L’art nous détourne-t-il de la réalité ?
[Analyse problématique]
A priori l’art
ressort de l’artifice qu’on peut opposer à la réalité sans fard. Mais y
a-t-il une réalité sans un regard où elle est perçue ? L’art est un
mode de perception qui de fait établit une relation à la réalité. L’art
met en jeu une représentation englobante du regard et du réel. De ce
point de vue, il semble paradoxal que l’art puisse nous détourner de la
réalité.
Le divertissement est une façon de se détourner. L’étymologie
latine du mot divertissement le confirme clairement. L’artifice
artistique peut proposer une « réalité alternative » et donc nous
divertir de la véritable réalité tragique mais aussi banale au point de
donner une sensation de « désert du réel ».
Cette clarification du paradoxe implique cependant une ambiguïté. Ce divertissement peut être positif aussi bien que négatif.
Il peut être positif s’il nous permet de mieux armer notre énergie
vitale. L’art peut enchanter le banal. L’art peut nous familiariser au
tragique par le biais de réalités alternatives dystopiques. Le
détournement artistique de la réalité est alors vital. On pourrait
accuser l’art de renoncer à la vérité désespérante ou au contraire la
valoriser d’être une illusion nécessaire à la vie elle-même, la notion
vérité étant au fond l’ennemi d’une volonté de vitalité.
Ce divertissement peut cependant être négatif puisque l’art peut être
une stratégie d’évitement des questions existentielles. Le détournement
artistique se voudrait un dépaysement de la réalité usuelle. Ce
divertissement s’inscrirait dans une stratégie d’artifices pour ne pas
faire face au tragique et au banal. Le détournement artistique
risquerait alors d’être inauthentique.
Revenons au paradoxe énoncé précédemment. Il nous invite
aussi à constater que le détournement artistique peut être sous un autre
jour un retour à une réalité renouvelée dans sa perception.
Même l’oeuvre d’imagination pour être persuasive doit être crédible.
La recherche de vraisemblance est donc une composante essentielle de la
démarche artistique. Ce n’est pas donc par hasard que l’art pictural a
développé la perspective qui a ensuite permis à la science de progresser
dans la description du réel.
Quand l’art imite la réalité en cherchant la vraisemblance même si
c’est pour nous divertir de la réalité usuelle, il rend crédible une
vision renouvelée de la réalité. L’art change notre rapport à la
réalité. Le détour artistique annonce ainsi un nouveau retour au réel.
Mais dès lors qu’est-ce qu’on appelle réalité ? Avoir le sens des
réalités nous place du côté de l’utile et de l’efficace. Or à vrai dire
l’art est un artifice qui peut nous rendre contemplatif nous libérant
ainsi de ce réalisme assez plat pour nous ouvrir au réel tel quel dans
sa fraîcheur sans cesse réactivée.
I - L’art non symbolique nous détourne de la réalité spirituelle transcendante.
A - L’art éloigne du réel car c’est une copie de copie de l’idée.
Exemple des 3 lits de Platon en République X. L’idée de lit
qui seule en permet la réalisation et donc la réalité, le lit
matérialisé par l’artisan qui est utile mais périssable, le simulacre de
l’artiste qui n’en offre ni un plan ni la jouissance.
Le simulacre confond la réalité et le monde de la mortalité, il nous
fait oublier la réalité éternelle. Le tragique et le banal seraient la
résultante entre autres de ces simulacres.
B - La supériorité de l’art égyptien sur l’art grec selon les platoniciens.
L’art grec idéalise la jeunesse adolescente. Ses valeurs sont
matérialistes au sens d’une valorisation des appétits démesurés du corps
(sexualité, appropriation, reconnaissance). Mais comme ces valeurs sont
insatiables et que la mortalité du corps fait obstacle à tout
accomplissement matériel, cet art montre ensuite la dimension tragique
inexorable de la vie. Mais si on retrouve la dimension symbolique de
l’art égyptien, on peut redécouvrir la beauté de cette réalité
intérieure de l’esprit. Cette réalité intérieure découvre des forces de
conscience étrangères à la mort.
C - Transition critique :
Cette vision privilégie une réalité transcendante et aboutit à une
condamnation ou une dépréciation de la vie matérielle. Au nom du
spirituel, on condamne alors tel type d’art. N’y a-t-il un refus
sous-jacent de la réalité inhérent à toute censure artistique ? On peut
être un philosophe matérialiste sans tomber dans un consumérisme
ignorant de toute spiritualité. L’harmonie artistique inclut dans une
certaine mesure, quant à elle, l’immanence de la vie matérielle dans
notre perception du réel.
II - L’art nous révèle des secrets de la réalité.
A - L’harmonie nous découvre un point de vue d’en haut où réalité et perfection coïncident.
L’harmonie peut intégrer l’imperfection relative dans une perfection
plus grande. Notre regard sur le tragique et le banal peut en être
transfiguré. Par exemple, l’art chrétien implique la crucifixion de
l’innocent et en même temps son éternisation. L’harmonie montre que
derrière l’apparent chaos du monde, il y a aussi un ordre de perfection
en jeu. La vie matérielle n’est pas une simple dégradation ontologique
de la réalité spirituelle immatérielle.
B - L’art nous libère du regard utilitaire sur le réel sensible en nous ramenant à sa perception première qui implique émerveillement, ravissement, étonnement, etc.
L’art est une expérience de la perception elle-même qui est
l’expérience première du réel pour nous. La réalité sensible existe
consciemment à travers nous. Par exemple, regarder un cube de Tony Smith
est comme regarder un objet sans histoire qui se déploie en nous et qui
finit par nous regarder. L’art nous libère de notre regard intentionnel
et découvre la réalité d’une perception non intentionnelle dans
laquelle l’objet déploie son être.
C - Transition critique : le sublime submerge la perception humaine.
Il faut donc reconnaître que notre perception humaine usuelle n’est
pas la perception même du réel. Nous savons pas ce qu’est percevoir
comme une chauve-souris. Nous ignorons la réalité de sa perception.
Cependant l’art peut-être mieux que la science nous met en situation de
l’entendre. Nous ne percevons pas comme une chauve-souris mais nous
pouvons mentalement le comprendre à l’aide de l’art. Certains écrivains
nous permettent d’investir une perception autre. Dans les premiers
chapitres de Bruit et Fureur, Faulkner nous fait vivre de l’intérieur d’un individu avec des déficiences mentales. Wajdi Mouawad dans Anima
nous donne à voir une histoire à travers les yeux d’animaux divers.
L’art explore les limites de la perception humaine. A vrai dire,
l’expérience du sublime nous fait concevoir que nous ne pouvons pas
comprendre le réel.
[III - L’art nous met en lien avec l’élan évolutif cœur de la réalité caractérisé par une singularisation accentuée de la réalité.]
L’art en nous dévoilant l’expérience du sublime nous fait retourner
au réel. Le sublime montre que le réel sature notre perception si bien
qu’il nous échappe. Notre vie humaine routinière n’est en regard de ce
réel qu’une transition infime dans le temps long de l’évolution du
vivant et de la conscience qui n’en est qu’une émanation partielle.
L’objet d’art authentique s’inscrit dans le temps moyen de l’histoire
des visions du monde. L’art en ce sens ne nous détourne pas d’une
réalité indifférenciable de visions du monde.
On remarquera que certaines visions du monde sont plus inclusives que
d’autres. L’approche symbolique dont les platoniciens se réclament et
l’approche classique qui insiste sur l’harmonie semblent ne plus être
antithétiques dans l’art chrétien. L’icône chrétienne par exemple peut
reprendre des canons esthétiques développés par l’approche classique en
gardant toute la force du symbole. Le visage y devient celui de
l’invisible. Le visage n’est pas un simple masque (persona) pris par un
invisible supposé ; il est son incarnation. En un sens l’art y rend
visible l’invisible sans que cet invisible ne cesse de l’être. L’art de
l’icône révèle bien une réalité invisible, un fait subjectif et non une
simple valorisation religieuse par le biais de symboles.
Hegel nous propose une vision du monde extrêmement inclusive mais
aussi malheureusement totalisante de cette histoire des visions du
monde. Il prétend s’inscrire en quelque sorte à la fin de l’histoire de
leur manifestation. Mais en affirmant que le réel est rationnel et que
le rationnel est réel, il refuse d’entendre l’expérience du sublime
proprement dite. L’art contemporain a souvent révélé une perception pure
en amont même de la perception humaine. Là encore l’art rend visible
une réalité invisible mais non réductible au concept. Nombre d’artistes
comme Yves Klein, John Cage ou Fabienne Verdier plus récemment ont ainsi
puisé à l’expérience spirituelle asiatique : le non-mental est la
source de ce qui se manifeste dans le geste accompli de l’artiste.
Contrairement à la position de Hegel, la perception non mentale ne s’y
enclot jamais dans la perception mentale : le percept artistique s’ouvre
sur une réalité qui échappe au concept. En ce sens, l’art ne peut pas
mourir alors que le discours philosophique peut arriver à ses limites
théoriques.
Mais à vrai dire l’impersonnalité de l’expérience asiatique d’une
perception non-mentale ne rend pas obsolète la dimension personnelle de
l’art occidental. Le non-mental n’exclut pas l’individualisation.
L’expérience du singulier de notre individualité est particulièrement
résistante à la seule perception mentale du réelle. Le langage du mental
est toujours fait de généralités puisque les mots et donc les concepts
pointent des ensembles de faits. Ce langage finit donc par ignorer la
singularité du réel. L’individualisation prisonnière du langage reste
souvent mimétique et égocentrique. L’art permet de renouveler notre
perception en résistant à la généralisation. Le cliché mimétique est par
excellence l’obstacle à la valeur artistique. Le langage pour ne plus
faire obstacle à l’individualisation doit être réinvesti sous la forme
d’un style. L’art est en effet une invitation à la perception du
singulier, à un devenir singulier libéré des seuls modèles collectifs
existants. L’art authentique comme accès au devenir singulier de la
perception est une forme de participation à l’évolution du vivant ; il
est la trace d’un élan évolutif au cœur de la réalité vivante.
Évidemment ceci n’empêche pas que certaines propositions esthétiques
agissent comme un divertissement purement mental. La catharsis (la
purgation des émotions accumulées) peut se réduire par exemple à
s’identifier à des super-héros qui malgré leur(s) super-pouvoir(s) ont
des problèmes quotidiens semblables aux nôtres autant en terme de
tragique qu’en terme de banalité. Cette pseudo-expérience esthétique
n’est plus alors qu’un objet de consommation. Bien entendu un certain
art élitiste n’est pas non plus exempt d’une logique de distinction
sociale par la consommation d’un produit incompris des classes
populaires. Ces types de consommation esthétiques ne nous inspirent pas
d’être nous-mêmes créateurs : elles confirment souvent notre suffisance
narcissique. Elles font de nous des êtres seulement satisfaits
d’eux-mêmes qui passent de bons moments. Les consommateurs de
super-héros ou de distinction culturelle que nous sommes, s’ils en
restent là, risquent de s’illusionner. Avoir une vaste culture
esthétique n’est pas encore être un « spectateur artiste ». L’art vécu
authentiquement ne nous détourne pas du besoin d’être comme besoin de
créer. Être créateur est l’unique horizon authentique que Nietzsche
pointa le premier comme celui d’un surhomme à venir. Au-delà de
Nietzsche lui-même, le surhumain ne doit pas être compris comme une
extension de l’humain en terme de puissance ou d’intelligence érudite
mais comme une ouverture à de nouvelles perceptions inimaginables dont
l’art le plus noble pourrait favoriser l’épigenèse.
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