I - INTRODUCTION PROBLEMATIQUE.
Peut-on encore sauvegarder l’idée d’un sens de l’histoire lié à la notion de liberté ? Ou faut-il tout au contraire considérer que la notion même de liberté humaine est illusoire ?
Il faudrait peut-être interroger ce que nous appelons l’histoire. Au moins trois significations sont évoquées avec ce terme.
La première concerne la fiction. En ce sens le pouvoir humain de la
fiction ne sert-il pas l’imagination des possibles qui est au fondement
des pensées du libre-arbitre ?
La deuxième signification du mot histoire concerne le récit de vie
personnel, familial, ethnique, etc. Ce récit interprète certains faits
suivant des motivations diverses. L’historien montre souvent que ce
récit s’éloigne des faits proprement dit. Les ombres de ces récits
personnels et collectifs œuvrent souvent à l’encontre de toute liberté.
La troisième signification du mot histoire relève donc des événements
proprement dits. L’historien malgré son sens critique reste souvent
prisonnier de sa subjectivité ou manquant de faits est contraint de
relier hypothétiquement dans un scénario crédible les seuls faits dont
il dispose. Cependant l’histoire événementielle humaine s’inscrit dans
l’évolution même de l’univers : dans quelle mesure l’œil humain n’est-il
pas le regard de l’univers sur lui-même ? La liberté en jeu dans
l’histoire ne serait pas fondamentalement celle d’un libre-arbitre
humain mais celle concernant la prise de conscience évolutive de
l’univers lui-même au fil de ses individualisations.
Ainsi en suivant ces significations du mot histoire et la question de la
liberté, il faudra nous interroger sur le rapport entre liberté et
histoire fictive. Puis il faudra nous demander si nous ne racontons pas
des histoires et s’il faut pas se libérer de nos illusions. Enfin nous
nous demanderons si l’évolution de la conscience ne permettrait pas de
réactualiser les philosophies de l’histoire.
II - FICTION ET LIBERTE.
La liberté humaine n’est peut-être pas tant le produit d’une histoire
que lié à la faculté de raconter des histoires. Comme Jean-Paul Sartre
le remarquait la conscience humaine peut imaginer de nombreuses
possibilités à partir des images et expériences qu’elle tire de la
réalité. L’imagination humaine peut découper des images et les coller
ensemble suivant son bon vouloir. Ainsi je prend l’image d’une corne et
je l’ajoute à l’image d’un cheval pour faire une licorne. A vrai dire le
langage permet à l’homme de manipuler la réalité virtuellement, il peut
se représenter ce qu’il ne voit pas à partir de ce qu’il voit et
parfois cela lui confère un pouvoir supplémentaire dans l’action.
Paul Ricoeur dans Du texte à l’action nous invite ainsi à
envisager l’action comme un texte. Une action présuppose une mise en
intrigue de la situation et elle est d’abord testée fictivement comme le
prolongement de la mise en intrigue de la situation. On peut sans doute
expliquer à partir de là l’impression d’un sens de l’histoire. Toute
action historique se pense d’abord en fonction d’une interprétation des
événements passés. On voit dans la démocratie grecque l’annonce de la
future révolution française et le triomphe du modèle démocratique à
l’échelle mondiale. N’y a-t-il pas là une illusion rétrospective ? Le
fil de l’histoire met aujourd’hui en valeur la démocratie grecque
antique mais à y regarder de plus près s’agissait-il d’une authentique
démocratie puisque l’esclavage, l’absence des femmes sur la place
publique étaient jugés normaux ?
De ce point de vue le sens de l’histoire n’existe pas en dehors de nos
interprétations de l’histoire qui manifestent toujours comme une forme
d’illusion rétrospective dans la valorisation de tel ou tel événement
qui certainement à l’époque n’étaient pas considérés en ce sens par les
protagonistes et qui du point de vue des contemporains semblaient plutôt
comme une simple particularité historique anodine. Mais si on veut agir
au présent nous devons donner du sens à l’histoire passée pour faire
l’histoire présente. Dans cet acte d’imagination du sens de l’histoire
passé qu’elle soit d’ailleurs collective ou personnel, nous dégageons
des possibilités d’action inédite et nouvelle qui parfois ferons
l’histoire. La compréhension des Lumières de la démocratie antique a
fait en quelque sorte la Révolution Française.
III - DETERMINISME ET HERMENEUTIQUES DU SOUPCON.
Toutefois comme Paul Ricoeur lui-même le suggère dans Le conflit des interprétations, il faut considérer deux grandes familles d’interprètes. Sartre lorsqu’il souligne la richesse d’imagination des possibles et le choix comme néantisation des possibles à l’exception de celui qui guidera l’action s’inscrit dans le présupposé que nos interprétations n’ont pas de sens cachés agissant à travers nous malgré nous.
Sa philosophie dans L’Être et le Néant rejette l’hypothèse
freudienne d’un inconscient qui parlerait malgré nous à travers nous.
Pour Sartre l’inconscient n’est qu’un produit de notre mauvaise foi
c’est-à-dire de la capacité que nous avons de prendre une décision de
nous y tenir en décidant soigneusement à chaque que nous la reproduisons
d’oublier aussitôt que nous l’avons prise. Sartre néglige sans doute
que nos interprétations sont le fruit de désirs préconscients voire
inconscients qui sont eux-mêmes influencés dans leur formation par
l’intériorisation de désirs préconscients ou inconscients de nos parents
et éducateurs. Sartre néglige que les désirs avant de devenir des
imaginations sont des émotions ou des pulsions qui orientent leur
formation. Pour Freud la pulsion est d’abord entièrement colorée
sexuellement et cette coloration sexuée persiste même dans les
interprétations les plus élaborées et abstraites. Nietzsche qui est
aussi un maître des herméneutiques (interprétation du sous-texte des
interprétations courantes) du soupçon insistera sur la vitalité plus ou
moins sous-jacente à tel type d’interprétation. L’histoire occidentale
est pour lui marquée sous le sceau d’une dégénérescence de la vitalité
des interprétations qui forment notre cultures. L’histoire occidentale
est pour lui un lent retournement où des interprétations dénuées de
vitalité vont s’acharner à lutter contre tout ce qui demeure de forte
vitalité. Il y a pour lui une morale des faibles dont le nihilisme
trouve son accomplissement dans nos Etats modernes démocratiques. Le
riche cherche à s’abrutir dans le confort, le pauvre exécute un travail
sans intérêt créatif en espérant un jour se procurer ce confort... Le
progrès et la science réduisent le vivant à des mécanismes dénués de
sens, ils participent à ce déni de la force créatrice inhérente au
vivant. En se détournant de la sexualité, on se détourne de la vie,
mais en réduisant les pulsions à de simples mécanismes quantitatifs, on
manque le vertige de l’infini des interprétations possibles qui contient
tout autant de diablerie que de bondieuserie et bien sûr des
interprétations qui n’entrent même pas dans ces catégories.
Nous ne sommes donc pas vraiment libre de nos histoire car nous sommes
les enfants d’une Histoire, déterminés par elle et ses sens inconscients
qui agissent sur nous. Notre histoire n’est pas seulement l’émanation
de notre imagination créatrice consciente, elle est aussi l’émanation de
nos interprétations inconscientes dont nous sommes les vecteurs. Il
faut soupçonner nos interprétations, amener à la lumière ce qui s’y
cachaient : notre imagination créatrice doit être libérée par des
interprétations thérapeutiques.
IV - CONSCIENCE ET EVOLUTION.
Mais à la fin dans cette archéologie libératrice ne sommes-nous pas
condamné à sombrer dans le bruit indistinct de l’océan de nos pulsions ?
Notre conscience mentale peut-elle se libérer vraiment dans une
introspection personnelle et culturelle ? Le temps n’est-il pas matière à
interprétation infinie ? Faudra-t-il se contenter d’une libération
inachevée comme un Sisyphe qui parfois approche du sommet son rocher et
le voit sans cesse à remonter ? Notre imagination créatrice ne
tracera-t-elle que des déplacements historiques dus à des innovations
technoscientifiques mais laissant à jamais obscur sa provenance et son
destin ?
Il n’y a plus de métarécit, insiste Lyotard dans La condition postmoderne expliquée à des enfants.
Les philosophies de l’histoire présupposent toujours une pleine clarté
des interprétations humaines. Hegel présuppose, comme le suggère
Gadamer, une fusion ultime de tous les horizons d’interprétation. Les
philosophes de l’histoire nient toujours, semble-t-il, la possibilité de
logiques à l’infini.
Une démarche conciliatrice de pensée intégrale dans le sens où elle
cherche la fusion des horizons de sens risquera toujours de manquer
peut-être ce moment de silence où deux horizons de sens semblent tout
aussi crédibles mais parfaitement inconciliables au niveau du langage
mental. Le sceptique postmoderne se tiendra à ce moment de silence.
Relisant les sceptiques antiques, il comprend que toutes ses
introspections personnelles et collectives sont un pur jeu des
apparences de sa conscience. Le voilà alors enfin libre de toute
histoire. Les apparences qui circulent dans la conscience sont
événementielles, elles sont impermanentes disent les bouddhistes tandis
que leur champ de circulation n’a rien de temporel. Le théâtre de la
conscience sans histoire n’est peut-être que le point commun et le fruit
de toutes les histoires qui s’y croisent, il n’a peut-être aucune
substance mais réaliser ceci libère de toutes les inquiétudes, de toutes
les souffrances qui ne sont que des histoires. La douleur n’est que la
fissuration de ce théâtre de la conscience mais se détacher de toute
représentation négative de la douleur revient déjà à la relativiser.
L’ataraxie des sceptiques tout comme le bouddhisme montrent à l’évidence
que la liberté n’a pas d’histoire. La dimension non mentale de la
conscience est la source de liberté par excellence. L’imagination ne
pourrait pas opérer ses découpages et collages si le tissu mental
n’avait aucune vacuité. C’est cette vacuité qui est l’essence de notre
liberté la plus authentique. Les jeux herméneutiques du soupçon ou de
l’imagination ne sont plus vains dans leur inachèvement. Ils peuvent
être vraiment considérés comme des jeux.
Mais les sceptiques excluent trop vite peut-être du champ des
possibilités une conscience surmentale que certaines pensées intégrales
ou dialectiques n’ont pas manqué de pointer. Les sceptiques comme les
intégralistes de la fusion des horizons de sens pensent au fond
l’évolution de l’univers de façon anthropocentrique, ils n’envisagent
pas la possibilité d’une forme de conscience au-delà de notre conscience
mentale comme si un poisson au fond de sa mare précambrienne
n’envisageait que des futurs avec des superpoissons. La vacuité
sceptique semble non mentale mais elle ne reste qu’une vacuité mentale
car implicitement liée à des interprétations mentales. Face à deux
horizons de sens crédibles mais en apparence mentalement incompatibles,
il arrive parfois qu’une intuition, une forme d’intelligence mentale
démultipliée pointe. L’imagination créatrice n’est pas simplement alors
un copier coller des images préexistantes, elle s’avère créatrice, elle
est comme la manifestation d’un univers imaginal surmental. La liberté
de ce point de vue aurait effectivement une histoire. Quel pourrait être
une puissance créatrice matérielle au-delà de la fiction ? Ne
faudrait-il pas aller au-delà de l’intuition, de l’inspiration
poétique ? Là où la chimie de nos esprits croise la conscience… Car il
ne s’agirait pas d’une histoire où la conscience mentale est au centre.
L’histoire en question serait une évolution de la conscience et de la
matière dont la conscience mentale serait le premier témoin conscient
mais certainement pas le dernier avatar. A vrai dire la conscience
mentale ajouterait à l’évolution consciente le fait qu’enfin elle puisse
devenir consciente. La conscience mentale permettrait donc d’accéder à
une évolution consciente de la conscience et de la matière elles-mêmes.
La manifestation de la liberté en gagnant l’histoire devait peut-être se
perdre dans l’infini des interprétations mentales pour enfin déboucher
sur une évolution de plus en plus consciente de la matière dont
l’interprétation mentale n’est que l’instrument et le témoin.
La conscience est-elle le fruit hasardeux de l’histoire matérielle ou
bien la conscience est-elle un élan vital comme chez Bergson ? Même en
restant à distance de ce que Bergson estime sous-jacent à un élan vital,
ne pourrait-on pas parler d’impulsion créatrice impersonnelle en nous
qui anime le monde matériel y compris en notre cerveau ? Notre idée
d’une évolution consciente de la conscience ne peut avoir un intérêt que
si la conscience n’est pas seulement le produit de hasards matériels
aveugles. Mais pourquoi au fond opposer le hasard qu’un regard
scientifique relève objectivement et le point de vue possible d’une
impulsion créatrice ? Par exemple, si face à moi si un inconnu lève son
bras, du point extérieur qui est alors le mien, cela relève du jeu du
hasard et de la nécessité de savoir s’il lève le bras droit ou le bras
gauche. Mais moi lorsque je lève le bras, du point intérieur au
phénomène qui est le mien, il me semble que cela relève davantage de la
profondeur de ma conscience et de la profondeur de ma décision. En
effet, si je lève le bras spontanément bien souvent je lève le bras
droit en tant que droitier et le bras gauche en tant que gaucher. Mais
je peux corriger dans ma décision cette tendance déterminée. Cet exemple
montre que ma propre décision reste en partie le fruit aveugle du
hasard et de la nécessité, dans la mesure où je suis plus ou moins
conscient de ce que je suis mentalement, émotionnellement,
sensoriellement voire organiquement et pourquoi pas cellulairement. Et
plus j’intégrerai consciemment un point de vue interne au jeu hasard et
de la nécessité, plus je serai sur le chemin d’une évolution consciente
de la conscience qui s’avérera l’intériorité en croissance d’une
évolution matérielle dans le fleuve du hasard et de la nécessité.
Autrement dit mon évolution consciente de la conscience peut me rendre
conscient que je suis l’individualisation de plus en plus consciente
d’une impulsion créatrice en un sens impersonnelle puisqu’elle anime le
monde matériel dans l’émergence des lois qui le structure
impersonnellement vers de plus en plus de conscience personnelle.
La Shoah, Les bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki, tous les massacres du XXe
siècle, la catastrophe écologique majeure dont nous subissons à peine
les premières conséquences, les crises économiques incessantes, la crise
morale et spirituelle contemporaine seraient alors à comprendre comme
symptômes d’une crise évolutive. Nous serions au cœur de la sixième
extinction massive du vivant où chaque fois s’est joué un nouveau saut
évolutif.
V - CONCLUSION.
La liberté a-t-elle une histoire ? La conscience humaine se
caractérise sans aucun doute par sa faculté de créer des histoires, de
mettre des événements en histoire, de proposer des histoires
d’événements fictifs et bien sûr d’incarner ses histoires. Cependant
cette liberté humaine inhérente à sa faculté de raconter des histoires
conduit souvent à se raconter des histoires, à fuir des
réinterprétations peu glorieuses qui s’y terre. Nos histoires sont
animés par des dieux mais des elfes grisâtres les manipulent. Faut-il
alors sortir de l’histoire, nous détacher du cours de nos histoires ?
C’est l’approche des sceptiques postmodernes qui bien souvent se connote
de bouddhisme... Le méditant vit en marge de l’histoire, sa liberté n’a
pas d’histoire. Il atteint un bien-être personnel grâce à une démarche
spirituelle mais il n’a plus aucun sens de l’histoire ou presque.
Pourtant il appartient à la conscience mentale de percevoir devant la
faillite de ses interprétations religieuses et technoscientifiques de la
réalité qu’elle touche peut-être à sa fin et qu’il lui appartient de se
tourner vers cela seul qui peut lui donner sens à savoir l’entreprise
radicale d’une évolution consciente de la conscience. Il faut donc
ouvrir la recherche d’une conscience de la vacuité, d’une ataraxie
sceptique à une recherche des limites supraconscientes et subconscientes
de nos mouvements de conscience.
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