[Analyse problématique]
La valeur économique d’une œuvre d’art repose sur une loi d’offre et
de demande comme tout artefact. Comme l’œuvre artistique n’a pas
d’utilité matérielle, elle n’a de valeur économique que par rapport à
des valeurs de distinction socio-culturelle. Parler de telle œuvre
d’art, visiter telle œuvre ou même posséder telle œuvre traduisent nos
positions sociales et nos identifications culturelles. Ce sont ces
valeurs non objectives qui fixeront le prix éventuel de l’œuvre
artistique.
Les valorisations concernant les goûts et les couleurs sont donc non seulement subjectives mais intersubjectives. L’art
n’est jamais qu’une affaire de goût et de couleurs personnels en ce
sens mais toujours une affaire de mode de vie socio-culturel. La plupart
de ceux qui affirment leurs préférences esthétiques ignorent les
déterminations collectives qui les ont insinués. Cependant ceux qui ont
des ambitions artistiques ne vont-ils pas obligatoirement percevoir
combien leurs préférences de goûts et de couleurs manquent de
singularité ?
La valeur de l’art pour le créateur est liée à sa singularité
subjective. Mais s’agit-il pour lui d’imposer sa subjectivité aux autres
en déplaçant par son œuvre des valeurs intersubjectives ? La force de
l’art serait-elle seulement de l’ordre de la persuasion ?
Nous pouvons introduire ici la notion de fait subjectif pour échapper
au piège d’un art défini par une réussite rhétorique. Toute valeur
induit des faits et la force des faits amènent aussi à réviser nos
valeurs. Si la beauté est une expérience désintéressée distincte de
l’agréable comme Kant l’affirme, elle n’est pas intrinsèquement une
valorisation qui induit une préférence. Comme cette expérience de beauté
n’a rien d’objectif et qu’elle se produit sur un plan intérieur
intersubjectif, nous pouvons la catégoriser comme un fait subjectif.
Ainsi
cette notion de fait subjectif suggère un échappatoire à une approche
de l’art comme succès rhétorique réduisant le phénomène artistique à une
forme de nominalisme culturel. Toutefois cette notion qui décrit une
expérience de contemplation et donc de spectateur peut-elle répondre aux
enjeux proprement créateurs qui impliquent nécessairement des
valorisations ?
I - La valeur de l’art se réduit-elle à de la distinction socio-culturelle ?
A - Le capital socio-culturel et les logiques de distinction. (Rousseau et Bourdieu)
On pourra consulter ici un résumé de la thèse de Pierre Bourdieu : http://www.alternatives-economiques.fr/la-distinction—critique-sociale-du-jugement-pierre-bourdieu_fr_art_222_25314.html
B - L’artiste doit affirmer une subjectivité cristallisant autrement l’intersubjectivité.
La mode est un phénomène où des systèmes de reconnaissance
institutionnels permettent ensuite d’imposer les produits reconnus par
des critiques attitrés de ce système de reconnaissance. De même, le
marché de l’art contient des galeristes, des critiques, une communautés
d’acquéreurs, des journalistes, des musées, etc.
Ce système n’est pas conservateur. Car ce système intègre des œuvres
qui brisent ses critères car la provocation y est valorisée par un effet
buzz. Seule l’indifférence interdit la reconnaissance.
C - Transition critique : Les valeurs intersubjectives ne
rendent pas compte d’une expérience esthétique intérieure au-delà de
toute subjectivité.
II - L’art permet l’expérience esthétique de faits subjectifs dont la valeur est incommensurable (ou infinie).
A - Contemplation esthétique de faits subjectifs transcendants avec Platon et Plotin.
Risque de dévaloriser la vie matérielle comme dégradation de la valeur infinie du fait subjectif transcendant.
B - Expérience de faits subjectifs immanents comme expériences d’harmonies microcosmiques et macrocosmiques.
La valeur infinie dans l’expérience d’un fait subjectif immanent se
découvre capable d’intégrer l’imperfection de détails dans une
perfection d’ensemble ou encore de révéler un ordre caché dans ce qui
semblait à première vue chaotique.
C - Transition critique : Ici il n’a été question que du
point de vue du spectateur, qu’en est-il du point de vue du créateur ?
Ce point de vue ne met -il pas en jeu une valorisation du fait même de
son activité créatrice ?
[III - La valeur de l’art est liée à la possibilité d’individualisation créatrice qu’elle représente et qu’elle peut offrir dans une vie intérieure.]
Nous avons distingué les valeurs intersubjectives en jeu dans la
représentation de la valeur d’une œuvre d’art de la valeur infinie qui
se découvre dans un fait subjectif contemplé grâce à une œuvre d’art. Le
symbole et l’harmonie nous permettent d’affirmer que l’intériorité ne
doit pas être confondue avec la subjectivité et l’intersubjectivité. Le
symbole comme les règles d’harmonie sont liés à des styles culturels ou
individuels. Précisons cependant que ce que pointe le symbole comme fait
subjectif transcende le symbole ; ainsi l’œil qui lit le symbole
culturel reste toujours conscient de sa non identification au symbole.
La valeur infinie de l’art ne peut que s’approfondir au contact de ce
paradoxe d’universalité des faits subjectifs révélés et exprimés dans
la dimension singulière d’un style. Les symboles et les règles
d’harmonie ne se découvrent pas en dehors d’un style individuel que ce
soit celui d’une civilisation, d’une culture ou d’un individu.
Pénétrons davantage ce mystère du côté de l’artiste lui-même. Dans
son expérience simultanée de spectateur et d’artiste, valeur infinie et
fait subjectif coïncident dans l’expérience d’une inspiration venant
d’un niveau de conscience supérieure à son niveau de conscience
culturelle usuel. L’artiste en ce sens peut être un prophète qui pousse
la mentalité dominante en avant. Il en révèle les limites et esquisse ce
qui pourra permettre de les dépasser. Victor Hugo par exemple dans son
œuvre montre le comment et le pourquoi incarné d’une nécessaire synthèse
des valeurs traditionnelles judéo-chrétiennes avec les valeurs
républicaines révolutionnaires modernes. Cette synthèse n’est pas un
compromis mais l’ébauche de nos valeurs postmodernes ou hypermodernes :
refus de la peine de mort, souci pour la souffrance animale, défense des
exclus et des minorités, etc.
Mais cette exploration d’une évolution de la conscience n’est pas
exclusivement culturelle, elle peut être aussi et avant tout
individuelle. L’entrée dans la modernité et ses développements
ultérieurs a produit de plus en plus d’artistes pour qui il s’agit
d’être soi-même individu capable d’exprimer singulièrement cette réalité
unique et universelle. La prémodernité valorisait des arts
traditionnels. Le saut de la modernité va de pair avec la volonté
individuelle de trouver son style. Tel est l’apport moderne au niveau
d’une conception de la valeur de l’art : le style de l’artiste montre
qu’il n’y a pas d’évolution collective profonde sans aussi une évolution
individuelle, une individualisation supplémentaire de l’individu. Mais
cette nouvelle forme de valorisation de l’art peut ne pas aller de pair
avec une valorisation d’une subjectivité essentiellement narcissique dès
lors qu’elle ne perd plus de vue son enracinement dans la valeur
infinie de faits subjectifs.
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