I. Introduction.
Le mot « art » autrefois désignait indifféremment des choses
artisanales et des choses artistiques. Ce qui distingue un objet
artistique par rapport à un objet artisanal est qu’il n’a pas de
fonction utilitaire. Mais le sentiment de son existence gratuite nous
semble parfois vital.
Peut-on en dire davantage ? NON car en matière d’art ce serait :
« à chacun ses goûts et ses couleurs »
Nous allons interroger et remettre en question l’idée suivante qui revient souvent quand on parle d’art.
En fait cette formule traduit souvent l’idée qu’on ne pourrait pas
préciser une définition de l’art ni discuter des goûts et des couleurs
puisqu’ils sont personnels et varient en fonction des personnes.
Mais si les goûts sont personnels pourquoi tant de gens ont de nombreux
goûts communs et les partagent ? Pourquoi des modes artistiques
ont-elles autant de succès ? Que vaut une telle affirmation de gens qui
connaissent peu l’art que ce soit par l’effort de développer un sens
artistique ou un esprit d’ouverture culturelle ?
Remarques scolaires à ce propos :
/ !\ Ne pas citer dans une copie de bac les exemples suivants :
Joconde : Da Vinci & Guernica : Picasso car ils sont symptomatiques
du fait qu’on ne connaît rien d’autre en art pictural et que notre goût
est peu développé.
/ !\ Il est très pénalisant du point de vue scolaire d’en rester en
conclusion d’une réflexion à cette formulation« à chacun ses goûts et
ses couleurs ».
Nous allons voir maintenant comment du point de vue argumentatif attaquer la formule irréfléchie :
« à chacun ses goûts et ses couleurs »
Il y a, semble-t-il, des expériences de beauté qui ne mettent pas en jeu
notre personnalité : on regardera avec étonnement quelqu’un affirmer
qu’un coucher de soleil n’est pas à son goût. Dans la nature, il peut
nous arriver au moins un instant de devenir la seule conscience de la
beauté de la nature : la conscience égocentrique de nous-même s’efface,
il n’y a pas de préférence à l’œuvre, il y a une joie désintéressée de
la conscience d’être la conscience de la nature. Face à telle œuvre
d’art, nous pouvons aussi avoir l’expérience d’un sentiment de beauté
qui ne met pas en jeu nos préférences personnelles c’est-à-dire nos
goûts personnels.
Cette formulation « à chacun ses goûts et ses couleurs » cache donc
la difficulté de situer les qualités diverses des expériences de l’art
que nous pouvons faire.
Pour comprendre cela, posons la distinction entre les différents concepts : fait et valeur, objectif et subjectif.
A* : « la beauté » est ici un fait qui ne dépend pas de nos goûts même si ce fait reste subjectif.
C’est la beauté d’un coucher de soleil ou le sentiment universel de beauté d’une œuvre d’art
B* : Affirmer « À chacun ses goûts et ses couleurs » est pertinent quand nos préférences sont en jeu.
*CC* : Notre problème est de savoir mieux situer l’art entre fait subjectif et valeur subjective ?
Dans ce but, il y a alors les deux approches A* et B* à étudier de façon plus approfondie :
1re approche approfondie B* :
« A chacun ses goûts et ses couleurs » suscite une pensée relativiste.
Etre relativiste : c’est penser que tout est Relatif à nos goûts
personnels, c’est dire d’un point de vue relatif : « il y a mes
préférences (x est meilleure que y) », c’est dire d’un point de vue
absolu : « toutes les préférences des uns et des autres se valent ».
Il y a selon nous deux sortes de relativisme :
- Le relativisme vulgaire n’est pas créatif, il est souvent consommateur. En général, il a les goûts de la plupart des gens. Il n’a pas une véritable culture du goût. Elle a souvent une tolérance négative, elle cache le mépris du grand nombre vis-à-vis des minorités.
- Le relativisme fort comprend la formule « à chacun ses goûts et ses couleurs », comme un appel à l’originalité et à la création. Le relativisme fort se moque du relativisme vulgaire : la personne qui vend du parfum et qui dit « soyez vous-mêmes, achetez ce parfum », manipule le client : si tout le monde a le même parfum, que signifie être soi-même ? De nos jours, le relativiste fort est un publicitaire, un créateur de mode. Mais est-il possible de ne pas opposer l’individualisation artistique qui met en jeu des préférences personnelles et l’universalisation de la création artistique ? Dans ce cas la valorisation subjective participerait à une évolution du fait subjectif… Le relativisme fort s’il considère la création artistique comme participant à l’évolution de la conscience humaine se remettrait en question comme relativisme : tout ne se vaudrait pas !
2e approche approfondie A* :
« Le
sentiment de beauté » est-il une expérience seulement impersonnelle ou
peut-elle être une expérience personnelle de l’universel ? En d’autres
termes s’agit-il d’une expérience d’abord naturelle ou d’une expérience
d’abord culturelle voire surnaturelle ?
Le sentiment de beauté est un sentiment désintéressé (une belle femme ou
un bel homme n’est pas forcément désiré quand ils sont jugés beaux car
même si on changeait d’orientation sexuelle, on les trouverait toujours
beaux), alors que l’émotion agréable est intéressée et personnelle (les
frites sont bonnes ou le regard d’un homme est attiré par une fille à
son goût).
Cette distinction semble faire de la beauté une expérience réservée à un
être rationnel et donc une expérience d’abord culturelle mais nos
exemples même permettent de la mettre en question. Un bel homme ou une
belle femme ne sont-ils pas en fait appréciés de façon réfléchie comme
pouvant être attirants sexuellement ? Une femme n’apprécie-t-elle pas la
beauté d’une femme comme ce qui à la réflexion est en mesure d’attirer
le regard de l’autre sexe ? Dans ce cas la beauté n’est-elle pas
l’expérience naturelle d’un désir réfléchi jusqu’à sa contemplation
détachée ? L’artiste essaie pour rendre la beauté d’une femme
d’accentuer dans sa représentation ce qui en elle attire et ainsi peu à
peu il apprend même à déplacer notre sens de la beauté féminine : l’art
serait alors une activité culturelle qui pourrait transformer jusqu’à
notre nature même…
Ces approches montrent à quel point dans le domaine de l’art fait
subjectif (nature de la conscience humaine) et valeur subjective
(mentalité culturelle) se superposent et peuvent glisser de l’un à
l’autre.
Dans une première partie, on se demandera si l’art peut se réduire à
n’être qu’un fait subjectif. On examinera deux conceptions du fait
subjectif l’une surnaturelle, l’autre naturelle.
Dans une seconde partie, on se demandera si la beauté est d’abord naturelle ou culturelle.
Et enfin, dans une troisième partie, on envisagera si l’art peut être une création indépendante de la beauté.
II. L’art comme fait subjectif
Transcendant : Qui échappe à toute définition, qui n’est pas immanent.
Immanent : Qui sont tous sur le même plan.
A. Le fait subjectif transcendant.
1. Le beau en soi / Le beau absolu.
Pour Platon, on peut découvrir l’origine commune des idées dont
l’idée d’âme, l’idée de beauté, etc. Cette origine est au-delà des idées
qui sont habituellement définissables et observables grâce à la
pratique de l’ascension dialectique. Cette beauté absolue est au-delà
des idées incommensurables c’est-à-dire les plus incomparables tellement
elles semblent contradictoires. C’est un mouvement et ce n’est pas un
mouvement. C’est en-dehors du temps, de l’espace, donc c’est éternel et
impérissable et c’est l’origine unique de l’existence, de tout ce qui
existe temporellement. Une âme a l’existence, notre corps a une
existence temporaire, et cette beauté absolue EST l’existence. L’erreur
philosophique de jeunesse dans sa recherche de beauté est de confondre
la recherche de l’être avec celle de l’avoir.
Remarque : pour approfondir ce point en cliquant ici vous trouverez un extrait commenté du Banquet de Platon.
2. Les conséquences pour l’Art
Premièrement, si l’artiste célèbre les beautés corporelles et matérielles, il nous égard.
Platon dans son livre La République considère le lit sous trois façons :
1. Le lit matériel (celui dans lequel on dort) fabriqué par l’artisan,
2. L’idée du lit (son plan qui surgit dans l’esprit humain) issue de la réflexion,
3. Le lit peint par l’artiste qui copie le lit matériel.
Selon Platon, le lit artistique est à l’évidence une tromperie. Il
condamne l’art qui imite le monde matériel. L’idée de lit est plus
importante que le lit matériel lui-même. En effet, si le lit casse, si
nous n’avons pas l’idée, nous ne pouvons pas le remplacer. L’artisan est
nécessaire à la vie sociale tandis que l’artiste menace la qualité
spirituelle de nos vies. Toutefois, Platon fait une exception pour les
artistes qui parviennent à évoquer le monde des idées. Les
représentations symboliques mais irréalistes du point de vue matériel
(comme les Dieux Égyptiens) sont pour lui un véritable art. La beauté
absolue tend à faire mépriser la beauté du monde matériel. Certaines
interprétations religieuses radicaliseront Platon et affirmeront que
tout plaisir propre au plan matériel tend à être un péché (un manquement
au désir de Dieu).
B. La beauté comme harmonie : le fait subjectif immanent.
L’approche de Platon rend les beautés matérielles et naturelles à
jamais imparfaites. Les Stoïciens évoquent l’expérience d’une beauté à
côté de laquelle est passé Platon. Pour les Stoïciens, certaines beautés
sont d’autant plus belles qu’elles intègrent des imperfections.
Certains détails imparfaits renforcent parfois l’originalité de
l’ensemble. Exemple : Dans un morceau de musique, une note qui ne
s’inscrit pas dans la mélodie peut renforcer l’harmonie.
Platon ignore la puissance de l’harmonie (hormis peut-être sous la forme
arborescente (Une hiérarchie) d’un rayonnement s’échappant reflets
insignifiants du centre de tout où trône la transcendance la plus
absolue). Seule l’harmonie est une beauté capable d’intégrer des parties
laides.
Exemples :
1. Un tableau impressionniste vu de près montre des
tâches de peinture. En s’éloignant, on comprend que ces tâches de
peinture crée une harmonie.
2. Une cascade vue de près ne montre que de
l’eau, mais vue de loin elle s’avère belle.
Le secret de l’harmonie, c’est de regarder à bonne distance. Elle
suppose d’être observée d’un certain point de vue. Cependant, à la
distance humaine habituelle, l’univers peut sembler menaçant, injuste,
laid. Pour les Stoïciens, l’univers est un être vivant dont nous sommes
des parties, des organes. Dans le corps humain, c’est le renouvellement
constant de nos cellules qui assurent la santé du corps. Les cellules
qui ne reçoivent plus l’ordre de mourir forment un cancer : la mort sert
l’harmonie du tout. Le Stoïcien est celui qui essaie intérieurement de
découvrir l’harmonie de l’univers. Le Stoïcien s’efforce de voir tous
les évènements, même les plus désagréables, comme des évènements
harmonieux. Pour un Stoïcien, le criminel fait un acte de l’univers.
- Dans l’histoire d’Épictète, le bourreau est aimé par lui comme un acte de l’univers.
- Dans un combat, un Stoïcien voit un jeu de l’univers avec lui-même. Rien ne se perd de l’harmonie, elle se transforme. Mais est-ce que rien ne se crée ?
Une œuvre d’art imite toujours l’harmonie de la nature, elle la
révèle. La puissance des vocations de l’œuvre d’art est liée à des
règles d’harmonie. Ces règles, en Occident, ont consisté en des
proportions du corps humain (une grosse tête sur un petit corps nous
paraît laid par exemple). En Occident, on estime qu’il y a un beau
rapport entre la taille de la tête et du corps (environ 1/5 pour la
tête et 4/5 pour le corps). Pour les Stoïciens et plus tard les
cartésiens comme Boileau, ces règles étaient immuables.
Quand on regarde les différentes cultures, il y a plusieurs règles d’harmonie possibles.
Exemple :
La musique est un domaine de l’harmonie où on assiste
aujourd’hui à un métissage. Les harmonies occidentales se marient avec
les harmonies orientales. Les métissages d’harmonie musicale sont
l’œuvre d’artiste, elles ont toujours un style individuel.
Les Stoïciens n’avaient pas pensé que l’harmonie naturelle pouvait
comporter des dimensions culturelles et individuelles. Avec les
Stoïciens, l’harmonie a pour modèle l’harmonie de la nature. Mais les
Stoïciens ont négligé que la nature peut être réinterprétée et
transformée culturellement et individuellement.
III. L’art comme création, indépendante de la beauté
Nous avons vu que l’art, jusqu’au XXe
siècle, a eu pour but la beauté. Mais cette adoration de la beauté a
imposé des règles aux artistes. Elle leur a interdit d’exprimer leur
propre individualité. Certains artistes ont considéré que l’art se
comportait à leur égard comme les religions qui imposent leur croyance.
D’ailleurs, comme nous l’avons vu avec Platon et les Stoïciens, la
beauté a longtemps été considérée d’un point de vue quasi-religieux
puisqu’elle donnait un accès à l’absolu. Longtemps, les religions ont
imposé une morale à l’art.
Les artistes ont défendu l’idée que l’art peut ne pas être moral.
D’ailleurs même les récits qui ont une fin morale présentent des
personnages immoraux, sinon seraient-ils aussi intéressants ?
Le récit fondateur de la crucifixion de Jésus-Christ en Occident a
convaincu les artistes qu’il pouvait y avoir de belles représentations
d’une chose laide.
Par la suite les artistes se sont libérés de la morale et de la
religion : ils pouvaient faire une belle représentation de n’importe
quelle chose laide.
Mais ils n’avaient pas encore libéré l’art de la beauté.
Les dadaïstes ont alors produit des œuvres d’art qui n’avaient aucune
beauté. Ce qui définit l’art, c’est alors le geste de l’artiste qui
brise les conventions. Pour ce courant artistique, le plus important
n’est pas la beauté mais la force créatrice de l’artiste. L’art devient
un mode de vie, il s’agit de se libérer de toute forme d’autorité afin
d’être créatif dans tous les domaines.
Cependant, ce mouvement où l’individu tourne le dos à l’harmonie et à la transcendance de la beauté rencontre des limites.
Dans les arts plastiques, cette attitude de refus de la beauté reste prédominante.
Mais dans le domaine de la musique, cette attitude a rapidement été
réinscrite dans une nouvelle forme de recherche de l’autre. La dimension
individuelle dans sa force a été élargie par métissage d’identités
retrouvant ainsi les dimensions cosmiques et transcendantes de la
beauté.
IV. Conclusion
Il y a donc trois dimensions de la réalité en jeu au sein de la
recherche artistique et peut-être au sein même de toute activité
créatrice :
- une dimension transcendante, comme le nécessaire arrière plan de silence sur lequel s’inscrit la révélation musicale dont la profondeur le révèle sans cesse sous des jours nouveaux. Ce n’est pas seulement un silence volontaire c’est un silence inhérent à la conscience,
- une dimension immanente et cosmique d’harmonie, comme en musique où le sens mélodique s’enrichit d’une richesse cosmique et spatiale à l’aide d’harmonies qui le déplace dans l’espace temps,
- une dimension individuelle comme l’interprétation musicale ne cesse de le révéler.
Citations :
Platon : « Il existe un beau en soi qui orne toutes les autres choses et les fait paraître belles quand cette forme s'y est ajoutée. »
Francis Bacon : « Toute beauté remarquable a quelque bizarrerie dans ses proportions. »
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