I - Introduction problématique.
Si le désir est d’abord un manque, on ne voit pas comment on pourrait
ne pas souffrir. Certes un manque peut être plus ou moins ressenti
négativement mais en soi il y aurait en lui une douleur. Par exemple, la
faim est souvent ressentie comme un creux plus ou moins douloureux au
niveau de l’estomac qu’il nous faudrait combler.
Mais le désir n’est peut-être que illusoirement une sensation de
manque, celui qui jeûne sait très bien que la douleur du manque de
nourriture se transforme en euphorie. Le corps n’étant plus axé sur la
digestion a dans un jeûne de courte durée où il peut disposer de ses
propres réserves une énergie disponible plus considérable. En ce cas la
sensation de manque n’est donc qu’apparente, il semble que le désir de
jeûner nous libère de le la sensation de manque. Un désir actif, jeûner
nous libère d’un désir passif, la faim.
L’ascèse donne donc le sentiment qu’on peut convertir le désir en
désir de se libérer du manque illusoire et des souffrances qu’il
occasionne. Cependant comme notre exemple du jeûne le suggère, l’ascèse
n’est-elle pas morbide ? Un(e) anorexique ne serait-il (elle) pas un
ascète qui secrètement rejette la vie et le désir qui la fonde ?
Il nous faut donc nous demander si on peut se libérer du désir comme
manque sans morbidité ascétique. Le bouddhisme offre à ce sujet une
réponse qu’on pourra discuter.
Ensuite si on accepte que nous vivons dans l’immédiat immergé dans le
monde du désir et que le désir de vivre est positif, comment pourrait-on
purifier le désir du désir de mort qui semble inhérent à la vie et qui
apporte souffrance et douleur.
Enfin notre regard sur la souffrance est peut-être faux : peut-être
devons-nous l’accepter dès lors qu’elle sert l’épanouissement de
l’évolution du vivant. L’effort qui implique une certaine souffrance
n’est-il pas positif ?
II - Pour ne plus souffrir il faut se libérer du désir selon le Bouddha.
Le bouddhisme entend nous libérer du désir qui entraîne une
succession de plaisirs et de souffrances. Cependant le Bouddha rejette
une ascèse morbide car il a pu constater qu’elle ne libérait pas du
désir. Au fond le désir de vertu est aussi illusoire que le désir du
vice : l’un se nourrit de l’autre pour garder la conscience dans la
prison du désir. Pour vraiment se libérer du désir il faut certes le
modérer mais il faut surtout apprendre à le voir comme de l’extérieur en
se retirant à l’intérieur de sa conscience par une pratique de la
connaissance de soi. Dans le bouddhisme cette pratique de la
connaissance de soi utilise d’abord la méditation c’est-à-dire une
méthode d’observation de la conscience. Selon le Bouddha si on observe
sa conscience, on pourra discerner ce qui ressort des phénomènes
impermanents et de sa vacuité. En un sens la conscience est comme un
espace vide dans lequel le flux des phénomènes prend place. Par exemple
dans notre espace de conscience du visible, il y a le monde, notre corps
et si on dirige notre regard du côté de ce qui regarde, il y a comme un
rien de conscience du visible. Celui qui revient à cette vacuité du
regard découvre une relaxation, il est moins tendu vers les objets
visibles, il est détendu dans cette vacuité et il s’aperçoit qu’elle
existe aussi au sein du visible lui-même. Cette vacuité du visible est
comme le zéro qu’on ne perçoit plus quand on lui ajoute quelque chose.
Si on considère non plus seulement notre champ de vision mais notre
champ de conscience, il apparaît alors que notre égo-centrisme est le
nœud le plus solide par lequel nos désirs nous empêchent de réaliser la
vacuité de notre conscience. Les techniques spirituelles des différents
courants du bouddhisme consistent précisément à dénouer ce nœud par
lequel le désir semble si réel alors qu’il n’est qu’une forme
phénoménale transitoire dans l’océan de vacuité qui lui est toujours
dans la paix quoi qu’il s’y passe.
En un sens celui qui réaliserait ce que le Bouddha aurait réalisé se
sentirait encore un être de désir du point de vue phénoménal tout en
vivant constamment du point de vue de la vacuité de sa conscience
qu’aucun phénomène ne perturbe. Au fond la souffrance voire la douleur
qui ne sont que des phénomènes ne pourraient plus altérer la paix
inhérente à cette vacuité. Le Nirvana serait précisément cet état où
l’on mange, lave son son bol, etc. comme d’habitude tout en sachant
qu’on mange, lave son bol dans le champ de vacuité.
Pour un bouddhiste on ne peut pas donc désirer sans souffrir et en
cette vie on ne peut pas être sans désir mais un bouddhiste estime qu’on
peut en suivant une des voies bouddhistes être libre du désir et de ses
successions de plaisirs et de souffrances. Et en effet on peut jouer au
jeu de la vie sans oublier qu’elle n’est qu’un jeu où l’on perd et l’on
gagne et au final où on est exclu de la partie.
III - Le désir est constitutif de notre être mais on peut se libérer des désirs les plus vains ou bien encore des désirs passionnels.
La théorie bouddhiste de la vacuité et du Nirvana n’est pas sans
évoquer l’ataraxie des sagesses antiques. Malgré leur désaccord sur les
moyens d’atteindre cet état stoïciens et épicuriens utilisent ce même
terme. L’ataraxie désigne désigne une absence de trouble de l’esprit
quelle que soient les circonstances.
Le bouddhisme bien qu’il se prétende une voie moyenne suppose un
certain détachement des désirs les plus passionnels. Les épicuriens
pourraient ici être une voie d’accès à une pratique sage du désir qui ne
soit pas cependant ascétique. Il pourrait offrir une préparation idéal à
cette voie de sagesse qu’est le bouddhisme. Epicure affirme que le
plaisir est constitutif du bonheur. Ceci pourrait paraître contraire à
d’autres conceptions de la sagesse dont le bouddhisme mais il faut
considérait sa distinction du plaisir en mouvement et du plaisir en
repos. Certains plaisirs n’ont pas forcément comme revers la souffrance
après leur satisfaction : ce sont des désirs naturels. Quand j’ai faim
et que je mange selon mes besoins réels sans excès, la satisfaction du
désir de manger est un plaisir et une fois le désir de la faim satisfait
peut apparaître de manière plus prononcé le simple plaisir d’exister
sans désir, le plaisir en repos. N’y a-t-il pas pour revenir à un
vocabulaire bouddhiste des désirs qui satisfaits nous ramènent plus que
d’autres aux prémisses d’une conscience de la vacuité. Car le Nirvana
n’est-ce pas le simple plaisir d’exister au niveau de la conscience
quelle que soient les circonstances auxquelles elle a affaire ?
Epicure distingue donc, d’une part, les désirs naturels qui
permettent satisfaits de ne pas perdre le plaisir en repos et donc
l’ataraxie d’avec, d’autre part, les désirs vains qui inexorablement
nous éloignent de l’ataraxie. Un désir vain ne peut jamais être
satisfait. Lorsqu’il est partiellement satisfait, il génère toujours de
la crainte. Pour Epicure, il y a trois types de désirs vains : les
désirs d’amours passionnels, les désirs de gloire (ou plus humblement de
reconnaissance) et enfin les désirs de richesse. La richesse est un
appétit sans limite car elle va par delà la satisfaction des besoins
naturels et on peut se demander dès lors à partir de quand peut-on être
satisfait de sa richesse ? Celui qui commence à s’enrichir sera donc à
jamais insatisfait car elle ne génère pas le sentiment d’une sécurité
inviolable. Quant au pauvre qui désire s’enrichir et n’y parvient pas,
il vivra frustré. Or être pauvre ne signifie pas forcément être dans la
misère. Un pauvre a souvent de quoi subvenir à ses besoins essentiels.
Par ailleurs même le plus riche peut demain devenir pauvre, il peut tout
perdre car d’autres convoitent ses biens. Et même s’il ne peut plus
tout perdre, il aura des envieux autour de lui, il ne sera jamais sûr de
ses amitiés et encore plus de ses amours. Le désir de reconnaissance
est encore plus fluctuant car il faut se soumettre au désir de ceux
qu’on veut séduire, un artiste n’aura jamais la certitude d’avoir acquis
sans retour cette reconnaissance et s’il réussit il subira la jalousie,
il sera adoré pour son image et il ne se sentira pas aimé. Un tyran
aurait-il un sort plus enviable puisque chacun se soumet à ses désirs ?
La position du tyran ou du maître nous isole encore plus : plus d’ami,
au contraire partout il y aura des traîtres potentiels. Dernier point,
le désir d’amour passionnel est lui aussi un désir vain. Epicure ne
rejette pas la sexualité mais celle-ci pour ne pas nuire à l’obtention
d’un plaisir en repos doit être exercée au sein d’une authentique amitié
spirituelle. Dans une telle amitié, on n’attend pas de l’autre qu’il
fasse ce qui nous plaît, on s’entraide à mieux trouver le plaisir qui
nous mènera au plaisir en repos. On ne cherche pas à creuser en l’autre
l’insatisfaction pour être sûr qu’il s’attache à nous de peur que moins
attaché que nous le sommes il nous quitte. Quand il y a de l’amitié, on
cherche authentiquement le bonheur de l’autre et il se peut qu’au bout
d’un certain temps notre amitié érotique handicape sa progression
spirituelle, il est alors légitime de ne pas y enfermer notre amitié.
Considérons ce point plus largement que les écrits d’Epicure ne le
permettent : ce n’est pas par goût de la luxure ou par soif de
romantisme et de sentimentalisme qu’on se séparera lors d’une amitié
érotique mais par souci spirituel et au fond spirituellement, on ne sera
seulement séparé que sur certains plans émotionnels et sur le plan
sexuel. Si des enfants sont nés entre temps, on pourra avoir assez
d’amitié spirituelle pour continuer à les élever ensemble.
En un sens, Epicure nous conduit vers une certaine conception de la
vertu mais à travers la considération du plaisir et de la souffrance. La
sagesse est précisément ce qui cherche éviter la souffrance sans pour
autant renoncer de façon ascétique au désir.
IV - Eros est une forme de désir où la souffrance n’est pas fuie mais est transcendée dans une joie créatrice.
Cependant, si on renonce à la reconnaissance, faut-il pour autant
renoncer à faire reconnaître ce que nous pouvons apporter au service de
l’évolution commune ? Si on renonce à la richesse, faut-il renoncer à
améliorer le sort matériel de l’humanité ? Epicure ou le bouddhisme
semblent alors passer à côté du sens le plus profond d’une
insatisfaction nécessaire qui se tient au cœur du désir. C’est par
insatisfaction que l’être humain en arrive à changer de mentalité et à
évoluer explorant ainsi le pouvoir de conscience mentale qu’il a reçu de
l’évolution de la nature. Certes le bouddhiste évoque la compassion
mais ce cœur ouvert à la souffrance de l’autre résonne dans la sérénité
de la vacuité, il n’est pas l’expression d’un désir de l’Autre et de
l’Ailleurs. Seul un désir de l’Autre et de l’Ailleurs insuffle vraiment
un désir de perfection du Devenir des phénomènes qui se manifestent au
sein de la vacuité. La sérénité du Même au-delà d’une compassion pour
ceux qui l’ignorent ne peut-elle pas aussi aider à mieux servir la
manifestation glorieuse de l’Autre au sein du monde des phénomènes ?
Platon avait ainsi distingué Eros des appétits. Ce qu’il y a de vain
dans nos désirs est ce qui nous ramène vers des appétits animaux sans
borne. Le désir de la richesse n’est qu’un goût sans borne de l’avoir
qu’on retrouve avec l’appétit animal du territoire. La recherche de
gloire n’est qu’un goût de la reconnaissance sociale qu’on retrouve dans
les sociétés animales où l’émotion prend place : ce sont des rapports
dominant dominé qui assure la vitalité du groupe, le plus agressif
défendra aussi le groupe. Dans le cas de l’être humain, parfois celui
qui acquiert la reconnaissance conduira le groupe à sa perte car il n’a
pas l’instinct qui mettra son énergie au service du groupe quand ce
serait nécessaire. Enfin dans la nature la sexualité a pour but la
reproduction, elle est le service rendu aux générations futures. L’être
humain sans instinct la dévoie et peut par sa pratique détruire ses
propres enfants que ce soit par l’abandon, la négligence pour satisfaire
sa passion et même par l’abus sexuel de ses propres enfants. Les
appétits animaux des êtres humains lorsqu’ils sont sans borne forme ce
qu’on appelle la bestialité.
Platon affirme que Eros se manifeste en nous par amour de la beauté
et il nous invite à transcender notre bestialité en laissant élever
notre conscience par l’amour de la beauté. Il y a en l’homme un désir de
perfection et dans le dévoiement de ses pulsions animales, dans sa
bestialité c’est encore cela qu’il recherche aveuglément. Il est donc
nécessaire de l’éduquer et d’orienter son désir érotique de perfection
vers ce qui ne causera pas sa perte. Il lui faut apprendre à assumer son
insatisfaction. Alcibiade est amoureux de Socrate et il veut le
posséder charnellement. Le bel Alcibiade n’a pas saisi la vraie cause de
son amour à savoir la beauté de l’âme de Socrate. Le corps laid de
Socrate ne pourra satisfaire le véritable motif de l’amour d’Alcibiade.
Socrate essaie donc de lui enseigner cet amour authentique qu’il a en
lui mais qui ne parvient pas à s’exprimer au-delà des appétits les plus
animaux. Il faut au fond qu’Alcibiade saisisse la profondeur de son
amour qui est un désir de connaissance de soi en tant qu’âme reliée à
tout et à tous dans sa transcendance intime.
On peut aller plus loin que les platoniciens et réinterpréter, tel
Hans Jonas, Eros comme le besoin de la conscience d’évoluer. Le
bouddhisme ou l’épicurisme qui cherchent la paix de la vacuité ou
l’absence de trouble d’un plaisir en repos pour relativiser toute
souffrance risquent de ne pas entendre cet appel à une évolution
consciente de la conscience que Socrate et divers platoniciens ont
commencé à entendre. Cet Eros, aujourd’hui, peut-il se contenter d’une
perfection éthérée dans un monde spirituel supraterrestre ou d’une
résorption dans la seule vacuité ? Cet Eros, ne nous arrache-t-il pas à
ces possibilités spirituelles pour envisager de parvenir à une
perfection terrestre ? Nos progrès technologiques nous posent de plus en
plus cette question : pourquoi ne parvenons nous pas encore à éviter la
misère matérielle ? pourquoi tant d’injustices ? d’où vient ce manque
d’harmonie entre nos réalisations technologiques et les équilibres
naturels ? Quand Eros se tourne vers le monde et devient Agapè, nous
avons cet étrange paradoxe d’une joie d’aimer qui se manifeste comme
l’aventure évolutive du vivant et ce cri de besoin d’autre chose, d’une
conscience plus élevée. Après tout la vacuité existe sur tous les plans
de conscience, une conscience non mentale n’est encore relative qu’à une
conscience mentale, pourquoi ne serions-nous pas élever par l’évolution
à une conscience au-delà ? Faute de percevoir ce cri d’insatisfaction
devant notre ignorance mentale au sein d’une joie d’aimer que déjà
Socrate proclamait, allons nous créer malgré nous les conditions d’une
crise évolutive majeure du vivant ? Ne pourrions-nous pas aussi entendre
simplement ce cri de besoin de la joie d’aimer et nous faire les
instruments d’une beauté et d’une perfection utopiques qui enfin se
manifesteraient matériellement ?
V - Conclusion.
On peut désirer et donc vivre en réduisant considérablement la
souffrance comme les sagesses bouddhistes et épicuriennes nous en
offrent la possibilité à condition de les pratiquer et non de les
considérer comme ici seulement d’un point de vue intellectuel.
Mais ces sagesses peuvent très bien entendre aussi un appel et une
souffrance légitime au cœur du désir. Il y a un besoin d’être qui peut
s’entendre dans la vacuité et que la vacuité permet de distinguer des
désirs bestiaux. D’ailleurs s’il n’y avait pas ce besoin d’être, quelque
chose se serait-il manifesté au sein de la vacuité ?
La conception épicurienne ne voit pas que ce qu’elle nomme désir vain
risque d’abriter les œuvres positives de cet appel, de ce cri qui veut
toujours plus de conscience. La sérénité et la conscience de la vacuité
ne seraient alors de ce point de vue la découverte d’une dimension
spirituelle permettant de mieux distinguer ce cri de besoin authentique
d’évoluer au-delà des simples désirs mécaniques qui servent la
reproduction du monde à l’identique jusqu’à son épuisement.
Si le chercheur spirituel se contente de se maintenir seulement au
plus près de la sérénité alors il fera preuve d’inauthenticité. L’amour
qui en lui et autour de lui brûle d’évoluer le conduira alors à
provoquer inconsciemment une crise évolutive sans précédent. Par contre
si nous devons faire grandir un besoin d’évolution consciente de la
conscience, ce besoin exige beaucoup de sérénité pour affronter au mieux
tout ce qui semble s’y opposer. Nos réinterprétations du Nirvana
bouddhiste ou de l’ataraxie rejoignent celles de Sri Aurobindo ou de Ken
Wilber.
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