qui est l’être. Aussi, comparer l’une de ces sciences à l’autre revient à assimiler des choses contraires par leurs essences et leurs propriétés, ce qui est le comble de l’ignorance. Car ce n’est que par pure homonymie que le nom « science » s’ applique à la fois à la science adventice ri à la Science prééternelle, comme de nombreux noms s’appliquent à des choses contraires : ainsi le mot al-jalal, qui se dit d’une chose grave comme d’une chose sans Importance, et le mot as-sanm, qui se dit de la lumière comme de l’obscurité. C"est pourquoi ces deux sciences ne peuvent être embrassées dans une même. définition, contrairement à ce, qu’imaginent les théologiens de notre temps. », Averroès, Discours décisif, trad. Geoffroy.

Explication : Selon Averroès, la science de Dieu n’est pas comparable à la science de l’homme. La connaissance de Dieu est suprarationnelle en un sens puisque c’est une connaissance purement active et aucunement passive qui est la cause même de l’objet connu. La connaissance humaine part d’un objet extérieur qu’elle rencontre d’abord passivement et dont elle apprend à abstraire des éléments mais comme l’objet change, notre connaissance doit aussi se corriger pour assimiler le sens de ces variations. Dieu en tant cause éternelle n’est pas soumis au temps il connaît l’objet dans son devenir puisqu’il en est la cause intime.
Nous avons la connaissance, Dieu est la vérité de toute chose. Il n’y a donc pas de comparaison possible entre notre science et celle de Dieu.
Selon Averroès l’erreur de Al Ghazali sur les philosophes aristotélisant que sont par exemple Avicenne (Ibn Sina) ou Al Farabi vient d’une homonymie. Le même nom ne signifie pas la même chose.
Toutefois dans le système d’Aristote lui-même le contingent n’échappe t-il pas à la connaissance tant du premier principe sue des hommes ? Dans la mesure où le premier moteur met en mouvement la perfection et la nécessité, la contingence (c’est-à-dire ce qui peut être autrement) qui n’est pas l’œuvre de sa perfection n’est-elle pas hors de portée de son savoir ?
Comme le rappelle Ali Benmakhlouf dans son Averroès p.164 et suivantes, "si Dieu saisissait cette chose-ci à cet endroit-ci et à cet instant-ci, soit sa connaissance changerait avec les choses, soit elle disparaîtrait avec elle" et donc Dieu ne serait plus immuable (=immobile = éternel). Avicenne affirmait donc que Dieu connaissait les particuliers de façon universelle.
L’objection de Al Ghazali n’est donc pas tout à fait déplacée contrairement à ce que la seule lecture de ce passage d’Averroès pourrait laisser croire. Mais Al Ghazali quoi qu’il en soit a vu des intentions hétérodoxes dans cette doctrine d’Avicenne alors qu’à l’évidence celui-ci ne les avait pas. L’homme connaît le particulier mais à vrai dire alors il ne connaît rien tant qu’il n’a pas universalisé sa connaissance du particulier. Tout son effort de connaissance consiste en cela. Pourquoi juger impensable que Dieu, s’il existe, puisse connaître le particulier au sein de l’universel ? Est-ce qu’un artisan ne particularise pas son idée dans la matière ?


3 - Exemple de conflits d’interprétation avec les théologiens : la question de l’éternité du monde.

« 33. Tout cela alors que ces opinions [des théologiens] sur le monde ne sont pas conformes au sens obvie du Texte révélé ! Car si l’on procède à l’examen inductif du Texte, il apparaît, d’après les versets produisant des données sur la manière dont [Dieu] a fait être le monde [littéralement : sur l’existenciation du monde], que la forme du monde est effectivement adventice, alors que l’être même, et le temps, continuent dans les deux directions, c’est-à-dire sont sans fin. Car de fait, l’énoncé divin : « C’est Lui qui a créé les cieux et la terre en six jours - Son trône alors était sur l’eau » stipule, par son sens obvie, que quelque chose a été antérieurement à cette existence-ci, [ce quelque chose étant désigné comme] « le trône » et « l’eau » ; et que s’écoulait du temps antérieurement à ce temps-ci, c’est-à-dire le temps qui est apparié à cette forme d’existence-ci, et qui est le nombre du mouvement de la sphère suprême. De la même façon, l’énoncé divin : « Le Jour où la terre sera changée en autre chose que la terre, et [de même] les cieux [...] » Stipule, par son sens obvie, qu’il y aura une seconde existence après celle-ci. Et l’énoncé divin « Il s’est ensuite tourné vers le ciel qui était une fumée [...] » stipule, par son sens obvie, que les cieux ont été créés de quelque chose. Avec leur thèse à propos du monde non plus, les théologiens ne sont pas en conformité avec le sens obvie du Texte révélé. Ils interprètent. Il n’est pas dit en effet dans la Révélation que Dieu ait jamais été avec le pur néant, ceci n’y est nulle part énoncé univoquement. Aussi, comment croire qu’il y aurait consensus sur l’interprétation de ces versets par les théologiens, alors qu’une école de philosophes soutient une thèse conforme au sens obvie du Texte à propos de l’existence du monde, que nous venons d’évoquer. »,
Averroès, Discours décisif, trad. Geoffroy.


Explication : Ce passage polémique avec Abu Hamid, c’est-à-dire Al Ghazali, qui condamne l’activité philosophique des aristotéliciens pour leur affirmation d’une éternité du monde qu’il estime contraire au fait que Dieu par définition tout-puissant aurait créé toute chose à partir de rien.
Comme nous l’avons déjà expliqué, le sens obvie, c’est-à-dire le sens littéral étroit le plus clair (en anglais obvious=évident !), du Coran s’oppose fondamentalement aux affirmations de ceux qui nient toute idée d’une éternité du monde.
Al Ghazalî dans L’incohérence des philosophes met en avant le sens du mot éternité. Le temps est une création de Dieu. Si ce n’était pas le cas Dieu serait-il tout puissant ? Si le temps est créé, il a forcément un début, on ne peut pas remonter en arrière à l’infini. Les arguments d’Al Ghazalî ne sont pas sans rappeler ceux du chrétien Augustin d’Hippone dans ses Confessions. Le monde ne saurait être éternel au sens où Dieu est éternel au mieux il sera sempiternel c’est-à-dire qu’il peut durer infiniment.
Dans la philosophie d’Aristote le premier principe que les monothéistes adeptes de la philosophie aristotélicienne assimileront à Dieu est un moteur immobile. Il suscite depuis toujours du mouvement c’est-à-dire du temps mais lui même étant immobile reste hors du mouvement temporel.
Averroès coupe court à cette dialectique en convoquant le texte même du Coran puisque dans Le traité décisif il ne s’agit pas tant de philosopher et de démontrer que de donner un avis légal sur l’activité philosophique.
Mais ici sa théorie de la conformité de la démonstration et du Coran n’est-elle pas par excellence démontrée uniquement pour un lecteur du Moyen-âge ?
Ouverture : La science a fortement progressé et aujourd’hui les scientifiques estiment que notre univers espace-temps-énergie a bien un commencement temporel. Plusieurs faits le prouvent. La datation de ce commencement devient de plus en plus précise au fil des ans car les scientifiques ont des instruments qui permettent d’observer la lumière fossile des premiers moments de cet espace-temps-énergie. Avec le satellite Hubble, nous savons que l’univers a environ 13 milliards d’année.
Alors comment entendre ces eaux, ce trône et ces six jours de façon spirituelle ?
Cependant la théorie du big bang, de l’expansion de l’univers espace-temps-énergie présuppose des dimensions extérieures et donc un quelque chose encore de préexistant. La science ne permet donc pas de clore vraiment la question de l’éternité du monde : tout dépend si le monde est celui du temps ou si il est une dimension informe précédent la manifestation des formes à commencer par celle du temps.
Les eaux renvoient à l’idée d’un chaos initial, les juifs dans la genèse parlent de tohu bohu. Cette dimension chaotique peut-elle être une dimension de Dieu lui-même ? Ne serait-ce pas la manifestation de l’océan de toutes les possibilités qui s’offrent à lui dans le chaos que des possibilités sans ordre forment forcément mais que de son trône, de sa puissance immuable, il organisera ? Les eaux et le trône ne seraient pas des choses mais des attributs de Dieu lui-même, des dimensions impersonnelles de sa propre personnalité... Quant aux 6 jours qui en supposent un septième : faut-il y voir une réelle indication de durée ? Le cycle du jour et la nuit ne sont-ils pas eux-mêmes créés après le temps, le rythme ordonnateur des choses ? Le 7 n’est-il pas traditionnellement un symbole de perfection ? Le 6 indiquerait que notre création n’est pas encore achevée. Pour un croyant la création fait immédiatement écho à l’apocalypse finale, la révélation de Dieu par Dieu lui-même...
L’idée d’évolution est donc inhérente aux textes biblique et coraniques. Les religions monothéistes n’ont pas une vision cyclique du temps et de l’univers. Le rythme de la semaine ne revient pas comme un nouveau commencement mais il fait écho au grand rythme de l’univers qui révélera la présence du divin en toute chose.
Ce n’est pas un hasard si un penseur religieux musulman Ibn Khaldun fût l’un des premiers sinon le premier à émettre l’hypothèse d’une évolution des espèces du point de vue matériel et spirituel. Dans son livre Muqqadina, il écrit :

« Nous devons maintenant donner notre explication du sens réel de la prophétie puisqu’elle a été interprétée par tant de penseurs. Nous devons alors mentionner le sens réel de l’oracle, de la vision onirique, de la divination et autres voies surnaturelles de perception. Nous disons :
(La réelle signification de la prophétie)
Cela doit être connu que nous - puisse Dieu nous guider - remarquons que ce monde avec toutes ces choses créées en lui a un ordre de construction certain et solide. Il montre les liens entre les causes et les choses causées, des combinaisons de certaines parts de la création avec d’autres, et des transformations de certaines choses existantes en d’autres, dans une dynamique qui est à la fois remarquable et sans fin. Commençons avec le monde du corps et des perceptions sensibles, et à partir de là en premier avec le monde des éléments visibles, on remarquera comment ces éléments sont arrangés graduellement et continuellement dans un ordre ascendant, de la terre à l’eau, de l’eau à l’air, et de l’air au feu. Chacun de ces éléments est préparé pour être transformé dans le prochain élément plus haut ou plus bas, et quelque fois il est transformé. Celui qui est plus haut est toujours plus subtil que celui dont il procède. Eventuellement le monde des sphères est atteint. Elles sont plus subtiles que n’importe quoi d’autre. Elles sont en couches qui sont interconnectés, d’une forme que les sens sont seulement capables de percevoir à travers l’existence de mouvements. Ces mouvements dispensent à certaine personne un savoir des mesures et positions de ces sphères, et ainsi avec la connaissance de l’existence des essences derrières et leur influence qui est repérable sur les sphères à travers le fait qu’elles ont un mouvement.
Celui-ci devra alors regarder le monde créé. Il a commencé à émerger des minéraux et a progressé d’une façon graduelle et ingénieuse des plantes aux animaux. Le dernier stade des minéraux est lié avec le premier stade des plantes, telles que des herbes et des plantes sans pépins. Le dernier stade des plantes comme les plantes à rameaux ou grimpantes, est lié avec le premier stade des animaux, comme escargots et crustacées qui ont seulement le pouvoir du toucher. Le mot "lien" au vu de ces choses créées signifie que le dernier stade de chaque groupe est pleinement préparé pour devenir le premier stade du prochain groupe.
Le monde animal alors s’accrût, ses espèces devinrent nombreuses, et, dans un processus graduel de création, il conduit ultimement à l’être humain, qui est capable de penser et de réfléchir. Le plus haut stade de l’homme est atteint à partir du monde des singes, dans lequel sagacité et perception sont trouvés, Mais qui n’a pas atteint le stade actuel de réflexion et de pensée. A ce point nous arrivons au premier stade de l’homme après le monde des singes. C’est aussi loin que notre observation physique s’étend.
Maintenant, dans les mondes divers, nous trouvons une multitude d’influences. Dans le monde des perceptions sensibles il y a à l’évidence des influences des mouvements des sphères célestes et des éléments. Dans le monde créé il y a à l’évidence des influences des mouvements de poussée et perception. Tout ceci relève de l’évidence du fait qu’il y a quelque chose qui exerce une influence et qui est différent des substances corporelles. Il y a quelque chose de spirituel. C’est lié avec les choses créées parce que les divers mondes doivent liés dans leur existence. Cette chose spirituelle est l’âme qui a la perception et qui cause le mouvement. »



4 - La question de la résurrection des corps.


« 43. Si l’on demande - Étant bien clair que la Révélation se répartit de ce point de vue en trois degrés, duquel de ces trois degrés relèvent selon vous les énoncés traitant des caractères et des modalités de la vie future ? Nous répondons : Il est clair que les [énoncés traitant de] cette question sont de ceux au sujet desquels il y a divergence [quant à savoir s’il faut ou non les interpréter]. Nous voyons en effet certaines gens se réclamant de la démonstration affirmer qu’il faut attribuer à ces énoncés un sens obvie puisque aucune démonstration n’est à même d’établir l’impossibilité [de ce dont ces énoncés, dans leur sens obvie, posent l’existence], et c’est là l’option des Ash’arites ; tandis que d’autres, qui pratiquent également la démonstration, interprètent ces énoncés et, dans leurs interprétations, divergent fréquemment les uns des autres. Parmi ces derniers on compte Abù Hamid et de nombreux soufis ; certains d’entre eux en proposent même deux interprétations différentes, comme le fait Abù Hamid dans certains de ses livres.
44. On peut quasiment dire que celui qui fait erreur sur cette question sera pardonné, s’il compte parmi les savants - et que celui qui est dans le vrai recevra reconnaissance et rétribution -, pourvu qu’il reconnaisse l’existence [de la vie future], et qu’il interprète d’une manière quelconque, c’est-à-dire que son interprétation mette en jeu la qualité de cette vie future, non son existence même ; et que cette interprétation ne conduise pas à en nier l’existence. Car la négation de l’existence, sur ce point, n’est rien d’autre qu’infidélité, puisqu’elle porte sur un principe [dogmatique] fondamental de la Loi révélée, une chose à l’existence de laquelle l’assentiment est assuré par les trois méthodes communes à tous les hommes, « blancs et noirs ». Ceux qui ne sont pas hommes de la science, eux, ont l’obligation de recevoir [les énoncés portant sur cette question] dans leur sens obvie ; les interpréter serait, de leur part, infidélité, dans la mesure où cela conduit à l’infidélité. Et voilà la raison de notre opinion suivant laquelle l’interprétation, pratiquée par des gens auxquels il est fait obligation de croire en le sens obvie, est infidélité : parce qu’elle conduit à l’infidélité. Quant aux hommes habilités à interpréter, et qui divulguent ces interprétations à l’intention de ces gens, ils les provoquent à l’infidélité. Or, qui provoque à l’infidélité est un infidèle.
45. C’est pourquoi les interprétations ne doivent pas être couchées par écrit, hormis dans les ouvrages de démonstration, car si elles se trouvent dans ces livres-là, seuls les gens de démonstration y auront accès. Mais les consigner dans d’autres livres, et employer [pour les exposer] des méthodes poétiques et rhétoriques, ou dialectiques, comme le fait Abù Hamid, c’est pécher contre la Révélation et contre la philosophie, même si cet homme a cru bien faire. »

Explication : Les trois degrés en question ici sont ceux qui d’après les paragraphes précédents concernent les différents types d’énoncés coraniques et l’interprétation qu’il requiert. Le premier degré est celui des énoncés au sens obvie qui ne saurait recevoir d’interprétation autre que ce qu’ils indiquent eux-mêmes. Le deuxième degré est celui des énoncés qui nécessitent interprétation. dans le § 31 Averroès donne l’exemple d’un énoncé qui parle de la descente de Dieu qui doit être interprété vu que le prophète ailleurs lui-même récompense une femme qui affirme sans bien comprendre ce qu’elle dit que Dieu est au ciel.
enfin il y a des énoncés mixtes.
Su la question de la vie future il faut donc savoir de quel degré relève les énoncés qui l’évoque. Averroès remarque qu’il n’y a pas unanimité.
De ce point de vue celui qui fera sur la voie de la connaissance démonstrative une erreur sera pardonnable pour Averroès. Ce pardonnable s’oppose clairement à la condamnation de al Ghazali. Celui-ci n’a pas bien vu d’ailleurs que les énoncés en question sont mixtes ou à interpréter et risque l’erreur en condamnant la position des philosophes.
Toutefois pour Averroès l’essentiel est la croyance pour la foi musulmane est une foi en une vie future. L’interprétation ne peut porter que sur sa qualité.
Pour Averroès, les hommes de connaissance démonstrative ont le devoir de préciser leur interprétation mais comme le sujet est débattu, le pouvoir politique devrait mieux borner les autres à adhérer au sens obvie du texte.
On voit un élitisme dans la liberté de pensée qui pour nous modernes semble liberticide mais on apprécie aussi implicitement la liberté que s’octroie Averroès vis-à-vis de la question de la résurrection des corps. Son refus de répondre sur ce point montre que ce point de foi lui était problématique. Mais l’homme de connaissance démonstrative est sage, il ne troublera pas l’ordre public. Il est hors de question de rendre polémique la foi, de diviser les croyants entre eux. L’homme sage sait que l’unité dogmatique est la garante de l’unité religieuse et donc de l’unité sociale. La religion reste source pour Averroès de l’unité sociale : ceci doit aussi rester son rôle dans la formulation des lois, des avis sur la loi, c’est-à-dire des fatwas.
On voit donc émerger dans ce passage l’idée de liberté de conscience qui sera à la source de l’idée philosophique de tolérance et surtout de liberté de pensée même si cette liberté reste le propre d’une élite. A vrai dire seuls les gens aptes à la démonstration savent être en désaccord entre eux sans s’accuser les uns les autres d’infidélités religieuses contrairement aux dialecticiens qui ne manquent pas de s’anathémiser (de s’exclure les uns les autres de ce qu’ils pensent être la voie religieuse juste).
Averroès finit donc ce passage en montrant l’irresponsabilité de Al Ghazali qui a mis ses polémiques dialectiques à portée de tous au risque de diviser les croyants malgré ses intentions contraires de les amener à plus de foi. Ce ne sont pas tant les avis de Al Ghazali qui sont nuisibles : s’il s’était contenté de réserver son jugement aux gens de connaissance, il aurait été pardonnable. En fait son péché ironiquement est un péché contre la sagesse (la philosophie) qui a un authentique sens élitiste et ne veut pas pousser les gens dont l’assentiment demeure rhétorique dans le trouble.

Ouverture : Il conviendrait de lier ce passage au paragraphe 34, où on voit bien émerger une forme élémentaire de liberté de conscience :

« 34. On peut quasiment dire : ceux qui s’opposent sur ces questions extrêmement ardues, soit sont dans le vrai, et dans ce cas ils seront récompensés ; soit se trompent, et alors ils seront pardonnés. Car le fait d’assentir à quelque chose par l’effet d’une preuve établie dans son esprit est un acte contraint et non libre, c’est-à-dire qu’il n’est pas en notre pouvoir d’assentir ou non de la même façon qu’il est en notre pouvoir de nous mettre ou non debout. Aussi, comme une condition de la responsabilité légale est le libre arbitre, celui qui donne son assentiment à une proposition erronée parce que quelque incertitude l’a affecté, s’il est homme de la science, est pardonnable. C’est pourquoi le Prophète - sur lui soit la paix - a dit : « Qu’un juge produise un effort de jugement personnel et tombe juste, il sera doublement récompensé. Qu’il se trompe, il aura une récompense [simple] ." Or y a-t-il juge plus éminent que celui qui juge que l’être est tel plutôt que tel ? Ces juges-là, ce sont les savants auxquels Dieu a réservé - et à eux seuls - le droit d’interpréter ; et cette erreur dont la Loi stipule qu’elle est pardonnable, c’est celle qui peut être le fait des savants lorsqu’ils examinent les questions extrêmement ardues que la Révélation les a engagés à examiner. »

Explication : Chez Thomas d’Aquin on trouve ultérieurement l’idée qu’il vaut mieux mieux se tromper en toute conscience que d’embrasser une vérité en apparence alors que tout ce que nous pensons va à son encontre. 
Pour Averroès l’homme qui pèse le pour et le contre et qui n’a pas la science de la démonstration devrait toujours choisir ce qui fait l’unité des croyants. L’homme du peuple qui assentit à la rhétorique doit faire preuve de foi en choisissant ce qui fait l’unité des croyants. L’homme de raisonnement semble avoir moins le choix car le raisonnement le pousse nécessairement vers un résultat donné auquel il est obligé d’adhérer. Toutefois s’il garde la sagesse de ne pas répandre sa conclusion, il ne troublera pas l’unité des croyants. Même si le raisonnement par définition le pousse à penser autrement que la plupart des croyants, il a la sagesse de conforter en lui le sens de cette unité des croyants. Un pouvoir qui veille à la paix du peuple ne doit pas craindre le raisonnement car il suscite une sagesse qui fortifie les vertus pratiques qui génèrent cette unité.
Les philosophes de l’antiquité ne considéraient pas autrement le rôle de la sagesse dans la cité.
A son appui, Averroès a une citation d’un hadith du prophète Mohammed qui est un vibrant appel à la réflexion personnelle.

Ouverture : Cependant cet appel du Prophète Mohammed est clairement adressé à tous. La conception d’une liberté de pensée élitiste ne peut pas alors être défendue. La foi musulmane devrait donc être pensée dans le cadre social du risque octroyé par la liberté de pensée. Une société laïque peut donc être pour l’Islam par excellence la réponse spirituelle à cette dualité apparente entre foi et exigence de réflexion personnelle qui peut aboutir au changement de foi. Mais un peu de science éloigne de Dieu et beaucoup en rapproche, affirment certains. La conviction d’Averroès que la science conforte la foi et que la foi si elle forte doit prendre le risque de la science trouverait donc dans la laïcité son issue la plus sure si vraiment l’appel à la réflexion est lancé à tous les musulmans.


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C - Conséquences politiques.



1 - Les trois classes d’hommes et leur approche de la Révélation

« 55. Les hommes se répartissent donc du point de vue de la Loi révélée en trois classes :Retour ligne automatique
Ceux qui ne sont absolument pas hommes à connaître l’interprétation, et qui sont [aussi] les hommes assentant par rhétorique ; c’est la grande masse des humains, car il n’est pas d’homme sain d’esprit dépourvu de la faculté d’assentir [au moins] de cette façon.
Ceux qui sont hommes à connaître l’interprétation dialecticienne, et qui sont [aussi] les hommes assentant par dialectique, que ce soit par nature uniquement ou par nature et par habitude.
Ceux qui sont hommes à connaître l’interprétation certaine, et qui sont [aussi] les hommes assentant par démonstration, du fait de leur nature et de la science [qu’ils exercent], à savoir la science de philosophie. Cette [dernière] interprétation, il ne faut pas l’exposer aux hommes assentant par dialectique, et moins encore à la foule. »,
Averroès, Discours décisif, trad. Geoffroy.


Explication : Ce passage s’inscrit à la fois comme le point ultime de la réflexion d’Averroès sur le rapport entre activité philosophique et religion mais aussi comme la proposition de mise en œuvre par le pouvoir politique d’une fatwa c’est-à-dire d’un avis légal autorisé.
Nous citerons Le vocabulaire d’Averroès d’Ali Benmakhlouf qui fait le point sur les modes d’assentiment que sont démonstration, dialectique et rhétorique :
  • « Démonstration (Al Burhân)
* Savoir de l’élite qui est en même temps un paradigme de connaissance. Démonstration et interprétation sont totalement accordées chez les « hommes d’une science profonde » (Coran, cité au § 23 du Discours décisif, GF). La croyance qui provient de la démonstration « va nécessairement de pair avec la connaissance de l’interprétation » (Discours décisif, § 28, 127).

** L’enjeu est d’introduire ce type de méthode dans l’analyse du texte sacré, non pas pour prouver ce qui s’y trouve, mais pour montrer que le livre sacré présente sous forme allégorique des thèses physiques et métaphysiques qu’il est possible de reformuler démonstrativement. Dieu s’adresse par sa parole et aux prophètes et aux savants : 
« De la parole divine relève aussi ce que Dieu communique aux savants, qui sont les héritiers des prophètes, par l’intermédiaire des démonstrations. Et de cette façon, il s’avère pour les savants que le Coran est la parole de Dieu » (Averroès, Dévoilement des méthodes de preuve des dogmes de la religion, in Islam et raison, § 110, 132).

*** La démonstration est le syllogisme parfait dont parle Aristote dans les Seconds Analytiques. Elle suppose une réflexion sur les indémontrables : ces prémisses où figurent des prédicats premiers. »
  • « Dialectique (Aljadal)
* Cet art logique comporte deux volets, l’un polémique où la dispute l’emporte sur le sujet traité, l’autre, constructif où la dialectique est préparation à la science. La dialectique ne demande pas que les termes des prémisses soient définis au préalable. Elle exige simplement que l’on s’accorde sur les prémisses. Ainsi il n’est pas exigé à quelqu’un qui demande : « Est-ce que le plaisir est un bien ? », de donner une définition du plaisir, mais de donner son accord ou non pour cette prémisse.

** Le dialecticien ne pose pas la question qu’est-ce, il ne cherche pas l’essence, il n’a donc pas à écarter l’homonymie ; ce qu’il vise c’est seulement à obtenir de la part de son interlocuteur avec qui il partage le même savoir, l’assentiment à l’une des deux propositions contradictoires afin de l’acculer à la contradiction : Tout plaisir est un bien ou non ? Nous avons là deux membres d’une contradiction : « le plaisir est un bien », « le plaisir n’est pas un bien », il suffit que le répondant accorde l’une des deux pour que le questionneur le pousse à la contradiction, tout le jeu consistant pour l’un de faire admettre une des deux prémisses, et pour l’autre de ne pas l’accorder. La question ne porte donc pas sur la nature du plaisir ; le but recherché est la réfutation, bien que celui qui est acculé à la contradiction pourra toujours dire qu’il n’a pas entendu le plaisir en tel sens et refusera d’être acculé à l’absurdité que lui destine le questionneur. D’où une charge polémique propre à la dialectique. Elle peut soit donner lieu à une homonymie renforcée du sens, soit à une recherche commune de l’univocité du sens, donc à une réduction de l’homonymie. La dialectique peut donc dans le meilleur des cas être une préparation à la science, au sens où elle permet de faire d’un lieu, d’un topos, une prémisse susceptible de figurer dans un syllogisme, mais la plupart du temps elle sombre dans la dispute et ne donne lieu qu’à des préférences et non à des connaissances. « Et l’intention de celui qui questionne de manière dialectique est seulement de se faire accorder par le répondant l’un des deux membres de la contradiction, qu’il veut poser comme prémisse lui permettant d’invalider ce que pose le répondant. Par suite, lorsque le questionneur demande au répondant, en dialectique, la prémisse au mot homonyme, lorsque le répondant lui accorde l’un des membres de la contradiction et lorsque le questionneur part de l’une de ces notions pour poser une prémisse à partir de laquelle il désire conclure ce dont l’invalidation est la visée incombant au répondant, ce dernier pourra toujours dire :
 "je n’ai pas accordé cette notion, mais ce que j’ai accordé, ce n’était qu’une notion telle et telle", et le questionneur ne peut alors se servir de ce que le répondant lui accorde l’un des deux membres de la contradiction. » (Averroès, Commentaire moyen sur le « De Interpretatione », trad. fr., Vrin, 2000, § 58, 126).

*** La dialectique a des limites claires quant à sa portée. Ce pour quoi n’y a aucune difficulté et dont la démonstration est aisée (la neige est blanche), cela ne relève pas de la dialectique. Mais de ce dont la démonstration est très lointaine non plus n’est pas dialectisable, c’est-à-dire n’est pas susceptible de donner lieu à la présentation argumentée de deux thèses contradictoires ; il faut donc s’assurer que le problème discuté est discutable ; les prémisses dialectiques sont prises sous forme de questions et il est nécessaire au dialecticien non pas tant de résoudre des problèmes que de ne rien négliger de ce qui peut les résoudre, i. e. : ne rien négliger de ce que nécessite son art ; or il y a des questions qui ne peuvent être abordées comme des problèmes dialectiques. Rompre cette règle, selon laquelle tout n’est pas dialectisable, c’est d’emblée ouvrir la voie moins à des dissensions qu’à des sophismes. Parmi ces problèmes non dialectisables, Averroès place les miracles et exprime le regret de voir des philosophes comme Avicenne rompre la règle aristotélicienne qui consiste à ne pas tout dialectiser. »
  • « Rhétorique (AI Khatâba)
* Art logique qui se rapporte à ce qui persuade de prime abord. Il convient aux discours qui règlent les affaires de la cité.

** Tout comme la dialectique, la rhétorique n’a pas d’objet propre, car :
« [les] prémisses utilisées dans ces deux arts ne sont pas saisies dans l’esprit à la manière dont leur objet existe hors de l’esprit. Bien plutôt, un prédicat est ici affirmé d’un sujet en raison de ce qui est généralement accepté, que cela soit selon une opinion non examinée, ou selon une vérité, et non parce qu’il serait de la nature d’un prédicat d’être appliqué à un sujet » (Averroès, Abrégé de rhétorique, in Averroes’Three short commentaries on Aristotle’s Topics, Rhetorics and Poetics, édité par Charles E. Butterworth, Albany State University of New York Press, 1977, § 24, 181). 
L’art de la rhétorique comprend aussi bien des arguments que des choses « qui ne sont pas des arguments comme la foi, le témoignage » (idem, § 2, 169). Parmi les arguments, il faut compter « les exemples et les preuves ». Les preuves en rhétorique sont appelées « enthymèmes ».

*** Formellement, l’enthymème est le syllogisme adapté à cet art. C’est un syllogisme dont on a fait l’ellipse d’une prémisse, celle qui risque de semer le doute chez le public à qui est demandé un assentiment sans examen. C’est un « syllogisme qui conduit à une conclusion correspondant à une opinion de prime abord partagée par tous les gens ou la plupart d’entre eux » (idem, 170).
La persuasion de premier coup d’oeil suppose donc l’ellipse d’une prémisse. Pourquoi ? La prémisse omise peut contenir un élément de fausseté manifeste, qui, devenu explicite, ne peut plus emporter l’adhésion : « cet homme rôde la nuit, donc il cherche une opportunité pour voler » si on ajoute « tous ceux qui rôdent la nuit cherchent une opportunité pour voler » ; on installe le doute chez le public et on ne peut plus compter sur l’adhésion première. Cette adhésion suppose donc de l’implicite : 
« Les masses ne sont pas capables de comprendre l’inférence de la conclusion qui suit des prémisses ; même ils ne différencient pas la conclusion et ce de quoi la conclusion est tirée. Ils ne distinguent pas dans un syllogisme les prémisses de la conclusion... quand quelqu’un fait savoir ce qui est nécessité et ce qui nécessite, c’est comme s’il avait dit la chose deux fois, ce qui est ridicule pour l’adhésion à première vue » (Averroès, Commentaire moyen sur la « Rhétorique », Livre 11, Vrin, 2002).
Quant à l’exemple, cela arrive quand « quelqu’un conseille à quelqu’un d’autre de prendre un médicament car un tel l’a pris avec profit ; il le persuade ainsi par l’exemple, ou bien quand il lui dit : « Tu as telle ou telle maladie". Il en va ainsi pour tout ce qui se rapporte à la conversation entre les gens » (Averroès, Abrégé de rhétorique, in Averroes’Three short commentaries on Aristotle’s Topics, Rhetorics and Poetics, édité par Charles E. Butterworth, Albany State University of New York Press, 1977, § 2, p. 169). L’exemple n’a toutefois pas le statut de l’induction, car dans l’induction « on confirme l’universel par le particulier » alors que dans l’exemple « on confirme une chose par une autre en raison d’une similitude, non du fait que l’une est particulière et l’autre universelle » (idem, § 27, 184). N’ayant pas la puissance d’une induction, il n’a pas a fortiori la puissance de conduire à une conclusion certaine. Or certains théologiens lui prêtent ce pouvoir. AI Juwaynî, cité au § 31 affirme que l’exemple « conduit à la certitude non pas comme syllogisme ou examen mais comme guide », mais Averroès réfute cet argument, en rappelant que la lecture de l’Almageste de Ptolémée ne saurait être un guide pour celui qui prétendrait faire l’économie des démonstrations géométriques ; si cette économie avait été possible, « l’adventicité du monde serait une chose évidente par elle-même » (idem, 186-187). »

2 - La liberté élitiste de raisonner et interdit.

« 56. Exposer quelqu’une de ces interprétations à quelqu’un qui n’est pas homme à les appréhender - en particulier les interprétations démonstratives, en raison de la distance qui sépare celles-ci des connaissances communes - conduit tant celui à qui elle est exposée que celui qui les expose à l’infidélité. La raison en est que l’interprétation suppose deux choses : l’invalidation du sens obvie et l’avèrement du sens dégagé par l’interprétation. Si le sens obvie est invalidé aux yeux de qui est homme à assentir à l’obvie sans que ne s’avère pour autant, pour lui, le sens dégagé par l’interprétation, cela le conduira à l’infidélité s’il s’agit d’un des principes [dogmatiques] fondamentaux de la Loi révélée. Les interprétations ne doivent donc pas être révélées à la foule, ni couchées par écrit dans des livres rhétoriques ou dialectiques - c’est-à-dire des livres qui contiennent des arguments de ces deux sortes -, ce qu’a fait Abù Hamid.
57. C’est pourquoi il faut expliquer et dire à propos des énoncés de sens obvie dont le fait qu’ils doivent être pris au sens obvie est susceptible de poser problème à tout un chacun, mais dont tout un chacun ne peut [et ne doit] connaître l’interprétation, qu’il s’agit là d’un de ces énoncés équivoques dont Dieu seul connaît le sens, et qu’il convient en l’occurrence de placer la pause à « Nul n’en connaît l’interprétation sinon Dieu ». C’est la même chose aussi qu’il faut répondre à une question qui serait posée à propos d’un de ces problèmes obscurs à la compréhension desquels la foule n’a pas accès, à l’instar de ce que déclare l’énoncé divin : « Ils t’interrogent au sujet de l’esprit. Dis : "L’esprit est du fait de mon Seigneur" ; et il ne vous a été donné que peu de science. »
58. Quant à celui qui expose ces interprétations à ceux qui ne sont pas hommes à les connaître, c’est un infidèle dans la mesure où il incite les gens à l’infidélité, ce qui est le contraire de ce à quoi appelle le Législateur, en particulier lorsqu’il s’agit d’interprétations viciées au regard des principes [dogmatiques] fondamentaux de la Révélation, comme cela est arrivé à certains de nos contemporains. Car nous en avons vu certains qui croyaient avoir appris la philosophie, et compris grâce à leur merveilleuse sagesse des choses contredisant la Révélation de toutes les manières, c’est-à-dire des choses non interprétables, et qui se sont estimés dans l’obligation de les exposer à la foule. En exposant ces croyances viciées à la foule, ils ont ainsi causé la perdition de la foule et la leur, dans ce monde comme dans l’autre ! »
Averroès, Discours décisif, trad. Geoffroy.


Explication : Si on lisait ce court passage en ignorant le reste du Discours on pourrait penser que ce texte prône une interdiction de la liberté de pensée mais il faut rappeler qu’il est au service d’une liberté de raisonner élitiste. Dans le paragraphe précédent Averroès a distingué les classes de personne en fonction de leur mode d’assentiment.
Ici donc il s’agit de protéger chaque classe inférieure du contact déstabilisant avec une lecture du Coran de la classe supérieure qui pourrait la déstabiliser et finir par rompre l’unité sociale religieuse que justement la loi a pour mission d’assurer.
L’interprétation qui par définition s’éloigne du sens obvie du texte c’est-à-dire de son sens le plus immédiat pour le lecteur est dangereuse bien souvent et il faut éviter de l’exposer au grand nombre. Le débat qui a eu lieu avec les interprétations d’Al Ghazali le montre. Al Ghazali voulait limiter l’activité philosophique et combattre les thèses aristotéliciennes à travers son interprétation du Coran. Averroès a montré qu’il se trompait sur le but du Coran et que le Coran lui-même, même si cela peut dans le contexte d’une loi demeurer implicite peut au contraire appuyer une approche plutôt aristotélicienne. L’interprétation s’éloigne du sens obvie quelqu’un qui manque de capacité démonstrative risque alors de s’éloigner du sens obvie et face aux débats sur l’interprétation de rester dans une confusion qui le mène à l’infidélité.
Les interprétations ne doivent donc pas non plus être transmises sous forme dialectique ou rhétorique, ces formes encore plus accessibles à tous ne feraient que diffuser encore plus le trouble au sein des croyants. Ce que malheureusement Abu Hamid, Al Ghazali n’a pas manqué aussi de faire d’après Averroès.
Averroès dans le § 57 explique quelle attitude les autorités doivent adopter face aux questions de la foule qui n’a pas accès une connaissance démonstrative suffisante mais qui pose des questions sur ces passages quand leur ambiguïté est si évidente. Il se refère à la parole même du Prophète qui rappelle qu’il y a des choses que Dieu seul connaît parfaitement. Ces passages sont des appels à l’humilité devant ceux qui ont plus de connaissance mais qui ne les livrent pas pour ne pas troubler les hommes de la foule. C’est la reconnaissance de le la possibilité d’un savoir supérieur et le culte de son respect dans l’acte de foi à ce qu’on ne comprend pas bien. Averroès a su trouver ici encore une parole du prophète qui confirme sa solution élitiste quant à la liberté de raisonner.
A partir de là celui qui contrevient à ce que propose la fatwa d’Averroès contrevient aussi à l’évidence à ce que propose le Législateur par excellence qui a rédigé le Coran.
Celui qui contrevient à cette loi en exposant ses mauvais raisonnements afin de partager son savoir empire plus que jamais les troubles sociaux en propageant sa propre infidélité. L’enjeu ici est dans l’autolimitation des interprétations du Coran ou de leur diffusion d’avoir avant la sagesse de préserver le consensus pratique initié par le Coran.

Ouverture : Averroès se montre donc opposé à ce qui pourtant a caractérisé la naissance de notre modernité : la proposition d’un libre accès au savoir. Descartes n’a-t-il pas rédigé le Discours de la méthode en français pour qu’il soit lu par tous ceux qui pouvient le lire afin de propager la liberté de raisonner ? On peut s’étonner que Averroès ne considère pas la question de l’éducation à la démonstration car que vaut une élite toujours issue de l’élite déjà existante ? N’y a-t-il pas dans la pensée d’Averroès une forme de conservatisme négatif dans l’optique d’une spiritualisation authentique de la vie sociale ?


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IV - Les enjeux.


Guillaume de Lavallée de l’université de Laval au Québec écrit dans la revue Phares :
« Quel est le lien entre politique et religieux dans tout ça ? Le Fasl al-maqal est une fatwa délivrée au nom du pouvoir almohade avec lequel Averroès entretenait des relations plus que privilégiées. Nous n’entrerons pas dans les détails de cette relation, mais nous devons tout de même tenir compte du contexte idéologique dans lequel baignait Averroès pour étudier la relation entre politique et religion. Car l’idéologie almohadiste accordait une place importante à l’endoctrinement de la foule. Comment justifier dès lors notre interprétation anti-populiste du Fasl al-maqal ? Relativement à son contexte, Averroès a adopté une « voie moyenne » par laquelle la foule a accès à des interprétations qui se situent entre (i) la rhétorique et (ii) la dialectique sans que ces interprétations contredisent (iii) une interprétation démonstrative effectuée par les hommes de science. Le pouvoir en place, s’il suit correctement les prescriptions du Texte révélé, doit favoriser, voire obliger à la philosophie ceux qui en sont capables. En ce sens, la « voie moyenne » est au service de la philosophie. Or, la question devient de savoir comment interpréter cette fatwa à la lumière de l’époque actuelle. Pouvons-nous l’extirper de son contexte ? Dans la mesure où le système universitaire, dont les « averroïstes » ont été un élément moteur, s’est étendu à une part toujours plus grande de la société, un État qui se dit musulman doit, s’il suit la pensée d’Averroès, favoriser l’effort d’interprétation démonstratif du Texte ; interprétation qui, comme le mentionne Averroès, ne peut remettre en doute un dogme fondamental de l’Islam. Une des plus grandes tares de certaines sociétés arabes ou musulmanes contemporaines réside justement dans l’effort herméneutique, c’est-à-dire dans l’effort d’interprétation du Texte et à plus grande échelle de la tradition. L’effort d’interprétation personnel (ijtihad) est bien un devoir pour le musulman que l’État se doit de favoriser. »

Averroès lui-même n’a peut-être pas bien vu que sa proposition aurait eu de l’importance si elle avait su en même temps motiver la création de lieu d’éducation à la fabrique de la rhétorique, à une préparation dialectique à la démonstration puis enfin à une étude de la démonstration. En fait ce programme sera à quelque chose près le programme des universités européennes qui vont accueillir une bonne partie de l’oeuvre d’Averroès et diffuser cette idée d’une liberté de raisonner pour une élite qui voudra de plus en plus s’élargir jusqu’à l’affirmation de Descartes que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ».
Mais la liberté de pensée nous semble avoir besoin d’un cadre laïque et non d’un cadre religieux même si une rencontre dans un cadre laïque peut selon nous avoir un impact spirituel comme on ne l’a jamais connu.
Ce cadre peut fournir le moyen surtout de créer un dialogue interreligieux aux conséquences spirituelles les plus bénéfiques.
Ib’n Arabi aurait rencontré Averroès. Ib’n Arabi raconte :

« Je me rendis un jour, à Cordoue, chez le cadi Abû l-Walîd Ibn Rushd [Averroès] ; ayant entendu parler de l’illumination que Dieu m’avait octroyée, il s’était montré surpris et avait émis le souhait de me rencontrer. Mon père, qui était l’un de ses amis, me dépêcha chez lui sous un prétexte quelconque. A cette époque j’étais un jeune garçon sans duvet sur le visage et sans même de moustache. Lorsque je fus introduit, il [Averroès] se leva de sa place, manifesta son affection et sa considération, et m’embrassa. Puis il me dit : " Oui. " A mon tour, je dis : " Oui. " Sa joie s’accrut en voyant que je l’avais compris. Cependant, lorsque je réalisai ce qui avait motivé sa joie, j’ajoutai : " Non. " Il se contracta, perdit ses couleurs, et fus pris d’un doute : " Qu’avez-vous donc trouvé par le dévoilement et l’inspiration divine ? Est-ce identique à ce que nous donne la réflexion spéculative ? " Je répondis : " Oui et non ; entre le oui et le non, les esprits prennent leur envol, et les nuques se détachent ! " »,
Ibn Arabî, Futuhât, I, p. 153-154.

Dominique Urvoy dans son livre Averroès s’insurge contre ce qu’il nomme une mystification. Ibn Arabi fait dire à Averroès que « c’est un cas dont j’avais moi-même affirmé la possibilité mais sans rencontré personne qui l’ait expérimenté en fait. » Or ceci semble contredire les attaques constantes d’Averroès contre le soufisme et ses prétentions à une suprarationnalité. Dominique Urvoy accuse alors Ibn Arabi de narcissisme dans le fait même de ce récit qu’il juge mystificateur.
Cependant la lecture d’un passage du Traité de l’amour d’Ibn Arabi nous met devant un largeur d’esprit peu courante pour les narcissiques de l’époque :

« Mon coeur
Est devenu capable
De prendre toutes les formes ;
Il est Pâturages
Pour les gazelles
Et Couvent pour le moine,
Temple pour les idoles
Et Kaaba pour le pèlerin.
Il est les tables de la Torah
Et Le Livre du Coran.
Il professe la religion de l’amour
Quel que soit le lieu
Vers lequel
Se dirigent ses caravanes.
Et l’amour
Est Ma loi
Et l’amour Est Ma foi. »
Traité de l’amour, Ibn Arabî (1165-1240).

Ici on voit qu’une société laïque qui permettrait des rencontres interreligieuses mais aussi des rencontres toutes simples entre êtres humains pourrait permettre la recherche de cette conscience qui n’a pas de préférence religieuse. Car la recherche de cette conscience passe par le fait d’embrasser inconditionnellement toutes les réalités vivantes fruits de l’évolution de notre univers. Et cette conscience sans préférence, capable d’embrasser inconditionnellement toute réalité et qui est en chemin vers ce que Ibn arabi appelle l’amour n’est pas seulement interreligieuse. Elle semble aussi suprareligieuse dans le sens elle n’est plus enfermée dans la religion où pourtant historiquement et personnellement elle a pris naissance.
La discussion entre le soufisme d’Ibn Arabi et la sagesse d’Averroès n’est pas du tout du même niveau que l’était la confrontation entre la sagesse d’Averroès et le soufisme d’Al Ghazalî car Ibn Arabi même s’il élabore une voie du cœur ne méprise par la raison. Le Oui évoqué ici est aussi un Oui à la raison : le cœur trouve par ses voies ce que la raison conçoit par les siennes. Mais la raison est pour Ibn Arabi une propédeutique philosophique possible à la recherche spirituelle nécessaire d’où le Non. A vrai dire,  seule la recherche spirituelle donne une vision des réalités spirituelles que la raison ne peut que concevoir ou approcher par le plaisir pur de la pensée.
Et surtout comme le montre la réaction supposée d’Averroès elle seule peut abattre l’orgueil symbolisé dans la culture coranique et biblique par la raideur de la nuque, le sentiment qui réduit notre esprit à notre tête.
Ibn Arabi s’il aime vraiment peut-il accuser Averroès ? Ne lui propose-t-il pas un état d’esprit qui au moins englobe celui qu’évoque le soufi Rumi (1207-1273) en ces termes :

« Personne n’habite la maison, sauf Dieu. Lorsqu’un homme s’éveille, il fond et périt.
Dissolvez tout votre corps dans la Vision : devenez vision, vision, vision ! Je suis libre de ma tête.
Tout le monde aime son miroir, sans connaître la véritable nature de son visage. Mais comment une image réfléchie pourrait-elle être un but ? Mettez en pratique l’observation de la source de la réflexion. Cette joue et ce grain de beauté retournent à leur source.
Sa forme s’est éteinte, il est devenu miroir : rien n’existe ici, que l’image du visage d’un autre.
Celui qui reconnaît son propre visage – sa lumière est plus grande que la lumière des créatures. Bien qu’il meure, sa vision est éternelle, parce que sa vision est la vision du Créateur.
L’homme est en apparence un dérivé du monde, mais intrinsèquement, c’est l’origine du monde.
Le Qutb (Pôle) est celui qui tourne sur lui-même ; autour de lui se fait la révolution des sphères célestes. »

L’homme de cœur est un homme sans tête, sa nuque n’est plus raide car son esprit est relâché de l’effort d’identification à la sensation de chair du visage, qui implique l’effort de maintenir sa tête en face des autres et du monde. Rumi anticipe dans ce passage la philosophie de Douglas Edison Harding ( voir nos leçons La conscience et l’ego ou Doit-on aimer autrui ?). Dans ce passage, il livre une clé toute simple de ce que les prophètes et mystiques entendent par le fait de se libérer des crispations et de la raideur de la nuque.



De ce point de vue en première personne non cloîtré ou soumis à un corps et une tête, selon Douglas Harding, Ib'n Arabi ou Rumi, les identités personnelles et religieuses ne sont pas encore l'ouverture au mystère de l'absolu surgissement de la création ou manifestation du monde auxquelles elles aspirent.








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