I - Introduction problématique.
Les mathématiques sont la science par excellence de la démonstration.
Un résultat mathématique sera indubitable même s’il ne vaut que
relativement à certains axiomes et que d’autres développements
mathématiques peuvent être tout aussi rigoureux à partir d’axiomes
incompatibles. Quand on se demande s’il y a d’autres moyens que la
démonstration pour établir une vérité, il faut donc aussi s’interroger
dans quelle mesure une vérité est possible.
Nous venons de voir en effet qu’il peut y avoir plusieurs
axiomatiques et donc des vérités mathématiques relatives à des
axiomatiques incompatibles. Cela n’implique-t-il pas que la vérité reste
indéductible de notre seule faculté de raisonner qui révèle plusieurs
axiomatiques et plusieurs logiques possibles ? Autrement dit la
démonstration de type mathématique ne permet pas d’esquisser une vérité
absolue à elle seule, il nous faut d’autres moyens. Sinon il nous faudra
peut-être renoncer à toute forme de vérité...
II - Le débat entre partisans de la seule induction et partisans de la seule déduction.
Descartes dans le Discours de la méthode proposait une méthode
de démonstration fondée sur l’évidence. Une idée claire et distincte
est selon lui indubitable. Par exemple l’idée claire et distincte d’un
segment et d’un autre segment donne l’idée claire et distincte de deux
segments. On ne peut pas douter de deux segments clairs et distincts
dans notre esprit. L’addition et la géométrie sont issus d’un exercice
d’intuitions claires et distinctes et de déductions à partir
d’intuitions mémorisées puisque notre entendement est limité. A partir
de cette méthode Descartes pense que l’homme expliquera et maîtrisera
tout ce qu’il y a dans la nature. Descartes est donc quelqu’un qui pense
que tout peut être démontré rationnellement : c’est un rationaliste.
Leibniz mettra en cause cette notion d’évidence claire et distincte.
Elle est insuffisante par exemple à propos du monde sensible. Pour
savoir qu’on a affaire vraiment à de l’or, il faut passer par divers
degrés de distinctions avant d’en avoir une idée adéquate, nous avons
divers moyens pour reconnaître l’or de façon plus ou moins certaine mais
une telle connaissance plus ou moins précise, plus ou moins claire et
distincte ne nous permet pas d’en fabriquer. Une véritable connaissance
intuitive est donc bien rare et nos connaissances claires et distinctes
ne restent donc que suppositives car elle ne nous permettent pas de
produire la chose reconnue pourtant en partie de façon claire et
distincte.
Quoi qu’il en soit de l’évidence démonstrative en ce qui concerne le
sensible et certains éléments intelligibles, pour Leibniz comme pour
Descartes, les mathématiques demeurent le modèle de la démonstration et
donc celui des mondes possibles et donc du monde dans lequel dans nous
vivons. Il propose pour qu’on départage les mondes possibles et qu’on
connaisse celui dans lequel nous vivons de considérer un principe de
raison suffisante. Le créateur a choisi parmi les mondes possibles, le
meilleur des mondes possibles. N’y aurait-il pas moyen de départager nos
mondes mathématiques de ce point de vue ? Certains mondes mathématiques
ne seraient-ils pas plus esthétiques que d’autres, plus performant que
d’autres ? Leibniz affirme que le monde dans lequel nous vivons est
précisément ce monde. Un exemple semble nécessaire pour affirmer une
certaine pertinence de raisonnement aujourd’hui où l’avenir semble
sombre. On peut reconnaître le principe de raison suffisante à l’œuvre
quand Richard Feynman évoque un principe d’économie qui fait que la
lumière s’engage toujours sur le chemin le plus rapide en fonction de la
vitesse qui est la sienne dans les milieux traversés. L’angle
d’incidence dans l’eau est la conséquence de ce principe d’économie : la
lumière y avance moins vite donc elle évite de continuer son parcours
dans la même direction s’il est possible de gagner du temps en prenant
une autre direction. Cependant du point de vue humain la question du mal
que l’on se fait ne paraît guère participer d’une telle logique d’un
principe de raison suffisante.
L’observation et l’expérimentation, c’est-à-dire l’observation
provoquée peuvent seule permettre de départager vraiment nos
démonstrations mathématiques vis-à-vis de la réalité sensible. Un
principe métaphysique tel celui du principe de raison suffisante ne le
peut de manière aussi convaincante.
Seulement les observations ne dessinent pas toujours un comportement des
phénomènes qui puissent se mathématiser. Par contre on peut en dégager
des constantes à partir de diverses observations. Si tous les corbeaux
que j’ai croisés étaient noirs je peux en induire avec une certaine
probabilité que le prochain que je verrai sera noir.
L’induction raisonnement basé sur l’expérience fait donc face à la
déduction basée sur la seule raison comme moyens de démonstration.
L’observation réfléchie est-elle ou non une forme de démonstration ? La
déduction intellectuelle peut-elle se réclamer comme moyen de
démonstration en dehors d’une observation des sens ? Il y a de nombreux
cas où l’induction croise le raisonnement déductif. Les phénomènes
observés semblent obéir à des fonctions mathématiques. Il nous suffit de
prédire à l’aide de ses fonctions de futurs phénomènes et alors on aura
démontré la validité de la théorie déductive induite par l’observation
des phénomènes.
III - La démonstration n’est-elle qu’une méthode de persuasion comme les autres comme l’affirment les relativistes ?
Dans un monde de fourmis plates, une fourmi à deux dimensions peut
induire comme le suggère Albert Einstein qu’elle vit sur une sphère
puisque que quand elle va tout droit elle comme ses congénères
reviennent au même point.
Mais une autre expérience pourrait invalider le modèle de la sphère,
un ovoïde ou un ruban de Moebius correspondant eux aussi à ce fait. Par
ailleurs pour une fourmi plate (à deux dimensions seulement) la théorie
déductive d’une tridimensionnalité si elle peut être testable et
amendable ne peut pas au fond l’être quant à sa tridimensionnalité.
Contrairement à ce que sous-entendent les rationalistes tel Einstein
(qui au fond est assez proche d’un Leibniz ou d’un Spinoza), il se peut
après tout que le fait de revenir à son point de départ soit vraiment dû
à une force d’attraction assez particulière ; la géométrisation a juste
une valeur du point de vue de son efficacité et sa simplicité
prédictive. L’induction ne pourra que partiellement fortifier une
conjecture théorique qui ne pourra jamais être considérée que comme une
fiction mathématique efficace au niveau prédictif par sa structure
déductive. La théorie de la tridimensionalité dans un monde de fourmi
plate n’aura donc pas de validité métaphysique. Conjecture falsifiable
et fiction efficace : voici ce que sont nos théories scientifiques.
Peut-on parler de démonstration quand les infirmations sont plus
parlantes que les confirmations jamais décisives pour la validité d’une
théorie ? Un succès d’une théorie scientifique peut-il être une
démonstration établissant une vérité ? Reste la démonstration de nos
erreurs : la science nous libère de certaines erreurs même si elle ne
nous donne pas le moyen d’établir aucune vérité définitive... Mais reste
aussi et surtout la fausseté d’une ambition rationaliste ou empiriste
de tout savoir. Les mathématiques par leur pluralisme logique et
axiomatique et l’induction par le caractère conjecturel du produit de
ses méthodes ne permettent pas d’établir une vérité métaphysique
embrassant la réalité mais seulement tout au plus une certaine
efficacité pragmatique dans certains secteurs de la réalité.
A vrai dire l’induction et la déduction, ces deux modes de
connaissances qui semblent nécessaire l’un à l’autre et pourtant
semblent se fragiliser l’un l’autre par addition de leurs fragilités
propres, finissent par poser la question du scepticisme. Au lieu de
chercher des moyens d’établir une vérité métaphysique ne vaudrait-il pas
mieux y renoncer, ne plus s’en inquiéter ? La déduction achoppe sur ses
axiomes incompatibles et l’induction achoppe sur la constance des
phénomènes. Des sourds muets et des aveugles ne peuvent pas s’aider de
façon satisfaisante car dès qu’ils ne se touchent plus il sont perdus.
Le relativisme prolonge le scepticisme et donne un statut à l’induction
et à la déduction : selon le relativisme, il n’y a pas de démonstration
vraie, il n’y a que persuasion et la démonstration n’en est qu’une forme
plus ou moins efficace. Dans le domaine des sciences et techniques,
l’alliance de la déduction et de l’induction semble efficace. Mais au
sein d’un discours politique, moral ou métaphysique, on peut remarquer
que l’on peut prouver une chose et son contraire quasi systématiquement.
Les diverses doctrines philosophiques en sont la preuve éclatante :
qu’on affirme une thèse ici, on trouvera la thèse opposée là.
Certes si nous voulons agir en commun et non vivre en autarcie, nous
pouvons convenir d’un certains nombres d’arrangements. Il n’y a pas de
vérité absolue mais il y a des formes d’individualisation plus ou moins
authentiques, plus ou moins raffinées qui peuvent trouver des formes de
coexistence variables selon les groupes d’individus. La morale est
toujours relative mais elle est un arrangement nécessaire dès lors qu’on
envisage pas de vivre en autarcie et qu’on renonce à la tyrannie. En
vue de cet arrangement la persuasion émotionnelle est souvent plus
efficace comme le suggère la lecture de Pascal. D’ailleurs face à des
velléités tyranniques, il n’y a pas de démonstration ou de persuasion
intellectuelles qui tiennent, il n’y a que démonstration de forces et
forces de persuasion...
Toutefois le cadre social moral et judiciaire qui se dessine au sein
d’une pansée sceptique et relativiste ne risque-t-il pas de virer au
conformisme ? Et le conformisme ne se réduit-il pas à la satisfaction
des pulsions bestiales que sont la recherche de la gloire (la
reconnaissance, les rapports de forces), des amours (le sexe) et de la
richesse (territoire, nourritures et autres biens) ? Or nos maux si
nombreux et menaçants pour notre avenir n’ont-ils pas pour origine la
simple continuation de notre bestialité ?
IV - L’intuition transcende la démonstration et n’est pas qu’un simple génie de la persuasion.
Et si la joie créatrice était un moyen d’incarner la vérité absolue
que notre bestialité nie ? Malgré eux sceptiques et relativistes qui
nient la valeur de ce qui a besoin d’être prouvé valorisent quand ils
sont authentiques le dépassement du souci de se repérer et le désir de
créer. Quand ils se méfient de leurs versions les plus conformistes, ne
déplacent-ils pas la notion de vérité au lieu de simplement la rejeter
en dehors du domaine de compétence humain ?
A côté des moyens objectifs d’approcher la vérité que les positions
sceptiques et relativistes critiquent justement dans leur prétention, ne
peut-on pas reconsidérer des moyens subjectifs de s’en approcher. Car
être subjectif n’est pas forcément renoncer à la vérité contrairement à
ce que croient nos sceptiques et nos relativistes : individualiser
authentiquement revient à créer et toute expression créatrice participe
qu’elle le veuille ou non d’une évolution consciente de la conscience
aussi bien universelle qu’individuelle. Le génie n’est
jamais ressenti dans une perspective relativiste car il change celui qui
l’expérimente et ceux qui en pénètrent la teneur. Même au sein des
sciences les plus grands génies témoignent du fait qu’ils ont eu des
intuitions qui transcendent l’art de démontrer qui passe par
l’observation d’évidences plus ou moins certaines ou de faits plus ou
moins interprétables afin de constituer des déductions ou inductions
modestes. Une intuition créatrice n’est plus réduite à cette finitude :
elle est une saisie semble-t-il de tout un problème complexe en une
seule idée, elle est comme un saut évolutif mental. Henri Poincaré, un
mathématicien et un penseur français de la fin du 19e siècle et du début du 20e
siècle, témoigne de cette expérience. En abandonnant un problème
mathématique pour partir en vacances, et au moment où il renonçait à sa
vérité mathématique, où il était gagné par la tranquillité de celui qui
renonce à une vérité introuvable tel un sceptique, il fût illuminé par
une intuition. Celle-ci lui donna la réponse en une seule fais au
problème fort complexe concernant l’orbite d’un système à plusieurs
planètes qu’il n’avait pu résoudre par l’art de la démonstration.
L’intuition créatrice éclaire nos déductions et intuitions et elle aussi
une expérience métaphysique.
Pour Bergson, les plus grands intuitifs sont les mystiques qui
semblent déplacer toute leur conscience dans un état intuitif quasi
constant si bien que la moindre de leurs actions touchent au cœur ceux
qui en bénéficient. Ceux-ci en outre nous proposent une méthode pour se
rendre disponible tout entier à ce que Bergson interprète comme une
évolution créatrice : i y aurait là une qualité subjective à développer
qui permettrait certaines expériences métaphysiques au-delà des
paradoxes insolubles de la pensée métaphysique. La déduction et
l’observation trouverait dans le développement de l’intuition ce qui
transcende le subjectif et l’objectif sans les opposer. L’intuition
créatrice est selon Bergson la connaissance intime de l’action par la
contemplation ; ce qui embrasse forcément réflexion et observation. Il
ne s’agit pas alors d’établir une vérité mais de l’incarner de plus en
plus parfaitement. L’intuition nous permet de mieux observer et de mieux
penser et donc mieux agir en tant qu’être humain. Or n’est-ce pas d’une
puissance d’action créatrice dont nous avons besoin pour faire face à
nos maux ?
V - Conclusion.
Il y a d’autres moyens d’accéder à la vérité que la démonstration.
Celle-ci ne peut que nous en approcher. A vrai dire une démonstration
sans observation n’est rien qu’une fiction mathématique, un monde
possible inachevé. Mais une observation ne prouve rien de définitif du
point de vue métaphysique car elle ne fait pas loi, elle esquisse comme
une loi qui peut être figurée dans un système déductif mathématique.
Il faut renoncer à posséder la vérité. Socrate le premier admet
qu’il sait seulement qu’il ne sait rien. Mais il n’était pas un
sceptique ou un relativiste (les sophistes de son temps comme Protagoras
ou Gorgias l’étaient plus ou moins). Car Socrate nous montre que nous
pouvons être davantage en vérité si nous reconnaissons les
limites inhérentes à notre conscience actuelle. A la suite d’un
Socrate, c’est en allant au bout de nos capacités intellectuelles,
émotionnelles et physiques que nous croiserons peut-être un monde
intuitif à explorer. Bergson nous permet de comprendre que cette
exploration met en jeu l’évolution même de notre conscience. Le moyen
par excellence d’établir une vérité n’est donc pas la démonstration mais
le développement de l’art subjectif d’une évolution consciente de la
conscience qui élèvera notre intelligence inductive et déductive au
domaine de l’intuition.
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