I - Introduction problématique.
La logique communiste totalitaire confine à l’égalité comme uniformité, la logique fasciste à la différence comme inégalité de force entre les faibles et les forts qu’il faut défendre socialement des faibles.
Pour répondre à la question « une société juste peut-elle s’accommoder d’inégalités ? », nous avons donc un équilibre à trouver entre quatre termes qui sont égalité et inégalité, différence et ressemblance.
S’en tenir là ne permettrait pas de penser la situation d’aujourd’hui. Avec l’idée de liberté, nous pouvons rester vigilant face aux dérives totalitaires. Mais il faut nous demander dans quel rapport la liberté risque de légitimer une inégalité qui au fond à terme la nie : quel sens a le mot liberté pour quelqu’un qui vit en dessous du seuil de pauvreté ? Comme on avait précédemment vu que trop d’égalité finit par nuire à la liberté, il semble que trop de liberté justifie des inégalités de fait nuit à l’égalité de droit et au fond à la liberté.
Une société juste est, on le voit, une société qui cherche à rester cohérente. Le mot « juste » évoque d’abord pour nous des relations sociales bien ajustées afin de ne pas se transformer en conflits d’intérêts généralisés.
Le premier sens du mot juste nous envoie donc plutôt du côté des droits formels. L’égalité de droit peut-elle se penser avec un droit à la différence ? Puis prenant en compte le fait, il faut se demander si l’égalité de droit peut se passer d’une certaine égalité de fait ? Imposer une égalité de fait n’est-ce pas nier un droit à la liberté ?
II – Le pouvoir de la multitude.
Une première façon de légitimer l’inégalité de droit est de souligner l’inégale dignité des hommes. Il est du point de vue éthique impossible de nier une égale dignité formelles de tous les hommes mais la vie sociale et politique souligne l’écart net entre un potentiel de dignité, la possibilité de gagner en dignité par une quête éthique de plus en plus exigeante et les faits. L’indignité n’a jamais été autant en vue, c’est même elle qui règne au risque de menacer l’avenir même de l’humanité. Ainsi des logiques de domination économique justifient des choix contraires à nos connaissances de plus en plus fiables en ce qui concerne l’écologie ou la climatologie et donc ainsi et surtout le choix des hydrocarbures alors qu’il existe des énergies propres et sans conséquences majeures pour le climat. Voir même ces logiques conduisent à mener des guerres pour s’assurer de la fiabilité des fournisseurs…Platon déjà avait posé le problème. Que vaut la démocratie lorsqu’elle décide que Socrate doit se mettre à mort en tant qu’athée et corrupteur de la jeunesse ? Ne faudrait-il pas que le pouvoir soit entre les mains de ceux qui savent ?
Ainsi sans mettre en cause l’égale dignité potentielle de tout être humain nous aurions avec le sage la garanti même de l’accès de chacun à un pouvoir dont enfin il serait effectivement digne. Toutefois cette approche ne nous semble pas raisonnable.
Mais qui est sage ? Et s’il y a un sage croirait-il qu’il est opportun d’occuper le pouvoir politique ? Si nous non sages désignons le ou les sages nous gouvernant, comment serons-nous sûr de notre choix ?
Même dans le cas de son application limitée au sein d’une vision où l’expertise technocratique se substitue à la sagesse nous savons que des éléments de choix continue d’exister. L’erreur technocratique n’est guère évitable sans un regard critique qui en démasque les choix implicites. Plus globalement les affaires humaines ne sauraient être technicisées dans leur totalité : il faut le sens du mouvement opportun en politique, il ne faut pas exclure une fibre créatrice.
Nous revenons à Spinoza qui préfère proposer des institutions où s’incarne au mieux la puissance de la multitude qui sera sans doute éminemment rationnelle dans la mesure où s’harmoniseront au fil du temps les diverses passions humaines, les disposant même parfois à rechercher une forme de sagesse qui libère de l’esclavage émotionnel et passionnel. Mieux vaut disperser le pouvoir entre tous les êtres passionnés ou exceptionnellement sages car alors leurs institutions et le gouvernement chargés de les mettre en œuvre soumis directement au pouvoir de la multitude incarneront une égalité de droit fidèle à l’égale dignité potentielle de chacun. Le droit naturel du plus fort vis-à-vis du plus faible s’éclipsera seulement devant le droit naturel issu du pouvoir de la multitude. L’agrégation des faibles condamne les forts à plus ou moins brève échéance à intégrer le droit naturel issu de la multitude qui implique la reconnaissance de l’égale dignité potentielle de tout être humain. Enfin, le sage sera de plus en plus protégé par le droit rationnel issu de la multitude et il rencontrera de moins en moins d’obstacle pour répandre ses idées politiques sur la place publique.
III – Une sagesse authentique s’oppose à toute politique sacrificielle.
Ainsi le discours de la différence peut être entendu dans la mesure où une majorité risque de dominer telle ou telle minorité, où telle culture est menacée par telle autre, etc. Mais il s’agit de ne pas penser la différence et son respect en terme de lutte, de confrontations, de résistance. Il faut faire dialoguer les différences. Elles ne sont fructueuses resituées au sein d’une interaction de la multitude que le dialogue démocratique essaie de rendre conscient d’elle-même.Nos démocraties représentatives souffrent de ne pas avoir perçu à travers ses acteurs l’importance essentielle de la prise de conscience de la multitude par elle-même. Les acteurs politiques sont encore prisonniers d’une vision où au final la démocratie fonctionne comme une oligarchie par alternance de parties qui occupent sa tête.
De ce point de vue le sens supérieur de la dignité qu’aurait un sage n’est pas isolable de la pluralité humaine car ce sens supérieur est éminemment un sens d’ouverture au dialogue. Trois conceptions de dialogue sont pour lui envisageables.
Une première conception est celle considérée par Platon qui consiste pour le sage à tenir le rôle royal. La politique serait alors un système hiérarchique aspirant vers le haut en fonction du degré d’avancement spirituel qui rappelons-le se caractérise par la maîtrise philosophique du dialogue, c’est-à-dire de la dialectique. Voir dans les conceptions politiques de Platon une forme de totalitarisme revient à oublier la différence essentielle entre un pouvoir idéologique et un pouvoir s’exerçant à partir d’un savoir-faire dialectique. Platon juge la démocratie peu apte aux exigences du dialogue socratique puisqu’elle s’y est refusée et propose une alternative qui respecterait la dialectique, la forme de dialogue la plus authentique.
Une seconde conception est celle du passeur. Cette conception ne prétend pas posséder toute la sagesse, elle ne prétend pas posséder le seul accès aux terres de la sagesse. Elle sait juste connaître un passage. Le modèle royal manque d’humilité, comme si un disciple ne pouvait pas dépasser le maître. Le modèle de Platon est un modèle social où finalement un système hiérarchique figé domine. Socrate n’est pas un roi, Platon a certainement manqué le sens ultime de la maïeutique : un accoucheur est un passeur plus qu’un un roi. Socrate ne dirige pas le dialogue, il le guide vers son authenticité. Il y a l’acceptation dialoguée du pluralisme politique par un passeur. La sagesse à la suite de Spinoza dans son traité politique est de reconnaître que l’ordre social reste l’expression plus ou moins consciente de l’action de la multitude. Vous pouvez instituer les lois que vous voulez dans le sens de la vertu et de la solidarité mais si la multitude n’en a pas la mentalité, ces lois resteront lettre morte, les logiques de domination l’emporteront. Pour que les lois soient crédibles elles doivent s’accorder avec la lente marche de la multitude. Mais cette multitude va t-elle quelque part ? Le passeur ne fera passer que ceux qui s’intéressent à ces terres de sagesse. Le mouvement du passeur n’est guère un mouvement politique puisqu’il est tourné vers une autre rive qui souvent n’a pas l’air d’être de notre monde. Pour que la sagesse du passeur aie une conséquence, il faut qu’elle ne tire plus seulement en avant ceux qui sont les plus avancés.
Reste alors une troisième figure du dialogue et de la sagesse qui sans prétendre à une quelconque royauté de ce monde entend y jouer le rôle d’« un attracteur étrange » dans la mesure où il influence sans être toujours immédiatement perceptible. Le prophète, le réformateur social n’œuvrent que comme catalyseur de l’impulsion créatrice qui meut la multitude : l’avancée du troupeau est donnée non selon la position de sa tête mais de ceux qu’il néglige derrière. Les thèses de René Girard dans le Bouc émissaire soulignent qu’on ne peut sacrifier personne pour le progrès du troupeau. Les retours des politiques sacrificielles tournant le dos à ce principe vital de notre civilisation ont produit les plus grands massacres de masse que la terre ait jamais connu. Et comme le souligne Jean-Pierre Dupuy à propos du libéralisme économique, la négligence de ce principe risque de produire de terribles injustices : on ne peut prétendre sacrifier quelque vie que ce soit au nom d’un bien-être futur.
IV- La politique est l’évolution de la qualité du dialogue.
La liberté individuelle peut donc justifier des inégalités de fait concernant le partage politique des biens, que ce soit par exemple, l’éducation, la santé, le travail, le revenu, les loisirs, etc. Nous pouvons pour trouver un juste milieu entre liberté et égalité introduire la notion d’équité : il y a des partages égaux qui ne sont pas équitables. Un tel aura besoin de plus de soins que tel autre, par exemple. La liberté peut justifier des inégalités de fait mais elle ne peut justifier avec Rawls que les conditions matérielles et spirituelles des autres individus s’en trouvent détériorées. Il est normal que celui qui produisent des richesses matérielles et spirituelles s’en trouve enrichi mais il n’est pas normal que son enrichissement provoque l’appauvrissement des autres. S’il ne s’agit pas là le plus souvent d’un sacrifice social qui entraîne la mort d’homme, il y a là encore malgré tout une dynamique sacrificielle.Le pouvoir appartient toujours à la multitude mais elle n’en a pas conscience et elle autorise alors des dynamiques sacrificielles. Aujourd’hui renoncer à l’action politique encadrant la vie économique revient forcément à faire le choix d’une politique sacrificielle. L’usage de la liberté est toujours au final dominé par les peurs et les désirs centrifuges qu’ils soient égocentriques, tribaux, ethniques, nationalistes, civilisationnels. Aujourd’hui, cette inégalité des mentalités politiques se croise aux inégalités économiques. Il s’agit donc d’incarner aujourd’hui un internationalisme lié à une évolution en faveur de la conscience de la multitude. Les résurgences communautaristes contemporaines loin de cibler politiquement cet internationalisme réagissent comme si les perturbations économiques internationales étaient d’origine communautaire.
Ceux qui lient recherche de sagesse et évolution politique et qui rejettent toute forme d’inégalité injuste car sacrificielle sont ainsi prêts à proposer une ultradémocratisation s’appuyant sur l’exercice généralisé d’une communication éveillée dont l’origine lointaine est le dialogue dialectique. Les idéologies politiques seraient mortes car la politique ne serait plus l’application aveugle d’une idée mais la matérialisation sociale d’une mentalité éclairée par le dialogue authentique. Le citoyen serait celui qui participe au dialogue non celui qui vote pour un substitut de père ou de mère dont il attend tout. Peu à peu il deviendra évident que la politique n’est pas une lutte pour la représentation d’un système d’idées au pouvoir contre d’autres systèmes d’idées. Cette évidence n’aura plus rien de cynique dans la mesure où on n’acceptera plus de se contenter d’élire un homme politique mis en scène autour d’une rhétorique publicitaire comblant ainsi le déficit de la politique idéologique. L’action politique effective sera de plus en plus le fruit d’un dialogue qui connaîtra de moins en moins la situation où règne l’inégalité tyrannique d’une majorité imposant son point de vue à une minorité. Une impulsion collective émergera intuitivement de la communication éveillée. Pour décrire cette impulsion collective on peut considérer la volonté générale de Rousseau. La volonté générale est définie par lui comme l’intégration des volontés particulières où chacune est restituée dans son intégralité exceptée en ce qu’elle est divisée dans son choix de participer à l’action de la multitude.
Le pouvoir selon notre approche est celui de la multitude quitte à ce que la multitude ne montre pas une forte conscience d’elle-même. Reste que le penseur et surtout le sage peuvent suggérer et participer par leur rayonnement culturel d’une autorité qui permet à la multitude de prendre conscience d’elle-même. Car l’autorité démocratique pour devenir légitime n’a pas à prendre le pouvoir politique. Elle se contente de suggérer ou mieux de rayonner et de témoigner dans l’action collective de la justesse de son impulsion évolutive. Cette autorité démocratique cherchant à inspirer la démocratie a pour atout son traitement non égocentrique, non ethnique, non clanique, etc. des problèmes sociaux. Elle peut être le vecteur culturel incarnant une autre façon de voir et de vivre. Cette autorité n’est pas seulement une force de résistance ou de dissidence, mais avant tout elle incarne une force créatrice qui ouvre la voie. Les révolutions passées se sont faites contre les représentants des forces du passé jusqu’à produire notre démocratie représentative et son économie de marché. Notre analyse relativise le conflit social et la logique d’opposition qui représentent seulement une nécessité quand manque une reconnaissance sociale et politique condition sine qua non du dialogue démocratique. La prochaine révolution sera sans doute non violente car elle ne renversera pas des dominations injustes mais nos propres verrous égocentriques qui empêche la fluidité créatrice du dialogue démocratique.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire