I - INTRODUCTION.
Le génie précipite souvent dans la folie et la tragédie. Ainsi les
poètes maudits ont libéré l’imagination poétique de toutes ses limites
mais ils ont tous connu une existence misérable. De grands savants ont
remis en cause la vision du monde de leur époque mais ils ont dû parfois
payé du prix de leur vie.
Alors faut-il préférer le bonheur à la vérité ? La vérité n’est-elle pas
synonyme de tragédie. La vérité morale nous demande de nous sacrifier
pour le bien. La vérité de l’authentique nous demande de faire face à
notre misère humaine. La vérité scientifique nous laisse espérer une
toute puissance technologique mais chaque progrés technique signifie de
nouvelles formes de catastrophes. Mais à l’inverse le bonheur animal
est-il enviable ? L’animal ne sait pas qu’il va mourir mais cela ne
l’empêche pas de mourir, il est constamment le jouet de son milieu et de
son espèce.
Le sceptique affirme que la folie provient d’un manque de doute, nos
représentations tragiques n’ont de force que celles qu’onleur donne.
D’ailleurs une action ne gagnera en efficacité qu’à condition d’être
mise en doute en ce qui concerne sa théorie et le sens des expériences
sur lesquelles elle s’appuie.
II - CONSCIENCE TRAGIQUE DU REEL ET BONHEUR SCEPTIQUE.
a) - Y a-t-il une tragédie inhérente à une conscience mentale ?
La question de la vérité ne se pose pas pour un animal. Celui-ci
quand il a satisfait ses besoins vitaux semble libérer de toute tension
émotionnelle et pulsionnelle. Aucun homme ne semble pouvoir échapper à
l’inquiétude de la vérité car sa conscience est une conscience mentale.
L’idiot semble protégé, il est un imbécile heureux car il n’a qu’une
conscience animale satisfaite dès lors que ses besoins vitaux ont été
satisfaits. La conscience mentale se caractérise par le fait de se
représenter soi-même du point de vue erxtérieur. Tous les animaux qui
ont une forme de conscience réfléchi ont donc par définition conscience
de leur future mort. Tous les dangers, les risques, les sentiments
d’insécurité rappelle cette mort inéluctable. La conscience mentale
réfléchie semble donc par essence une conscience tragique. On peut
protéger une personne en lui mentant sur son état ou l’état de l’un de
ses proches mais inévitablement elle prendra conscience de la tragédie
en cours. Tous les enfants découvrent un jour qu’ils sont mortels ainsi
que leur proche.
Certes on peut alors adopter des stratégies pour oublier cette dimension
tragique. on cherche alors à se divertir, à profiter de la vie. Mais
tous les divertissements du monde ne parviennent pas à effacer le
malaise existentiel sous-jacent. On ne supporte pas d’être seul à seul
avec soi-même. Toutes nos tentatives de "profiter de la vie" traduise
notre incapacité à rester tranquillement présent à l’instant présent.
L’expression même de "profiter" porte l’ombre d’une ombre futur
inéluctable.
Prendre conscience de soi au niveau mental implique donc de faire face à
une vérité tragique mais cette prise de conscience nous condamne-t-elle
au malheur ?
b) - Peut-il y avoir un bonheur impertubable malgré la prise de conscience mentale ? Ataraxie et spiritualité sceptique.
La philosophie antique a toujours mis en valeur l’existence d’un état
de conscience libéré de tout trouble intérieur. Cet état est
l’ataraxie, un état de sérénité et de tranquillité quelles que soient
les circonstances extérieures. Cependant les philosophies ont des
propositions pratiques diverses et des conceptions du monde variées en
vue de comprendre et d’atteindre cet état. Quoi qu’il en soit, il s’agit
toujours de mettre en cause notre façon de penser habituelle.
Les sceptiques diciples d’Anaxarque et Pyrrhon affirmeront que notre
pensée n’est pas en mesure d’établir une quelconque forme de vérité.
Pour eux la tragédie de la conscience mentale a pour origine notre
assentiment à l’idée que ce qui apparaît dans notre esprit exprime une
véritable réalité. Pour eux avec de l’exercice on peut découvrir qu’on
peut considérer tout ce qui apparaît dans l’esprit comme une illusion.
On peut douter de la réalité des apparences comme on peut douter de
leur caractére illusoire. Toutes nos représentations mentales,
émotionnelles et sensorielles peuvent être mises à distance grâce aux
pratiques sceptiques. La conscience du sceptique se découvre comme un
champ de conscience silencieux : on parle d’aphasie. Et il semble que
cet état d’aphasie puisse sans cause engendrer l’ataraxie. Cet état de
profond calme et tranquillité quelles que soient les apparences dans
l’esprit est alors un état de bonheur atteint parce que le sceptique a
dépassé toute notion de vérité jusque là tragiquement inhérente à sa
conscience mentale.
III - L’AMOUR DE L’EFFICACITÉ VRAIE AU SERVICE DU BONHEUR.
Les sceptiques de l’antiquité ou modernes nous invitent à renoncer à
l’idée d’une connaissance possible de l’essence ultime de la réalité.
Mais comme nous avons pu le voir, ils affirment que l’ataraxie
c’est-à-dire le bonheur selon eux est un état qui peut émerger d’une
aphasie authentique de l’esprit. Ainsi si la vérité morale ou
ontologique (la vérité qui l’essence ultime de la réalité) est au-delà
de ce que peut la conscience mentale, il n’en reste pas moins qu’ils
témoignent de la valeur de certaines formes de vérité comme celles de
l’authenticité et de l’efficacité.
Un scientifique empiriste peut tout à fait être en même temps un
sceptique. Une théorie scientifique n’est jamais une vérité de la
réalité, elle est d’abord une conjecture qui propose une interprétation
efficace de la nature. La théorie de Newton n’est pas vraie mais elle
est efficace pour certains calculs de vitesse et de résistance de
nombreux objets. La théorie d’Einstein paraît être encore plus efficace
dans le domaine de prédiction des vitesses et des énergies même si elle
non plus n’est pas vraie. La science essaie à partir d’événements
habituels qu’elle mesure dans des expériences de prédire les conditions
terminales d’événements dont elle posséde les conditions initiales.
L’efficacité de la méthode scientifique empiriste dépasse peut-être
aujourd’hui les espérances des premiers empiristes. Il semble que nous
sommes en mesure de produire enfin chimiquement des molécules qui aident
notre esprit à ressentir du bien-être même si sa façon de penser reste
tragique. La vérité de l’efficacité technique semble pouvoir nous
dispenser de l’authenticité des sagesses antiques pour nous sentir
heureux.
Toutefois les promesses de bonheur du matérialisme scientifique ne
semblent-elles pas utopiques ? L’efficacité technologique ne sera-t-elle
pas toujours relative puisque, si on prend au sérieux la position
sceptique, l’essence ultime de la réalité échappe à notre conscience
mentale.
Il semble qu’aucune chimie ne puisse remplacer la recherche de
l’ataraxie par une transformation consciente de la conscience. Aucune
chimie du cerveau ne répare l’ignorance de notre inconscient. Aucune
chimie ne semble pouvoir se substituer à une prise de conscience.
D’ailleurs les effets de toutes les drogues du bonheur s’effacent et
finissent sur un retour en général plus tragique des forces
d’inconscience qui avaient été momentanément vaincues grâce à ces
drogues. Cet échec de la chimie du bonheur est comme un appel adressé à
notre conscience pour devenir plus consciente c’est-à-dire plus
créatrice.
IV - LA JOIE CRÉATRICE SUPPLANTE TOUT DOGMATISME.
a) - Etre créateur relativise toute vérité d’une conscience mentale.
Etre créateur implique qu’on ne se plie à aucune vérité, ni non qu’on
mette en avant la seule recherche du bonheur. Chercher la vérité ou le
bonheur ne revient-il pas au fond à rechercher l’inertie, un état qui ne
change pas ou peu ? Le sceptique n’est la plupart du temps qu’un
conformiste qui se fond dans l’ordre établi. Ceci est le contraire d’un
esprit créateur. D’ailleurs certaines techniques sceptiques communes au
bouddhisme et à l’hindouisme ont connu de funestes utilisations sur le
plan militaires. Les kamikazes japonais se sont référés au code samouraï
pour lequel un bon samouraï est psychologiquement mort car son esprit
ne s’identifie plus à sa personne.
L’apologie de la création donne à la destruction sa juste place. Car être créateur implique qu’on accepte de mettre en déséquilibre les
représentations qui constituent notre mentalité. Créer implique toujours
une part de destruction psychologique, sociale voire culturelle.
Toutefois la fêlure du génie qui brise nos vérités d’aujourd’hui pour
nous ouvrir à la réalité de demain n’est-elle pas plus supportable par
une conscience qui saurait rester calme et tranquille quelles que soient
les apparences ? Le génie ne vient-il pas plus facilement dans une
conscience qui saurait se détacher comme les sceptiques des vérités
anciennes ?
b) - Être créateur peut être la joie créatrice d’une évolution consciente de la conscience.
Le génie créateur s’il prolonge le scepticisme devient de plus en
plus consciemment une évolution consciente de la conscience. Car
transformer la réalité apparente c’est-à-dire la perception de l’esprit
revient à faire évoluer la conscience. Le génie fait grandir la
conscience quand il n’est plus seulement un éclat passager qui retombe
dans la conscience ordinaire modifiée dans ses contenus mais non métamorphosée dans ses modes de perception. De ce point de vue la
conscience mentale semble demeurer pour beaucoup une fêlure tragique
dans la conscience animale. Et faute de la laisser pleinement au grand
jour, on s’enferme dans ses limites et on reste dans un malaise
existentiel. En fait notre malheur vient de notre refus d’évoluer
consciemment. Nous attendons que l’évolution de la vie nous porte et
nous souffrons de ce qu’elle nous impose, des pressions de plus en plus
fortes qu’elle met sur nous pour nous faire évoluer. Nous croyons
choisir de chercher le bonheur dans la vie de conscience ordinaire, mais
par désir de rester ignorant c’est-à-dire inconscient, nous choisissons
le drame et la tragédie. Un bonheur plus vaste que l’ataraxie est dû à
l’accroissement de la conscience. Toute prise de conscience passagère ou
fondamentale est accompagnée de joie créatrice. On pourrait imaginer
une existence dans un mouvement créateur d’évolution de plus en plus
constant, cette existence serait comme une extase tranquille de plus en
plus infinie : ne s’agirait pas de l’univers en train d’essayer de
croître en conscience à travers nous ?
V - CONCLUSION.
Toute expression mentale de la vérité n’a qu’une valeur relative. Le
scepticisme montre que la conscience mentale est vécue comme une
tragédie dès lors qu’on rend absolu ce qui n’est qu’apparence. Renoncer
à une vérité ontologique est ce qui garantit la conscience heureuse de
l’ataraxie. Mais à un niveau supérieur toute expression mentale de la
vérité n’a qu’une valeur relative car nous sommes au sein d’une réalité
en constante évolution.
Comme le génie créateur ou découvreur, si l’on préfère, le montre nous
sommes dans une évolution universelle de la conscience qui demande à
devenir de plus en plus individuellement consciente. Le bonheur animal
est bien chimérique si l’on considére que l’animal est au service de son
espèce et qu’il subit inconsciemment les stress évolutifs qu’engendrent
les variations de son milieu de vie. Seul l’homme peut être
consciemment heureux car il ouvre une ére qui donne la possibilité d’une
évolution consciente. Mais si ceci est juste, contrairement à ce que la
plupart croient, rares sont ceux qui cherchent le bonheur parce que
rares sont ceux qui ne refusent pas de voir le sens véritable de
l’existence.
En l’homme, il y a une attirance pour le drame qu’il est temps de
dépasser. La vérité n’est surement pas accessible mentalement mais il y a
une activité mentale authentique qui peut nous éloigner de l’ignorance
tragique et nous mettre sur un chemin ensoleillé de joie créatrice.
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