I - Introduction problématique.
motivation et problématisation du sujet :
Un jeune enfant ignore le danger et ses parents doivent lui apprendre
à le percevoir. Ceci entre autres a fait dire aux penseurs empiristes
que l’esprit de l’enfant était comme une table rase, tabula rasa
où s’impriment des sensations qui organisées et réfléchies par
comparaison, ordre de succession, etc. produisent des idées. L’éducation
à la perception est donc fondamentale pour un empiriste car elle est le
prémisse à une éducation au maniement des idées.
Face à eux il y a des défenseurs de l’innéisme ou d’un a priori
de la perception humaine. L’enfant perçoit dès sa naissance sa mère et
son père, il ne les perçoit pas très bien visuellement mais il sait les
repérer olfactivement et auditivement. Une imprégnation entre parents et
enfants s’est donc mise en place dès la vie intra-utérine qui nie
l’idée d’une tabula rasa. Il y a un potentiel biologique qui permet
d’entrer dans le monde de la perception. La culture de la perception
émerge d’une nature humaine.
Présentation du sujet, de la problématique et annonce du développement :
Ainsi la question la perception peut-elle s’éduquer met en jeu le
débat entre la tradition empiriste et une tradition rationaliste
innéiste ou « a prioriste ». Nos exemples montrent que l’enjeu
sous-jacent à ce débat est le lien entre nature et culture : notre
perception peut-elle nous donner accès à une réalité ou n’est-elle que
le produit de notre éducation culturelle ? Les faits tendent à montrer
que les deux dimensions de la perception s’enchassent à tel point
qu’elles sont inséparables.
S’il n’y a qu’une nature perçue selon telle culture et que telle
monde perçu culturellement émergeant de la nature, ne faut-il pas
renoncer à cette distinction entre l’inné et l’acquis et ne considérer
que notre détachement possible vis-à-vis de toutes nos impressions ? On
pourrait renverser le sujet : ne faudrait-il pas au fond se déséduquer
de l’attachement à notre perception pour vraiment achever ce que l’idée
d’une rupture entre nature et culture fait seulement entrevoir ? Les
sceptiques nous proposent comme une déséducation de la perception que
nous devons considérer.
Enfin une fois ce détachement effectué pour éviter l’inhumanité de
l’indifférence, ne faut-il pas tenter de réinvestir une relation
authentique avec nos perceptions ? Une éducation à la perception
complète n’implique-t-elle pas toujours une éducation à la contemplation
mentale qui découvre un monde d’impression intelligible éclairant le
monde d’impressions sensibles ?
II - Développement de l’enfant, perception et culture humaine.
A notre naissance notre développement sensorimoteur est très minime.
La plupart des animaux, quelques heures après leur naissance peuvent se
mouvoir et accomplir un certain nombre d’activité. Un enfant humain n’a
semble-t-il que des informations très partielles vis-à-vis des adultes
humains. Il n’a pas de notion des distances car il n’a que des
sensations brutes qu’il est encore incapable d’analyser. Comme il ne
sait pas vraiment mouvoir son corps dans l’espace ou se servir avec
précision de sa main, il n’a aucune idée de la prolongation de son champ
de conscience tactile dans son champ de conscience visuelle. Certes il
semble disposer du potentiel intérieur qui lui permettra de développer
sa perception mais ce sera une série d’acquisitions qui éveilleront son
potentiel. La perception humaine s’éduque donc au sein d’une conscience
culturelle. Elle est comme le dit l’éthologue Boris cyrulnick 100% innée
100% acquise.
Nos diverses langues portent d’ailleurs les traces des diverses façon
de percevoir. Si dans une langue inuit on a une quarantaine de nom pour
désigner la neige alors que dans la nôtre il y en a moins d’une dizaine
est-ce que cela n’implique pas une façon culturelle de percevoir ?
La perception esthétique semble d’ailleurs variable suivant les
cultures. Un érudit aristotélicien regardera les étoiles comme fixée sur
une voute, il percevra que la terre est au centre d’un monde clos et
fini. Pascal au XVIIe siècle peu de
temps après la révolution galiléenne a déjà une perception du ciel
étoilé toute autre : « le silence de ces espaces infinis m’effraie »,
dira-t-il.
Lorsque je perçois une image j’ai oublié qu’on m’a appris à lire une
image . Je lis en général une image de gauche à droite et de haut en
bas. En perse où on écrit de droite à gauche la lecture d’une miniature
ne doit-elle pas être inversée ? Même notre perspective qui est
soit-disant une projections de ce que l’on perçoit en trois dimensions
sur une surface à deux dimensions n’échappe pas à certaines conventions
auxquelles il faudra s’éduquer. Ainsi les lignes de fuite verticales
sont souvent réduites, les déformations latérales de notre champ visuel
sont effacées. La perspective s’inscrit donc dans une culture.
D’ailleurs la perspective de la Renaissance qu’a-t-elle à voir avec
celle de l’hyperréalisme d’un Wyeth ? Aujourd’hui la pertinence des
tableaux des impressionnistes nous semblent immédiate alors qu’à leur
époque ils étaient rejetés par les expositions officielles.
Notre culture éduque donc notre perception plus ou moins
implicitement. Les adultes pointent du doigt ce qui doit être repéré
dans le champ de vision, nos premiers mots poursuivent ce pointer du
doigt, ils indiquent ce qui doit être perçu, quels détails négliger et
quels détails prendre en compte. La plupart d’entres nous seraient
incapable de percevoir un silex taillé au milieu d’un tas de silex alors
que pendant la préhistoire le moindre enfant devait en être capable.
Certaines personnes âgées éprouvent d’ailleurs un sentiment semblable
quand elles voient des enfants utiliser des ordinateurs alors qu’elles
ne savent pas à quoi correspondent telle ou telle icône sur un écran
d’ordinateur.
III - Il faut reconsidérer nos perceptions pour atteindre le bonheur.
Tout homme perçoit un champ de perceptions et non un ensemble de
sensations brutes car le vivant ne perçoit jamais un ensemble de
sensations brutes car sinon il ne distinguerait pas l’échelle où se joue
sa survie ainsi que l’avenir de son espèce. Pour des raisons
adaptatives au sein de la nature tout être vivant a donc une perception
structurée et l’homme même s’il est un être de culture qui est moins
prisonnier d’une structuration de la perception donnée doit tout de même
percevoir la nature en fonction des intérêts liés à sa survie. Ainsi
dans le champ de perception humain on peut envisager de distinguer ce
qui relève d’une culture donnée et ce qui relève vraiment de l’émergence
de la culture comme processus d’adaptation au sein de la nature.
Nietzsche explique en ce sens que nos logiques qui s’apparente pour nous
à une vérité ont certainement une telle origine adaptative qui doit
nous conduire à les relativiser. Nietzsche permet ainsi de dépasser le
débat sur les idées innées et les idées acquises dans une perspective
évolutive.
Ces catégories de nature et de culture demeure des catégories de
notre perception humaine elle-même. Ce sont des valorisations liées à
nos impressions d’être un corps. Mais on doit bien admettre que dans
notre conscience ce ne sont que des impressions. Parmi les impressions
qui structurent notre perception nous avons celles de notre ego. Cette
impression de soi est toujours centrée sur soi. Certes elle est plus ou
moins égocentrique selon son éducation morale mais comme nous l’avons
montré elle est forcément au moins ethnocentrique puisque toute
impression est liée à une culture ou au mieux anthropocentrique quand on
considère un fond humain du champ de perception qui permet aux cultures
de dialoguer et que l’éducation place au centre cette valeur du
dialogue. Le fait même de manger telle chose et non telle autre conduit à
des valorisations et des dévalorisations perceptives : dans le fait de
préférer seulement la nourriture typique de sa culture il y a déjà un
indice d’ethnocentrisme.
Cependant notre discours même en montrant comment l’homme est
enfermée dans les limites de sa perception ouvre un espace pour les
percevoir et s’en libérer au moins en un certain sens. Il ne s’agit plus
alors de s’éduquer ou d’éduquer à la perception mais plutôt de s’en
déséduquer. Les sceptiques remarquent que nos impressions perceptives
peuvent ne correspondre en rien à une réalité en dehors d’elles. Certes
le fait qu’elles s’inscrivent comme une impression sur une tablette
donne le sentiment qu’elles sont causées par une réalité extérieure mais
on remarquera que une impression mémorisée a parfois autant d’intensité
qu’une impression nouvelle qui frappe par son incomparabilité avec
toutes celles qu’on a pu mémorisée. Or un souvenir, une impression
mémorisée n’a pas d’existence réelle, elle n’est que fictive. Si on
admet par ailleurs que nos impressions sont structurées par notre
culture humaine, même celles qui nous paraissent incomparables et
nouvelles s’inscrivent dans notre corps de culture. Aucun être humain
par exemple ne perçoit semble-t-il des impressions sensibles en dehors
de l’impression d’espace et (ou) de temps donc l’impression sensible la
plus extraordinaire rentre tout de même dans le cadre d’une perception
humaine et culturelle. Toute perception sensible extraordinaire n’est
souvent que l’ordinaire d’une autre culture qui s’est bâtie autour
d’elle.
Quel est l’intérêt de la démarche sceptique qui consiste à regarder nos
impressions comme des fictions dont on ne peut savoir si elles
correspondent à une réalité ou si elles sont purement illusoires ?
Imaginons qu’à force de se déséduquer d’une réalité des impressions nous
regardions nos pensées, nos émotions voire nos passions ou nos
sensations comme des fictions : ne serions-nous pas libre de toutes nos
impressions ? ne serions-nous pas dans un état de paix et de sérénité ?
N’aurions-nous pas vaincu toutes nos formes plus ou moins subtiles
d’égocentrisme puisque notre impression la plus vive est celle que
toutes nos impressions positives et négatives se rapportent à un
ensemble d’impressions constituant notre moi ?
La démarche sceptique nous libère d’une perception limitée à une
adaptation au sein de la nature. Elle est l’aboutissement d’un
arrachement de la culture à la nature : la démarche sceptique nous met
même à distance de notre culture et de nos identifications
égocentriques, ethnocentriques ou anthropocentriques. Elle ne ne les nie
pas puisqu’elle n’a pas les moyens de conclure quant à leur valeur ou
validité mais elle les relativise. Toute démarche philosophique passe à
un moment donné par la démarche sceptique qui inclut une forme de
déséducation de la perception, à une mise entre parenthèse des contenus
perceptifs. Reste à savoir si le bonheur d’être sceptique n’est pas une
forme de renoncement à une forme de vérité qui nécessite de prendre en
charge une dimension tragique. Car le mal n’est-il pas d’abord une
expérience de la perception ? Le sceptique n’est-il pas en danger de
devenir insensible au sens de sans pitié lorsqu’il se détache des
contenus de la perception ?
IV - La contemplation permet de voir au-delà de ce qu’on perçoit.
Un sceptique répondra du point de vue de sa paix intérieure et seul
de ce point de vue un sentiment de pitié épuré peut naître puisqu’il
sait comment le malheur prend racine chez l’autre par son identification
à ses impressions.
Toutefois dès lors ce sceptique au sentiment de pitié ne peut plus
nier qu’il y ait plus ou moins d’authenticité au niveau d’une démarche
sceptique. Même si en soi les perceptions ne disent rien d’une vérité
absolue, notre relation à elles est plus ou moins authentique.
L’existence d’un enseignement sceptique de la déséducation à la
perception peut être vu comme l’éducation qui nous sort de notre
égocentrisme.
A vrai dire une éducation à la perception de la beauté rejoint
quelque chose de la déséducation sceptique la plus authentique. Dans le
sentiment de beauté, la perception n’occasionne plus par exemple une
séparation entre l’observateur, un sujet qui juge et un objet observé.
Dans une expérience de beauté il y a une non dualité du champ de
perception qui efface tout égocentrisme plus ou moins subtil. Quand je
suis saisi par la beauté du ciel étoilé je ne suis ni pascalien ni
aristotélicien, il y a le ciel étoilé qui prend conscience dans le
silence de mes ruminations plus ou moins égocentriques. L’expérience de
la beauté ne met pas en jeu une quelconque préférence personnelle elle
est universelle au sens où tout processus de conscience individuel
s’inscrit dans une unité de la conscience qui transcende nos
personnalités et nos cultures. Autrement dit dans le processus de beauté
il y a une seule conscience à la fois transcendante, s’individualisant
de façons multiples et inspirant des jeux d’harmonies s’universalisant.
La voie contemplative reprendra le détachement sceptique des
impressions mais développera le sens des relations authentiques avec le
perçu. Une intelligibilité du monde sensible se dégage alors. Il
manifeste comme une émanation créatrice transcendante qui se déploie en
universalisant et en individualisant simultanément. Nous quittons alors
le seul champ des perceptions sensibles pour nous ouvrir à des
perceptions suprasensibles.
La démarche socratique a beaucoup insisté sur l’individualisation :
Socrate se présente comme un accoucheur, il ne sait pas à l’avance ce
qui émergera de son dialogue visant à libérer l’autre de son monde
perceptif clos. On remarquera que le Socrate de Platon amoindrit cette
tendance en portant davantage l’accent sur l’aspect universalisant qui
se déploie dans le monde sensible. En effet les disciples les plus
éminents de Socrate ont des personnalités très hétérogènes. Antisthène
dont les disciples furent les cyniques et les stoïciens ou Aristippe qui
influença Epicure furent des personnalités tout aussi fortes que celle
de Platon. Socrate ne généra pas une pensée universelle mais à la fois
une méthode d’individualisation et d’universalisation. De ce point de
vue socratique, une conception éducative centrée sur la seule perception
semblera très incomplète.
Par ailleurs sans l’insistance de Platon sur un monde intelligible
s’universalisant aurions-nous aujourd’hui une mathématisation du réel
qui a conduit aux révolutions technologiques que l’on sait ? Car la
démarche scientifique n’a guère été une démarche empiriste : une somme
de faits observés ne fait pas plus une théorie qu’un tas de pierre ne
fait une maison comme le dit Poincaré. C’est bien une réflexion sur le
monde des mathématiques qui nous a permis de franchir plusieurs
barrières de la perception sensible et de commencer à apercevoir les
traces de dimensions suprasensibles inaccessibles à nos sens. Après les
quatre dimensions de Albert Einstein que nous ne pouvons percevoir
qu’indirectement, la science va peut-être nous donner à envisager
l’existence d’une cinquième dimension voir plus (jusqu’à 11 si la
théorie des cordes est pertinente).
V - Conclusion.
Le débat entre le rationalisme et l’empirisme au sujet de la
perception n’a plus lieu d’être au vue des progrès de nos connaissances
scientifiques. La culture et la nature sont intimement imbriquées en
l’homme. La nature en l’homme est un potentiel qui exige que l’homme
soit éduqué pour atteindre sa plénitude culturelle. L’imprégnation et
l’attachement semble la base de cette éducation à la perception.
Mais la philosophie commence quand on apprend à se libérer de toute
notre imprégnation culturelle et sociale. Toute philosophie devrait
passer par le scepticisme qui nous apprend à désapprendre pour affronter
le fait qu’on ne sait rien en propre. Et c’est cette authenticité du
scepticisme qui nous en sortira en nous révélant de plus en plus le sens
du processus que nous révèle partiellement le monde la perception. La
contemplation intérieure de ce qu’est une relation juste aux phénomènes
de la conscience qu’ils soient plutôt sensibles ou intelligibles affine
notre sensibilité au bien et à la beauté. Le monde de la perception
sensible-intelligible semble alors une manifestation, une évolution en
cours au niveau sensible de schèmes d’individualisation et
d’universalisation de la conscience de plus en plus élaborés, de plus en
plus conscients.
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