LE DISCOURS DECISIF d’Averroès
I - Introduction- Contexte.
A - Contexte religieux et philosophique de notre lecture du Discours décisif.
Le texte sacré auquel se réfère les musulmans est le Coran. il aurait été révélé directement par l’ange Gabriel [Djibril] à Mohammed au VIIe
siècle après Jésus-Christ. Cette révélation estime que la Bible
chrétienne ou juive est un texte tronqué même si il fût aussi à
l’origine de nature révélé.
Pour mémoire, rappelons que Bible signifie en grec bibliothèque. La Bible chrétienne reprend la Bible
juive déjà composée de plusieurs livres à laquelle elle joint des
textes que les juifs ont à un moment retiré de leur Bible et à laquelle
elle ajoute des livres indépendants racontant l’histoire de Jésus Christ
(les 4 Evangiles), l’histoire de ses premiers disciples (Les actes des apôtres),
des lettres (de Paul, Pierre, Jacques, Jean et Jude) attribués aux
premiers disciples de Jésus-Christ et enfin l’Apocalypse attribuée à
Jean [en grec apocalypse signifie révélation et non fin du monde !]. Les
chrétiens auront d’ailleurs de vifs débats pour fixer leur Bible :
vraisemblablement le canon biblique se fixera au IIIe et IVe
siècle après des débats sur la valeur de l’Apocalypse. Ce canon sera
contesté concernant certains livres que les juifs eux-mêmes avaient fini
par rejeter de leur Bible et certaines lettres de disciples de Jésus par les protestants au XVIe siècle. Aujourd’hui certains estiment que des versions de l’Evangile (Evangile
= Bonne Nouvelle) de Jésus ont été rejetées alors qu’elles ont
visiblement une valeur spirituelle parce que certains courants ont pris
le pouvoir et ont souhaité éliminer toute trace des autres courants dans
le choix même des textes qui composeraient la Bible chrétienne : des Evangiles dont les Evangiles de Thomas ou plus récemment de Judas ont été redécouverts et ils montrent qu’au Ier et IIe
siècle après Jésus-Christ ont existé des courants chrétiens qui ont été
combattus et pratiquement éliminés. Les historiens appellent ces
courants chrétiens les gnostiques (du grec gnose qui signifie
connaissance).
Certains juifs et chrétiens au début de l’islam verront non pas une
nouvelle religion mais juste une nouvelle secte chrétienne parmi celles
qui rejettent l’idée que Jésus est Dieu. En effet, chez les chrétiens, il y a un débat : comment Dieu lui-même en personne qui s’est
fait homme, aurait-il pu mourir crucifié comme l’était à l’époque un esclave ? quel est le sens de dire que ce Dieu fait homme serait ressuscité en triomphant de la mort au niveau du corps
humain lui-même ? Arius était un prêtre d’Egypte qui avait suscité parmi
les chrétiens des tensions énormes à propos de la nature de Jésus-Christ
en disant qu’il n’était qu’un homme même s’il était l’homme chargé de
juger les vivants et les morts à la fin des temps et de détruire le mal
et la mort au nom de Dieu. L’arianisme avait été vaincu au sein de
l’empire romain par la conception chrétienne trinitaire qui affirme que
Dieu est UN mais qu’il est trois personnes à savoir Jésus-Christ, le
Père transcendant et l’Esprit Saint. Cette conception étrangement se
rapprochait du paganisme qui, quoiqu’on en dise, a toujours défendu
l’unité du divin et la pluralité des personnalités du divin. Bien qu’ici
cette pluralité de personnes divines soit arbitrairement limitée à trois, n'était-ce pas renier le propre du monothéisme ? Au cours du IVème siècle après Jésus-Christ, l’arianisme avait été vaincu politiquement
dans l’empire romain, la conception trinitaire était devenue religion
d’Etat éliminant au passage la prépondérance politique du paganisme.
Mais l’arianisme avait survécu autour de l’empire romain :
théologiquement l’arianisme ne semblait-il pas plus évidemment
monothéiste et fidèle à la partie juive de la Bible que l’interprétation trinitaire ? En Occident vers la fin du Ve
siècle, l’empire romain avait été détruit par des invasions de peuples
dont la plupart des chefs étaient arianistes, mais peu à peu la
conception trinitaire anti-arianiste l’avait emporté. En orient,
l’empire romain a survécu et même connu un regain de splendeur : on
l’appellait l’empire byzantin et il a disparu ultimement en 1453 lors de
la prise de Constantinople par les ottomans (les turcs).
Au début du VIIe siècle, on a vu
surgir les conquérants Arabes et eux toléraient plus que les chrétiens
trinitaires anti-arianistes, les diverses interprétations monothéistes
juives ou chrétiennes d’où peut-être en partie leur succès.
Mais il ne s’agissait pas seulement d’un arianisme renouvelé, mais
bien d’une nouvelle religion monothéiste, car les paroles de l’Ange
Gabriel recueillies par le prophète Mohammed s’affirmèrent comme une
révélation de Dieu plus pure que celles de la Bible elle-même. Or le mouvement arianiste n’avait pas contesté jusque là la Bible
elle-même sinon sur certains points. Les chrétiens arianistes et les chrétiens trinitaires
étaient largement d’accord sur les textes de référence, ils n’avaient pas encore
conscience de leur différence lorsqu’ils étaient unis au IIe et IIIe
siècle contre ceux que les historiens appellent les chrétiens
gnostiques et qui comme nous l’avons dit s’appuyaient entre autres sur
les Evangiles de Thomas ou de Judas. Les Arianistes et les
Trinitaires se querellaient juste sur l’interprétation à donner au
corpus biblique qu’ils avaient définis comme textes réellement sacrés.
Mahommed, en affirmant qu’il transmettait une parole révélée venant
directement de Dieu par l’entremise de son ange messager Gabriel, affirmait détenir les paroles les plus sacrées sur lesquelles il valait
mieux fonder son amour de Dieu [Allah].
Mais comme Harun Yahya, un musulman contemporain le rappelle à partir des paroles du Coran,
ce que devraient être les rapports des musulmans avec les autres
religions monothéistes (les gens du Livre c’est-à-dire de la Bible) est loin d’être une intolérance :
« Musulmans que nous sommes, aimons et respectons les Prophètes Moïse et Jésus (paix sur eux), nous savons qu’ils sont chéris et aimés de Dieu, et nous croyons également en tous Ses prophètes. De plus, nous respectons la croyance, les valeurs et les traditions juives [qui se réfèrent à Moïse] et chrétiennes [qui se réfèrent surtout à Jésus], parce que Dieu nous commande d’inviter les gens du Livre à "s’unir sur une base commune" :Dis : "Ô gens du Livre, venez à une parole commune entre nous et vous : que nous n’adorions qu’Allah, sans rien Lui associer, et que nous ne prenions point les uns les autres pour seigneurs en dehors d’Allah." Puis, s’ils tournent le dos, dites : "Soyez témoins que nous, nous sommes soumis." (Coran, 3 : 64)
Les musulmans croient au Coran révélé au Prophète Mohammed
(paix et bénédiction sur lui) comme ils croient aux livres révélés
auparavant : les Pages d’Abraham (paix sur lui), la Torah révélé à Moïse (paix sur lui), le livre de Psaumes révélé à David (paix sur lui), et la Bible
révélée à Jésus (paix sur lui). Cependant, à travers le temps ces
livres ont subi des altérations et contiennent de ce fait deux types
d’informations : exactes (la croyance en Dieu, la vertu, le Jour du
Jugement, et le rejet de l’idolâtrie à titre d’exemple), ainsi que des
informations inexactes. Des versets coraniques disent :
Il a fait descendre sur toi le Livre avec la vérité, confirmant les Livres descendus avant lui. Et Il fit descendre la Torah et l’Évangile auparavant, en tant que guide pour les gens. Et Il a fait descendre le Discernement. Ceux qui ne croient pas aux Révélations d’Allah auront, certes, un dur châtiment ! Et, Allah est puissant, détenteur du pouvoir de punir. (Coran, 3 : 3-4)
Nous avons fait descendre la Torah [la Torah est la première partie de la Bible juive et chrétienne dans laquelle est racontée la création de l’univers, de l’humanité et du peuple juif, puis la révélation d’une loi comprenant 613 commandements par l’intermédiaire de Moïse] dans laquelle il y a guide et lumière. C’est sur sa base que les prophètes qui se sont soumis à Allah, ainsi que les rabbins et les docteurs jugent les affaires des juifs. Car on leur a confié la garde du Livre d’Allah, et ils en sont les témoins. Ne craignez donc pas les gens, mais craignez-Moi. Et ne vendez pas Mes enseignements à vil prix. Et ceux qui ne jugent pas d’après ce qu’Allah a fait descendre, les voilà les mécréants. (Coran, 5 : 44)Dieu déclare que les gens du Livre sont des croyants comme suit :Mais ils ne sont pas tous pareils. Il est, parmi les gens du Livre, une communauté droite qui, aux heures de la nuit, récite les versets d’Allah en se prosternant. Ils croient en Allah et au Jour dernier, ordonnent le convenable, interdisent le blâmable et concourent aux bonnes œuvres. Ceux-là sont parmi les gens de bien. Et quelque bien qu’ils fassent, il ne leur sera pas dénié. Car Allah connaît bien les pieux. (Coran, 3:113-15)
Il y a certes, parmi les gens du Livre ceux qui croient en Allah et en ce qu’on a fait descendre vers vous et en ce qu’on a fait descendre vers eux. Ils sont humbles envers Allah, et ne vendent point les versets d’Allah à vil prix. Voilà ceux dont la récompense est auprès de leur Seigneur. En vérité, Allah est prompt à faire les comptes. (Coran, 3 : 199)
L’attitude d’un musulman envers les gens du Livre reflète l’existence
parmi eux de véritables fidèles. Dieu seul connaît ce que contiennent
les cœurs, et Il révèle que quelques juifs et chrétiens ont mérité Sa
grâce et Sa satisfaction.
Il révèle aussi que pour toutes les nations Il a créé mode et
législation. À travers l’histoire, Il a envoyé des prophètes aux gens
pour les informer de Ses lois, de Ses commandements et de Ses
interdictions. Tous les prophètes ont par-dessus tout invité leurs
nations à croire en Dieu et à L’adorer et à respecter les règles qu’Il a
établies pour l’humanité. En d’autres termes, toutes les vraies
religions sont à l’origine basées sur l’unité de Dieu, et le travail
acharné pour gagner Son contentement, Sa compassion et Son paradis.
Toutes les nations sont supposées se plier complètement à la volonté de
Dieu et faire de bonnes actions pour mériter Sa récompense :
Et sur toi (Mohammad) Nous avons fait descendre le Livre avec la vérité, pour confirmer le Livre qui était là avant lui et pour prévaloir sur lui. Juge donc parmi eux d’après ce qu’Allah a fait descendre. Ne suis pas leurs passions, loin de la vérité qui t’est venue. À chacun de vous Nous avons assigné une législation et un plan à suivre. Si Allah avait voulu, certes Il aurait fait de vous tous une seule communauté. Mais Il veut vous éprouver en ce qu’Il vous donne. Concurrencez donc dans les bonnes œuvres. C’est vers Allah qu’est votre retour à tous ; alors Il vous informera de ce en quoi vous divergiez. (Coran, 5 : 48) »
Enfin à propos des rapports entre l’islam et le judaïsme, tous les
musulmans ne sont pas des arabes puisque l’Islam n’est pas la religion
d’un peuple : les pakistanais par exemple ont seulement parfois des
ancêtres arabes et malgré ce que pensent certains tous les maghrébins
n’ont pas seulement des ancêtres arabes puisque ces derniers se sont
installés au cours du VIIe siècle
après Jésus Christ. On peut être musulman sans souhaiter une domination
politique exclusive des arabes : ceci explique certainement en grande
partie la première grande fracture au sein de l’islam entre les chiites
et les sunnites. Les chiites ne sont pas des peuples arabes tandis que
les sunnites furent souvent dirigés par des arabes ou des berbères
revendiquant leur lien avec des arabes ou encore des voisins des peuples
chiites qui comme les indiens pakistanais qui voulaient se rapprocher
des arabes, etc. En ce qui concerne les arabes, Abraham avant d’avoir
avec sa femme légitime son fils Isaac, ancêtre de tout le peuple hébreux
aurait eu avec une esclave son fils Ismaël, ancêtre du peuple arabe.
Hébreux et arabe (d’Arabie) aurait eu comme ancêtre Abraham. L’aîné
serait Ismaël mais le cadet Isaac serait issu de la femme préférée
d’Abraham. Les arabes et les juifs seraient donc deux peuples sémites et
cousins.
Les conflits actuels semblent donc manquer de bon sens. Les
occidentaux revendiquent tolérance et démocratie face aux peuples
musulmans mais certains occidentaux chrétiens face à l’intolérance et au
manque de démocratie des musulmans en profitent pour parler de croisade
contre l’islam. Or si on regarde l’histoire les musulmans semblent
avoir offert plus de tolérance que les chrétiens catholiques,
protestants ou orthodoxes n’en ont offert quand des musulmans étaient
sous leur juridiction politique. Cette tolérance musulmane est avérée
jusqu’au XIXe siècle où peu à peu ces
peuples ont été colonisés par les occidentaux. Bien qu’on puisse juger
la tolérance musulmane perfectible puisque souvent les juifs et les
chrétiens étaient confinés à certains quartiers, à certaines tâches ou
puisque des taxes spécifiques leur étaient appliquées, il faut rappeler
que l’occident n’a su esquisser un net dépassement de la tolérance
religieuse musulmane qu’avec les révolutions américaines et française du
XVIIIe siècle où par exemple Rabaut
Saint-Etienne affirme qu’il faut plus qu’un droit à être "toléré" mais
un droit à la liberté qui offre une véritable liberté religieuse.
En effet la tolérance relative des musulmans vis-à-vis des religions
monothéistes s’est parfois réduite si bien que les juifs ont dû parfois
s’expatrier. Mais surtout cette tolérance relative vis-à-vis des autres
confessions monothéistes n’a pas empêché les musulmans de se déchirer
entre eux dès que l’un ou l’autre avaient une interprétation divergente.
Et surtout au moyen-âge devenir athée ou embrasser une autre religion
restait pour un musulman passible de mort comme d’ailleurs chez les
chrétiens et les juifs. En Europe occidentale des penseurs et des
politiques ont voulu qu’on renonce à condamner à mort ceux qui se
convertissaient à une autre religion après que les guerres de religions
entre catholiques et protestants ont entraîné des massacres tels que
l’humanité en avaient rarement vus jusqu’alors.
A vrai dire les propos même du Coran ou de la Bible
sont très durs pour ceux qui ne sont pas monothéistes tels les païens.
Or la religion hindoue qui comptera bientôt un milliard de personnes
peut-elle être ainsi condamnée ? Les religions monothéistes par leur
appel à la conversion ne sont-elles pas tentées de façon inhérente par
la conquête et la violence d’où aujourd’hui l’affrontement des
intégristes chrétiens américains et des intégristes musulmans. Peut-il y
avoir un sens du dialogue authentique à partir du moment où on
présuppose par définition avoir reçu la parole de Dieu lui-même qui
contient seule la vérité intégrale ?
Lisant Averroès, la question est donc de savoir si les menaces que
les religions révélées ou plutôt les institutions chargées de les
représenter, font peser sur ceux qui osent réfléchir sont inhérentes ou
non à ce type de religion.
Si on accepte l’anachronisme, un cas exemplaire qui peut venir à l’esprit est celui de Galilée au 17e
siècle face à la religion catholique : la divergence n’était pas
simplement une divergence théologique mais pour la première fois une
nette divergence apparaissait entre science et théologie que la
philosophie pouvait difficilement amoindrir. Cette divergence entre la
science et la théologie allait faire naître l’athéisme occidental qui
est un phénomène unique dans l’histoire humaine car jusqu’à ce moment
l’humanité dans son histoire était toujours étroitement liée à des
pratiques religieuses.
Harun Yahya, à côté de son appel à la tolérance entre monothéistes,
est visiblement dans d’autres articles de son site internet un
créationniste anti-darwinien. Or comme nous n’avons cessé de le répéter
dans nos diverses leçons, on ne peut pas refuser le fait scientifique
d’une évolution des espèces qui met en jeu aussi bien du hasard que de
la nécessité, si on l’examine du point de vue matériel. Tout croyant
monothéiste doit aujourd’hui réinterpréter sa foi dans un sens
compatible avec l’évolution des espèces, s’il veut continuer à croire et à
adhérer à une recherche de connaissances scientifiques. La difficulté est que les
croyants des religions révélées doivent alors renoncer au fait que seul
leur texte sacré est pleinement sacré. Ils doivent reconnaître la
fausseté du sens littéral de certains passages même s’ils peuvent
continuer à y trouver un sens spirituel : on ne peut dans un esprit
scientifique croire au sens littéral que Dieu [Allah] a fait le monde en
6 jours et s’est arrêté le septième (Coran VII, 52 et dans la Bible, livre de la Genèse, 2, 1-4).
Averroès peut-il dans sa démarche apporter des solutions pour un
croyant monothéiste ? Peut-il permettre d’offrir au croyant monothéiste
un espace pour accepter la science quelles que soient ses découvertes ?
Du point de vue de celui qui n’embrasse aucune religion donne-t-il les
moyens d’entrer en dialogue avec le croyant qui au nom de sa foi
refuserait la démarche scientifique forcément matérialiste ? Car si nous
sommes de plus en plus à mener une recherche spirituelle sans attache
religieuse institutionnelle, il nous faudra bien dialoguer avec les
religieux en s’appuyant sur le meilleur de leur croyance...
++++
B - Le contexte religieux et philosophique d’Averroès lui-même.
Ce qui suit réaménage juste un peu le travail de Marc Lohez sur Averroès.
1 - Quel est le contexte historique de la vie d’Averroès (contexte politique et événements extérieurs) ?
La carrière d’Averroès se situe dans la période almohade même s’il
est « né a la fin de la domination almoravide. La fin de sa vie est
marquée par un regain de tension entre les Almohades et les royaumes
chrétiens (bataille d’Alarcos en 1195 contre le roi de Castille). La
plus grande partie de sa vie se déroule à Cordoue, l’une des plus grande
villes de l’époque (500000 habitants) même si elle fait moins
"frontière" que Tolède.
2- Quels sont les métiers exercés par Averroès ?
On pourra citer médecin et juge (cadi), en ajoutant écrivain ou
penseur ou philosophe ce qui à l’époque n’est pas un métier. La fonction
de cadi permet d’évoquer l’absence de distinction entre le civil et le
religieux dans cette société.
3 - Sur l’œuvre de quel philosophe Averroès s’appuie-t-il tout particulièrement ?
Averroès est d’abord cité en tant que commentateur d’Aristote.
Aristote est un disciple de Platon lui-même disciple de Socrate.
Toutefois Aristote a un rapport assez ambigu avec son maître Platon : il
a fondé le lycée une école de philosophie concurrente de celles des
disciples de platon qui s’appelait l’Académie.
Quand Averroès parle de démonstration dans Le discours décisif il se réfère à la pensée d’Aristote sur la démonstration.
4 - Pourquoi Averroès a t-il été menacé a la fin de sa vie même si le terme de disgrâce paraît exagéré ?
En 1195 il est accusé de prôner la philosophie antique aux dépens de
la religion musulmane, Averroès est relégué a Lucena (ville autrefois
laissée aux juifs-on sait que le judaïsme est proscrit sous les
almohades). Ses livres sont brûlés. On peut donc rapprocher le cas
d’Averroès du cas de Socrate. Mais la vie du penseur andalou se
terminera paisiblement à Marrakech près de ses maîtres trois ans plus
tard.
5 - Hormis Aristote quels sont les penseurs qui ont influencé Averroès ?
L’un des penseurs les plus cités par Averroès est hormis Aristote, Al
Ghazali (qu’il appelle aussi Abu Hamid) un théologien du XIe
siècle - auteur d’un traité contre la philosophie. Même si Averroès
voit en lui l’adversaire par excellence il est clair qu’en luttant
contre les arguments de Ghazali sa pensée est déterminée aussi par eux.
6 - Détails sur le destin de la pensée d’Averroès.
« Maintenant ibn Rushd n’est que trop certain que ses oeuvres sont des choses pernicieuses. (...)Tu n’est pas resté dans la bonne voie, o fils de la bonne voie, lorsque, si haut dans le ciel, tendaient tes efforts.Tu as été traître à ta religion ; ce n’est pas ainsi qu’a agi ton aïeul.Le destin a frappé tous ces falsificateurs, qui mêlent la philosophie à la religion et qui prônent l’hérésie. ils ont étudié la logique, mais on dit avec raison : le malheur est confié à la parole. »,Ibn Djobeir, Epigrammes traduits dans S. Munk, Mélanges de philosophie juive et Arabe, édition Vrin, Paris, 1988 (réédition d’un texte de 1857), p 427-428.
Il s’agit d’un poème satirique car, d’après le traducteur, il est
truffé de jeux de mots en arabe : par exemple, fils de la bonne voie :
Ibn=fils, Rushd= voie, chemin, etc.
La démonstration d’Averroès semble ne pas avoir été très
convaincante : nous repèrons sans problème ce que le poète reproche au
penseur de Cordoue : contrairement à son affirmation "la vérité ne peut
contredire la vérité", les religieux de l’époque avaient bien compris
qu’utiliser la philosophie pour connaître le divin pouvait remettre en
question les vérités des textes sacrés. Averroès n’avait-il pas déduit
logiquement de sa lecture d’Aristote que pour Aristote lui-même l’âme
individuelle ne pouvait être éternelle ? Or nier l’éternité de l’âme,
n’est-ce pas une remise en cause fondamentale d’une religion centrée sur
le salut de l’âme ? Des lecteurs des commentaires d’Averroès ne
manqueraient-ils pas d’adhérer à l’inexistence de l’éternité de l’âme
individuelle ?
En 1195, le calife Al-Mansour qui réside habituellement au Maroc vient
livrer bataille au Roi de Castille (bataille d’Alarcos en 1195. Dans un
premier temps, Ibn Rushd, autorité morale considérable, cadi, ancien
médecin de Calife, est une nouvelle fois couvert d’honneurs par
l’almohade ; mais peu de temps après, l’entourage du Calife a tôt fait
de lui prouver que le penseur, malgré un strict respect des
prescriptions religieuses, pense et écrit mal. Averroès fut dépouillé de
tous ses titres et relégué hors de Cordoue à Lucena tandis qu’on
brûlait ses livres ainsi que ceux qui utilisaient et célébraient la
philosophie grecque. Le temps d’Aristote et d’Averroès était fini en El
Andalou, il pouvait commencer en Occident. Le centre de traduction de
Tolède, ainsi que les juifs andalous réfugiés dans le sud de la France
allaient permettre, quelques décennies plus tard à la pensée d’Aristote
de devenir la pensée dominante en Europe occidentale et à Averroès de
devenir l’un des principaux sujets de dispute des sorbonnards (les
penseurs qui exerçaient à Paris à la Sorbonne). Ainsi au 13e siècle, tout ce qui pense se divise en averroïstes (Siger de Brabant) et anti-averroïstes (Thomas d’Aquin).
Mais les commentaires d’Aristote par Averroès sont déterminants y
compris pour l’anti-averroïste Thomas d’Aquin qui dans ses œuvres
appelle Averroès le « Commentateur » sans autre précision la plupart du
temps. L’opposition de Thomas d’Aquin à l’averroïsme n’est pas
exactement une opposition à la pensée propre d’Averroès qui ne fût pas
traduite. Ainsi L’incohérence de l’incohérence, le Discours décisif
ne furent connus en Europe que bien après la fin du Moyen-âge.
L’anti-averroïsme s’opposait donc à des penseurs qui en partant des
commentaires d’Aristote par Averroès ont fait dire à Averroès des choses
qu’il aurait lui-même niées au vu de ses propres œuvres.
++++
II - Plan de l’ouvrage.
Nous suivons ici plus particulièrement Alain de Libéra dans son introduction à l’édition GF du Discours décisif.
Celui-ci découpe Le livre du discours décisif en trois parties.
- Première partie § 1-17 : exposé de la thèse d’Averroès d’après laquelle ceux qui ont la capacité de raisonner par démonstration sont invités par le Coran lui-même à philosopher. Averroès explique que tout musulman a le devoir de connaître.
§ 1 : Averroès présente d’un point de vue juridique la question de l’activité philosophique vis-à-vis de la loi coranique.
§ 2-17 : La thèse d’Averroès est justifiée et précisée.
- Deuxième partie § 18-48 : dans cette partie Averroès répond aux objections contre la philosophie qui viendrait de sa nette discordance avec le Coran ou de sa tendance à susciter des interprétations erronées du Coran.
Les § 44-48 examinent les conséquences politiques de l’avis juridique
(le texte d’Averroès est en effet une fatwa et donc de ce fait a une
portée sociale pour tout lecteur musulman qui y lirait une conséquence
logique de la mise en oeuvre du Coran). Ces paragraphes pourraient aussi être considérés comme ouvrant la troisième partie.
- Troisième partie § 49-72 : Averroès détaille les conséquences pratiques de son avis juridique.
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III- Passages expliqués.
Préambule :
Lors d’une explication orale il faut nous le rappelons :
- présenter le contexte du passage dans le reste du livre ;
- présenter le thème précis du passage ;
- présenter la thèse du passage et l’expliquer ;
- présenter le plan du texte ;
- présenter une explication linéaire ;
- faire une conclusion qui examine les enjeux du texte.
Les explications qui suivent ne présentent que l’explication linéaire
du texte et une explication ici sous-entend celles qui précèdent alors
que votre explication ne le doit pas, elle doit au contraire expliciter
ce qui aurait été expliqué à propos d’autres passages. En fait il est du
meilleur effet de se référer aux autres passages du livre pour
expliquer le passage qui nous a été donné. N’oubliez pas alors de les
compléter.
A - Thèse d’Averroès.
N.B : Les explications 1, 2, 3 partent de celles de Marc Lohez mais les réaménagent largement et les prolongent.
1 - Peut-on faire de la philosophie ?
« 1.Le docteur de la Loi [...] Ibn Rushd a dit : le propos de
ce discours est de rechercher, dans la perspective de l’examen
juridique, si l’étude de la philosophie et des sciences de la logique
est permise par la Loi Révelée, ou bien condamnée par elle, ou bien
encore prescrite, soit en tant que recommandation soit en tant
qu’obligation. »,
Averroès, Discours décisif, trad. Geoffroy.
Explication : Ce premier extrait permet de bien faire voir l’absence
de séparation entre le juridique et le religieux, car le traité est une
fatwa, un avis légal religieux. On peut évoquer à nouveau la fonction de
Cadi qui fût celle d’Averroès. La tâche de Cadi consiste à donner des
avis juridiques cohérents avec la loi coranique, les conseils de
Mahommed recueillis ultérieurement (les hadiths) ou encore les éléments
biographiques de la vie du prophète et de ses premiers disciples (Al
Sira).
Cet extrait permet également de rappeler que l’islam comme chacune
des trois religions du bassin méditerranéen est une religion révélée.
Il existe des religions non révélées comme le bouddhisme ou le
taoïsme où les enseignements des maîtres du passé qui ont initié une
voie de recherche intérieure sont poursuivis voire parfois prolongés.
Tous les membres de ces religions sont appelés dans cette vie ou une vie
future à entreprendre une telle recherche et l’expérience spirituelle
la plus haute peut être atteinte par un chercheur spirituel
authentique. Bien sûr, rares sont ceux qui sont prêts à renoncer aux
désirs usuels de la société, mais s’ils soutiennent ceux qui tentent
cette recherche intérieur, ils auront des bénédictions qui les aideront
dans le futur ou dans une vie future à se rapprocher de cet engagement
au renoncement à la vie du monde. Ces religions sont donc assez proches
de nos philosophies antiques qui promettaient souvent une réalisation
intérieure (l’ataraxie, l’expérience du beau en soi, etc.). Mais ces
philosophies sont religieuses car elles mettaient toute la société à
leur service et les nouvelles élaborations étaient souvent suspectées de
menacer l’ordre social. Cependant le bouddhisme et le taoïsme ont
coexisté en Chine et certains ont élaboré un enseignement issu de leur
rencontre : le T’chan qui lorsqu’il a gagné le Japon s’est appelé le
Zen. Le fait même que les religions révélées affirment la seule vérité
de leur révélation semble leur interdire de telles qualités dans la
rencontre.
Toutefois Averroès affirme ici quelque chose de fondamental pour le
rapport entre philosophie et religion. La philosophie est recherche de
vérité par la démonstration donc puisque la révélation est vraie elle
aurait tort de craindre une telle recherche. Au contraire un signe de
vérité de la religion révélée coranique est qu’elle émet de constants
appels à la connaissance. Si un musulman doutait de la valeur de la
recherche de la connaissance par la voie démonstrative il douterait au
fond de la valeur du Coran : il aurait peur que la science n’entre en
contradiction avec le Coran et il aurait peur que la science lui montre
que le Coran n’était pas la vérité divine révélée aussi purement qu’il
le pensait. L’acte de foi en Allah le Dieu unique ne peut pas entrer en
conflit avec la science selon Averroès car au fond la science et la
logique sont fondées sur l’unicité de l’Être (l’existence pure de toute
chose, l’être commun à tous les étants). Si ce qui est était pur
multiple, aucune loi, aucune logique ne pourrait exister : ce qui est
valable ici ce ne serait pas valable là-bas, ce qui est vrai maintenant
deviendrait toujours faux. Le lecteur d’Aristote sait que l’universalité
de la science est intimement liée à une forme d’unité de l’Être qui
s’exprime de plusieurs manières définies.
Ici Averroès distingue philosophie et science de la logique. Pour lui
la science de la logique est celle d’Aristote et de ses disciples en
cette matière. De fait les philosophes qui n’ont pas une connaissance
précise de cette science peuvent avoir fait des erreurs : il y a des
liens évidents entre logique et métaphysique ou même entre logique et
physique comme nous venons de le voir.
Ce n’est pas parce que un philosophe a dit faux sur un point par non
respect de la science de la logique qu’il faut condamner la philosophie
dans son ensemble et donc la science, puisque à l’époque la science est
considérée comme une activité philosophique.
Reste à savoir du point de vue juridique quel statut accorder à
l’activité de connaître : est-ce un conseil spirituel ou une
obligation ?
2 - La réponse rationnelle :
« 2. Si l’acte de philosopher ne consiste en rien d’autre que
dans l’examen rationnel des étants et de réfléchir sur eux en tant
qu’ils constituent la preuve de l’existence de l’Artisan [...] et si la
Révélation recommande bien aux hommes de réfléchir sur les étants et les
y encourage, alors, il est évident que l’activité désignée sous ce nom
est, en vertu de la loi révélée, soit obligatoire, soit recommandée. »,
Averroès, Discours décisif, trad. Geoffroy, p. 103-105.
Explication : La première partie de l’extrait fait référence à une
forme de preuve de l’existence de Dieu : si l’on montre que les choses
dans l’univers sont comme n’importe quel objet créé, alors on en déduira
l’existence d’un créateur. L’utilisation de l’image du Dieu-Artisan
fait certes partie de l’idéologie Almohade selon A. de Libera. Mais si
on considère les preuves d’Aristote de l’existence d’un premier moteur
immobile puisque lui-même ne serait pas mis en mouvement par autre
chose, celui-ci animerait tous les mouvements dans l’univers et donc
serait l’artisan de toutes les formes des choses qui existent (les
étants). L’image du Dieu-artisan correspond bien à un aristotélicien qui
voit dans le rapport de l’artisan avec son artisanat le modèle des
quatre dimensions de la causalité aristotélicienne. Premièrement pour
Aristote, il y a une cause matérielle : l’objet artisanal est tiré d’une
matière déjà là (ceci aboutira à la question de l’éternité du monde que
nous considérerons en expliquant le §33). Deuxièmement pour Aristote,
il y a une cause finale : le but de l’artisan est de faire émerger de la
matière son objet. Troisièmement, il y a une cause formelle, l’artisan
doit suivre un plan d’action, une idée. Enfin il y a une série de causes
modales : il faut des outils et autres moyens par lesquels l’artisan
fabrique son objet.
Il est important ici est de voir aussi la forme logique du raisonnement d’Averroès :
- si la philosophie est une façon logique de prouver que Dieu existe en réfléchissant sur l’univers,
- et si le Coran encourage à réfléchir sur l’univers,
- alors, il est bon de philosopher.
Ceci ressemble à un syllogisme tel que l’a défini Aristote. Un
syllogisme est pour Aristote est un mode privilégié de démonstration. Un
exemple célèbre est le fameux : Socrate est un homme or les hommes sont
mortels donc Socrate est mortel. Cependant un peu plus loin dans le
texte Averroès montrera que le syllogisme juridique n’est pas exactement
le syllogisme logique dans la mesure où il s’appuie sur des prémisses
où intervinnent la parole révélée tandis que le syllogisme logique ne
s’appuie que sur des énoncés prouvés.
Le point de vue est juridique ici donc il ne s’agit pas ici de
produire les preuves philosophiques de l’existence de dieu d’après les
philosophes même si elles sont suggérées. D’ailleurs si on fournissait
ces preuves philosophiques avant même d’avoir montré la pertinence de
philosopher ce serait pour le moins peu rigoureux.
Il ne reste donc plus à Averroès qu’à chercher des citations favorables dans le Coran.
« 3. Que la Révélation nous appelle à réfléchir sur les
étants en faisant usage de la raison, voila qui appert à l’évidence de
mains versets du livre de Dieu (...) : « Réfléchissez donc, ô vous qui
êtes doués de clairvoyance (...) » (Coran LIX,2) « Que n’examinent-ils le royaume des cieux et de la terre et toutes les choses que Dieu a créées. » (Coran VII, 185) (...) « N’ont-ils point examiné les chameaux, comment ils ont été créés ? Et le ciel, comment il a été élevé ? » (Coran LXXXVIII,17-18) (...) ; et d’autres innombrables versets encore. »,
Averroès, Discours décisif, trad. Geoffroy, p. 105.
Explication : Certains diront qu’on peut faire dire tout et son
contraire aux textes sacrés ; ici, Averroès semble-t-il ne se prive pas
de cette possibilité puisque la première citation du Coran qu’il donne
ne concernerait en fait dans son contexte que le sort d’une tribu sur
lequel le prophète voulait faire réfléchir les musulmans.
Mais comme le montrera Averroès le Coran est selon lui entre
autre la parfaite rhétorique parfaite au service du vrai. Le Coran est
entre autre l’oeuvre poétique inspirée par excellence. Averroès défend
souvent des lectures au sens obvie ou littéral c’est-à-dire en fonction
de du sens immédiat. Mais lire le Coran au seul sens littéral est
souvent impossible car à sa lecture des contradictions manifestes
surgissent du point de vue logique. Lire le Coran toujours au
seul sens littéral rendrait sa lecture impossible ou réductrice. Comme
les chrétiens et les juifs avant eux les musulmans ne lisaient pas
seulement le texte dans un sens littéral où au final on aplanit dans une
lecture réductrice les apparentes difficultés logiques ou symboliques.
Il s’agit plutôt de profiter des effets de sens que suscitent l’apparent
illogisme du texte ou la pluralité de sens des mots et expressions dont
la langue arabe classique est si riche. L’exégèse médiévale chrétienne
distinguait ainsi quatre niveaux de sens des écritures : un sens
littéral et un sens spirituel, au sein duquel il ya un sens allégorique
(où une chose désigne métaphoriquement une généralité plus vaste), un
sens légal, moral et éthique (le sens tropologique) et enfin un sens
concernant les réalités divines elles-mêmes (le sens anagogique).
L’exégèse musulmane connaît aussi ces raffinements de l’interprétation.
Ici Averroès montre par cette citation que certains estimeraient
déplacées de son contexte, où il est plutôt question de partage du butin
de guerre, sa maîtrise du sens profond et spirituel du Coran. Car l’un des enjeux du Discours décisif est bien l’interprétation du Coran
et selon lui le sens spirituel du Coran bien loin de s’opposer à
l’usage de la philosophie comme le prétend Al Ghazali y encourage.
Toutefois l’appel à la connaissance, Al Ghazali le reconnaît aussi profondément inscrit dans le Coran.
Mais là où Averroès l’entend comme un appel à la connaissance
philosophique, Al Ghazali dans La délivrance de l’erreur l’entend lui
comme un appel à la connaissance de la présence de Dieu dans le cœur.
Sa critique de la philosophie cherche d’abord à montrer que seule la
connaissance du cœur est solide. Ceci n’est pas sans rappeler les
querelles entre disciples de Descartes qui privilégient la connaissance
rationnelle et disciples de Pascal qui affirment la prééminence du
cœur.
3 - Peut-on utiliser les écrits des anciens ?
« 11. [...] Supposons par exemple qu’il n’ait pas existé
jusqu’à notre époque de science de la géométrie et de l’Astronomie, et
qu’un seul homme, par soi-même, prétende à connaître les dimensions des
corps célestes [...], lui dirait-on que le soleil est environ cent
cinquante ou cent soixante fois plus grand que la terre, qu’il taxerait
de folie celui qui tiendrait un tel propos, alors même qu’il s’agit là
d’un fait établi en astronomie au moyen d’un démonstration qui ne
soulève pas l’ombre d’un doute chez les savants en cette matière. »,
Averroès, Discours décisif, ed. GF, Paris, 1996, trad. Geoffroy, p. 111-113.
Explication : Dans ce court extrait, Averroès pose le problème de
l’utilisation des auteurs païens. Celle-ci ne pose pas de problème pour
le philosophe andalou : « il importe peu que ceux-ci soient ou non de
notre religion. » La démonstration s’appuie ici sur l’Almageste de
Claude Ptolémée, dont Averroès avait fait un abrégé (vers 1171). Ces
connaissances scientifiques ont été vivement mises en cause plus tard
par Descartes et Galilée entre autres. Mais il convient de remarquer que
partant de l’observation, ces connaissances sont déjà capables de
dépasser les apparences à propos de la taille du soleil.
Averroès reprend, sans peut-être le savoir, une théorie que les chrétiens
avaient élaborée selon laquelle par leur vertu théorique et pratique les
philosophes païens se sont approchés du monothéisme. Cette idée est par
exemple formulée par Justin au IIe
siècle avec la notion de logoï spermatikon : ces mots grecs désignent
les germes du verbe (le message, l’action, la force spirituelle de
matérialisation) divin à l’œuvre chez les philosophes grecs. S’ils
avaient connus la révélation monothéiste, si on suit Justin ou Averroès,
ces philosophes s’y seraient sans aucun doute convertis. D’ailleurs
Aristote, Socrate ou Platon furent soupçonner d’irréligiosité du point
de vue du paganisme. Les juifs et les chrétiens puis les musulmans épris
du besoin de connaître et de comprendre en voyant ces critiques du
paganisme ne pouvaient manquer de se reconnaître en ces philosophes.
Soupçonner Averroès d’un double jeu vis-à-vis de la religion et voir en
lui un athée masqué nous paraît infondé : sur ce point nous sommes en
accord avec Ali Benmakhlouf ou Roger Arnaldez qui voient dans la thèse
inverse une tentation de la pensée athée de ramener tous les défenseurs
de la science à elle.
4 - Certains hommes embrassent la foi par démonstration.
« 15. Nous disons même : interdire l’étude des ouvrages de
philosophie à ceux qui y sont aptes parce que l’on supposerait que c’est
à cause de l’étude de ces ouvrages que certains hommes parmi les plus
abjects se sont égarés, ne revient à rien de moins qu’à interdire à une
personne assoiffée de boire de l’eau fraîche et agréable au goût, et que
cette personne meure de soif, au motif que d’autres, en en buvant, ont
suffoqué et en sont morts. En effet, la mort que l’eau produit par
suffocation est d’ordre accidentel tandis que celle causée par la soif
est d’ordre essentiel et nécessaire. Les accidents qui ont pu advenir
par cette science (la philosophie) peuvent tout aussi bien advenir par
toutes les autres. Que de docteurs de la Loi pour qui la science de la
Loi fut cause [accidentelle] qu’ils péchèrent par défaut de continence
et S’immergèrent dans la vie mondaine ! Et c’est même le cas de la
majorité d’entre eux, alors même que leur science requiert, par essence,
la vertu pratique. Par conséquent, ce qui advient par une science
requérant la vertu pratique est susceptible d’advenir aussi par une
science requérant la vertu intellectuelle.
16. Si tout cela est bien établi, et que nous, Musulmans, sommes
convaincus que cette divine Révélation qui est nôtre est la vérité, et
que c’est elle qui éveille et appelle à ce bonheur qu’est la
connaissance de Dieu proclamées soient Sa puissance et Sa majesté ! - et
de Ses créatures, [eh bien] c’est parce que cette [conviction]
s’établit pour chaque Musulman par la méthode propre à produire son
assentiment déterminée par la nature de chacun. En effet, il existe une
hiérarchie des natures humaines pour ce qui est de l’assentiment :
certains hommes assentent par l’effet de la démonstration ; d’autres
assentent par l’effet des arguments dialectiques, d’un assentiment
similaire à celui de l’homme de démonstration, car leurs natures ne les
disposent pas à davantage ; d’autres enfin assentent par l’effet des
arguments rhétoriques, d’un assentiment similaire à celui que donne
l’homme de démonstration aux arguments démonstratifs.
17. Ainsi, comme notre divin Texte révélé appelle
les hommes [en leur présentant] ces trois méthodes, il doit
[nécessairement] produire l’assentiment de la totalité des hommes,
excepté de ceux qui le désavouent en parole par obstination [...]. »
Averroès, Discours décisif, trad. Geoffroy.
Explication : Averroès estime que les errements de certains
philosophes ne justifient pas la condamnation de toute la philosophie.
Il compare la philosophie à un besoin vital nécessaire : la soif. Les
propriétés désaltérantes de l’eau sont essentielles tandis que ses
propriétés de suffocation ne sont qu’accidentelles.
Nous devons examiner ici la différence aristotélicienne entre essence et accident. Dans sa Métaphysique livre V, § IX, 1017b-1018a, Aristote écrit :
« Il y a d’abord l’identité accidentelle ; ainsi, il y a identité entre le blanc et le musicien, parce qu’ils sont les accidents du même être ; entre l’homme et le musicien, parce que l’un est l’accident de l’autre [...].Outre l’identité accidentelle, il y a l’identité essentielle. Elle se dit, comme l’unité en soi, des choses dont la matière est une, soit par la forme, soit par le nombre, soit génériquement, ainsi que de celles dont l’essence est une. On voit donc que l’identité est une sorte d’unité d’être, unité de plusieurs objets, ou d’un seul pris comme plusieurs ; par exemple, quand on dit : Une chose est identique à elle-même, la même chose est considérée comme deux. »
On voit bien qu’un lecteur d’Aristote grâce à cette distinction peut
rendre compte de l’erreur comme d’un accident de la pratique
philosophique comme le musicien et la blancheur de peau sont des
accidents de l’humanité. Mais qui n’est pas exempt d’erreur même parmi
les docteurs de la Loi et pourtant il ne viendrait à l’idée de personne
de condamner la Loi et ces erreurs ont des effets pratiques manifestes.
Averroès reprend aussi la distinction aristotélicienne entre vertu
pratique et vertu intellectuelle qui entre autres avait été exposée dans
l’Ethique à Nicomaque. Ne sous-entend-t-il pas qu’une erreur purement
intellectuelle a moins de répercussions sociales qu’une erreur au niveau
de la légalité ? Se tromper sur la question de l’éternité du monde
a-t-il des conséquences sociales néfastes ?
Al ghazali estime en conclusion de l’incohérence des philosophes qu’une
erreur à ce sujet est un blasphème éhonté qui mérite d’encourir la peine
de mort puisqu’il place celui qui le commet en état de reniement de sa
foi islamique. Averroès montrera que le Coran lui-même évoque les eaux
et le trône de Dieu qui précède la création. De ce fait la thèse de
l’éternité du monde paraît défendable du point de vue même de la lecture
du Coran. Mais lui contrairement à ceux qui appellent comme Al Ghazali
au meurtre ceux qui se trompent à ce sujet ayant exhibé des passages du Coran
qui infirment l’idée d’une création ex nihilo (à partir de rien) il
n’appelle pas à condamner ceux qui de toute évidence ont eu tort à ce
sujet.
Ceci dit si combler son appétit de connaissance de Dieu par la
philosophie reste somme toute défendable, il n’en reste donc pas moins
que les autres façons de combler la soif de Dieu sont légitimes.
Averroès estime qu’on peut adhérer à la foi en Dieu par d’autres
pratiques que celle de la démonstration philosophique inspirée
d’Aristote (syllogisme, principe de non contradiction, catégories,
etc.). Il envisage deux autres procédés d’assentir à la foi en dieu,
c’est-à-dire d’accepter la foi en Dieu :
- la dialectique,
- la rhétorique.
L’assentiment dialectique consiste comme le rappelle Ali Benmakhlouf dans Le vocabulaire d’Averroès à peser le pour et le contre.
L’assentiment rhétorique est celui de l’opinion qui nous séduit par ses atours émotionnels qui sont l’effet de sa poésie. Le Coran
n’est-il pas par excellence empli d’effets poétiques ? Bien qu’Averroès
ne le dise pas directement, il convient de reconnaître que le Coran
est souvent de l’ordre de l’exhortation qui est un genre typique de la
rhétorique. Toutefois pour Averroès dans ce langage poétique du Coran
il y a plus de vérité que dans les discours dialectiques et même les
connaissances acquises par démonstration. Les affirmations coraniques
puisqu’elles sont vraies sont démontrables : c’est donc un défi pour
l’homme de science de lire et de comprendre le Coran afin de proposer une interprétation démonstrative. Le Coran lui-même n’invite-t-il pas à la connaissance démonstrative en vue de sa propre lecture ?
Al Ghazali dans Le tabernacle des Lumières, trad. Roger
Deladrière, Le point seuil, utilise lui-même une analogie avec
l’inspiration poétique pour expliquer l’inspiration prophétique dont le
Coran porte la trace la plus éminente. Il écrit p.77 :
« Si tu veux un exemple, tiré de ce que nous pouvons constater chez certains hommes gratifiés de dons particuliers, considère le cas de la connaissance intime (dhawq) de la poésie ! Comment elle est le privilège de quelques-uns, sorte de sensation et de perception, dont sont privés les autres, incapables de distinguer les rythmes harmonieux de ceux qui sont boiteux ! Vois aussi comment cette faculté intuitive peut être si développée chez certains qu’elle leur permet de créer de la musique et des chansons, des vibrations et des percussions de toutes sortes, qui rendent triste ou joyeux, qui endorment, qui font rire, qui rendent fou, qui tuent ou provoquent l’évanouissement ! Mais les effets n’en sont puissants que chez ceux qui ont une réceptivité innée à cette intuition. L’être qui est dépourvu d’un tel privilège a beau entendre comme les autres les mêmes sons, il n’en subit les effets que faiblement, et il s’étonne que des gens tombent en extase ou perdent conscience. Et si tous les hommes ayant la maîtrise de ce sens intime de la musique se réunissaient pour le lui faire comprendre rationnellement, ils n’y réussiraient pas.c’est un exemple tiré d’un domaine plutôt grossier, mais que tu peux saisir facilement. Tu n’as qu’à l’appliquer au cas particulier de la connaissance intuitive prophétique et à t’efforcer d’être du nombre de ceux qui participent intimement à cette faculté, si peu que ce soit. »
Le choc entre la conception d’Averroès et celle de Ghazali devient
nettement visible. Pour Ghazalî, la poésie n’est pas assimilable à une
excellente rhétorique de l’opinion. La foule n’a pas accès à la qualité
poétique même si on lui donne à entendre la qualité poétique sous la
forme la plus accessible qui soit à savoir la musicalité. Le Coran comme
la musique peut donc être entendu par tout le monde mais compris dans
leur profondeur par bien peu car la profondeur ici n’est pas que
rhétorique, elle met en jeu une expérience transmissible de
l’inspiration. Il faut commencer soi-même à faire l’expérience de
l’inspiration musicale et poétique pour reconnaître l’inspiration
musicale et poétique. La raison elle-même ne peut pas selon Al Ghazalî entendre ce qui la dépasse dans l’inspiration prophétique que le Coran
engage pourtant à développer.
Ghazali juste avant le passage précédemment cité disait :
« Il y a donc un niveau situé au-delà de la raison, où se manifeste ce qui ne se manifeste pas à elle. Et cela est parfaitement admissible, même pour un homme comme toi, attaché au monde rationnel. Ce n’est pas plus difficile à admettre que le fait que la raison soit elle-même à un niveau qui se situe au-delà du discernement et de la sensation, et que puissent se révéler à elle des choses extraordinaires et merveilleuses, hors de portée pour le discernement et la sensation. Ne limite donc pas à ton âme la perfection ultime ! »
Toutefois dans la conduite de son raisonnement Averroès n’est-il pas
plus inspiré qu’Al Ghazali quand lui n’invite pas à condamner à mort
ceux qui contre la lettre du Coran affirme que la création divine
est une création ex nihilo ? Que vaut une suprarationnalité au final
irrationnelle sur le plan moral et politique ? S’il y a une
suprarationnalité, elle devrait être capable de mieux manipuler les
logiques rationnelles, elle devrait avoir pour fruit une rationalité
bien plus grande.
Toutefois Averroès reconnaît en bon musulman la spécificité de l’inspiration du Coran.
Il insiste sur le fait que le miracle prophétique échappe par
définition à la raison : l’analogie avec l’inspiration poétique ne lui
convient pas car selon lui la rhétorique reste liée à des techniques, à
un talent de mimesis (une forme de re-présentation). Averroès
est prêt à admettre avec Aristote que les rêves peuvent être
prémonitoires constituant un quelque chose de prophétique. Mais ceci ne
permet pas d’expliquer le miracle coranique dont le discours prophétique
a une portée universelle et peut donc enrichir la connaissance alors
qu’une prémonition en rêve reste toujours enfermée dans le particulier,
le contingent qui ne permet pas la connaissance. Là où le miracle de
changer comme le prophète Moïse un baton en serpent ou le miracle du
prophète Jésus de ressusciter les morts restent définitivement en dehors
de la raison philosophique, le miracle qu’est le Coran est parfaitement
accessible à la raison, il est une forme de programme pour le
développement de la connaissance rationnelle. Averroès considère donc
que le philosophe ne peut pas contrairement à ce voudrait suggérer Al
Ghazali rendre compte au moins par analogie de l’inspiration
prophétique.
Averroès n’exclut pas une connaissance suprarationnelle : suivant sur
ce point Avicenne (Ibn Sina), Averroès admet que notre intellect agent
pourrait amener un savoir intérieur au lieu de tirer le savoir des
représentations passives de l’intellect à partir des données sensibles.
Cet intellect agent serait alors l’Ange de la révélation. Mais pour
Averroès l’association de l’intellect agent avec une imagination en
dehors des données sensibles (ce que certains appellent l’imaginal)
risque de se fourvoyer en se retournant au final contre la
démonstration.
++++
B - Contre la critique religieuse de la philosophie ou Averroès contre Al Ghazalî.
1 - La conclusion de l’incohérence des philosophes de Ghazali.
Abu Hamid Al-Ghazali (1058-1111) dans le Tahafut al-Falasifa,
Incohérence des philosophes traduit en anglais de l’Urdu par Sabih Ahmad
Kamali (traduit en français par nos soins), écrit en conclusion :
« Si quelqu’un dit :Maintenant que tu as analysé les théories des philosophes, concluras-tu en disant que celui qui croit en leur pensée doit être catalogué comme infidèle et puni de mort ?Nous devons répondre :Cataloguer les philosophes pour infidélité est inévitable, dès que trois problèmes sont concernés nommément.
- (i) le problème de l’éternité du monde, où ils maintiennent que toute les substances sont éternelles.
- (ii) Leur assertion que le savoir divin n’embrasse pas les objets individuels.
- (iii) Leur négation de la résurrection des corps.
Toutes ces trois théories sont en violente opposition avec l’Islam. Croire en elles revient à accuser le prophète de fausseté et à considérer que ses enseignements sont d’hypocrites représentation déformée conçue pour séduire les masses. Et c’est un éhonté blasphème auquel aucune secte musulmane ne voudrait souscrire.En ce qui concerne le reste des problèmes (c’est-à-dire la version des philosophes des attributs divins et leur doctrine de l’unité, etc.), les vues des philosophes ont des affinités avec celles des Mu’tazila. En effet, les théories des philosophes sur la nécessité des causes naturelles est ce que les Mu’tazila ont explicitement statué dans la doctrine des conséquences nécessaires. Et pareillement ceci vaut de tous les autres points de vue tenus par les philosophes (dans le reste des problèmes). L’une ou l’autre des sectes musulmanes les a réitérés.Ainsi celui qui veut cataloguer les innovateurs comme des musulmans infidèles peut faire la même chose dans le cas des philosophes. Et celui qui hésite à faire ainsi dans le cas des innovateurs devra hésiter à le faire dans le cas des philosophes aussi longtemps que ces questions sont concernées. Mais ce n’est pas notre but de considérer si les innovateurs musulmans sont musulmans ou non. Dans ce cas là nous devrions enquêter pour savoir quelles parts des innovations sont orthodoxes ou hétérodoxes. Pour cela nous devrions aller bien au-delà des buts de ce livre et Dieu exalté soit son nom est celui qui donne la force pour poursuivre la rectitude. »
Après avoir lu ce texte, on verra mal en quoi la connaissance de la
présence de Dieu dans le cœur dont parle Al Ghazalî serait supérieure à la connaissance rationnelle. N’y a-t-il pas ici un manque de cœur et
d’amour de l’individu humain ? D’ailleurs souvent en lisant Pascal on a
la même impression, le cœur dont il est question ne reste-t-il pas bien
étroit ? Un cœur qui rejette la raison ou du moins cherche à la
minorer n’est-il pas par définition tenté d’étroitesse ? Le cœur
peut-il avoir raison contre la raison même si avec Pascal on doit
reconnaître qu’il a des raisons que la raison ne connaît pas ?
Averroès s’il veut réhabiliter la philosophie et plus
particulièrement celle des aristotéliciens devra le faire en montrant
l’inanité des accusations de Al Ghazali.
- Il montrera que Al Ghazalî a mal lu les philosophes sur la question de la connaissance divine des particuliers ;
- Il montrera que le Coran laisse amplement ouverte la question de l’éternité du monde ;
- Il montrera que le dogme de la vie de l’âme après la mort est centrale mais qu’il doit laisser ouvert les réflexions sur la nature de cette vie après la mort.
2 - La question de la connaissance des particuliers.
« 29. Outre tout cela, on peut être d’avis qu’Abû Hàmid s’est
trompé sur les philosophes péripatéticiens en leur attribuant la thèse
selon laquelle Dieu - sanctifié et exalté soit-Il - ne connaît
absolument pas les particuliers. Leur opinion, au contraire, est qu’Il
les connaît, d’une science génériquement différente de celle que nous en
avons : notre science est un effet causé par l’objet connu, et elle est
par conséquent adventice comme l’objet, et mutable comme lui. Mais la
Science que Dieu - louangé soit-Il - a de l’étant est à l’opposé de
cela, car cette Science est elle-même causatrice de ce qui est son
objet, et qui est l’être. Aussi, comparer l’une de ces sciences à
l’autre revient à assimiler des choses contraires par leurs essences et
leurs propriétés, ce qui est le comble de l’ignorance. Car ce n’est que
par pure homonymie que le nom « science » s’ applique à la fois à la
science adventice ri à la Science prééternelle, comme de nombreux noms
s’appliquent à des choses contraires : ainsi le mot al-jalal, qui se dit
d’une chose grave comme d’une chose sans Importance, et le mot as-sanm,
qui se dit de la lumière comme de l’obscurité. C"est pourquoi ces deux
sciences ne peuvent être embrassées dans une même. définition,
contrairement à ce, qu’imaginent les théologiens de notre temps. », Averroès, Discours décisif, trad. Geoffroy.
Explication : Selon Averroès, la science de Dieu n’est pas comparable à
la science de l’homme. La connaissance de Dieu est suprarationnelle en
un sens puisque c’est une connaissance purement active et aucunement
passive qui est la cause même de l’objet connu. La connaissance humaine
part d’un objet extérieur qu’elle rencontre d’abord passivement et dont
elle apprend à abstraire des éléments mais comme l’objet change, notre
connaissance doit aussi se corriger pour assimiler le sens de ces
variations. Dieu en tant cause éternelle n’est pas soumis au temps il
connaît l’objet dans son devenir puisqu’il en est la cause intime.
Nous avons la connaissance, Dieu est la vérité de toute chose. Il n’y
a donc pas de comparaison possible entre notre science et celle de
Dieu.
Selon Averroès l’erreur de Al Ghazali sur les philosophes
aristotélisant que sont par exemple Avicenne (Ibn Sina) ou Al Farabi
vient d’une homonymie. Le même nom ne signifie pas la même chose.
Toutefois dans le système d’Aristote lui-même le contingent n’échappe
t-il pas à la connaissance tant du premier principe sue des hommes ?
Dans la mesure où le premier moteur met en mouvement la perfection et la
nécessité, la contingence (c’est-à-dire ce qui peut être autrement) qui
n’est pas l’œuvre de sa perfection n’est-elle pas hors de portée de
son savoir ?
Comme le rappelle Ali Benmakhlouf dans son Averroès p.164 et
suivantes, "si Dieu saisissait cette chose-ci à cet endroit-ci et à cet
instant-ci, soit sa connaissance changerait avec les choses, soit elle
disparaîtrait avec elle" et donc Dieu ne serait plus immuable (=immobile
= éternel). Avicenne affirmait donc que Dieu connaissait les
particuliers de façon universelle.
L’objection de Al Ghazali n’est donc pas tout à fait déplacée
contrairement à ce que la seule lecture de ce passage d’Averroès
pourrait laisser croire. Mais Al Ghazali quoi qu’il en soit a vu des
intentions hétérodoxes dans cette doctrine d’Avicenne alors qu’à
l’évidence celui-ci ne les avait pas. L’homme connaît le particulier
mais à vrai dire alors il ne connaît rien tant qu’il n’a pas
universalisé sa connaissance du particulier. Tout son effort de
connaissance consiste en cela. Pourquoi juger impensable que Dieu, s’il
existe, puisse connaître le particulier au sein de l’universel ? Est-ce
qu’un artisan ne particularise pas son idée dans la matière ?
3 - Exemple de conflits d’interprétation avec les théologiens : la question de l’éternité du monde.
« 33. Tout cela alors que ces opinions [des théologiens] sur
le monde ne sont pas conformes au sens obvie du Texte révélé ! Car si
l’on procède à l’examen inductif du Texte, il apparaît, d’après les
versets produisant des données sur la manière dont [Dieu] a fait être le
monde [littéralement : sur l’existenciation du monde], que la forme du
monde est effectivement adventice, alors que l’être même, et le temps,
continuent dans les deux directions, c’est-à-dire sont sans fin. Car de
fait, l’énoncé divin : « C’est Lui qui a créé les cieux et la terre en
six jours - Son trône alors était sur l’eau » stipule, par son sens
obvie, que quelque chose a été antérieurement à cette existence-ci, [ce
quelque chose étant désigné comme] « le trône » et « l’eau » ; et que
s’écoulait du temps antérieurement à ce temps-ci, c’est-à-dire le temps
qui est apparié à cette forme d’existence-ci, et qui est le nombre du
mouvement de la sphère suprême. De la même façon, l’énoncé divin : « Le
Jour où la terre sera changée en autre chose que la terre, et [de même]
les cieux [...] » Stipule, par son sens obvie, qu’il y aura une seconde
existence après celle-ci. Et l’énoncé divin « Il s’est ensuite tourné
vers le ciel qui était une fumée [...] » stipule, par son sens obvie,
que les cieux ont été créés de quelque chose. Avec leur thèse à propos
du monde non plus, les théologiens ne sont pas en conformité avec le
sens obvie du Texte révélé. Ils interprètent. Il n’est pas dit en effet
dans la Révélation que Dieu ait jamais été avec le pur néant, ceci n’y
est nulle part énoncé univoquement. Aussi, comment croire qu’il y aurait
consensus sur l’interprétation de ces versets par les théologiens,
alors qu’une école de philosophes soutient une thèse conforme au sens
obvie du Texte à propos de l’existence du monde, que nous venons
d’évoquer. »,
Averroès, Discours décisif, trad. Geoffroy.
Explication : Ce passage polémique avec Abu Hamid, c’est-à-dire Al
Ghazali, qui condamne l’activité philosophique des aristotéliciens pour
leur affirmation d’une éternité du monde qu’il estime contraire au fait
que Dieu par définition tout-puissant aurait créé toute chose à partir
de rien.
Comme nous l’avons déjà expliqué, le sens obvie, c’est-à-dire le sens
littéral étroit le plus clair (en anglais obvious=évident !), du Coran
s’oppose fondamentalement aux affirmations de ceux qui nient toute idée
d’une éternité du monde.
Al Ghazalî dans L’incohérence des philosophes met en avant le
sens du mot éternité. Le temps est une création de Dieu. Si ce n’était
pas le cas Dieu serait-il tout puissant ? Si le temps est créé, il a
forcément un début, on ne peut pas remonter en arrière à l’infini. Les
arguments d’Al Ghazalî ne sont pas sans rappeler ceux du chrétien
Augustin d’Hippone dans ses Confessions. Le monde ne saurait être
éternel au sens où Dieu est éternel au mieux il sera sempiternel
c’est-à-dire qu’il peut durer infiniment.
Dans la philosophie d’Aristote le premier principe que les
monothéistes adeptes de la philosophie aristotélicienne assimileront à
Dieu est un moteur immobile. Il suscite depuis toujours du mouvement
c’est-à-dire du temps mais lui même étant immobile reste hors du
mouvement temporel.
Averroès coupe court à cette dialectique en convoquant le texte même
du Coran puisque dans Le traité décisif il ne s’agit pas tant de
philosopher et de démontrer que de donner un avis légal sur l’activité
philosophique.
Mais ici sa théorie de la conformité de la démonstration et du Coran n’est-elle pas par excellence démontrée uniquement pour un lecteur du Moyen-âge ?
Ouverture : La science a fortement progressé et aujourd’hui les
scientifiques estiment que notre univers espace-temps-énergie a bien un
commencement temporel. Plusieurs faits le prouvent. La datation de
ce commencement devient de plus en plus précise au fil des ans car les
scientifiques ont des instruments qui permettent d’observer la lumière
fossile des premiers moments de cet espace-temps-énergie. Avec le
satellite Hubble, nous savons que l’univers a environ 13 milliards
d’année.
Alors comment entendre ces eaux, ce trône et ces six jours de façon spirituelle ?
Cependant la théorie du big bang, de l’expansion de l’univers
espace-temps-énergie présuppose des dimensions extérieures et donc un
quelque chose encore de préexistant. La science ne permet donc pas de
clore vraiment la question de l’éternité du monde : tout dépend si le
monde est celui du temps ou si il est une dimension informe précédent la
manifestation des formes à commencer par celle du temps.
Les eaux renvoient à l’idée d’un chaos initial, les juifs dans la genèse parlent de tohu bohu.
Cette dimension chaotique peut-elle être une dimension de Dieu
lui-même ? Ne serait-ce pas la manifestation de l’océan de toutes les
possibilités qui s’offrent à lui dans le chaos que des possibilités sans
ordre forment forcément mais que de son trône, de sa puissance
immuable, il organisera ? Les eaux et le trône ne seraient pas des
choses mais des attributs de Dieu lui-même, des dimensions
impersonnelles de sa propre personnalité... Quant aux 6 jours qui en
supposent un septième : faut-il y voir une réelle indication de durée ?
Le cycle du jour et la nuit ne sont-ils pas eux-mêmes créés après le
temps, le rythme ordonnateur des choses ? Le 7 n’est-il pas
traditionnellement un symbole de perfection ? Le 6 indiquerait que notre
création n’est pas encore achevée. Pour un croyant la création fait
immédiatement écho à l’apocalypse finale, la révélation de Dieu par Dieu
lui-même...
L’idée d’évolution est donc inhérente aux textes biblique et
coraniques. Les religions monothéistes n’ont pas une vision cyclique du
temps et de l’univers. Le rythme de la semaine ne revient pas comme un
nouveau commencement mais il fait écho au grand rythme de l’univers qui
révélera la présence du divin en toute chose.
Ce n’est pas un hasard si un penseur religieux musulman Ibn Khaldun
fût l’un des premiers sinon le premier à émettre l’hypothèse d’une
évolution des espèces du point de vue matériel et spirituel. Dans son
livre Muqqadina, il écrit :
« Nous devons maintenant donner notre explication du sens réel de la prophétie puisqu’elle a été interprétée par tant de penseurs. Nous devons alors mentionner le sens réel de l’oracle, de la vision onirique, de la divination et autres voies surnaturelles de perception. Nous disons :(La réelle signification de la prophétie)Cela doit être connu que nous - puisse Dieu nous guider - remarquons que ce monde avec toutes ces choses créées en lui a un ordre de construction certain et solide. Il montre les liens entre les causes et les choses causées, des combinaisons de certaines parts de la création avec d’autres, et des transformations de certaines choses existantes en d’autres, dans une dynamique qui est à la fois remarquable et sans fin. Commençons avec le monde du corps et des perceptions sensibles, et à partir de là en premier avec le monde des éléments visibles, on remarquera comment ces éléments sont arrangés graduellement et continuellement dans un ordre ascendant, de la terre à l’eau, de l’eau à l’air, et de l’air au feu. Chacun de ces éléments est préparé pour être transformé dans le prochain élément plus haut ou plus bas, et quelque fois il est transformé. Celui qui est plus haut est toujours plus subtil que celui dont il procède. Eventuellement le monde des sphères est atteint. Elles sont plus subtiles que n’importe quoi d’autre. Elles sont en couches qui sont interconnectés, d’une forme que les sens sont seulement capables de percevoir à travers l’existence de mouvements. Ces mouvements dispensent à certaine personne un savoir des mesures et positions de ces sphères, et ainsi avec la connaissance de l’existence des essences derrières et leur influence qui est repérable sur les sphères à travers le fait qu’elles ont un mouvement.Celui-ci devra alors regarder le monde créé. Il a commencé à émerger des minéraux et a progressé d’une façon graduelle et ingénieuse des plantes aux animaux. Le dernier stade des minéraux est lié avec le premier stade des plantes, telles que des herbes et des plantes sans pépins. Le dernier stade des plantes comme les plantes à rameaux ou grimpantes, est lié avec le premier stade des animaux, comme escargots et crustacées qui ont seulement le pouvoir du toucher. Le mot "lien" au vu de ces choses créées signifie que le dernier stade de chaque groupe est pleinement préparé pour devenir le premier stade du prochain groupe.Le monde animal alors s’accrût, ses espèces devinrent nombreuses, et, dans un processus graduel de création, il conduit ultimement à l’être humain, qui est capable de penser et de réfléchir. Le plus haut stade de l’homme est atteint à partir du monde des singes, dans lequel sagacité et perception sont trouvés, Mais qui n’a pas atteint le stade actuel de réflexion et de pensée. A ce point nous arrivons au premier stade de l’homme après le monde des singes. C’est aussi loin que notre observation physique s’étend.Maintenant, dans les mondes divers, nous trouvons une multitude d’influences. Dans le monde des perceptions sensibles il y a à l’évidence des influences des mouvements des sphères célestes et des éléments. Dans le monde créé il y a à l’évidence des influences des mouvements de poussée et perception. Tout ceci relève de l’évidence du fait qu’il y a quelque chose qui exerce une influence et qui est différent des substances corporelles. Il y a quelque chose de spirituel. C’est lié avec les choses créées parce que les divers mondes doivent liés dans leur existence. Cette chose spirituelle est l’âme qui a la perception et qui cause le mouvement. »
4 - La question de la résurrection des corps.
« 43. Si l’on demande - Étant bien clair que la Révélation se
répartit de ce point de vue en trois degrés, duquel de ces trois degrés
relèvent selon vous les énoncés traitant des caractères et des
modalités de la vie future ? Nous répondons : Il est clair que les
[énoncés traitant de] cette question sont de ceux au sujet desquels il y
a divergence [quant à savoir s’il faut ou non les interpréter]. Nous
voyons en effet certaines gens se réclamant de la démonstration affirmer
qu’il faut attribuer à ces énoncés un sens obvie puisque aucune
démonstration n’est à même d’établir l’impossibilité [de ce dont ces
énoncés, dans leur sens obvie, posent l’existence], et c’est là l’option
des Ash’arites ; tandis que d’autres, qui pratiquent également la
démonstration, interprètent ces énoncés et, dans leurs interprétations,
divergent fréquemment les uns des autres. Parmi ces derniers on compte
Abù Hamid et de nombreux soufis ; certains d’entre eux en proposent même
deux interprétations différentes, comme le fait Abù Hamid dans certains
de ses livres.
44. On peut quasiment dire que celui qui fait erreur sur cette
question sera pardonné, s’il compte parmi les savants - et que celui qui
est dans le vrai recevra reconnaissance et rétribution -, pourvu qu’il
reconnaisse l’existence [de la vie future], et qu’il interprète d’une
manière quelconque, c’est-à-dire que son interprétation mette en jeu la
qualité de cette vie future, non son existence même ; et que cette
interprétation ne conduise pas à en nier l’existence. Car la négation de
l’existence, sur ce point, n’est rien d’autre qu’infidélité,
puisqu’elle porte sur un principe [dogmatique] fondamental de la Loi
révélée, une chose à l’existence de laquelle l’assentiment est assuré
par les trois méthodes communes à tous les hommes, « blancs et noirs ».
Ceux qui ne sont pas hommes de la science, eux, ont l’obligation de
recevoir [les énoncés portant sur cette question] dans leur sens obvie ;
les interpréter serait, de leur part, infidélité, dans la mesure où
cela conduit à l’infidélité. Et voilà la raison de notre opinion suivant
laquelle l’interprétation, pratiquée par des gens auxquels il est fait
obligation de croire en le sens obvie, est infidélité : parce qu’elle
conduit à l’infidélité. Quant aux hommes habilités à interpréter, et qui
divulguent ces interprétations à l’intention de ces gens, ils les
provoquent à l’infidélité. Or, qui provoque à l’infidélité est un
infidèle.
45. C’est pourquoi les interprétations ne doivent
pas être couchées par écrit, hormis dans les ouvrages de démonstration,
car si elles se trouvent dans ces livres-là, seuls les gens de
démonstration y auront accès. Mais les consigner dans d’autres livres,
et employer [pour les exposer] des méthodes poétiques et rhétoriques, ou
dialectiques, comme le fait Abù Hamid, c’est pécher contre la
Révélation et contre la philosophie, même si cet homme a cru bien
faire. »
Explication : Les trois degrés en question ici sont ceux qui d’après
les paragraphes précédents concernent les différents types d’énoncés
coraniques et l’interprétation qu’il requiert. Le premier degré est
celui des énoncés au sens obvie qui ne saurait recevoir d’interprétation
autre que ce qu’ils indiquent eux-mêmes. Le deuxième degré est celui
des énoncés qui nécessitent interprétation. dans le § 31 Averroès donne
l’exemple d’un énoncé qui parle de la descente de Dieu qui doit être
interprété vu que le prophète ailleurs lui-même récompense une femme qui affirme sans bien comprendre ce qu’elle dit que Dieu est au ciel.
enfin il y a des énoncés mixtes.
Su la question de la vie future il faut donc savoir de quel degré
relève les énoncés qui l’évoque. Averroès remarque qu’il n’y a pas
unanimité.
De ce point de vue celui qui fera sur la voie de la connaissance
démonstrative une erreur sera pardonnable pour Averroès. Ce pardonnable
s’oppose clairement à la condamnation de al Ghazali. Celui-ci n’a pas
bien vu d’ailleurs que les énoncés en question sont mixtes ou à
interpréter et risque l’erreur en condamnant la position des
philosophes.
Toutefois pour Averroès l’essentiel est la croyance pour la foi
musulmane est une foi en une vie future. L’interprétation ne peut porter
que sur sa qualité.
Pour Averroès, les hommes de connaissance démonstrative ont le devoir
de préciser leur interprétation mais comme le sujet est débattu, le
pouvoir politique devrait mieux borner les autres à adhérer au sens
obvie du texte.
On voit un élitisme dans la liberté de pensée qui pour nous modernes
semble liberticide mais on apprécie aussi implicitement la liberté que
s’octroie Averroès vis-à-vis de la question de la résurrection des
corps. Son refus de répondre sur ce point montre que ce point de foi lui
était problématique. Mais l’homme de connaissance démonstrative est
sage, il ne troublera pas l’ordre public. Il est hors de question de
rendre polémique la foi, de diviser les croyants entre eux. L’homme sage
sait que l’unité dogmatique est la garante de l’unité religieuse et
donc de l’unité sociale. La religion reste source pour Averroès de
l’unité sociale : ceci doit aussi rester son rôle dans la formulation
des lois, des avis sur la loi, c’est-à-dire des fatwas.
On voit donc émerger dans ce passage l’idée de liberté de conscience
qui sera à la source de l’idée philosophique de tolérance et surtout de
liberté de pensée même si cette liberté reste le propre d’une élite. A
vrai dire seuls les gens aptes à la démonstration savent être en
désaccord entre eux sans s’accuser les uns les autres d’infidélités
religieuses contrairement aux dialecticiens qui ne manquent pas de
s’anathémiser (de s’exclure les uns les autres de ce qu’ils pensent être
la voie religieuse juste).
Averroès finit donc ce passage en montrant l’irresponsabilité de Al
Ghazali qui a mis ses polémiques dialectiques à portée de tous au risque
de diviser les croyants malgré ses intentions contraires de les amener à
plus de foi. Ce ne sont pas tant les avis de Al Ghazali qui sont
nuisibles : s’il s’était contenté de réserver son jugement aux gens de
connaissance, il aurait été pardonnable. En fait son péché ironiquement
est un péché contre la sagesse (la philosophie) qui a un authentique
sens élitiste et ne veut pas pousser les gens dont l’assentiment demeure
rhétorique dans le trouble.
Ouverture : Il conviendrait de lier ce passage au paragraphe 34, où
on voit bien émerger une forme élémentaire de liberté de conscience :
« 34. On peut quasiment dire : ceux qui s’opposent sur ces
questions extrêmement ardues, soit sont dans le vrai, et dans ce cas ils
seront récompensés ; soit se trompent, et alors ils seront pardonnés.
Car le fait d’assentir à quelque chose par l’effet d’une preuve établie
dans son esprit est un acte contraint et non libre, c’est-à-dire qu’il
n’est pas en notre pouvoir d’assentir ou non de la même façon qu’il est
en notre pouvoir de nous mettre ou non debout. Aussi, comme une
condition de la responsabilité légale est le libre arbitre, celui qui
donne son assentiment à une proposition erronée parce que quelque
incertitude l’a affecté, s’il est homme de la science, est pardonnable.
C’est pourquoi le Prophète - sur lui soit la paix - a dit : « Qu’un juge
produise un effort de jugement personnel et tombe juste, il sera
doublement récompensé. Qu’il se trompe, il aura une récompense [simple]
." Or y a-t-il juge plus éminent que celui qui juge que l’être est tel
plutôt que tel ? Ces juges-là, ce sont les savants auxquels Dieu a
réservé - et à eux seuls - le droit d’interpréter ; et cette erreur dont
la Loi stipule qu’elle est pardonnable, c’est celle qui peut être le
fait des savants lorsqu’ils examinent les questions extrêmement ardues
que la Révélation les a engagés à examiner. »
Explication : Chez Thomas d’Aquin on trouve ultérieurement l’idée
qu’il vaut mieux mieux se tromper en toute conscience que d’embrasser
une vérité en apparence alors que tout ce que nous pensons va à son
encontre.
Pour Averroès l’homme qui pèse le pour et le contre et qui n’a pas la
science de la démonstration devrait toujours choisir ce qui fait l’unité
des croyants. L’homme du peuple qui assentit à la rhétorique doit
faire preuve de foi en choisissant ce qui fait l’unité des croyants.
L’homme de raisonnement semble avoir moins le choix car le raisonnement
le pousse nécessairement vers un résultat donné auquel il est obligé
d’adhérer. Toutefois s’il garde la sagesse de ne pas répandre sa
conclusion, il ne troublera pas l’unité des croyants. Même si le
raisonnement par définition le pousse à penser autrement que la plupart
des croyants, il a la sagesse de conforter en lui le sens de cette unité
des croyants. Un pouvoir qui veille à la paix du peuple ne doit pas
craindre le raisonnement car il suscite une sagesse qui fortifie les
vertus pratiques qui génèrent cette unité.
Les philosophes de l’antiquité ne considéraient pas autrement le rôle de la sagesse dans la cité.
A son appui, Averroès a une citation d’un hadith du prophète Mohammed qui est un vibrant appel à la réflexion personnelle.
Ouverture : Cependant cet appel du Prophète Mohammed est clairement
adressé à tous. La conception d’une liberté de pensée élitiste ne peut
pas alors être défendue. La foi musulmane devrait donc être pensée dans
le cadre social du risque octroyé par la liberté de pensée. Une société
laïque peut donc être pour l’Islam par excellence la réponse spirituelle
à cette dualité apparente entre foi et exigence de réflexion
personnelle qui peut aboutir au changement de foi. Mais un peu de
science éloigne de Dieu et beaucoup en rapproche, affirment certains. La
conviction d’Averroès que la science conforte la foi et que la foi si
elle forte doit prendre le risque de la science trouverait donc dans la
laïcité son issue la plus sure si vraiment l’appel à la réflexion est
lancé à tous les musulmans.
++++
C - Conséquences politiques.
1 - Les trois classes d’hommes et leur approche de la Révélation
« 55. Les hommes se répartissent donc du point de vue de la Loi révélée en trois classes :
Ceux qui ne sont absolument pas hommes à connaître l’interprétation, et
qui sont [aussi] les hommes assentant par rhétorique ; c’est la grande
masse des humains, car il n’est pas d’homme sain d’esprit dépourvu de la
faculté d’assentir [au moins] de cette façon.
Ceux qui sont hommes à connaître l’interprétation dialecticienne, et qui
sont [aussi] les hommes assentant par dialectique, que ce soit par
nature uniquement ou par nature et par habitude.
Ceux qui sont hommes à connaître l’interprétation certaine, et qui sont
[aussi] les hommes assentant par démonstration, du fait de leur nature
et de la science [qu’ils exercent], à savoir la science de philosophie.
Cette [dernière] interprétation, il ne faut pas l’exposer aux hommes
assentant par dialectique, et moins encore à la foule. »,
Averroès, Discours décisif, trad. Geoffroy.
Explication : Ce passage s’inscrit à la fois comme le point ultime de
la réflexion d’Averroès sur le rapport entre activité philosophique et
religion mais aussi comme la proposition de mise en œuvre par le
pouvoir politique d’une fatwa c’est-à-dire d’un avis légal autorisé.
Nous citerons Le vocabulaire d’Averroès d’Ali Benmakhlouf qui fait le point sur les modes d’assentiment que sont démonstration, dialectique et rhétorique :
- « Démonstration (Al Burhân)
* Savoir de l’élite qui est en même temps un paradigme de
connaissance. Démonstration et interprétation sont totalement accordées
chez les « hommes d’une science profonde » (Coran, cité au § 23 du
Discours décisif, GF). La croyance qui provient de la démonstration « va
nécessairement de pair avec la connaissance de l’interprétation »
(Discours décisif, § 28, 127).
** L’enjeu est d’introduire ce type de méthode dans l’analyse du
texte sacré, non pas pour prouver ce qui s’y trouve, mais pour montrer
que le livre sacré présente sous forme allégorique des thèses physiques
et métaphysiques qu’il est possible de reformuler démonstrativement.
Dieu s’adresse par sa parole et aux prophètes et aux savants :
« De la parole divine relève aussi ce que Dieu communique aux savants, qui sont les héritiers des prophètes, par l’intermédiaire des démonstrations. Et de cette façon, il s’avère pour les savants que le Coran est la parole de Dieu » (Averroès, Dévoilement des méthodes de preuve des dogmes de la religion, in Islam et raison, § 110, 132).
*** La démonstration est le syllogisme parfait dont parle Aristote
dans les Seconds Analytiques. Elle suppose une réflexion sur les
indémontrables : ces prémisses où figurent des prédicats premiers. »
- « Dialectique (Aljadal)
* Cet art logique comporte deux volets, l’un polémique où la dispute
l’emporte sur le sujet traité, l’autre, constructif où la dialectique
est préparation à la science. La dialectique ne demande pas que les
termes des prémisses soient définis au préalable. Elle exige simplement
que l’on s’accorde sur les prémisses. Ainsi il n’est pas exigé à
quelqu’un qui demande : « Est-ce que le plaisir est un bien ? », de
donner une définition du plaisir, mais de donner son accord ou non pour
cette prémisse.
** Le dialecticien ne pose pas la question qu’est-ce, il ne cherche
pas l’essence, il n’a donc pas à écarter l’homonymie ; ce qu’il vise
c’est seulement à obtenir de la part de son interlocuteur avec qui il
partage le même savoir, l’assentiment à l’une des deux propositions
contradictoires afin de l’acculer à la contradiction : Tout plaisir est un bien ou non ?
Nous avons là deux membres d’une contradiction : « le plaisir est un
bien », « le plaisir n’est pas un bien », il suffit que le répondant
accorde l’une des deux pour que le questionneur le pousse à la
contradiction, tout le jeu consistant pour l’un de faire admettre une
des deux prémisses, et pour l’autre de ne pas l’accorder. La question ne
porte donc pas sur la nature du plaisir ; le but recherché est la
réfutation, bien que celui qui est acculé à la contradiction pourra
toujours dire qu’il n’a pas entendu le plaisir en tel sens et refusera
d’être acculé à l’absurdité que lui destine le questionneur. D’où une
charge polémique propre à la dialectique. Elle peut soit donner lieu à
une homonymie renforcée du sens, soit à une recherche commune de
l’univocité du sens, donc à une réduction de l’homonymie. La dialectique
peut donc dans le meilleur des cas être une préparation à la science,
au sens où elle permet de faire d’un lieu, d’un topos, une prémisse
susceptible de figurer dans un syllogisme, mais la plupart du temps elle
sombre dans la dispute et ne donne lieu qu’à des préférences et non à
des connaissances. « Et l’intention de celui qui questionne de manière
dialectique est seulement de se faire accorder par le répondant l’un des
deux membres de la contradiction, qu’il veut poser comme prémisse lui
permettant d’invalider ce que pose le répondant. Par suite, lorsque le
questionneur demande au répondant, en dialectique, la prémisse au mot
homonyme, lorsque le répondant lui accorde l’un des membres de la
contradiction et lorsque le questionneur part de l’une de ces notions
pour poser une prémisse à partir de laquelle il désire conclure ce dont
l’invalidation est la visée incombant au répondant, ce dernier pourra
toujours dire :
"je n’ai pas accordé cette notion, mais ce que j’ai accordé, ce n’était qu’une notion telle et telle", et le questionneur ne peut alors se servir de ce que le répondant lui accorde l’un des deux membres de la contradiction. » (Averroès, Commentaire moyen sur le « De Interpretatione », trad. fr., Vrin, 2000, § 58, 126).
*** La dialectique a des limites claires quant à sa portée. Ce pour
quoi n’y a aucune difficulté et dont la démonstration est aisée (la
neige est blanche), cela ne relève pas de la dialectique. Mais de ce
dont la démonstration est très lointaine non plus n’est pas
dialectisable, c’est-à-dire n’est pas susceptible de donner lieu à la
présentation argumentée de deux thèses contradictoires ; il faut donc
s’assurer que le problème discuté est discutable ; les prémisses
dialectiques sont prises sous forme de questions et il est nécessaire au
dialecticien non pas tant de résoudre des problèmes que de ne rien
négliger de ce qui peut les résoudre, i. e. : ne rien négliger de ce que
nécessite son art ; or il y a des questions qui ne peuvent être
abordées comme des problèmes dialectiques. Rompre cette règle, selon
laquelle tout n’est pas dialectisable, c’est d’emblée ouvrir la voie
moins à des dissensions qu’à des sophismes. Parmi ces problèmes non
dialectisables, Averroès place les miracles et exprime le regret de voir
des philosophes comme Avicenne rompre la règle aristotélicienne qui
consiste à ne pas tout dialectiser. »
- « Rhétorique (AI Khatâba)
* Art logique qui se rapporte à ce qui persuade de prime abord. Il convient aux discours qui règlent les affaires de la cité.
** Tout comme la dialectique, la rhétorique n’a pas d’objet propre,
car :
« [les] prémisses utilisées dans ces deux arts ne sont pas saisies dans l’esprit à la manière dont leur objet existe hors de l’esprit. Bien plutôt, un prédicat est ici affirmé d’un sujet en raison de ce qui est généralement accepté, que cela soit selon une opinion non examinée, ou selon une vérité, et non parce qu’il serait de la nature d’un prédicat d’être appliqué à un sujet » (Averroès, Abrégé de rhétorique, in Averroes’Three short commentaries on Aristotle’s Topics, Rhetorics and Poetics, édité par Charles E. Butterworth, Albany State University of New York Press, 1977, § 24, 181).
L’art de la rhétorique comprend aussi
bien des arguments que des choses « qui ne sont pas des arguments comme
la foi, le témoignage » (idem, § 2, 169). Parmi les arguments, il faut
compter « les exemples et les preuves ». Les preuves en rhétorique sont
appelées « enthymèmes ».
*** Formellement, l’enthymème est le syllogisme adapté à cet art.
C’est un syllogisme dont on a fait l’ellipse d’une prémisse, celle qui
risque de semer le doute chez le public à qui est demandé un assentiment
sans examen. C’est un « syllogisme qui conduit à une conclusion
correspondant à une opinion de prime abord partagée par tous les gens ou
la plupart d’entre eux » (idem, 170).
La persuasion de premier coup d’oeil suppose donc l’ellipse d’une
prémisse. Pourquoi ? La prémisse omise peut contenir un élément de
fausseté manifeste, qui, devenu explicite, ne peut plus emporter
l’adhésion : « cet homme rôde la nuit, donc il cherche une opportunité
pour voler » si on ajoute « tous ceux qui rôdent la nuit cherchent une
opportunité pour voler » ; on installe le doute chez le public et on ne
peut plus compter sur l’adhésion première. Cette adhésion suppose donc
de l’implicite :
« Les masses ne sont pas capables de comprendre l’inférence de la conclusion qui suit des prémisses ; même ils ne différencient pas la conclusion et ce de quoi la conclusion est tirée. Ils ne distinguent pas dans un syllogisme les prémisses de la conclusion... quand quelqu’un fait savoir ce qui est nécessité et ce qui nécessite, c’est comme s’il avait dit la chose deux fois, ce qui est ridicule pour l’adhésion à première vue » (Averroès, Commentaire moyen sur la « Rhétorique », Livre 11, Vrin, 2002).
Quant à l’exemple, cela arrive quand « quelqu’un conseille à
quelqu’un d’autre de prendre un médicament car un tel l’a pris avec
profit ; il le persuade ainsi par l’exemple, ou bien quand il lui dit :
« Tu as telle ou telle maladie". Il en va ainsi pour tout ce qui se
rapporte à la conversation entre les gens » (Averroès, Abrégé de
rhétorique, in Averroes’Three short commentaries on Aristotle’s Topics,
Rhetorics and Poetics, édité par Charles E. Butterworth, Albany State
University of New York Press, 1977, § 2, p. 169). L’exemple n’a
toutefois pas le statut de l’induction, car dans l’induction « on
confirme l’universel par le particulier » alors que dans l’exemple « on
confirme une chose par une autre en raison d’une similitude, non du fait
que l’une est particulière et l’autre universelle » (idem, § 27, 184).
N’ayant pas la puissance d’une induction, il n’a pas a fortiori la
puissance de conduire à une conclusion certaine. Or certains théologiens
lui prêtent ce pouvoir. AI Juwaynî, cité au § 31 affirme que l’exemple
« conduit à la certitude non pas comme syllogisme ou examen mais comme
guide », mais Averroès réfute cet argument, en rappelant que la lecture
de l’Almageste de Ptolémée ne saurait être un guide pour celui qui
prétendrait faire l’économie des démonstrations géométriques ; si cette
économie avait été possible, « l’adventicité du monde serait une chose
évidente par elle-même » (idem, 186-187). »
2 - La liberté élitiste de raisonner et interdit.
« 56. Exposer quelqu’une de ces interprétations à quelqu’un
qui n’est pas homme à les appréhender - en particulier les
interprétations démonstratives, en raison de la distance qui sépare
celles-ci des connaissances communes - conduit tant celui à qui elle est
exposée que celui qui les expose à l’infidélité. La raison en est que
l’interprétation suppose deux choses : l’invalidation du sens obvie et
l’avèrement du sens dégagé par l’interprétation. Si le sens obvie est
invalidé aux yeux de qui est homme à assentir à l’obvie sans que ne
s’avère pour autant, pour lui, le sens dégagé par l’interprétation, cela
le conduira à l’infidélité s’il s’agit d’un des principes [dogmatiques]
fondamentaux de la Loi révélée. Les interprétations ne doivent donc pas
être révélées à la foule, ni couchées par écrit dans des livres
rhétoriques ou dialectiques - c’est-à-dire des livres qui contiennent
des arguments de ces deux sortes -, ce qu’a fait Abù Hamid.
57. C’est pourquoi il faut expliquer et dire à propos des énoncés de
sens obvie dont le fait qu’ils doivent être pris au sens obvie est
susceptible de poser problème à tout un chacun, mais dont tout un chacun
ne peut [et ne doit] connaître l’interprétation, qu’il s’agit là d’un
de ces énoncés équivoques dont Dieu seul connaît le sens, et qu’il
convient en l’occurrence de placer la pause à « Nul n’en connaît
l’interprétation sinon Dieu ». C’est la même chose aussi qu’il faut
répondre à une question qui serait posée à propos d’un de ces problèmes
obscurs à la compréhension desquels la foule n’a pas accès, à l’instar
de ce que déclare l’énoncé divin : « Ils t’interrogent au sujet de
l’esprit. Dis : "L’esprit est du fait de mon Seigneur" ; et il ne vous a
été donné que peu de science. »
58. Quant à celui qui expose ces interprétations à
ceux qui ne sont pas hommes à les connaître, c’est un infidèle dans la
mesure où il incite les gens à l’infidélité, ce qui est le contraire de
ce à quoi appelle le Législateur, en particulier lorsqu’il s’agit
d’interprétations viciées au regard des principes [dogmatiques]
fondamentaux de la Révélation, comme cela est arrivé à certains de nos
contemporains. Car nous en avons vu certains qui croyaient avoir appris
la philosophie, et compris grâce à leur merveilleuse sagesse des choses
contredisant la Révélation de toutes les manières, c’est-à-dire des
choses non interprétables, et qui se sont estimés dans l’obligation de
les exposer à la foule. En exposant ces croyances viciées à la foule,
ils ont ainsi causé la perdition de la foule et la leur, dans ce monde
comme dans l’autre ! »,
Averroès, Discours décisif, trad. Geoffroy.
Explication : Si on lisait ce court passage en ignorant le reste du
Discours on pourrait penser que ce texte prône une interdiction de la
liberté de pensée mais il faut rappeler qu’il est au service d’une
liberté de raisonner élitiste. Dans le paragraphe précédent Averroès a
distingué les classes de personne en fonction de leur mode
d’assentiment.
Ici donc il s’agit de protéger chaque classe inférieure du contact
déstabilisant avec une lecture du Coran de la classe supérieure qui
pourrait la déstabiliser et finir par rompre l’unité sociale religieuse
que justement la loi a pour mission d’assurer.
L’interprétation qui par définition s’éloigne du sens obvie du texte
c’est-à-dire de son sens le plus immédiat pour le lecteur est dangereuse
bien souvent et il faut éviter de l’exposer au grand nombre. Le débat
qui a eu lieu avec les interprétations d’Al Ghazali le montre. Al
Ghazali voulait limiter l’activité philosophique et combattre les
thèses aristotéliciennes à travers son interprétation du Coran. Averroès
a montré qu’il se trompait sur le but du Coran et que le Coran
lui-même, même si cela peut dans le contexte d’une loi demeurer
implicite peut au contraire appuyer une approche plutôt
aristotélicienne. L’interprétation s’éloigne du sens obvie quelqu’un qui
manque de capacité démonstrative risque alors de s’éloigner du sens
obvie et face aux débats sur l’interprétation de rester dans une
confusion qui le mène à l’infidélité.
Les interprétations ne doivent donc pas non plus être transmises sous
forme dialectique ou rhétorique, ces formes encore plus accessibles à
tous ne feraient que diffuser encore plus le trouble au sein des
croyants. Ce que malheureusement Abu Hamid, Al Ghazali n’a pas manqué
aussi de faire d’après Averroès.
Averroès dans le § 57 explique quelle attitude les autorités doivent
adopter face aux questions de la foule qui n’a pas accès une
connaissance démonstrative suffisante mais qui pose des questions sur
ces passages quand leur ambiguïté est si évidente. Il se refère à la
parole même du Prophète qui rappelle qu’il y a des choses que Dieu seul
connaît parfaitement. Ces passages sont des appels à l’humilité devant
ceux qui ont plus de connaissance mais qui ne les livrent pas pour ne
pas troubler les hommes de la foule. C’est la reconnaissance de le la
possibilité d’un savoir supérieur et le culte de son respect dans l’acte
de foi à ce qu’on ne comprend pas bien. Averroès a su trouver ici
encore une parole du prophète qui confirme sa solution élitiste quant à
la liberté de raisonner.
A partir de là celui qui contrevient à ce que propose la fatwa
d’Averroès contrevient aussi à l’évidence à ce que propose le
Législateur par excellence qui a rédigé le Coran.
Celui qui contrevient à cette loi en exposant ses mauvais raisonnements
afin de partager son savoir empire plus que jamais les troubles sociaux
en propageant sa propre infidélité. L’enjeu ici est dans
l’autolimitation des interprétations du Coran ou de leur diffusion
d’avoir avant la sagesse de préserver le consensus pratique initié par
le Coran.
Ouverture : Averroès se montre donc opposé à ce qui pourtant a
caractérisé la naissance de notre modernité : la proposition d’un libre
accès au savoir. Descartes n’a-t-il pas rédigé le Discours de la méthode
en français pour qu’il soit lu par tous ceux qui pouvient le lire afin
de propager la liberté de raisonner ? On peut s’étonner que Averroès ne
considère pas la question de l’éducation à la démonstration car que vaut
une élite toujours issue de l’élite déjà existante ? N’y a-t-il pas
dans la pensée d’Averroès une forme de conservatisme négatif dans
l’optique d’une spiritualisation authentique de la vie sociale ?
++++
IV - Les enjeux.
Guillaume de Lavallée de l’université de Laval au Québec écrit dans la revue Phares :
« Quel est le lien entre politique et religieux dans tout ça ? Le Fasl al-maqal est une fatwa délivrée au nom du pouvoir almohade avec lequel Averroès entretenait des relations plus que privilégiées. Nous n’entrerons pas dans les détails de cette relation, mais nous devons tout de même tenir compte du contexte idéologique dans lequel baignait Averroès pour étudier la relation entre politique et religion. Car l’idéologie almohadiste accordait une place importante à l’endoctrinement de la foule. Comment justifier dès lors notre interprétation anti-populiste du Fasl al-maqal ? Relativement à son contexte, Averroès a adopté une « voie moyenne » par laquelle la foule a accès à des interprétations qui se situent entre (i) la rhétorique et (ii) la dialectique sans que ces interprétations contredisent (iii) une interprétation démonstrative effectuée par les hommes de science. Le pouvoir en place, s’il suit correctement les prescriptions du Texte révélé, doit favoriser, voire obliger à la philosophie ceux qui en sont capables. En ce sens, la « voie moyenne » est au service de la philosophie. Or, la question devient de savoir comment interpréter cette fatwa à la lumière de l’époque actuelle. Pouvons-nous l’extirper de son contexte ? Dans la mesure où le système universitaire, dont les « averroïstes » ont été un élément moteur, s’est étendu à une part toujours plus grande de la société, un État qui se dit musulman doit, s’il suit la pensée d’Averroès, favoriser l’effort d’interprétation démonstratif du Texte ; interprétation qui, comme le mentionne Averroès, ne peut remettre en doute un dogme fondamental de l’Islam. Une des plus grandes tares de certaines sociétés arabes ou musulmanes contemporaines réside justement dans l’effort herméneutique, c’est-à-dire dans l’effort d’interprétation du Texte et à plus grande échelle de la tradition. L’effort d’interprétation personnel (ijtihad) est bien un devoir pour le musulman que l’État se doit de favoriser. »
Averroès lui-même n’a peut-être pas bien vu que sa proposition aurait
eu de l’importance si elle avait su en même temps motiver la création
de lieu d’éducation à la fabrique de la rhétorique, à une préparation
dialectique à la démonstration puis enfin à une étude de la
démonstration. En fait ce programme sera à quelque chose près le
programme des universités européennes qui vont accueillir une bonne
partie de l’oeuvre d’Averroès et diffuser cette idée d’une liberté de
raisonner pour une élite qui voudra de plus en plus s’élargir jusqu’à
l’affirmation de Descartes que « le bon sens est la chose du monde la
mieux partagée ».
Mais la liberté de pensée nous semble avoir besoin d’un cadre laïque
et non d’un cadre religieux même si une rencontre dans un cadre laïque
peut selon nous avoir un impact spirituel comme on ne l’a jamais connu.
Ce cadre peut fournir le moyen surtout de créer un dialogue interreligieux aux conséquences spirituelles les plus bénéfiques.
Ib’n Arabi aurait rencontré Averroès. Ib’n Arabi raconte :
« Je me rendis un jour, à Cordoue, chez le cadi Abû l-Walîd Ibn Rushd [Averroès] ; ayant entendu parler de l’illumination que Dieu m’avait octroyée, il s’était montré surpris et avait émis le souhait de me rencontrer. Mon père, qui était l’un de ses amis, me dépêcha chez lui sous un prétexte quelconque. A cette époque j’étais un jeune garçon sans duvet sur le visage et sans même de moustache. Lorsque je fus introduit, il [Averroès] se leva de sa place, manifesta son affection et sa considération, et m’embrassa. Puis il me dit : " Oui. " A mon tour, je dis : " Oui. " Sa joie s’accrut en voyant que je l’avais compris. Cependant, lorsque je réalisai ce qui avait motivé sa joie, j’ajoutai : " Non. " Il se contracta, perdit ses couleurs, et fus pris d’un doute : " Qu’avez-vous donc trouvé par le dévoilement et l’inspiration divine ? Est-ce identique à ce que nous donne la réflexion spéculative ? " Je répondis : " Oui et non ; entre le oui et le non, les esprits prennent leur envol, et les nuques se détachent ! " »,Ibn Arabî, Futuhât, I, p. 153-154.
Dominique Urvoy dans son livre Averroès s’insurge contre ce
qu’il nomme une mystification. Ibn Arabi fait dire à Averroès que
« c’est un cas dont j’avais moi-même affirmé la possibilité mais sans
rencontré personne qui l’ait expérimenté en fait. » Or ceci semble
contredire les attaques constantes d’Averroès contre le soufisme et ses
prétentions à une suprarationnalité. Dominique Urvoy accuse alors Ibn
Arabi de narcissisme dans le fait même de ce récit qu’il juge
mystificateur.
Cependant la lecture d’un passage du Traité de l’amour d’Ibn Arabi nous met devant un largeur d’esprit peu courante pour les narcissiques de l’époque :
« Mon coeurEst devenu capableDe prendre toutes les formes ;Il est PâturagesPour les gazellesEt Couvent pour le moine,Temple pour les idolesEt Kaaba pour le pèlerin.Il est les tables de la TorahEt Le Livre du Coran.Il professe la religion de l’amourQuel que soit le lieuVers lequelSe dirigent ses caravanes.Et l’amourEst Ma loiEt l’amour Est Ma foi. »Traité de l’amour, Ibn Arabî (1165-1240).
Ici on voit qu’une société laïque qui permettrait des rencontres
interreligieuses mais aussi des rencontres toutes simples entre êtres
humains pourrait permettre la recherche de cette conscience qui n’a pas
de préférence religieuse. Car la recherche de cette conscience passe par
le fait d’embrasser inconditionnellement toutes les réalités vivantes
fruits de l’évolution de notre univers. Et cette conscience sans
préférence, capable d’embrasser inconditionnellement toute réalité et
qui est en chemin vers ce que Ibn arabi appelle l’amour n’est pas
seulement interreligieuse. Elle semble aussi suprareligieuse dans le
sens elle n’est plus enfermée dans la religion où pourtant
historiquement et personnellement elle a pris naissance.
La discussion entre le soufisme d’Ibn Arabi et la sagesse d’Averroès
n’est pas du tout du même niveau que l’était la confrontation entre la
sagesse d’Averroès et le soufisme d’Al Ghazalî car Ibn Arabi même s’il
élabore une voie du cœur ne méprise par la raison. Le Oui évoqué ici
est aussi un Oui à la raison : le cœur trouve par ses voies ce que la
raison conçoit par les siennes. Mais la raison est pour Ibn Arabi une
propédeutique philosophique possible à la recherche spirituelle
nécessaire d’où le Non. A vrai dire, seule la recherche spirituelle
donne une vision des réalités spirituelles que la raison ne peut que
concevoir ou approcher par le plaisir pur de la pensée.
Et surtout comme le montre la réaction supposée d’Averroès elle seule
peut abattre l’orgueil symbolisé dans la culture coranique et biblique
par la raideur de la nuque, le sentiment qui réduit notre esprit à notre
tête.
Ibn Arabi s’il aime vraiment peut-il accuser Averroès ? Ne lui
propose-t-il pas un état d’esprit qui au moins englobe celui qu’évoque
le soufi Rumi (1207-1273) en ces termes :
« Personne n’habite la maison, sauf Dieu. Lorsqu’un homme s’éveille, il fond et périt.Dissolvez tout votre corps dans la Vision : devenez vision, vision, vision ! Je suis libre de ma tête.Tout le monde aime son miroir, sans connaître la véritable nature de son visage. Mais comment une image réfléchie pourrait-elle être un but ? Mettez en pratique l’observation de la source de la réflexion. Cette joue et ce grain de beauté retournent à leur source.Sa forme s’est éteinte, il est devenu miroir : rien n’existe ici, que l’image du visage d’un autre.Celui qui reconnaît son propre visage – sa lumière est plus grande que la lumière des créatures. Bien qu’il meure, sa vision est éternelle, parce que sa vision est la vision du Créateur.L’homme est en apparence un dérivé du monde, mais intrinsèquement, c’est l’origine du monde.Le Qutb (Pôle) est celui qui tourne sur lui-même ; autour de lui se fait la révolution des sphères célestes. »
L’homme de cœur est un homme sans tête, sa nuque n’est plus raide
car son esprit est relâché de l’effort d’identification à la sensation
de chair du visage, qui implique l’effort de maintenir sa tête en face
des autres et du monde. Rumi anticipe dans ce passage la philosophie de
Douglas Edison Harding ( voir nos leçons La conscience et l’ego ou Doit-on aimer autrui ?).
Dans ce passage, il livre une clé toute simple de ce que les prophètes
et mystiques entendent par le fait de se libérer des crispations et de
la raideur de la nuque.
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