dimanche 26 octobre 2014

JUSTICE - PEUT-ON JUGER AUTRUI ?


I – Introduction problématique.

Le mot juger a deux orientations : mieux discerner ou émettre un verdict sur un être, le condamner éventuellement. Rendre justice semble nous imposer de juger moralement. Certes il s’agit d’établir les faits mais il faut bien juger les intentions, la nature de ce qui a conduit à l’acte : la folie, la préméditation, circonstances atténuantes, circonstances aggravantes, etc.
Mais du point de vue moral, juger autrui comporte le risque de susciter la haine, la colère, la tristesse, etc., sentiments qui rendent immoraux. Juger autrui masque souvent une absence d’effort moral : « tu vois la paille dans l’œil du voisin, tu ne vois pas la poutre dans le tien », dit L’Evangile.
Une éthique centrée sur la vérité condamnera le jugement moral comme vision illusoire du monde. Car tout acte que ce soient les miens, ceux des autres ou de l’univers n’obéit qu’à des lois universelles. Donc le jugement moral en attribuant l’acte à une personne est peu objectif. Rendre justice exige avant tout un acte de jugement objectif. 
Savoir s’il y a une justesse du jugement voire une justice a donc pour enjeu la question du libre choix et celle de la possibilité d’une action objective.

II – Le déterminisme rend inepte le jugement moral.

Juger moralement est illusoire puisqu’un déterminisme est à l’œuvre dans tous les actes : tout obéit à des lois nécessaires. Bien sûr, des développements récents de la physique laissent la place à un indéterminisme. Mais « Le hasard n’abolira jamais un coup de dés. » : l’indéterminisme ne fait pas de moi un être libre mais un être déterminé par le jeu du hasard. Ainsi même si le déterminisme n’est pas absolu, il suffit à rendre le jugement moral illusoire : lequel de mes actes est libre et dans quelle proportion ? 
Mais même si le déterminisme semble l’interprétation la plus efficace de ce qui apparaît dans la conscience, on ne peut pas statuer sur sa valeur concernant la réalité des choses. Les choses nous sont toujours connues à l’intérieur de l’esprit humain et jamais telles qu’elles sont en dehors de l’esprit humain : le réel que nous découvre la science ne peut que rester voilé. Malgré les apparences déterministes, Kant invite à parier sur le libre choix moral. Toutefois si le « moi » est vécu comme les choses c’est-à-dire que de l’intérieur de la conscience, comment le penser libre et non déterminé comme les choses ? N’ayant pas accès aux choses hors de l’esprit, n’y a-t-il pas plus de rigueur à bâtir une éthique à partir de ce qu’est la vie vécue du « moi » ?
Il s’agit pour nous de mieux connaître les déterminations psychiques et ainsi de mieux agir. En acceptant ce qui arrive, on peut échapper aux limites du jugement moral. L’énergie que nous perdons à refuser ce qui arrive, sera de nouveau disponible. Au lieu de vivre avec l’idée de ce qui doit être du point de vue moral, nous commencerons « à simplement vivre au lieu de penser vivre ». Nous connaîtrons de moins en moins d’opposition entre notre expression individuelle, celles des autres et celle du tout qui se manifeste en nous. 
Au tribunal, le juge ayant intégrer cette sagesse ne jugera pas moralement l’accusé, il se contentera de voir les faits grâce aux informations fournies lors du procès. Il jugera de la nature des déterminations qui menèrent au non respect de la loi et prendra les mesures qui en tiennent compte. Si l’individu est dangereux pour la vie sociale, on l’isolera pour l’empêcher de nuire. Mais on cherchera aussi à l’affranchir des déterminations qui l’ont poussé à ces actes afin de le réhabiliter socialement. Juger justement signifie ici voir et prendre conscience des déterminations afin de s’en libérer ou d’en libérer autrui de gré ou de force quand il menace la sécurité des personnes.


III – L’effort de juger : une illusion bénéfique.

Mais nous avons vu que la morale elle-même affirme que le jugement moral en suscitant en nous des sentiments négatifs devient immoral. Juger moralement ne peut pas nous conduire à condamner radicalement l’autre. L’autre n’est jamais l’acte qu’il commet dans la mesure où la morale évoque un sujet non déterminé par ses choix. 
Il y ainsi par exemple une différence entre dire fermement à son enfant « tu as fait une bêtise, je vais te punir pour que tu y réfléchisse et ne le fasse plus » et lui dire d’un ton insultant et colérique « tu es bête ! tu ne réfléchis jamais ! Je ne veux plus te voir ! Vas dans ta chambre ou je te mets une baffe ! » : dans un cas le parent est au service de son enfant en lui donnant une bonne éducation, dans l’autre il sert inconsciemment son agressivité et sa morale reste superficielle. 
La morale nous permet de juger rationnellement des actes mais sans les refuser émotionnellement et sans les identifier à la dignité de la personne. Du point de vue pratique nous arrivons donc à réintégrer les principes éthiques exposés auparavant en évitant certaines difficultés. 
Dans la sagesse déterministe, en effet, il y a le rôle central de la connaissance. Il y a au fond la possibilité d’un effort ou non pour s’y adonner. Il y a donc bien un choix, insistera le moraliste.
Le sage déterministe en réponse se distinguera du fataliste. On connaît l’argument paresseux. Inutile d’agir, ce qui doit avoir lieu aura lieu. En fait ce jugement induit une détermination : inutile d’agir. Le déterminisme inclut l’effort, il y a un effort de connaissance à mener. Mais il ne faudrait pas se faire d’illusion : ce n’est pas « mon » effort, c’est l’effort que le tout exprime à travers l’individu que je suis. Le « moi » entre en conflit avec soi, les autres et le monde car il n’aperçoit pas que tous les actes, les siens compris, sont le fruit des déterminations du tout. Etrange paradoxe : le sage m’invite à faire le choix pratique d’une connaissance de soi qui me montrera que le choix a toujours été illusoire. Il me montre qu’intimement nous sommes libres non en tant qu’une simple partie, mais comme une autodétermination du tout.


IV – Juger : une prise de conscience créatrice.

Juger moralement autrui prend ici un sens nouveau : il s’agit de lui donner la chance de se joindre à cet effort de prise de conscience. Nous pouvons lui et nous si notre amitié a cette teneur spirituelle nous aider à mieux voir. Il ne s’agit pas de s’autoriser des reproches ou d’exprimer à l’autre le refus de sa conduite mais de nous entraider à mieux voir ce qui nous détermine. Il ne s’agit ni de pardonner, ni de le condamner mais de se donner la possibilité de voir son illusion. Les décisions du moi relèvent de l’illusion mais le choix du refus de la connaissance de soi le rend davantage illusoire. Le bien et le mal du jugement sont relatifs puisqu’en soi tout est déterminé. Mais quelle acceptation de soi, de l’autre et du monde peut atteindre le meurtrier qui refuse à un autre de vivre ? En fait son meurtre part du refus de la réalité. Le sage connaît la relativité du jugement moral mais il sait qu’il y a là un préalable à la connaissance de soi, celui qui est incapable de respecter les règles sociales élémentaires refuse au fond d’accepter l’une des principales détermination en présence : la puissance de l’ordre social. Par ailleurs il sait que le désordre social implique le désordre mental des gens, les victimes seront souvent blessées jusque dans leur compréhension de soi, des autres et du monde. La morale est donc un palier relatif mais un palier nécessaire en vue de la sagesse. 
Par ailleurs, si le sage se vit comme l’expression des déterminations du tout, il peut se découvrir une forme d’autonomie créatrice. 
L’immoralité apparaît bien plus qu’un refus de ce qui est, elle est un refus d’évoluer positivement, elle est un refus de créer qui amplifie les forces de destructions dans ce qui est. 
D’un point de vue, le sage veut la détermination du tout mais d’un autre point de vue, il est la conscience même du tout qui se donne des lois à soi-même et qui à travers ces lois qu’il se donne évolue. Lorsque nous nous donnons la loi morale à nous-même, lorsque face à autrui d’une autre culture morale que la nôtre nous trouvons des solutions inédites qui vont dans le sens du partage et de la rencontre, nous participons par cette autonomie à la conscience créatrice du tout. Cette autonomie s’avère créatrice, elle s’exprime par une intuition. Ici l’intuition n’est pas un pressentiment, l’intuition exprime l’évolution de l’union entre une partie singulière et le tout dans la conscience. Ainsi tel dilemme produira une solution inattendue rendant indépendante des conditionnements, c’est-à-dire de ce qui déterminait jusque là. Cette autonomie va plus loin que celle de Kant qui restait le résultat d’une procédure rationnelle. Celle de Kant pose ainsi des lois universelles définitives tandis que notre autonomie intuitive pose des lois universelles en devenir évolutif. Cette autonomie qui lie l’individu et la nature dans sa profondeur est la source de toutes les déterminations mais face à la singularité de situations inédites, nous voyons qu’elle n’est pas enfermée par les lois qu’elle a produites, elle fait émerger d’autres lois qui permettent de sortir des impasses suscitées par les vieilles lois. La sagesse s’inscrit donc au sein d’une évolution créatrice du tout qui ne cesse de remettre en chantier les morales relatives dans la rencontre avec les autres. 
Face à autrui, ce qui est en jeu est l’acte moral créateur qui puisse offrir à chacun de nous d’être davantage nous-même au service de nos rencontres. Du point de vue pratique, il convient alors de se demander si mon jugement me ferme ou non à la rencontre avec l’autre personne qu’elle ait commis un crime, qu’elle ait adopté un style de vie contraire à la morale qui est la mienne, etc.


V - Conclusion.

Nous voudrions conclure en rappelant que le jugement d’autrui ne peut être considéré en dehors du jugement de soi-même et du monde. Nous ne pouvons jamais condamner l’autre moralement sans nous même nous condamner à refuser ce qui est et donc à être un facteur d’inertie pour l’évolution de ce qui est. Autrement dit condamner l’autre moralement c’est se condamner soi-même à l’illusion et à plus ou moins long terme à souffrir d’une évolution qui nous échappe de plus en plus. Bien sûr, il faut bien préserver la société des criminels. Mais nous courrons des risques à condamner des êtres humains sans soigner leurs blessures personnelles, sociales et culturelles : la criminalité continuera à croître. Les discours sécuritaires, les diatribes contre l’incivilité masquent une inertie morale qui sert une agressivité immorale sous-jacente et au fond un mépris de la dignité des autres humains : il est urgent de considérer l’évolution morale à laquelle nous appellent ces personnes sans repères (ou dans la confusion) pour la plupart blessées par manque d’amour.

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