I - Introduction problématique.
Celui qui gagne à un jeu aura tendance à penser que le bonheur est
une question de chance. Nous pouvons nous demander : le bonheur
dépend-il de nous ?
On peut tout d’abord se demander si vraiment le bonheur existe. Des
moments fugaces de plaisir lorsque par exemple un événement arrive ne
durent pas, semble-t-il. Si le bonheur ne dépend pas seulement des
circonstances favorables mais de nous alors peut-être peut-il être plus
durable. Les circonstances favorables ou défavorables appartiennent à ce
qui nous arrive ou concernent ce que nous avons. Le bonheur ne serait
pas fugace et dépendrait de nous si il ne concernait pas seulement le
domaine de l’avoir mais s’il concernait aussi et surtout le domaine de
l’être. Seul ce que nous sommes en profondeur est aussi durable que nous
et seul ce que nous sommes dépend vraiment de nous et non des
circonstances. Partant de là il faut supposer que nous ignorons en
quelque sorte ce nous sommes en profondeur et qui pourrait nous rendre
heureux. Mais à supposer que ce chemin vers notre essence et donc le
bonheur existe dépend-il de nous ? N’est-ce pas là encore des rencontres
libératrices, des lectures éclairantes, des circonstances sociales
permettant de subvenir aisément à notre subsistance qui le rendent
possible ? Car quand nos facultés humaines ne peuvent être développées
par suite de misère matérielle, de maladie, de souffrances traumatiques
importantes, cette quête de notre véritable essence éventuellement
source de bonheur inaliénable n’est-elle pas rendue impossible ?
Dans une première partie nous verrons en quoi l’accès au bonheur le
plus intime nécessite de considérer ses conditions de possibilité
sociales, techniques et politiques. Ensuite dans une deuxième partie
nous étudierons les sagesses antiques qui permettent de réaliser un état
de bonheur qui dépend de nous. Enfin dans une troisième partie nous
tenterons de tisser des liens entre l’état de conscience heureux et
l’action sociale qui permettrait de bâtir une société offrant à tous la
possibilité du bonheur.
II - Le bonheur dépend des circonstances.
A - Le bonheur collectif ne semble jamais avoir été atteint.
Le sentiment de bien-être peut être mesuré. Il s’avère que telle
augmentation de richesse et de confort entraine une hausse de ce
sentiment mais elle reste momentanée. Le confort matériel est
certainement une condition du sentiment de bien-être mais cela reste un
critère relatif.
Globalement dans l’histoire humaine jamais une société n’a su
maîtriser son environnement pour assurer de manière stable sa
subsistance et en même s’organiser de manière à ce qu’aucun des membres
de la société ne puisse avoir le sentiment d’être exploité.
A vrai dire aucune société ne maîtrise pleinement les événements et
les circonstances. Le bonheur ne semble pas dépendre d’une action
collective. Ceux qui ont prétendu maîtriser l’histoire et l’organisation
sociale ont au final produit les pires régimes politiques, ceux qu’on
appelle totalitaire et ont généré plus que d’autres la souffrance et le
malheur.
B - Aucun enfant n’est absolument protégé du malheur.
A une échelle plus réduite qui est celle de la famille Freud remarque
que personne n’échappe à la névrose. Autrement dit tous les enfants à
un moment donné ou à un autre ont été traumatisés plus ou moins
gravement. Il est vrai que l’amour des parents ne saurait être idéal et
que même si les parents pouvaient donner un tel amour, des circonstances
indépendantes de leur volonté n’en traumatiseront pas moins leur
enfant.
C - Certains malheurs sont irréversibles.
A vrai dire, on doit reconnaître que dès le ventre de notre mère nous
pouvons subir des agressions et que dès notre naissance des
circonstances vont montrer la fragilité du corps, l’instabilité des
émotions, la frustration des désirs. Certes il y a peut-être des
thérapies pour dépasser nos traumatismes mais encore faut-il qu’elles
soient à notre portée. Nous devons admettre que nous décidons pas tous
des circonstances qui pourraient au final nous permettre de rechercher
le bonheur.
D - Transition critique :
Cependant on ne peut nier qu’une frange de la population a eu des
circonstances suffisamment favorables pour pouvoir acquérir une
autonomie de pensée et d’action relative. Notre activité philosophique
montre que nous faisons partie de cette frange. Il nous appartient donc
premièrement d’agir pour que ces circonstances suffisamment favorables
que nous avons s’étendent à tous les êtres humains. C’est l’action
politique et morale qui rend possible le bonheur : il faut trouver une
juste milieu entre solidarité imposée collectivement et libertés
individuelles. Deuxièmement il nous faut examiner en quoi ayant accès à
cette condition nécessaire il est possible ou non d’être heureux.
III - L’ataraxie dépend en grande partie de nous et permet d’échapper aux circonstances malheureuses.
A - Préambule.
Avant donc d’examiner l’action sociale qui permettrait d’élargir les
conditions favorables rendant possible le bonheur, il convient de se
demander si nous qui avons accès à ces conditions favorables pouvons
être heureux ou non. Les philosophies antiques eudémonistes telles que
le stoïcisme et l’épicurisme nous offrent visiblement des moyens de
découvrir un état de bonheur durable qui dépend de nous.
B - Se détacher des désirs vains.
Les stoïciens nous proposent de distinguer ce qui dépend de nous et
ne dépend pas de nous pour trouver le bonheur. Car ce qui dépend de nous
ne peut pas nous être enlevé puisque c’est notre être même. Et à vrai
dire ce qui dépend de nous est selon eux nos représentations de ce qui
nous arrive. Si on se donne une bonne représentation de ce qui nous
arrive alors nous ne pourrons plus prendre mal n’importe quelle
circonstance qui au fond ne dépend pas de nous. Il n’est cependant pas
question d’une résignation face à ce qui ne dépend pas de nous ou d’une
fuite en direction de ce qui ne dépend que de nous.
Il ne s’agit pas d’une résignation à des circonstances car le stoïcien
reconnaît en toute circonstance une providence. Il apprend à vouloir ce
qui lui arrive à l’image d’un religieux qui reconnaitrait en tout la
volonté de son Dieu. Mais contrairement aux religieux qui se soumettent à
un maître extérieur en espérant une récompense dans une vie future, le
stoïcien apprend à se reconnaître dès cette vie comme une
individualisation du divin. Marc Aurèle dans ses pensées nous donne une
image significative : nous serions un peu comme un tourbillon momentané
au milieu du torrent. Si nous prenions conscience de notre nature de
torrent au lieu de nous attacher à notre aspect de tourbillon mortel, ne
connaîtrions-nous pas une harmonie avec le torrent de la vie ? De ce
point de vue ce qui ne dépend pas de nous individuellement est ce que
nous sommes intimement par notre nature : les flux contraires à notre
existence de tourbillon ne mettent jamais en péril notre nature de
torrent. Par ailleurs il ne s’agit de fuir l’action pour un stoïcien :
nous avons des devoirs. Notre action individuelle même si au final elle
n’est pas une réussite peut porter sur ce qui ne dépend de nous
individuellement. Le stoïcien cherche à faire son devoir social même si
d’autres agents sociaux s’opposent à l’accomplissement de son devoir.
Vivre conformément à notre nature nous permet de nous contenter
individuellement de ce qui dépend de nous. Ayant renoncé au fait que ce
qui ne dépend pas de nous se soumette à nos exigences individuelles, le
contentement peut se dévoiler comme la nature harmonieuse du tout dont
nous sommes une partie. Le sage est donc celui qui est en l’état
d’ataraxie, calme, serein et tranquille quelles que soient les
circonstances.
B - Développer l’attention qui mène à l’ataraxie.
On oppose souvent l’épicurisme et le stoïcisme. Cependant ces deux
philosophies sont des eudémonismes pour lesquels le bonheur et la vertu
sont unis dans un état de sagesse. Dans les deux cas il s’agit de se
contenter de peu et de se suffire à soi-même, c’est-à-dire de s’appuyer
sur ce qui dépend de nous pour découvrir un état de bonheur. L’état
d’ataraxie est, dans les deux cas, le but poursuivi par les pratiques de
la sagesse. Epicure permet de préciser ce dont il s’agit : il nous dit
que l’ataraxie est plaisir en repos. Le plaisir en repos est le fait de
jouir de simplement exister sans être troublé par les craintes et les
désirs. Là où le stoïcien nous intime de vouloir ce qui est ici et
maintenant pour découvrir cet état, l’épicurien peut nous inviter par
ailleurs à le découvrir en nous libérant des craintes, des désirs vains
et au terme de la satisfaction de nos désirs naturels. Les craintes sont
liées à notre imagination et à nos rêves : la démarche de réflexion sur
les mécanismes de la nature peut nous en libérer. Ainsi « la mort
n’est rien pour nous », nous dit Epicure puisque si nous mourons
vraiment avec le corps nous ne pouvons pas avoir l’impression de perdre
quelque chose. Mais à vrai dire si une partie de nous survit, ayant
atteint l’état d’ataraxie qui ne dépend que de nous, de quoi
aurions-nous peur ? Se libérer des désirs vains passe par la réflexion.
La passion amoureuse ne pourra être satisfaite car il y aura toujours la
crainte de perte l’objet du désir. De même la gloire et la richesse.
Sans compter que les désirs vains mènent souvent à l’échec, à la
tragédie. Pour voir la vérité de cette analyse, il faut être vigilant.
Epicure nous permet de voir que la réflexion et la vigilance sont
indissociables. A vrai dire le critère stoïcien implique aussi
l’indissociabilité de la vigilance et de la réflexion. Ceci dit, on
aperçoit que si les interprétations de la réflexion diffèrent entre
stoïcisme et épicurisme, elles convergent pour souligner l’importance de
la vigilance. Au fond le plaisir en repos dont nous parle Epicure ne
serait-il pas le plaisir d’être simplement vigilant ? N’est-ce pas
l’attention qui permet que le plaisir en mouvement auquel aboutit la
satisfaction d’un désir naturel se transforme en plaisir en repos ?
L’attention est ce qui développe les sensations de plaisirs en mouvement
mais les sensations une fois affinées et développées dans l’attention,
cette attention n’est-elle pas la jouissance du simple fait d’exister ?
Le simple fait d’exister n’offrira-t-il pas des sensations fines qu’une
pratique de l’attention lors de la satisfaction des désirs naturels aura
rendu perceptible ? Si on en revient aux stoïciens, l’attention ne se
révèle-t-elle pas comme prise de conscience de la nature par elle-même
en un individu ? Dans le champ de conscience, ce que nous sommes du
point de vue des sensations et de la raison n’est-il pas marqué par une
continuité entre notre individualité et le tout de la nature ? Mais à
vrai dire ce retour à la globalité du champ de conscience par l’usage de
la raison et un sens de l’harmonie globale des sensations, n’est-il pas
le fait de la vigilance qui se se découvre l’attention inhérente à la
globalité du champ de conscience ?
Le bonheur qui dépend de nous semble donc lié à l’attention, à notre
champ de conscience lui-même qui apprendrait à jouir de lui-même. Il
nous semble qu’il ne faut pas confondre la vigilance et la pensée pour
vraiment entendre en sa profondeur l’eudémonisme antique. Notre pensée
est un instrument au service de la vigilance. La pensée de soi
individuelle fait obstacle à une pensée universelle qui facilite la
vigilance objective. La vertu dont parle stoïciens et épicuriens
implique bien un dépassement d’un souci de soi égocentrique. Nous
faisons l’hypothèse que le souci de soi et la connaissance de soi
renvoient dans l’eudémonisme tout d’abord à cette pure attention, cette
pure ouverture au monde et du monde que nous sommes avant d’être tel ou
tel individu relatif à tel souvenir, tel corps, etc.
IV - L’évolution créatrice consciente fera dépendre le bonheur entièrement de nous.
A - Transition critique : l’ataraxie peut nourrir en retour la force morale pour changer le monde.
Epicure et les stoïciens ne nous proposent pas cependant de changer
le monde. Le stoïcien dit en substance qu’il vaut mieux changer soi
plutôt que l’ordre du monde. Mais vouloir ce qui est empêche-t-il
d’œuvrer à ce qui doit être et n’est pas encore ? L’épicurien lui nous
invite à cultiver notre jardin. Autrement dit il nous invite à laisser
le monde à lui-même tiraillé par les tragédies dues aux désirs vains.
Mais l’ataraxie n’est pas la suppression des désirs même si elle nous en
rend libre. L’état d’ataraxie ne permet-il pas de faciliter les
engagements sociaux liés au désir d’œuvrer à ce qui devrait être ?
B - L’amour érotique et la joie de l’élan créateur.
Platon nous permet de distinguer parmi nos désirs deux types. Ils
sont parfois unis sans qu’on puisse les distinguer mais à un certain
niveau, on voit leur différence. Certains désirs ne sont liés qu’à la
satisfaction des appétits liés à notre corporéité. Tous les désirs
d’appropriation s’enracinent par exemple dans le simple désir d’assurer à
son corps nourriture et sécurité. De même les désirs de gloire et de
célébrité ne s’enracinent-ils pas dans le désir que l’intégrité de notre
corps soit respectée voire assurée par les autres ? Toutefois à côté de
ce type de désir à jamais complétement insatisfaits et vains si on ne
leur fixe pas des limites, n’existe-il pas un autre type de désir plutôt
tourné vers l’intériorité de ce qui est ? Platon parle du désir
érotique. Selon lui nous devons aussi intégrer dans nos visions
politiques cette dimension. Son analyse politique montre que notre
société valorise les désirs appétits de la corporéité : l’appropriation
sans solidarité, le pouvoir lié à la reconnaissance qui relègue les
anonymes au mépris social et aussi une sexualité inattentive à la
qualité des relations humaines. Tournons-nous vers l’intériorité et nous
saurons reconnaître ceux qui peuvent nous faire échapper à la
croissance démesurée de nos appétits qui au final menace aujourd’hui
l’avenir de l’humanité en mettant à sac les écosystèmes de la planète,
en détruisant psychologiquement les gens et au fond en laissant libre
cours à une animalité sans régulation instinctive c’est-à-dire à la
bestialité. Platon nous propose une société axée sur le désir de
l’intériorité qu’il désigne comme désir érotique, le désir amoureux du
Beau. Il associe ainsi le désir érotique à la réalisation d’états
intériorité plus ou moins élevés et il en tire une hiérarchie sociale.
Celui qui ne distingue pas le désir érotique des appétits ne devra pas
avoir selon lui de pouvoir politique, il devra servir la base économique
de la société. Celui qui opère cette distinction en sera le gardien et
enfin ceux qui au-delà de la distinction auront découvert la source de
l’intériorité devront être les rois philosophes.
On peut protester contre une telle perspective. Nos sociétés
démocratiques multiculturelles offrent une diversité d’interprétation de
la nature de la source de l’intériorité. Est-elle impersonnelle ou
personnelle ? Autrement dit peut-on parler de Dieu ou non à son sujet ?
Faut-il avec les bouddhistes n’y voir qu’une vacuité où surgissent
conscience et phénomènes ? Nous ne pouvons pas inscrire vraiment tous
les états d’intériorisation dans une hiérarchie, il faut admettre le
pluralisme chère à nos sociétés démocratiques même si nous entrevoyons
l’engagement en faveur du désir d’intériorité à l’encontre d’une
bestialité qui aujourd’hui prend les contours d’une ploutocratie
(pouvoir des plus riches et valorisations de l’appropriation sans limite
et sans réelle solidarité) menaçant les équilibres sociétaux et
environnementaux.
Le désir érotique qui peut nous animer devient un besoin d’Être qui
s’oppose à une société de l’avoir. Il est manque, insatisfaction,
révolte contre ce monde mais il est déjà plénitude, jouissance de
l’intériorisation du simple fait d’Être. Devant l’aventure, à ce désir
érotique répond comme une joie créatrice, joie de participer à une
tentative d’évolution où il s’agit que l’homme émerge de l’animalité
sans retomber dans la bestialité. Il y a là l’espérance de vaincre le
malheur irréversible qui empêche un individu d’accéder au bonheur et par
voie de conséquence à son humanité. L’ataraxie bonheur qui dépend de
nous en devenant désir érotique dépasse la simple tranquillité de jouir
de simplement être, le bonheur n’est plus simplement d’être mais
d’aspirer à être davantage autrement voir au final d’apprendre à être
autrement. Ce qui se dessine n’est pas la nostalgie d’un âge d’or où
chacun était à sa juste place suivant sa valeur spirituelle mais une
aventure collective où chacun pourrait emmener tous les autres vers le
plus d’être que son aspiration individuelle a à révéler.
V - Conclusion.
Le bonheur n’est pas à la portée de tous les êtres humains. Il y a
des conditions matérielles et spirituelles qui pour beaucoup ne sont pas
réunies et qui les empêcheront d’avoir accès au bonheur. Pour nous, qui
avons ces conditions, nous pouvons grâce à l’eudémonisme antique par
exemple apprendre à être heureux d’un bonheur qui ne dépend pas des
circonstances mais du seul fait d’exister. A partir de là, nous pouvons
participer à l’élaboration d’un monde meilleur. Ce désir est semble-t-il
inscrit en nous comme désir d’intériorité. Et cette aspiration ne nous
découvrira-t-elle pas comment participer à l’élan créateur dont notre
monde est la manifestation ? Ne peut-on pas rêver d’une société axée sur
une évolution de plus en plus conscience de l’intériorité et de son
incarnation matérielle ?
Ressources :
On
trouvera ici sur notre blog des textes présentant des thèses
philosophiques pouvant nourrir une réflexion plus large sur ce sujet.
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