I. Introduction problématique.
Le bonheur est-ce réaliser tous ses désirs ? Être moral est-ce être digne du bonheur sans pouvoir être heureux ? Ceci est encore une conception égocentrique du bonheur !
II. D’un désir égocentrique insatiable au plaisir d’exister.
1- La souffrance psychologique est toujours liée à une interprétation égocentrique de ce qui arrive.
Du bonheur nous connaissons les bonheurs fugitifs à l’occasion de la réalisation d’un de nos désirs. Le plaisir d’avoir comblé un de nos désirs va du soulagement, de la satiété à une bonne humeur en passant par un enthousiasme débordant jusqu’à une émotion d’amour de la vie.
Mais nous devons admette que nos bonheurs ne sont que multiples et fugitifs. Nous passons vite du plaisir au manque, du plaisir au sentiment d’un désir insatisfait voire au déplaisir, voire à la souffrance et à la douleur.
On pourrait espérer une situation où tous nos désirs seraient satisfaits et donc une situation où on ne connaîtrait pas le manque qui est très souvent ressenti en présence du désir.
Mais l’été quand il pleut, ceci réjouit l’agriculteur et attriste le campeur. Notre représentation de ce qui nous arrive dépend de nos intérêts égocentriques. Et il semble que nos désirs égocentriques se heurtent à ceux des autres. On pourrait s’isoler pour satisfaire de façon réaliste grâce à un ordinateur tous nos désirs de façon virtuelle en améliorant la réalisation des désirs par l’imagination dont nous disposons déjà mais même si l’autre est mieux simulable virtuellement il continuerait à paradoxalement nous manquer.
Même si les trois dimensions les plus prisées de nos pulsions à savoir le sexe, l’appropriation et la reconnaissance sont relativement satisfaites, elles ne semblent jamais nous laisser en paix car dans leur satisfaction il y a toujours l’autre qui est en jeu et il y aura toujours un autre qui nous attire et qui pourtant se refusera à tous nos désirs sexuels, à nos désirs de nous l’approprier foncièrement, à nos désirs d’avoir sa reconnaissance constante.
2- La morale rend digne du bonheur.
La question de l’autre au sein de la question du bonheur implique la question morale.
Kant dans la Critique de la raison pratique écrit :
« La morale n’est donc pas, à proprement parler, la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes du bonheur. C’est seulement lorsque la religion s’y ajoute, qu’entre en nous l’espérance de participer un jour au bonheur, dans la mesure où nous aurons essayé de n’en être pas indignes. »
Pour Kant le bonheur est essentiellement une recherche égocentrique dans la mesure où nos désirs reflètent notre personnalité, notre caractère, nos tendances physiologiques. Le problème de cet égocentrisme du désir est qu’il se heurte au caractère universel de la morale. Dans le domaine du désir ce qui me satisfait ne satisfera pas un autre ou même ce qui me satisfait peut nuire à un autre. La morale rappelle que l’impératif catégorique qui garantit la moralité de mon action est : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse valoir universellement. » Cette formulation philosophique est à rapprocher de la règle d’or énoncée par exemple par le Rabbin Hillel au premier siècle de notre ère : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ». Kant estime donc que la moralité nous amène à sacrifier notre bonheur égocentrique. Mais selon lui la perfection morale qui n’est pas de ce monde implique une parfaite harmonie avec notre désir personnel enfin acquise. Pour que notre moralité ait un sens il faut espérer que nous soyons vraiment des agents libres mais aussi que l’univers évolue dans le sens même de la morale et que tout effort moral se verra un jour couronné. La foi morale implique une espérance morale où dans une vie future nos efforts personnels de moralité seront enfin en parfaite harmonie avec notre bonheur.
3- Vers le plaisir d’être…
Kant estime que le désir et la raison morale en ce bas monde sont définitivement inconciliables et implicitement il espère un paradis où les bonnes âmes atteindront la perfection morale et le bonheur. Cependant il ne semble pas vraiment entendre dans son analyse ce qu’a par exemple en vue Epicure quand il affirme que la recherche du plaisir est première et produit la vertu.
Dans la Lettre à Ménécée, Epicure écrit :
« Il est également à considérer que certains d’entre les désirs sont naturels, d’autres vains, et si certains des désirs naturels sont nécessaires, d’autres ne sont que naturels. Parmi les désirs nécessaires, certains sont nécessaires au bonheur, d’autres à la tranquillité durable du corps, d’autres à la vie même. Or, une réflexion irréprochable à ce propos sait rapporter tout choix et rejet à la santé du corps et à la sérénité de l’âme, puisque tel est le but de la vie bienheureuse. C’est sous son influence que nous faisons toute chose, dans la perspective d’éviter la souffrance et l’angoisse. Quand une bonne fois cette influence a établi sur nous son empire, toute tempête de l’âme se dissipe, le vivant n’ayant plus à courir comme après l’objet d’un manque, ni à rechercher cet autre par quoi le bien, de l’âme et du corps serait comblé. C’est alors que nous avons besoin de plaisir : quand le plaisir nous torture par son absence. Autrement, nous ne sommes plus sous la dépendance du plaisir.
Voilà pourquoi nous disons que le plaisir est le principe et le but de la vie bienheureuse. »
Voilà pourquoi nous disons que le plaisir est le principe et le but de la vie bienheureuse. »
Explication :
Les désirs naturels nécessaires sont par exemple manger, boire, dormir, etc. Ces désirs sont nécessaires à la bonne santé du corps dont la structure atomique doit être préservée pour que les atomes sphériques qui forment l’âme ne se dispersent pas provoquant ainsi la mort. Mais aussi dans le cas de l’homme le désir de mener une recherche philosophique du bonheur qui écarte les craintes et nous évite de poursuivre les désirs vains.
Les désirs naturels non nécessaires sont par exemple la consommation de mets fins, l’amitié philosophique et aussi l’amitié érotique. Mais le bonheur du sage ne dépend pas de la consommation des mets raffinés, de la réussite de ses amitiés : le sage se suffit à lui-même dès lors que ses désirs naturels nécessaires sont satisfaits.
L’objet du bonheur est la santé du corps en évitant les dérèglements alimentaires mais aussi la sérénité de l’âme. Une âme agitée, troublée n’est pas heureuse.
La réflexion philosophique a pour but d’atteindre la sérénité et la tranquillité de l’âme. Cet état est désigné par les philosophes de l’antiquité comme l’ataraxie, c’est-à-dire un état de l’âme tranquille et serein qui n’est pas affecté par les circonstances variables.
Le désir est d’abord considéré comme un trouble de l’âme. Faire du plaisir le but et le principe de la vie heureuse ne signifie pas démultiplier les désirs. L’allégation selon laquelle les épicuriens seraient des pourceaux qui se vautreraient dans les fanges des désirs les plus bestiaux n’est pas fondée : elle est un contresens. Epicure affirme que le trouble dû aux désirs naturels est légitime voire nécessaire pour nous pousser à assurer la santé du corps et rechercher la paix de l’âme par la réflexion. Il condamne le trouble insatiable suscité par les désirs vains. La réflexion philosophique éclairera leur aspect artificiel et leur caractère insatiable (impossible à satisfaire). Observer par la réflexion et la vigilance leur caractère insatiable suffit à nous en libérer. Si nous reprenons les trois dimensions de nos désirs que sont les aspects sentimentalo-sexuels, les tendances d’appropriations et de recherche de reconnaissance, elles deviennent vaines dès lors qu’elles deviennent une recherche d’amour vénal en dehors de l’amitié philosophique, une recherche de la richesse et de la gloire. Il est naturel de s’approprier ce qui va nous nourrir et nous désaltérer, il est naturel de s’approprier ce que va nous nourrir et nous désaltérer en nourrissant l’amitié, il est naturel de rechercher la reconnaissance au sein d’une amitié philosophique et de satisfaire nos désirs sexuels au sein d’une amitié philosophique érotique. Mais rechercher gloire, richesses et amours vénales ne mène nullement à l’ataraxie. La gloire nous rend dépendant de ceux dont dépend notre reconnaissance, elle est toujours fragile, propice à la crainte. La richesse est aléatoire, c’est une accumulation qui suscite l’envie et donc l’adversité. Les amours vénales comportent des risques pour la santé ou s’inscrivent comme un désir de reconnaissance insatiable, fragile faute d’une amitié spirituelle qui unit au-delà de l’amour sentimentalo-sexuel. Ceci semble aller au-delà même de ce que la morale kantienne prescrit dans la mesure où pour elle il n’est pas vain et immoral de travailler en vue de s’enrichir.
Mais un kantien aura beau jeu de montrer que même la satisfaction de ces désirs naturels doit parfois être sacrifiée au profit de la morale : si une famille n’a pas assez de nourriture par cause de famine, ne faut-il pas que certains sacrifient leur désir naturel de manger pour sauver les autres ? Ne risque-t-on pas avec l’éthique d’Epicure de basculer dans la loi du plus fort au milieu d’un tel contexte ?
Ce kantien manque à vrai dire le sommet de la sagesse d’Epicure. Pour Epicure, le but de la recherche philosophique est d’atteindre l’ataraxie. Or celle-ci existe quand nous réalisons ce qu’il appelle le plaisir en repos distinct du plaisir en mouvement. Le plaisir en mouvement est attaché à la satisfaction d’un désir naturel : il marque le moment où le désir est en train d’être satisfait. Mais lorsque ce désir naturel est satisfait et qu’aucun autre désir ne trouble l’âme, il n’y a plus de plaisir en mouvement, il n’y a pas de déplaisir, il y a un calme serein, un plaisir en repos. Ce que vise Epicure est le plaisir en repos d’une conscience calmement vigilante, d’une conscience qui a le plaisir d’exister sans trouble, libre du désir… Celui qui a connu ce plaisir d’exister pourra toujours se le remémorer même les jours où la douleur physique semble envahir le corps. Cette remémoration de la réalisation du plaisir d’exister, l’absence de trouble qui suivit la satisfaction du désir naturel réactualise le plaisir d’exister malgré tout le trouble du présent. La conscience philosophique vigilante saura ainsi ne pas perdre le plaisir d’exister tant qu’elle peut se réactualiser. Le plaisir de respirer consciemment représente un plaisir d’exister qui ne peut cesser qu’avec la mort : plaisir en mouvement d’inspiration et d’expiration qui un court instant laisse un entre deux qui est pure absence de trouble, pure tranquillité de l’esprit et du corps remarquerait un adepte de la vigilance prolongeant l’enseignement d’Epicure.
Remarque : Jouir de la vie ou recueillir la joie du jour présent, qui traduisent le « carpe diem » de Horace doivent être distingué de l’idée qu’ « il faut profiter de la vie ». Profiter de la vie sous-entend qu’il faut saisir toutes les opportunités de prendre du plaisir, de consommer ce qui donne du plaisir avant le moment fatal où nous serons morts. On voit bien que cette formulation est loin de la sagesse épicurienne : elle n’a pas l’idée d’un simple plaisir lié au fait d’apprécier d’exister quelles que soient les circonstances par ailleurs. Le sage médite le fait de la vie. Si la mort est disparition de la conscience, il n’y a personne pour perdre ou gagner quoi que ce soit. Si contre l’avis même du matérialiste Epicure, il y a une forme de vie après la mort, comment celui qui cherche l’ataraxie dans l’appréciation du fait même d’être en vie pourrait craindre quoi que ce soit.
3 - Transition critique :
Cependant même si on peut espérer apprécier le
simple fait d’exister quelles que soient les circonstances, pourquoi
réduire cette appréciation à la seule satisfaction des désirs naturels ?
Les progrès de la médecine n’aurait certainement pas été rejetés par
Epicure qui tenait tant à la santé et à la préservation du corps. Il y a
un sens moral certain à participer au progrès. La conception
épicurienne des désirs vains permet-elle le désir d’un progrès social ?
Par ailleurs malgré la valorisation de l’amitié philosophique, l’épicurisme dans son ataraxie même ne reste-t-elle pas égocentrique ? L’ataraxie épicurienne reste celle d’une âme enclose et conservée dans un corps. Apprécier le fait d’exister et de respirer consciemment relève du hasard des atomes. Ne pourrait-on pas concevoir une ataraxie intégrant vraiment des éléments propre à l’espérance morale ?
Par ailleurs malgré la valorisation de l’amitié philosophique, l’épicurisme dans son ataraxie même ne reste-t-elle pas égocentrique ? L’ataraxie épicurienne reste celle d’une âme enclose et conservée dans un corps. Apprécier le fait d’exister et de respirer consciemment relève du hasard des atomes. Ne pourrait-on pas concevoir une ataraxie intégrant vraiment des éléments propre à l’espérance morale ?
++++
III. La paix harmonieuse d’être conscience individuelle du Tout.
« Livre IV, § XIV. - Tu as subsisté comme partie du Tout. Tu disparaîtras dans ce qui t’a produit, ou plutôt, tu seras repris, par transformation dans sa raison régénératrice. »
En effet d’une part tous les éléments qui composent l’univers participent à notre composition. D’autre part il semble que les mêmes lois d’organisations soient à l’œuvre dans tout l’univers ce qui indique comme une intelligence de l’ordre de l’univers s’exerçant harmonieusement. Ce qui se déroule en un point se déroule harmonieusement du point de vue de l’organisation de tout l’univers :
« Livre VII, § IX. – Toutes les choses sont entrelacées les unes avec les autres ; leur enchaînement est saint, et presque aucune n’est étrangère à l’autre, car elles ont été ordonnées ensemble et contribuent ensemble l’ordonnance du même monde […]. », écrit à ce sujet Marc Aurèle dans ses Pensées pour moi-même.
Cette prise de conscience ataraxique d’être une prise de conscience individualisée de l’intelligence de l’univers ne peut se faire sans respecter les exigences morales même si elles les relativisent du point de vue de la conscience de l’harmonie du Tout qui inclut aussi des actions humaines criminelles. En effet nous devons admettre que l’harmonie universelle implique des imperfections relatives au service d’une plus grande beauté de l’ensemble ou dont le charme ne s’aperçoit que par le développement d’une sensibilité au tout de la nature.
Épictète affirme dans Le Manuel :
« 1. Parmi les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d’autres non. De nous, dépendent la pensée, l’impulsion, le désir, l’aversion, bref, tout ce en quoi c’est nous qui agissons ; ne dépendent pas de nous le corps, l’argent, la réputation, les charges publiques, tout ce en quoi ce n’est pas nous qui agissons.2. Ce qui dépend de nous est libre naturellement, ne connaît ni obstacles ni entraves ; ce qui n’en dépend pas est faible, esclave, exposé aux obstacles et nous est étranger.3. Donc, rappelle-toi que si tu tiens pour libre ce qui est naturellement esclave et pour un bien propre ce qui t’est étranger, tu vivras contrarié, chagriné, tourmenté ; tu en voudras aux hommes comme aux dieux ; mais si tu ne juges tien que ce qui l’est vraiment — et tout le reste étranger —, jamais personne ne saura te contraindre ni te barrer la route ; tu ne t’en prendras à personne, n’accuseras personne, ne feras jamais rien contre ton gré, personne ne pourra te faire de mal et tu n’auras pas d’ennemi puisqu’on ne t’obligera jamais à rien qui pour toi soit mauvais.4. A toi donc de rechercher des biens si grands, en gardant à l’esprit que, une fois lancé, il ne faut pas se disperser en œuvrant chichement et dans toutes les directions, mais te donner tout entier aux objectifs choisis et remettre le reste à plus tard. Mais si, en même temps, tu vises le pouvoir et l’argent, tu risques d’échouer pour t’être attaché à d’autres buts, alors que seul le premier peut assurer liberté et bonheur.5. Donc, dès qu’une image viendra te troubler l’esprit, pense à te dire : « Tu n’es qu’image, et non la réalité dont tu as l’apparence. » Puis, examine-la et soumets-la à l’épreuve des lois qui règlent ta vie : avant tout, vois si cette réalité dépend de nous ou n’en dépend pas ; et si elle ne dépend pas de nous, sois prêt à dire : « Cela ne me regarde pas. » »
Explication :
L’ataraxie s’obtient pour les stoïciens lorsqu’on réalise que nous sommes une partie reliée au tout, que notre âme authentique est une expression de l’âme du tout de la nature.
Si je me sais connecté au tout, mon savoir est l’action même du tout dans la partie. Quand j’ignore être connecté au Tout, je m’oppose souvent à ses déterminations. Cette opposition me sépare du Tout, je refuse d’accepter ce qu’il est sans voir que j’en suis une partie et qu’en ce sens je l’exprime. En un sens en me séparant du Tout, je me sépare de moi-même, car l’intelligence du Tout est fondamentalement la source de ma propre intelligence car il n’y a qu’un intelligence.
En tant que partie je subis le Tout d’une part et de l’autre j’exprime par mon action ou ma réflexion la volonté libre ou l’intelligence du Tout dans sa partie.
Il me faut donc apprendre à distinguer ce qui dépend de moi et ce qui n’en dépend pas.
Accepter ce qui ne dépend pas de moi transforme positivement ce que je ne peux que subir en tant que partie d’un tout multipartite. Accepter ce qui ne dépend pas de moi ne consiste pas seulement à me résigner à ce qui ne dépend pas de moi mais à le vouloir positivement comme ma propre volonté satisfaite. Nous reconnaissons alors que les trois dimension du désir humain que sont le désir d’appropriation (l’argent), le désir de reconnaissance (la réputation et les charges publiques) et la satisfaction des désirs naturels (santé, sexualité) du corps ne dépendent pas de nous. Là où Épicure justifie la satisfaction des désirs naturels du corps, Épictète nous invite immédiatement à nous accoutumer à l’idée d’y renoncer.
Vouloir ce qui dépend de moi consiste à vouloir rationnellement ce qui exprime le Tout par moi en tant que partie. Car le fait est que je suis d’abord et avant tout relié par l’âme à l’âme du Tout. Comprendre l’harmonie de ce qui ne dépend pas de moi est plus difficile, je risque encore de tourner mon âme vers ce qui ne dépend pas d’elle et de l’attacher à ce qui lui fait perdre sa véritable liberté, son ataraxie, sa sérénité d’être. C’est en reconnaissant que l’âme ne trouve pas son bonheur dans l’avoir mais dans la liberté de son être même que se trouve le bonheur.
En sa profondeur, l’être de l’âme individuelle est l’âme du Tout, développer l’intelligence de l’âme individuelle par la philosophie revient au fond à devenir conscient qu’elle coïncide avec l’intelligence même du Tout. A ce sujet Marc Aurèle écrira dans ses Pensées pour moi-même :
« Si l’intelligence nous est commune, la raison qui fait de nous des êtres qui raisonnent, nous est commune aussi. Si cela est, la raison qui commande ce qu’il faut faire ou non, doit être commune. Si cela est, la loi aussi nous est également commune. Si cela est, nous sommes concitoyens. Si cela est, nous participons à une certaine administration commune. Si cela est, le monde entier est comme une cité. Et de quelle autre administration commune pourrait-on dire, en effet que le genre humain tout entier participe ? C’est de là-haut, de cette cité commune, que nous viennent l’intelligence elle-même, la raison et la loi ; sinon d’où viendraient-elles ? » (Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre IV, § IV)
En quelque sorte, il s’agit de trouver prioritairement en l’âme logée an milieu de la poitrine par la tradition stoïcienne ce qui la transforme en une forteresse intérieure inexpugnable, imprenable par quoi que ce soit d’extérieur. Il s’agit de trouver cette ardeur inhérente à l’âme qui est comme un feu qui embrasse les représentations mentales qui pourraient l’ébranler (voir par exemple Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre IV, § I). Car rappelons-le l’âme n’est pas atteignable par les maux du corps, l’insatisfaction des désirs naturels du corps.
Chez les stoïciens, le cœur matériel est-il assimilé au cœur spirituel, l'hêgemonikon ? si c'est le centre d'action de l'âme et de sa participation à la sagesse cosmique, ce n'est pas aussi simpliste ! |
Remarque :
Un autre préjugé largement répandu aujourd’hui concernant
le bonheur est ici mis en cause : le bonheur se développe en pratiquant
un effort de longue durée car il ne s’agit pas seulement de comprendre
théoriquement ces propositions, il faut les mettre en pratique au
quotidien pour vérifier leur pertinence. Il y a un effort de vigilance,
une attention de la conscience à exercer pour mener à bien la
discrimination qui nous fera gagner ce lieu de nous-même où sans effort
tous les obstacles d’autrefois s’éclipseront. A vrai dire l’espoir largement
répandu de gagner au loto et de devenir ainsi heureux presque sans
effort montre combien notre société est pauvre spirituellement…
Le passage du Manuel d’Épictète on le voit davantage dans le § 4 se distingue à l’évidence de l’approche épicurienne. L’âme quand elle gagne son ataraxie peut manipuler harmonieusement ce qui relève des désirs vains pour Épicure. Les stoïciens ne rejettent pas l’argent, les charges publiques, etc. car ils font partie du Tout, ils sont essentiels pour l’harmonie sociale qui reflètent l’harmonie du Tout. Épicure entend pratiquer sa philosophie en dehors des cités humaines, le stoïcien se veut un citoyen du monde qui prend à cœur ses responsabilités dans la recherche de l’harmonie sociale qui reflète plus ou moins bien l’harmonie universelle. La sagesse émane de l’harmonie autour d’elle. L’amitié philosophique prend ici sens tout comme la réalité sociale car l’univers s’explique par une Providence et non un simple tourbillon d’atomes comme chez Épicure.
Transition critique :
On peut vivre dans l’âme l’expérience qu’ « elle fait le tour du monde entier, du vide qui l’entoure et de la forme qu’il a » (Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre XI, § I), ceci devient peut-être parfaitement compréhensible en prenant conscience comme Douglas Edison Harding que bordant la sphère sensible et intelligible de la conscience, il y a un vide, un presque rien qui se superpose et imprègne tout ce que nous percevons de sa vacuité :
- pour sentir concrètement ce dont parle peut-être Marc Aurèle à l’aide de la pensée de Douglas Harding, il suffit de pointer son doigt vers son regard et on perçoit que derrière là d’où on croit regarder, il y a non pas rien mais un presque rien qui entoure toute notre sphère sensible et intelligible qui peut s’étendre à tout les cosmos.
- percevons comment s’étendent nos sens et donc notre conscience intelligible en nous et autour de nous, à l’évidence il s’étendent de façon sphérique, notre âme microcosmique dans la poitrine se trouve ainsi embrasser dans la conscience de la sphère cosmique.
On peut réélaborer ce dessin pour qu’il intègre et clarifie davantage ce passage des Pensées pour moi-même, Livre XI, § XX où Marc-Aurèle dit :
"Les parties d’air et toutes les parcelles de feu qui entrent en ta composition, bien que tendant par nature à s’élever, obéissent cependant à l’ordonnance du Tout, et sont dans ce mélange retenus ici-bas. De même, toutes les parties de terre et d’eau qui sont en toi, quoique tendant vers le bas, se redressent pourtant et se maintiennent debout dans une situation qui ne leur est pas naturelle. Ainsi donc, les éléments eux-mêmes obéissent au Tout, puisque, lorsqu’ils ont été disposés quelque part, ils y restent avec force, jusqu’au moment où le signal de la dissolution leur est donné de nouveau."
Mais faut-il croire que l’âme « plonge dans l’infini de la
durée, embrasse la régénération périodique du monde, la considère et se
rend compte que ceux qui viendront après nous ne verront rien de
nouveau, et ceux qui sont venus avant nous n’ont rien vu de plus
extraordinaire que nous, mais que l’homme âgé de quarante ans, pour peu
qu’il ait d’intelligence, a vu en quelque sorte tout ce qui a été et
tout ce qui sera dans l’identité » des mêmes choses » (Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre XI, § I) ?
L’harmonie du monde ne peut-elle pas évoluer comme elle a déjà fondamentalement évoluée comme nous l’apprennent les sciences biologique et astrophysique contemporaines. L’idée d’évolution répondrait d’ailleurs au refus d’une Providence qui se soucie si peu de l’harmonie instable et précaire à l’échelle humaine. Il y a une harmonie à l’échelle macroscopique et microscopique, mais déjà au niveau des corps animaux elle semble précaire. Seule l’idée d’évolution qui on le sait se joue à l’échelle humaine à mi-chemin entre l’infiniment petit et l’infiniment grand pourrait répondre en partie à ces interrogations. Elle pourrait prendre en compte l’impermanence de toutes choses en l’interprétant pas seulement comme un cycle de régénération mais aussi comme un processus d’évolution.
++++
IV. Le feu de besoin et La joie créatrice.
1 – La joie créatrice et le plaisir.
Bergson nous invite à distinguer les plaisirs liés au contentement du besoin et la joie créatrice, dans l’article La conscience et la vie tiré du recueil L’énergie spirituelle, il écrit :
« Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie ; il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. La mère qui regarde son enfant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, physiquement et moralement. Le commerçant qui développe ses affaires, le chef d’usine qui voit prospérer son industrie, est-il joyeux en raison de l’argent qu’il gagne et de la notoriété qu’il acquiert ? Richesse et considération entrent évidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu’il ressent, mais elles lui apportent des plaisirs plutôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sentiment d’avoir monté une entreprise qui marche, d’avoir appelé quelque chose à la vie. Prenez des joies exceptionnelles, celle de l’artiste qui a réalisé sa pensée, celle du savant qui a découvert ou inventé. Vous entendrez dire que ces hommes travaillent pour la gloire et qu’ils tirent leurs joies les plus vives de l’admiration qu’ils inspirent. Erreur profonde ! On tient à l’éloge et aux honneurs dans l’exacte mesure où l’on n’est pas sûr d’avoir réussi.
[…] Vue du dehors, la nature apparaît comme une immense efflorescence d’imprévisible nouveauté ; la force qui l’anime semble créer avec amour, pour rien, pour le plaisir, la variété sans fin des espèces végétales et animales ; à chacune elle confère la valeur absolue d’une grande œuvre d’art ; on dirait qu’elle s’attache à la première venue autant qu’aux autres, autant qu’à l’homme. Mais la forme d’un vivant, une fois dessinée, se répète indéfiniment ; mais les actes de ce vivant, une fois accomplis, tendent à s’imiter eux-mêmes et à se recommencer automatiquement : automatisme et répétition, qui dominent partout ailleurs que chez l’homme, devraient nous avertir que nous sommes ici à des haltes, et que le piétinement sur place, auquel nous avons affaire, n’est pas le mouvement même de la vie. Le point de vue de l’artiste est donc important, mais non pas définitif. La richesse et l’originalité des formes marquent bien un épanouissement de la vie ; mais dans cet épanouissement, dont la beauté signifie puissance, la vie manifeste aussi bien un arrêt de son élan et une impuissance momentanée à pousser plus loin, comme l’enfant qui arrondit en volte gracieuse la fin de sa glissade.
Supérieur est le point de vue du moraliste. Chez l’homme seulement, chez les meilleurs d’entre nous surtout, le mouvement vital se poursuit sans obstacle, lançant à travers cette œuvre d’art qu’est le corps humain, et qu’il a créée au passage, le courant indéfiniment créateur de la vie morale. L’homme, appelé sans cesse à s’appuyer sur la totalité de son passé pour peser d’autant plus puissamment sur l’avenir, est la grande réussite de la vie. Mais créateur par excellence est celui dont l’action, intense elle-même, est capable d’intensifier aussi l’action des autres hommes, et d’allumer, généreuse, des foyers de générosité. Les grands hommes de bien, et plus particulièrement ceux dont l’héroïsme inventif et simple a frayé à la vertu des voies nouvelles, sont révélateurs de vérité métaphysique. Ils ont beau être au point culminant de l’évolution, ils sont le plus près des origines et rendent sensible à nos yeux l’impulsion qui vient du fond. »
[…] Vue du dehors, la nature apparaît comme une immense efflorescence d’imprévisible nouveauté ; la force qui l’anime semble créer avec amour, pour rien, pour le plaisir, la variété sans fin des espèces végétales et animales ; à chacune elle confère la valeur absolue d’une grande œuvre d’art ; on dirait qu’elle s’attache à la première venue autant qu’aux autres, autant qu’à l’homme. Mais la forme d’un vivant, une fois dessinée, se répète indéfiniment ; mais les actes de ce vivant, une fois accomplis, tendent à s’imiter eux-mêmes et à se recommencer automatiquement : automatisme et répétition, qui dominent partout ailleurs que chez l’homme, devraient nous avertir que nous sommes ici à des haltes, et que le piétinement sur place, auquel nous avons affaire, n’est pas le mouvement même de la vie. Le point de vue de l’artiste est donc important, mais non pas définitif. La richesse et l’originalité des formes marquent bien un épanouissement de la vie ; mais dans cet épanouissement, dont la beauté signifie puissance, la vie manifeste aussi bien un arrêt de son élan et une impuissance momentanée à pousser plus loin, comme l’enfant qui arrondit en volte gracieuse la fin de sa glissade.Supérieur est le point de vue du moraliste. Chez l’homme seulement, chez les meilleurs d’entre nous surtout, le mouvement vital se poursuit sans obstacle, lançant à travers cette œuvre d’art qu’est le corps humain, et qu’il a créée au passage, le courant indéfiniment créateur de la vie morale. L’homme, appelé sans cesse à s’appuyer sur la totalité de son passé pour peser d’autant plus puissamment sur l’avenir, est la grande réussite de la vie. Mais créateur par excellence est celui dont l’action, intense elle-même, est capable d’intensifier aussi l’action des autres hommes, et d’allumer, généreuse, des foyers de générosité. Les grands hommes de bien, et plus particulièrement ceux dont l’héroïsme inventif et simple a frayé à la vertu des voies nouvelles, sont révélateurs de vérité métaphysique. Ils ont beau être au point culminant de l’évolution, ils sont le plus près des origines et rendent sensible à nos yeux l’impulsion qui vient du fond. »
Explication :
Bergson se situe dans la ligne de ceux pour qui il y a une Providence dans la nature. Pour lui, cette providence n’est pas finaliste autrement que par son incarnation humaine. Mais l’homme lui-même même s’il a des intentions doit tout de même en créer les objets. La finalité, l’intention n’est qu’un effet secondaire de la création. Par exemple je n’aurai un but personnel que si je me le donne en le créant. Le sens est un effet de l’élan créateur qui n’est lui-même limité et défini par aucun sens. De même le déterminisme est l’effet d’une liberté créatrice. Le déterminisme n’est qu’un ensemble d’habitudes nécessaires pour que subsiste l’œuvre de l’élan créateur avant qu’il ne rompe avec certaines et prolonge son œuvre de façon imprévisible.
Le plaisir qui est du côté de la conservation de la vie est donc du côté du déterminisme, des habitudes nécessaires. Le plaisir est la satisfaction d’une impression de manque qui sert en fait les forces à l’œuvre pour reproduire l’harmonie de l’univers en l’état.
Le plaisir ne concerne pas « la direction où la vie est lancée ». La joie est l’indice chez l’homme qu’il participe à l’élan créateur. Reprenons une image de Leibniz dans sa Théodicée. Il compare l’existence à un fleuve qui porte des bateaux plus ou moins lourds. Plus un bateau est lourd plus il mettra du temps pour être à la vitesse du fleuve. On peut utiliser cette image pour comprendre ce passage sans retomber dans une vision finaliste qui sacrifie au fond la dimension créatrice que Bergson veut mettre en lumière. En fait dans le fleuve évolutif qu’est la vie, il y a plusieurs allures plus ou moins décalées par rapport à l’allure du fleuve évolutif lui-même. Quand nous nous rapprocherons de l’allure de l’élan créateur et donc plus nous irons consciemment dans sa direction et vers sa pointe où s’efface le sens et ne demeure que l’élan, plus nous éprouverons de la joie. Cette joie sera créatrice car elle signera un bond créateur au niveau de notre vie individuelle, au niveau de notre vie familiale, au niveau de la vie économique, au niveau de la vie esthétique et culturelle et enfin au plus près de la pointe de l’élan créateur au niveau de la vie spirituelle de l’humanité.
Au niveau seulement personnel et familial, la joie se départage assez peu du plaisir. Faire un enfant et l’éduquer relève autant de la conservation de la vie que d’une création à moins d’avoir aussi atteint un niveau spirituel d’évolution.
Au niveau économique nous retrouvons les valeurs de la reconnaissance et de l’appropriation qui apportent des plaisirs fugitifs et instables s’ils ne sont pas resituer au service d’une harmonie de la cité. La joie créatrice à ce niveau concerne l’entreprise qu’il a créée.
La distinction entre la joie et le plaisir devient beaucoup plus nette pour le savant et l’artiste. La joie créatrice existe au niveau de la recherche du savant soudain couronnée de succès, au niveau de la création de l’œuvre où l’élan créateur est ressenti. Les plaisirs de la reconnaissance et de l’enrichissement arrivent seulement à un autre moment. Le marchand ou l’entrepreneur peut confondre ces deux moments car lorsqu’ils réussit son entreprise au même moment il s’enrichit et acquiert de la reconnaissance.
Mais pour Bergson la création artistique montre une limite : l’élan créateur n’y demeure que sous la forme de traces figées, à peine ressentie elle s’estompe figée qu’elle est dans la trace, happée par le déterminisme répétitif d’un style. Le moment créateur s’efface alors dans le plaisir du style. On prend plaisir à reconnaître un style au lieu de ressaisir le moment créateur où le style s’est imposé.
Seule une participation à l’élan vital à un niveau moral et spirituel reste vivante et présente dans la durée. Pour Bergson le temps n’est pas seulement un minutage objectif, nous sommes des êtres de durée. La réalité s’accumule en nous, l’instant s’inscrit dans une durée. On peut penser à une couche qui vient s’ajouter à d’autres déjà présentes comme pour un arbre où chaque croissance s’enroule autour des croissances des années précédentes ; la forme de l’arbre dans l’instant est l’accumulation de sa durée. Mais dans le cas d’un être humain ce qui vient prolonger la durée passé ne s’ajoute pas à l’extérieur, en surface. Cela peut venir de la profondeur et modifier tout ce qui composait la durée jusque là. Une conversion morale peut même modifier notre caractère : ce qui semble impossible à la plupart d’entre nous. Et en effet modifier notre caractère nécessite une profondeur qui remet en œuvre les plus vieilles couches de notre existence, les couches les plus déterminantes. Le saint ou le sage sont des exemples vivants que cela est possible. Accomplir cette transformation leur permet de proposer une psychologie spirituelle qui nous permettra de nous diriger plus facilement comme eux à la pointe de l’évolution. Plus l’élan évolutif est puissant plus il agit non pas à la circonférence mais à l’origine même de notre existence où notre participation à l’élan créateur s’était mis à pêcher (au sens antique de « manquer la bonne direction »).
Transition critique :
Mais Bergson en privilégiant une joie créatrice en la mettant au-dessus du plaisir qui reproduit l’être ne parvient pas à relier le bonheur d’être que nous avons découvert chez les épicuriens et les stoïciens avec la joie d’évoluer, de devenir. Chez les philosophes de l’ataraxie, le bonheur d’être est de nature divine, chez Bergson la joie créatrice est (pour reprendre un jeu de mot d’Yvan Amar) un Dieu-venir.
Par ailleurs, la conception de Bergson n’envisage pas clairement ce que pourrait être un saut évolutif dans le cas de l’homme, un après l’homme que n’importe quelle conception évolutive rigoureuse ne saurait exclure. Bergson n’envisage que la généralisation de la conscience mystique qui n’a été développé que ponctuellement jusqu’à présent. Est-ce seulement notre organisation mentale qui pêche ? En amont est-ce seulement notre réalité vitale qui pêche en se figeant hors du champ d’action de l’élan vital créateur ? Ce qui pêche ne serait-ce pas plutôt notre incapacité mentale et vitale d’agir pleinement au niveau de notre évolution physique ? Nous avons vu que Bergson ne prenait pas ici en défaut le savant et l’ingénieur dans la faiblesse de leur élan vital ; mais la critique de l’artiste peut nous inspirer ce qu’aurait été par analogie sa critique puisqu’ils sont mis d’abord sur le même plan. En fait toute production technoscientifique introduit un artefact qui est conçu pour un monde déterministe. Il induit le plaisir d’une extension apparente de notre puissance d’action. Ceci fait alors courir deux risques majeurs à l’humanité :
- premièrement, la technoscience peut servir de nouvelles lignes de dominations contraires à toute démarche spirituelle ;
- deuxièmement, la technoscience ne prend jamais en considération qu’elle est introduite dans un monde qui n’est pas déterministe et elle connaît des accidents, des pannes, elle peut entraîner des catastrophes à l’échelle de sa puissance.
Satprem dans Mère ou Le Matérialisme Divin, Robert Laffont, présente une conception philosophique et spirituelle d’un véritable saut évolutif ; p. 200-222, il écrit synthétisant la philosophie de sri Aurobindo et de sa compagne Mirra Alfassa :
« Et être, c’est être totalement, car comment ce qui est pourrait-il ne pas être tout - c’est ou ce n’est pas, et si c’est, c’est tout. On ne peut pas être un morceau de soi-même sans avoir besoin d’être tout soi-même. Le besoin du monde et de chaque parcelle du monde, c’est d’être tout ce qui est. C’est l’être qui a besoin d’être. C’est tout. Où est le néant qui aurait besoin de quelque chose ?Et le besoin d’être grandit, de cycle en cycle, d’espèce en espèce. C’est comme une flamme dedans qui pousse - qui pousse les grains d’atomes vers les grains d’atomes, vers toujours plus d’atomes, vers les grandes nébuleuses ; qui pousse les molécules vers les molécules, vers toujours plus de molécules. Vers un premier corps d’être ; qui pousse en chaque être vers d’autres êtres, vers toujours plus d’être ; qui grandit avec le corps du monde et reste inapaisée tant que chaque atome et chaque molécule et chaque petite cellule dans un corps n’aura pas retrouvé sa totalité d’être. Car c’est le même être qui veut être en tous points, autant dans la totalité interstellaire et la somme la plus infinie que dans le plus petit grain d’atome. Et quand on est une seconde dans le plus microscopique des points, on est tout et on est partout, parce qu’il n’y a pas deux choses ni deux êtres. Ce qui est le plus petit et le premier à être est ce qui sera le dernier à devenir sa totalité d’être. Parce que c’est ce qui a été le plus encroûté par l’évolution. Et puisque l’être tient dans un point, c’est dans l’atome et la cellule que se trouvent le secret total et le -pouvoir total et l’être total. Le point est la clef du tout. Le sommet de l’évolution ne tient pas à des milliards de choses additionnées ou perfectionnées mais à un seul point qui se souvient totalement de ce qu’il est. La Matière du début contient le secret de la Matière de la fin : le secret d’être, parce qu’il n’y en a pas d’autre. L’oubli le plus profond contient l’être le plus parfait. La couche la plus ancienne est la dernière à affleurer et à révéler son contenu. La conscience devenue lumineusement consciente sur les sommets évolutifs se penche sur sa base et rencontre l’être suprême qui avait allumé cette flamme en elle et conduit tout ce voyage jusqu’à lui. Le souvenir achève de se souvenir : c’EST. Nous ne serons totalement que dans notre première matière : le corps. L’être de la fin est au début. La flamme du Besoin est la conductrice du voyage. Le feu de la Matière est le suprême feu de l’Esprit : " 0 Feu, dit le Véda, quand tu es bien porté par nous, tu deviens la suprême croissance et la suprême expansion de notre être ... tu es une multitude de richesses répandue de tous côtés... tu es le fils du ciel par le corps de la terre (Rig-Véda, II-1-12, 111-25.1).Une petite flamme blanche.Et c’est la joie.Une grande joie d’être a voulu ce voyage, parce que, être, c’est avoir la joie de tout ce qui est. Il n’y en a pas d’autre. Toute douleur est une insuffisance d’être. Le monde est dans la douleur de ne pas être ce qu’il est, les êtres sont dans la douleur de ne pas être ce qu’ils sont. Mais ils vont vers une grande joie qui est leur, ils vont vers la totalité qu’ils sont depuis toujours. Ils vont bientôt sortir du vieux bocal ; le besoin d’être est la clef du passage, la pression de la flamme brisera le mur d’illusion. Nous sommes au temps de l’intolérable Pression. Le mental est en train de s’asphyxier comme un vieux poisson au fond de son trou sec. Mais nous allons vers autre chose, nous sommes les pionniers d’un nouvel air. Et pour une fois, ce sera peut-être un air de joie.Ce besoin, c’est la clef de tous les passages évolutifs, du minéral à l’homme et à ce qui remplacera l’homme mental. »
Remarques explicatives :
La question de la finalité est ici reconsidérée puisque évoluer revient à devenir ce qu’on est. Ici tout semble préexister dans l’être mais il nous appartient de découvrir ce qui préexiste afin de l’accomplir. Mais il n’y a pas non plus une finalité fondamentale car il n’y a pas une intention extérieure au monde qui guide le devenir. Le monde est la transcendance elle–même qui devient ce qu’elle est… Pour rejoindre Bergson, ce qui évolue n’est donc pas une pure création à partir du néant : le créé est toujours déjà du virtuel avant même d’être du possible dans une conscience humaine. Mais à un certain niveau le virtuel existe consciemment avant qu’il existe consciemment en l’homme. C’est un besoin en l’homme distinct des désirs naturels du corps et artificiels du mental qui peut éveiller cette virtualité, la rendre possible. Satprem décrit ici l’essence de tout processus d’inspiration humaine mais aussi relie plus clairement que Bergson peut-être l’évolution spirituelle et l’évolution matérielle.
Ce texte reprend aussi la question de l’âme que nous avions ouverte avec les stoïciens, l’âme est non seulement une forteresse inexpugnable qui peut brûler ce qui la menace et s’en nourrir mais elle peut être aussi un principe d’action évolutive si elle fait croître son feu de besoin d’autre chose même si ce qui est toujours parfait d’un point de vue global.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire