vendredi 24 octobre 2014

Y a-t-il d’autres moyens que la démonstration pour établir une vérité ?

I - Introduction problématique.

Les mathématiques sont la science par excellence de la démonstration. Un résultat mathématique sera indubitable même s’il ne vaut que relativement à certains axiomes et que d’autres développements mathématiques peuvent être tout aussi rigoureux à partir d’axiomes incompatibles. Quand on se demande s’il y a d’autres moyens que la démonstration pour établir une vérité, il faut donc aussi s’interroger dans quelle mesure une vérité est possible.
Nous venons de voir en effet qu’il peut y avoir plusieurs axiomatiques et donc des vérités mathématiques relatives à des axiomatiques incompatibles. Cela n’implique-t-il pas que la vérité reste indéductible de notre seule faculté de raisonner qui révèle plusieurs axiomatiques et plusieurs logiques possibles ? Autrement dit la démonstration de type mathématique ne permet pas d’esquisser une vérité absolue à elle seule, il nous faut d’autres moyens. Sinon il nous faudra peut-être renoncer à toute forme de vérité...

II - Le débat entre partisans de la seule induction et partisans de la seule déduction.

Descartes dans le Discours de la méthode proposait une méthode de démonstration fondée sur l’évidence. Une idée claire et distincte est selon lui indubitable. Par exemple l’idée claire et distincte d’un segment et d’un autre segment donne l’idée claire et distincte de deux segments. On ne peut pas douter de deux segments clairs et distincts dans notre esprit. L’addition et la géométrie sont issus d’un exercice d’intuitions claires et distinctes et de déductions à partir d’intuitions mémorisées puisque notre entendement est limité. A partir de cette méthode Descartes pense que l’homme expliquera et maîtrisera tout ce qu’il y a dans la nature. Descartes est donc quelqu’un qui pense que tout peut être démontré rationnellement : c’est un rationaliste.
Leibniz mettra en cause cette notion d’évidence claire et distincte. Elle est insuffisante par exemple à propos du monde sensible. Pour savoir qu’on a affaire vraiment à de l’or, il faut passer par divers degrés de distinctions avant d’en avoir une idée adéquate, nous avons divers moyens pour reconnaître l’or de façon plus ou moins certaine mais une telle connaissance plus ou moins précise, plus ou moins claire et distincte ne nous permet pas d’en fabriquer. Une véritable connaissance intuitive est donc bien rare et nos connaissances claires et distinctes ne restent donc que suppositives car elle ne nous permettent pas de produire la chose reconnue pourtant en partie de façon claire et distincte.
Quoi qu’il en soit de l’évidence démonstrative en ce qui concerne le sensible et certains éléments intelligibles, pour Leibniz comme pour Descartes, les mathématiques demeurent le modèle de la démonstration et donc celui des mondes possibles et donc du monde dans lequel dans nous vivons. Il propose pour qu’on départage les mondes possibles et qu’on connaisse celui dans lequel nous vivons de considérer un principe de raison suffisante. Le créateur a choisi parmi les mondes possibles, le meilleur des mondes possibles. N’y aurait-il pas moyen de départager nos mondes mathématiques de ce point de vue ? Certains mondes mathématiques ne seraient-ils pas plus esthétiques que d’autres, plus performant que d’autres ? Leibniz affirme que le monde dans lequel nous vivons est précisément ce monde. Un exemple semble nécessaire pour affirmer une certaine pertinence de raisonnement aujourd’hui où l’avenir semble sombre. On peut reconnaître le principe de raison suffisante à l’œuvre quand Richard Feynman évoque un principe d’économie qui fait que la lumière s’engage toujours sur le chemin le plus rapide en fonction de la vitesse qui est la sienne dans les milieux traversés. L’angle d’incidence dans l’eau est la conséquence de ce principe d’économie : la lumière y avance moins vite donc elle évite de continuer son parcours dans la même direction s’il est possible de gagner du temps en prenant une autre direction. Cependant du point de vue humain la question du mal que l’on se fait ne paraît guère participer d’une telle logique d’un principe de raison suffisante.
L’observation et l’expérimentation, c’est-à-dire l’observation provoquée peuvent seule permettre de départager vraiment nos démonstrations mathématiques vis-à-vis de la réalité sensible. Un principe métaphysique tel celui du principe de raison suffisante ne le peut de manière aussi convaincante.
Seulement les observations ne dessinent pas toujours un comportement des phénomènes qui puissent se mathématiser. Par contre on peut en dégager des constantes à partir de diverses observations. Si tous les corbeaux que j’ai croisés étaient noirs je peux en induire avec une certaine probabilité que le prochain que je verrai sera noir.
L’induction raisonnement basé sur l’expérience fait donc face à la déduction basée sur la seule raison comme moyens de démonstration. L’observation réfléchie est-elle ou non une forme de démonstration ? La déduction intellectuelle peut-elle se réclamer comme moyen de démonstration en dehors d’une observation des sens ? Il y a de nombreux cas où l’induction croise le raisonnement déductif. Les phénomènes observés semblent obéir à des fonctions mathématiques. Il nous suffit de prédire à l’aide de ses fonctions de futurs phénomènes et alors on aura démontré la validité de la théorie déductive induite par l’observation des phénomènes.

III - La démonstration n’est-elle qu’une méthode de persuasion comme les autres comme l’affirment les relativistes ?




Dans un monde de fourmis plates, une fourmi à deux dimensions peut induire comme le suggère Albert Einstein qu’elle vit sur une sphère puisque que quand elle va tout droit elle comme ses congénères reviennent au même point.
Mais une autre expérience pourrait invalider le modèle de la sphère, un ovoïde ou un ruban de Moebius correspondant eux aussi à ce fait. Par ailleurs pour une fourmi plate (à deux dimensions seulement) la théorie déductive d’une tridimensionnalité si elle peut être testable et amendable ne peut pas au fond l’être quant à sa tridimensionnalité. Contrairement à ce que sous-entendent les rationalistes tel Einstein (qui au fond est assez proche d’un Leibniz ou d’un Spinoza), il se peut après tout que le fait de revenir à son point de départ soit vraiment dû à une force d’attraction assez particulière ; la géométrisation a juste une valeur du point de vue de son efficacité et sa simplicité prédictive. L’induction ne pourra que partiellement fortifier une conjecture théorique qui ne pourra jamais être considérée que comme une fiction mathématique efficace au niveau prédictif par sa structure déductive. La théorie de la tridimensionalité dans un monde de fourmi plate n’aura donc pas de validité métaphysique. Conjecture falsifiable et fiction efficace : voici ce que sont nos théories scientifiques. Peut-on parler de démonstration quand les infirmations sont plus parlantes que les confirmations jamais décisives pour la validité d’une théorie ? Un succès d’une théorie scientifique peut-il être une démonstration établissant une vérité ? Reste la démonstration de nos erreurs : la science nous libère de certaines erreurs même si elle ne nous donne pas le moyen d’établir aucune vérité définitive... Mais reste aussi et surtout la fausseté d’une ambition rationaliste ou empiriste de tout savoir. Les mathématiques par leur pluralisme logique et axiomatique et l’induction par le caractère conjecturel du produit de ses méthodes ne permettent pas d’établir une vérité métaphysique embrassant la réalité mais seulement tout au plus une certaine efficacité pragmatique dans certains secteurs de la réalité.
A vrai dire l’induction et la déduction, ces deux modes de connaissances qui semblent nécessaire l’un à l’autre et pourtant semblent se fragiliser l’un l’autre par addition de leurs fragilités propres, finissent par poser la question du scepticisme. Au lieu de chercher des moyens d’établir une vérité métaphysique ne vaudrait-il pas mieux y renoncer, ne plus s’en inquiéter ? La déduction achoppe sur ses axiomes incompatibles et l’induction achoppe sur la constance des phénomènes. Des sourds muets et des aveugles ne peuvent pas s’aider de façon satisfaisante car dès qu’ils ne se touchent plus il sont perdus. Le relativisme prolonge le scepticisme et donne un statut à l’induction et à la déduction : selon le relativisme, il n’y a pas de démonstration vraie, il n’y a que persuasion et la démonstration n’en est qu’une forme plus ou moins efficace. Dans le domaine des sciences et techniques, l’alliance de la déduction et de l’induction semble efficace. Mais au sein d’un discours politique, moral ou métaphysique, on peut remarquer que l’on peut prouver une chose et son contraire quasi systématiquement. Les diverses doctrines philosophiques en sont la preuve éclatante : qu’on affirme une thèse ici, on trouvera la thèse opposée là.
Certes si nous voulons agir en commun et non vivre en autarcie, nous pouvons convenir d’un certains nombres d’arrangements. Il n’y a pas de vérité absolue mais il y a des formes d’individualisation plus ou moins authentiques, plus ou moins raffinées qui peuvent trouver des formes de coexistence variables selon les groupes d’individus. La morale est toujours relative mais elle est un arrangement nécessaire dès lors qu’on envisage pas de vivre en autarcie et qu’on renonce à la tyrannie. En vue de cet arrangement la persuasion émotionnelle est souvent plus efficace comme le suggère la lecture de Pascal. D’ailleurs face à des velléités tyranniques, il n’y a pas de démonstration ou de persuasion intellectuelles qui tiennent, il n’y a que démonstration de forces et forces de persuasion...
Toutefois le cadre social moral et judiciaire qui se dessine au sein d’une pansée sceptique et relativiste ne risque-t-il pas de virer au conformisme ? Et le conformisme ne se réduit-il pas à la satisfaction des pulsions bestiales que sont la recherche de la gloire (la reconnaissance, les rapports de forces), des amours (le sexe) et de la richesse (territoire, nourritures et autres biens) ? Or nos maux si nombreux et menaçants pour notre avenir n’ont-ils pas pour origine la simple continuation de notre bestialité ?

IV - L’intuition transcende la démonstration et n’est pas qu’un simple génie de la persuasion.

Et si la joie créatrice était un moyen d’incarner la vérité absolue que notre bestialité nie ? Malgré eux sceptiques et relativistes qui nient la valeur de ce qui a besoin d’être prouvé valorisent quand ils sont authentiques le dépassement du souci de se repérer et le désir de créer. Quand ils se méfient de leurs versions les plus conformistes, ne déplacent-ils pas la notion de vérité au lieu de simplement la rejeter en dehors du domaine de compétence humain ?
A côté des moyens objectifs d’approcher la vérité que les positions sceptiques et relativistes critiquent justement dans leur prétention, ne peut-on pas reconsidérer des moyens subjectifs de s’en approcher. Car être subjectif n’est pas forcément renoncer à la vérité contrairement à ce que croient nos sceptiques et nos relativistes : individualiser authentiquement revient à créer et toute expression créatrice participe qu’elle le veuille ou non d’une évolution consciente de la conscience aussi bien universelle qu’individuelle. Le génie n’est jamais ressenti dans une perspective relativiste car il change celui qui l’expérimente et ceux qui en pénètrent la teneur. Même au sein des sciences les plus grands génies témoignent du fait qu’ils ont eu des intuitions qui transcendent l’art de démontrer qui passe par l’observation d’évidences plus ou moins certaines ou de faits plus ou moins interprétables afin de constituer des déductions ou inductions modestes. Une intuition créatrice n’est plus réduite à cette finitude : elle est une saisie semble-t-il de tout un problème complexe en une seule idée, elle est comme un saut évolutif mental. Henri Poincaré, un mathématicien et un penseur français de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle, témoigne de cette expérience. En abandonnant un problème mathématique pour partir en vacances, et au moment où il renonçait à sa vérité mathématique, où il était gagné par la tranquillité de celui qui renonce à une vérité introuvable tel un sceptique, il fût illuminé par une intuition. Celle-ci lui donna la réponse en une seule fais au problème fort complexe concernant l’orbite d’un système à plusieurs planètes qu’il n’avait pu résoudre par l’art de la démonstration. L’intuition créatrice éclaire nos déductions et intuitions et elle aussi une expérience métaphysique.
Pour Bergson, les plus grands intuitifs sont les mystiques qui semblent déplacer toute leur conscience dans un état intuitif quasi constant si bien que la moindre de leurs actions touchent au cœur ceux qui en bénéficient. Ceux-ci en outre nous proposent une méthode pour se rendre disponible tout entier à ce que Bergson interprète comme une évolution créatrice : i y aurait là une qualité subjective à développer qui permettrait certaines expériences métaphysiques au-delà des paradoxes insolubles de la pensée métaphysique. La déduction et l’observation trouverait dans le développement de l’intuition ce qui transcende le subjectif et l’objectif sans les opposer. L’intuition créatrice est selon Bergson la connaissance intime de l’action par la contemplation ; ce qui embrasse forcément réflexion et observation. Il ne s’agit pas alors d’établir une vérité mais de l’incarner de plus en plus parfaitement. L’intuition nous permet de mieux observer et de mieux penser et donc mieux agir en tant qu’être humain. Or n’est-ce pas d’une puissance d’action créatrice dont nous avons besoin pour faire face à nos maux ?

V - Conclusion.

Il y a d’autres moyens d’accéder à la vérité que la démonstration. Celle-ci ne peut que nous en approcher. A vrai dire une démonstration sans observation n’est rien qu’une fiction mathématique, un monde possible inachevé. Mais une observation ne prouve rien de définitif du point de vue métaphysique car elle ne fait pas loi, elle esquisse comme une loi qui peut être figurée dans un système déductif mathématique. 
Il faut renoncer à posséder la vérité. Socrate le premier admet qu’il sait seulement qu’il ne sait rien. Mais il n’était pas un sceptique ou un relativiste (les sophistes de son temps comme Protagoras ou Gorgias l’étaient plus ou moins). Car Socrate nous montre que nous pouvons être davantage en vérité si nous reconnaissons les limites inhérentes à notre conscience actuelle. A la suite d’un Socrate, c’est en allant au bout de nos capacités intellectuelles, émotionnelles et physiques que nous croiserons peut-être un monde intuitif à explorer. Bergson nous permet de comprendre que cette exploration met en jeu l’évolution même de notre conscience. Le moyen par excellence d’établir une vérité n’est donc pas la démonstration mais le développement de l’art subjectif d’une évolution consciente de la conscience qui élèvera notre intelligence inductive et déductive au domaine de l’intuition.

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