vendredi 24 octobre 2014

Une connaissance scientifique du vivant est-elle possible ?

I - Introduction problématique.



motivation du sujet et problématisation :

Aujourd’hui, il existe de nombreuses biotechnologies et les progrès de la médecine sont indéniables. Il paraît donc quelque peu déplacé de se demander si une connaissance scientifique du vivant est possible.
Cependant les débats sur l’usage des biotechnologies et sur leur réelle valeur du point de vue scientifique permet de lancer le débat de deux façons. Premièrement l’éthique même ne doit-elle pas rendre impossible une certaine connaissance scientifique du vivant ? Certaines manipulations génétiques ou certains travaux sur des cobayes ou des fœtus ne sont-ils pas condamnables ? Deuxièmement, la connaissance du vivant n’est-elle pas limitée par le fait même que la vie n’est pas réductible à des lois de la matière moins complexes telles que celles des réalités atomiques ou de la chimie ? En effet cette connaissance n’implique-t-elle pas des niveaux subatomiques ou des niveaux systémiques plus vastes liés au milieu. Enfin troisièmement, n’y a-t-il pas des limites internes à toute forme de connaissance scientifique de la matière impliquant une limitation de la connaissance du vivant lui-même ?

annonce du plan :

Nous verrons comment une connaissance du vivant peut se fonder sur des modèles physiques et chimiques. Descartes s’avère un précurseur fondamental avec son projet d’une médecine nous libérant de notre mortalité, projet par excellence éthique.
Ensuite nous pointerons les bornes éthiques nécessaires face à ce type de connaissance et ses applications possibles ainsi que les limites inhérentes à cette connaissance telle que majoritairement elle se présente chez les biologistes.
Ces limites de la connaissance du vivant telle qu’elle est pensée aujourd’hui ne sont pas seulement épistémologiques mais sont radicalement liées à la nature profonde du processus évolutif que leur paradigme de départ les empêche de pleinement comprendre. Car malgré elles, elles redonnent un sens nouveau à ce fait de la conscience dont Descartes faisait le point de départ de toute connaissance.

II - La possibilité d’une connaissance scientifique du vivant.


a - la perspective cartésienne : les corps sont des machines complexes.


Descartes distingue l’âme et le corps et il affirme que seuls les êtres humains sont dotés d’une âme. Notre corps comme celui des animaux n’est qu’une machine. Le doute sceptique lui permet de montrer que notre conscience peut se détacher du corps en doutant de tout ce qui en provient : les passions, les sensations et les mémorisations. Pour lui notre corps s’inscrit dans le reste de l’univers et plus particulièrement de la substance spatiale (res extensa) qui est d’une seule nature. Notre corps obéit donc au même loi que le reste de l’univers même si sa mécanique est plus subtile que la plupart des choses présentes dans cet univers. Si on étudie cette mécanique et qu’on apprend à la restaurer alors on pourra à l’évidence nous êtres humains concourir à ce qui restait une foi religieuse : la résurrection des corps.

b - Les nuances entre vivant et machine à partir de Kant.

Cependant il y a des différences entre le vivant et les machines. Ces dernières ne se reproduisent pas, une panne mécanique n’est pas une maladie, l’usure n’est pas tout à fait la mortalité.
Tout d’abord les machines n’ont pas la faculté de se reproduire de façon équivalente à notre sexualité. Elles ne peuvent s’unir et former une machine qui aura un mélange des caractères de ses géniteurs. Cette capacité de mélange des caractères des êtres vivants est une formidable source d’évolution du vivant. La sexualité n’est qu’une de ces formes d’échanges de caractères. Par ailleurs, il y a des vivants les bactéries ou les virus qui ne génèrent qu’une image individuelle sans mélange interindividuel mais même au cours de ce processus, il y a d’infimes variations qui ne mettent en péril simplement le nouvel individu mais qui peuvent se révéler avantageuse dans le milieu.
Ensuite une maladie révèle des facultés internes de réparation dont ne dispose pas une mécanique. Nietzsche remarquera que ce qui ne tue pas rend plus fort. Autrement dit, la guérison d’une maladie n’est pas un simple rétablissement mécanique mais plutôt un nouvel équilibre physiologique et vital plus fort. Là encore le vivant possède des processus d’évolution inconnus des machines.
Enfin l’usure n’est pas l’équivalent de la mortalité d’une partie des êtres vivants : la mort est un facteur d’évolution puisqu’elle libère le milieu des êtres vivants d’une génération précédente et laisse la nouvelle génération s’épanouir plus aisément elle dont certains membres sont porteurs de nouveautés évolutives.

c - la perspective physiologique : la vie est un phénomène physico-chimique dont l’élément central est l’ADN. (Jacques Monod and co)

Toutefois malgré ces nuances entre la machine et le vivant qui consiste surtout en une capacité d’auto-organisation évolutive, il n’en reste pas moins qu’on peut trouver un plan où ramener la vie aux lois de l’énergie espace temps : la chimie. Descartes pensait l’univers comme une énorme mécanique faites de tourbillons de diverses formes. Il passait à côté de l’échelle physico-chimique telle qu’elle s’est révélée au 18e et 19e siècle.
C’est non pas la mécanique qui permet de comprendre le vivant contrairement à ce que pensait Descartes mais la chimie. Schrödinger un physicien pressentit l’existence d’un quasi-cristal au cœur de la cellule, l’élément caractéristique du vivant. Ce quasi-cristal devrait avoir la capacité de transmettre un certain nombre d’informations chimiques caractérisant une forme de vie. En 1953, James Watson et Francis Crick isolérent l’ADN, l’Acide Désoxyribonucléique. Dans les années 1970, Jacques Monod dans Le hasard et la nécessité essayait de montrer que tous les processus d’évolution du vivant s’expliquaient par des processus physico-chimique et donc ultimement notre pensée était un processus physico-chimique issu du jeu évolutif du hasard et de la nécessité.

III - Les limites éthiques et épistémologiques de la science du vivant.


a - Les limites éthiques.


Expérimenter sur le vivant revient souvent à briser son intégrité par la vivisection, la manipulation génétique, etc. Contrairement à ce que pensent les cartésiens, là où il y a de la vie, il y a des degrés de conscience. On peut s’appuyer sur La conscience et la vie de Bergson pour étayer ce point de vue. Bergson remarque que chaque embranchement évolutif majeur correspond à l’exploration par le vivant à l’aide d’une nouvelle organisation matérielle d’une plus grande marge de liberté au sein de la matière. La poussée de la plante est ainsi un embranchement de l’évolution à côté de celui des animaux qui à la croissance ajoute toute sorte de mobilité qui favorise la conquête de nouveaux milieux. De ce point de vue les mammifères représentent un nouvel embranchement à côté des animaux mus essentiellement par l’instinct. Ils sont mus de plus en plus par l’intelligence et donc par une forme de conscience réfléchie. Ainsi une expérience sur un singe risque de montrer un irrespect d’un lointain cousin. Chaque animal doit recevoir un respect spécifique en tant qu’être plus ou moins conscient et lieu de manifestation de l’élan créateur de conscience.
Par ailleurs notre spécificité s’inscrit au sein d’un système du vivant, d’une toile de la vie. Quand nous y insérons diverses technologies physico-chimiques dont nos biotechnologies, le faisons-nous en connaissance de cause ? Notre connaissance de la toile de la vie, du tout de la vie dont la science écologique naissante explore le fonctionnement est-elle suffisante pour envisager les conséquences des bouleversements qu’engendrent cette insertion ? En physique et en chimie, on n’a pas affaire à des auto-organisations évolutives et leur système d’ensemble : un bricolage moléculaire a donc une efficacité vis-à-vis d’autres molécules. Jamais on n’a considéré ces insertions quant à leurs effets évolutifs. Bien sûr on étudie les effets négatifs depuis une trentaine d’année mais bien souvent des motifs financiers limitent l’étendue de ces enquêtes. Personne n’a vraiment envisagé que nous étions en train de modifier le milieu et donc ne s’est demandé scientifiquement quelles seront les conséquences évolutives puisque toute crise écologique dans le passé a représenté une opportunité évolutive...

b - Les limites épistémologiques.


Ceci nous ramène aux limites épistémologiques de la connaissance du vivant telle qu’elle est menée aujourd’hui en majorité.

Premièrement il y a les limites intrinsèques à toute science expérimentale souvent reconnue par le physicien de la physique fondamentale mais ignorées des autres sciences qui pourtant se réclame de sa rigueur. Toute théorie scientifique ne reste qu’une conjecture et elle n’est scientifique que si elle est testable ou falsifiable comme l’indique Popper. La connaissance scientifique ne pourra jamais tout connaître. Elle n’est qu’une généralisation du singulier. Elle réduit la pluralité du sens à un sens univoque. Nietzsche élargit le propos, il définit son vitalisme comme la pluralité de sens du vivant qu’il oppose à la tendance mécaniste de la science qui s’avère toujours réductrice du sens.

Deuxièmement il y a des limites propres à la connaissance du vivant. Est-il possible de la concevoir sans les échelles microscopiques et macroscopiques de la physique ? Aujourd’hui la biologie inclut la chimie mais qui sait dans quelle mesure les contraintes physiques n’ont pas joué par exemple sur l’évolution des morphologies biologiques ? Ce sont les études de Vincent Fleury à la fois biologiste et physicien ou de Jean Chaline avec Laurent Nottale un physicien qui aujourd’hui modifient le champ des théories de l’évolution biologique. La biologie est dès l’origine interdisciplinaire : pourquoi en réduire l’interdisciplinarité à la seule chimie ?

Troisièmement, il y a plus d’individualisation dans le champ biologique que dans le champ physique donc des organismes d’une même espèce n’ont pas les mêmes réactions face à un produit et selon les variations de son dosage. Le phénomène de l’allergie le montre clairement dans le cas de l’homme. Par ailleurs il y a des interactions d’un vivant avec son environnement qui expliquent des divergences évolutives alors qu’au départ ceux-ci disposaient par exemple d’un ADN semblable. Cette question révèle que la vie est un chaos déterministe. Dans quelle mesure les applications biotechnologiques prennent cette réalité au sérieux ? N’est-ce pas une erreur que de pas explorer davantage ce fait qui donne au fameux jeu du hasard et de la nécessité une autre configuration ? Les résultats décevants des travaux sur la génétique thérapeutique n’ont-ils pas pour origine cette question. Le hasard biologique n’est pas un jeu de dés, il s’apparente plutôt à l’interaction du lit et de son fleuve. Les variations chaotiques du flux d’un fleuve redessinent les berges et les fond de son lit, ce qui conduit à faire émerger de nouveaux comportement du tout. Le modèle du hasard et de la nécessité évoque la mécanique d’un dé. Notre image du lit et de son fleuve va même au-delà de ce qu’on nomme le chaos déterministe en introduisant la notion de lois émergentes. Ne serait-il pas temps de revenir à ces considérations fondamentales du vivant au lieu de se comporter en apprenti sorcier qui ignore tout des conséquences de ses actes ?

Quatrièmement, il n’y a pas reproductibilité de certaines expériences comme la théorie de l’évolution justement le révèle. Or cette reproductibilité de l’expérience n’est-ce pas un critère de scientificité mis en avant par les sciences physiques ? Certes la physique a aussi affaire maintenant à cette non reproductibilité expérimentale en ce qui concerne l’astrophysique ou la mécanique quantique. Pour ce qui concerne la mécanique quantique, cette non reproductibilité partielle est due à une interaction entre l’observation et l’observé que pourtant on pensait réservée aux sciences humaines. Le fait de l’évolution du vivant ne rapproche-t-il pas la connaissance du vivant plus encore d’une épistémologie propre aux sciences historiques ? La paléontologie qui étudie l’apparition de l’homme dans la lignée des primates est en un sens caractéristique de cette question épistémologique.

IV - Les limites ontologiques et phénoménologiques de la science du vivant.


La question de l’évolution nous ramène à travers l’épistémologie des sciences humaines au fait qu’une cellule n’est pas simplement un phénomène objectif, elle comporte en soi un potentiel de subjectivité et dés lors la biologie n’est pas une science purement explicative telle la science physique. La biologie est confrontée dés l’étude de la cellule à un problème corps-esprit. La chair cellulaire n’est-elle pas tout à la fois objet et déjà potentiellement sujet ? Le concept de chair n’est-il pas paradoxalement objectif et subjectif comme le montre la phénoménologie de Maurice Merleau Ponty ? Et plus près de nous, les travaux de Francisco Varela ne vont-ils pas dans le même sens mais cette fois d’un point de vue expérimental ?
Si on prend ce questionnement au sérieux on peut mettre en cause la biologie qui confond l’évolution avec un bricolage aveugle du hasard et de la nécessité tandis que du point de vue de la conscience, il semble que l’évolution la manifeste de plus en plus à travers le vivant. L’être humain, s’il n’est qu’une manifestation consciente du vivant, doit dans les disciplines scientifiques du vivant étudier ce fait qu’il est en train d’être le vivant prenant conscience de l’évolution de la conscience à travers le vivant tout en prenant cependant au sérieux qu’elle le point de vue intérieur à un jeu de hasard et nécessité du point de vue extérieur objectif. Pourrait-on envisager un libre-arbitre ou davantage des intuitions créatrices voire un élan créateur sans observer du hasard et la nécessité se transformant l’un l’autre ? Le pur hasard n’est-ce pas le chaos et la pure nécessité n’est-ce pas la négation d’une évolution créatrice consciente de la conscience ?
Ceci ne remet-il pas l’éthique au centre de la connaissance scientifique du vivant ? Quand l’être humain manipule la vie sans se poser la question de la conscience ne prend-il pas des risques ? Ne perd-il pas de vue le sens de sa présence au sein de l’évolution du vivant comprise aussi en terme d’évolution de la conscience ? Les manipulations génétiques sont anthropocentriques et c’est là leur faiblesse car elles ignorent leur incidence dans la globalité du phénomène de la vie et réduisent l’évolution à un bricolage physiologique sans se soucier des effets sur le jeu du hasard et la nécessité local et global qui va s’en trouver perturbé. Cette perturbation matérielle impliquera ainsi, quoi qu’on en dise, l’évolution de la conscience inhérente à l’évolution du vivant.
Les transhumanistes envisagent une évolution technologisée de l’humanité. Celle-ci ne doit pas hésiter selon eux à s’améliorer par le biais de ses technologies. Mais les transhumanistes ne sont-ils pas alors prisonniers d’un schéma de pensée où la conscience croitrait seulement en capacité mentale se dotant d’un corps de plus en plus performant et durable ? Toute technologie au service de la science révèle un défaut de conscience caractérisant notre conscience humaine mentale : nous ignorons ce qui se passe dans nos instruments eux-mêmes et ce qui se passe à cause d’eux dans l’environnement, nous ne ne voyons que ce que nos instruments nous donnent à voir et à manipuler. A vrai dire nous n’avons pas besoin de plus de QI, de mémoire, etc. nous avons besoin d’une conscience plus consciente de l’organisation globale de la matière qui nous permet de nous manifester en ce monde. Bien entendu, quand Galilée ignore ce qui se passe dans sa lunette parce qu’il est focalisé sur les étoiles et les planètes, nous progressons mentalement. Mais si, pour explorer le vivant et parce que nous prétendons le maîtriser, nous provoquons une catastrophe écologique sans précédent, n’aurons-nous pas créer plus qu’une crise écologique les conditions d’une crise évolutive ?

V - Conclusion.


La connaissance du vivant avec le développement de la neurophénoménologie d’un Francisco Varela a cependant déjà en partie effectué ce virage épistémologique que les biotechnologies ignorent. 
Souvent le biologiste devient un apprenti sorcier faute de prendre en compte l’interdisciplinarité nécessaire. Dans le cas de l’interdisciplinarité entre biologie et science physique, nous avons déjà évoqués les pistes intéressantes ouvertes par Vincent Fleury et Jean Chaline.
Les résultats actuels de la biologie sont des applications d’un paradigme matérialiste éculé même en physique contemporaine où l’indéterminisme et l’humilité face à l’inconnu est devenu de mise. Selon nous, l’interdisciplinarité entre la chimie et la biologie reste un champ trop étroit. Les faibles résultats médicaux des thérapies géniques ainsi que les faibles résultats des manipulations génétiques des plantes vis-à-vis de la production en tant que telle dans des conditions difficiles devraient amener les biologistes à considérer l’éventualité d’un changement de paradigme.
Les expériences neuropsychologiques sur des méditants bouddhistes, des contemplatives chrétiennes d’un Mario Beauregard qui collabora à des travaux de Damasio nous montrent que la spiritualité en tant qu’exploration consciente de la conscience n’est pas qu’une aberration des processus physico-chimiques cérébraux. Bergson qui considérait la mystique (une fois bien distinguée des tendances statiques, conservatrices et dogmatiques des religions) comme une dimension nécessaire d’évolution du vivant humain en regard des évolutions technologiques dues à son intelligence reçoit là comme une forme de confirmation posthume. Bergson nie peut-être à tord que la mystique puisse se généraliser car cela impliquerait selon lui que l’homme ne soit qu’une espèce de transition, mais par ailleurs quelque chose en lui le pousse à affirmer que l’univers est une machine à faire des dieux. Alors qui sait si le besoin de plus de conscience que la simple conscience mentale que l’on peut ressentir du point de vue même de notre intelligence ne se manifestera pas ?

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