vendredi 24 octobre 2014

L’art nous détourne-t-il de la réalité ?

L’art nous détourne-t-il de la réalité ?


[Analyse problématique]


A priori l’art ressort de l’artifice qu’on peut opposer à la réalité sans fard. Mais y a-t-il une réalité sans un regard où elle est perçue ? L’art est un mode de perception qui de fait établit une relation à la réalité. L’art met en jeu une représentation englobante du regard et du réel. De ce point de vue, il semble paradoxal que l’art puisse nous détourner de la réalité.
Le divertissement est une façon de se détourner. L’étymologie latine du mot divertissement le confirme clairement. L’artifice artistique peut proposer une « réalité alternative » et donc nous divertir de la véritable réalité tragique mais aussi banale au point de donner une sensation de « désert du réel ».
Cette clarification du paradoxe implique cependant une ambiguïté. Ce divertissement peut être positif aussi bien que négatif.
Il peut être positif s’il nous permet de mieux armer notre énergie vitale. L’art peut enchanter le banal. L’art peut nous familiariser au tragique par le biais de réalités alternatives dystopiques. Le détournement artistique de la réalité est alors vital. On pourrait accuser l’art de renoncer à la vérité désespérante ou au contraire la valoriser d’être une illusion nécessaire à la vie elle-même, la notion vérité étant au fond l’ennemi d’une volonté de vitalité.
Ce divertissement peut cependant être négatif puisque l’art peut être une stratégie d’évitement des questions existentielles. Le détournement artistique se voudrait un dépaysement de la réalité usuelle. Ce divertissement s’inscrirait dans une stratégie d’artifices pour ne pas faire face au tragique et au banal. Le détournement artistique risquerait alors d’être inauthentique.
Revenons au paradoxe énoncé précédemment. Il nous invite aussi à constater que le détournement artistique peut être sous un autre jour un retour à une réalité renouvelée dans sa perception.
Même l’oeuvre d’imagination pour être persuasive doit être crédible. La recherche de vraisemblance est donc une composante essentielle de la démarche artistique. Ce n’est pas donc par hasard que l’art pictural a développé la perspective qui a ensuite permis à la science de progresser dans la description du réel.
Quand l’art imite la réalité en cherchant la vraisemblance même si c’est pour nous divertir de la réalité usuelle, il rend crédible une vision renouvelée de la réalité. L’art change notre rapport à la réalité. Le détour artistique annonce ainsi un nouveau retour au réel.
Mais dès lors qu’est-ce qu’on appelle réalité ? Avoir le sens des réalités nous place du côté de l’utile et de l’efficace. Or à vrai dire l’art est un artifice qui peut nous rendre contemplatif nous libérant ainsi de ce réalisme assez plat pour nous ouvrir au réel tel quel dans sa fraîcheur sans cesse réactivée.

I - L’art non symbolique nous détourne de la réalité spirituelle transcendante.


A - L’art éloigne du réel car c’est une copie de copie de l’idée.

Exemple des 3 lits de Platon en République X. L’idée de lit qui seule en permet la réalisation et donc la réalité, le lit matérialisé par l’artisan qui est utile mais périssable, le simulacre de l’artiste qui n’en offre ni un plan ni la jouissance.
Le simulacre confond la réalité et le monde de la mortalité, il nous fait oublier la réalité éternelle. Le tragique et le banal seraient la résultante entre autres de ces simulacres.

B - La supériorité de l’art égyptien sur l’art grec selon les platoniciens.

L’art grec idéalise la jeunesse adolescente. Ses valeurs sont matérialistes au sens d’une valorisation des appétits démesurés du corps (sexualité, appropriation, reconnaissance). Mais comme ces valeurs sont insatiables et que la mortalité du corps fait obstacle à tout accomplissement matériel, cet art montre ensuite la dimension tragique inexorable de la vie. Mais si on retrouve la dimension symbolique de l’art égyptien, on peut redécouvrir la beauté de cette réalité intérieure de l’esprit. Cette réalité intérieure découvre des forces de conscience étrangères à la mort.

C - Transition critique :

Cette vision privilégie une réalité transcendante et aboutit à une condamnation ou une dépréciation de la vie matérielle. Au nom du spirituel, on condamne alors tel type d’art. N’y a-t-il un refus sous-jacent de la réalité inhérent à toute censure artistique ? On peut être un philosophe matérialiste sans tomber dans un consumérisme ignorant de toute spiritualité. L’harmonie artistique inclut dans une certaine mesure, quant à elle, l’immanence de la vie matérielle dans notre perception du réel.

II - L’art nous révèle des secrets de la réalité.


A - L’harmonie nous découvre un point de vue d’en haut où réalité et perfection coïncident.

L’harmonie peut intégrer l’imperfection relative dans une perfection plus grande. Notre regard sur le tragique et le banal peut en être transfiguré. Par exemple, l’art chrétien implique la crucifixion de l’innocent et en même temps son éternisation. L’harmonie montre que derrière l’apparent chaos du monde, il y a aussi un ordre de perfection en jeu. La vie matérielle n’est pas une simple dégradation ontologique de la réalité spirituelle immatérielle.

B - L’art nous libère du regard utilitaire sur le réel sensible en nous ramenant à sa perception première qui implique émerveillement, ravissement, étonnement, etc.

L’art est une expérience de la perception elle-même qui est l’expérience première du réel pour nous. La réalité sensible existe consciemment à travers nous. Par exemple, regarder un cube de Tony Smith est comme regarder un objet sans histoire qui se déploie en nous et qui finit par nous regarder. L’art nous libère de notre regard intentionnel et découvre la réalité d’une perception non intentionnelle dans laquelle l’objet déploie son être.

C - Transition critique : le sublime submerge la perception humaine.


Il faut donc reconnaître que notre perception humaine usuelle n’est pas la perception même du réel. Nous savons pas ce qu’est percevoir comme une chauve-souris. Nous ignorons la réalité de sa perception. Cependant l’art peut-être mieux que la science nous met en situation de l’entendre. Nous ne percevons pas comme une chauve-souris mais nous pouvons mentalement le comprendre à l’aide de l’art. Certains écrivains nous permettent d’investir une perception autre. Dans les premiers chapitres de Bruit et Fureur, Faulkner nous fait vivre de l’intérieur d’un individu avec des déficiences mentales. Wajdi Mouawad dans Anima nous donne à voir une histoire à travers les yeux d’animaux divers. L’art explore les limites de la perception humaine. A vrai dire, l’expérience du sublime nous fait concevoir que nous ne pouvons pas comprendre le réel.

[III - L’art nous met en lien avec l’élan évolutif cœur de la réalité caractérisé par une singularisation accentuée de la réalité.]



L’art en nous dévoilant l’expérience du sublime nous fait retourner au réel. Le sublime montre que le réel sature notre perception si bien qu’il nous échappe. Notre vie humaine routinière n’est en regard de ce réel qu’une transition infime dans le temps long de l’évolution du vivant et de la conscience qui n’en est qu’une émanation partielle. L’objet d’art authentique s’inscrit dans le temps moyen de l’histoire des visions du monde. L’art en ce sens ne nous détourne pas d’une réalité indifférenciable de visions du monde.

On remarquera que certaines visions du monde sont plus inclusives que d’autres. L’approche symbolique dont les platoniciens se réclament et l’approche classique qui insiste sur l’harmonie semblent ne plus être antithétiques dans l’art chrétien. L’icône chrétienne par exemple peut reprendre des canons esthétiques développés par l’approche classique en gardant toute la force du symbole. Le visage y devient celui de l’invisible. Le visage n’est pas un simple masque (persona) pris par un invisible supposé ; il est son incarnation. En un sens l’art y rend visible l’invisible sans que cet invisible ne cesse de l’être. L’art de l’icône révèle bien une réalité invisible, un fait subjectif et non une simple valorisation religieuse par le biais de symboles.


Hegel nous propose une vision du monde extrêmement inclusive mais aussi malheureusement totalisante de cette histoire des visions du monde. Il prétend s’inscrire en quelque sorte à la fin de l’histoire de leur manifestation. Mais en affirmant que le réel est rationnel et que le rationnel est réel, il refuse d’entendre l’expérience du sublime proprement dite. L’art contemporain a souvent révélé une perception pure en amont même de la perception humaine. Là encore l’art rend visible une réalité invisible mais non réductible au concept. Nombre d’artistes comme Yves Klein, John Cage ou Fabienne Verdier plus récemment ont ainsi puisé à l’expérience spirituelle asiatique : le non-mental est la source de ce qui se manifeste dans le geste accompli de l’artiste. Contrairement à la position de Hegel, la perception non mentale ne s’y enclot jamais dans la perception mentale : le percept artistique s’ouvre sur une réalité qui échappe au concept. En ce sens, l’art ne peut pas mourir alors que le discours philosophique peut arriver à ses limites théoriques.
Mais à vrai dire l’impersonnalité de l’expérience asiatique d’une perception non-mentale ne rend pas obsolète la dimension personnelle de l’art occidental. Le non-mental n’exclut pas l’individualisation. L’expérience du singulier de notre individualité est particulièrement résistante à la seule perception mentale du réelle. Le langage du mental est toujours fait de généralités puisque les mots et donc les concepts pointent des ensembles de faits. Ce langage finit donc par ignorer la singularité du réel. L’individualisation prisonnière du langage reste souvent mimétique et égocentrique. L’art permet de renouveler notre perception en résistant à la généralisation. Le cliché mimétique est par excellence l’obstacle à la valeur artistique. Le langage pour ne plus faire obstacle à l’individualisation doit être réinvesti sous la forme d’un style. L’art est en effet une invitation à la perception du singulier, à un devenir singulier libéré des seuls modèles collectifs existants. L’art authentique comme accès au devenir singulier de la perception est une forme de participation à l’évolution du vivant ; il est la trace d’un élan évolutif au cœur de la réalité vivante.
Évidemment ceci n’empêche pas que certaines propositions esthétiques agissent comme un divertissement purement mental. La catharsis (la purgation des émotions accumulées) peut se réduire par exemple à s’identifier à des super-héros qui malgré leur(s) super-pouvoir(s) ont des problèmes quotidiens semblables aux nôtres autant en terme de tragique qu’en terme de banalité. Cette pseudo-expérience esthétique n’est plus alors qu’un objet de consommation. Bien entendu un certain art élitiste n’est pas non plus exempt d’une logique de distinction sociale par la consommation d’un produit incompris des classes populaires. Ces types de consommation esthétiques ne nous inspirent pas d’être nous-mêmes créateurs : elles confirment souvent notre suffisance narcissique. Elles font de nous des êtres seulement satisfaits d’eux-mêmes qui passent de bons moments. Les consommateurs de super-héros ou de distinction culturelle que nous sommes, s’ils en restent là, risquent de s’illusionner. Avoir une vaste culture esthétique n’est pas encore être un « spectateur artiste ». L’art vécu authentiquement ne nous détourne pas du besoin d’être comme besoin de créer. Être créateur est l’unique horizon authentique que Nietzsche pointa le premier comme celui d’un surhomme à venir. Au-delà de Nietzsche lui-même, le surhumain ne doit pas être compris comme une extension de l’humain en terme de puissance ou d’intelligence érudite mais comme une ouverture à de nouvelles perceptions inimaginables dont l’art le plus noble pourrait favoriser l’épigenèse.

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