vendredi 24 octobre 2014

La perception peut-elle s’éduquer ?

I - Introduction problématique.


motivation et problématisation du sujet :

Un jeune enfant ignore le danger et ses parents doivent lui apprendre à le percevoir. Ceci entre autres a fait dire aux penseurs empiristes que l’esprit de l’enfant était comme une table rase, tabula rasa où s’impriment des sensations qui organisées et réfléchies par comparaison, ordre de succession, etc. produisent des idées. L’éducation à la perception est donc fondamentale pour un empiriste car elle est le prémisse à une éducation au maniement des idées.
Face à eux il y a des défenseurs de l’innéisme ou d’un a priori de la perception humaine. L’enfant perçoit dès sa naissance sa mère et son père, il ne les perçoit pas très bien visuellement mais il sait les repérer olfactivement et auditivement. Une imprégnation entre parents et enfants s’est donc mise en place dès la vie intra-utérine qui nie l’idée d’une tabula rasa. Il y a un potentiel biologique qui permet d’entrer dans le monde de la perception. La culture de la perception émerge d’une nature humaine.

Présentation du sujet, de la problématique et annonce du développement :

Ainsi la question la perception peut-elle s’éduquer met en jeu le débat entre la tradition empiriste et une tradition rationaliste innéiste ou « a prioriste ». Nos exemples montrent que l’enjeu sous-jacent à ce débat est le lien entre nature et culture : notre perception peut-elle nous donner accès à une réalité ou n’est-elle que le produit de notre éducation culturelle ? Les faits tendent à montrer que les deux dimensions de la perception s’enchassent à tel point qu’elles sont inséparables.
S’il n’y a qu’une nature perçue selon telle culture et que telle monde perçu culturellement émergeant de la nature, ne faut-il pas renoncer à cette distinction entre l’inné et l’acquis et ne considérer que notre détachement possible vis-à-vis de toutes nos impressions ? On pourrait renverser le sujet : ne faudrait-il pas au fond se déséduquer de l’attachement à notre perception pour vraiment achever ce que l’idée d’une rupture entre nature et culture fait seulement entrevoir ? Les sceptiques nous proposent comme une déséducation de la perception que nous devons considérer.
Enfin une fois ce détachement effectué pour éviter l’inhumanité de l’indifférence, ne faut-il pas tenter de réinvestir une relation authentique avec nos perceptions ? Une éducation à la perception complète n’implique-t-elle pas toujours une éducation à la contemplation mentale qui découvre un monde d’impression intelligible éclairant le monde d’impressions sensibles ?

II - Développement de l’enfant, perception et culture humaine.


A notre naissance notre développement sensorimoteur est très minime. La plupart des animaux, quelques heures après leur naissance peuvent se mouvoir et accomplir un certain nombre d’activité. Un enfant humain n’a semble-t-il que des informations très partielles vis-à-vis des adultes humains. Il n’a pas de notion des distances car il n’a que des sensations brutes qu’il est encore incapable d’analyser. Comme il ne sait pas vraiment mouvoir son corps dans l’espace ou se servir avec précision de sa main, il n’a aucune idée de la prolongation de son champ de conscience tactile dans son champ de conscience visuelle. Certes il semble disposer du potentiel intérieur qui lui permettra de développer sa perception mais ce sera une série d’acquisitions qui éveilleront son potentiel. La perception humaine s’éduque donc au sein d’une conscience culturelle. Elle est comme le dit l’éthologue Boris cyrulnick 100% innée 100% acquise.
Nos diverses langues portent d’ailleurs les traces des diverses façon de percevoir. Si dans une langue inuit on a une quarantaine de nom pour désigner la neige alors que dans la nôtre il y en a moins d’une dizaine est-ce que cela n’implique pas une façon culturelle de percevoir ?
La perception esthétique semble d’ailleurs variable suivant les cultures. Un érudit aristotélicien regardera les étoiles comme fixée sur une voute, il percevra que la terre est au centre d’un monde clos et fini. Pascal au XVIIe siècle peu de temps après la révolution galiléenne a déjà une perception du ciel étoilé toute autre : « le silence de ces espaces infinis m’effraie », dira-t-il.
Lorsque je perçois une image j’ai oublié qu’on m’a appris à lire une image . Je lis en général une image de gauche à droite et de haut en bas. En perse où on écrit de droite à gauche la lecture d’une miniature ne doit-elle pas être inversée ? Même notre perspective qui est soit-disant une projections de ce que l’on perçoit en trois dimensions sur une surface à deux dimensions n’échappe pas à certaines conventions auxquelles il faudra s’éduquer. Ainsi les lignes de fuite verticales sont souvent réduites, les déformations latérales de notre champ visuel sont effacées. La perspective s’inscrit donc dans une culture. D’ailleurs la perspective de la Renaissance qu’a-t-elle à voir avec celle de l’hyperréalisme d’un Wyeth ? Aujourd’hui la pertinence des tableaux des impressionnistes nous semblent immédiate alors qu’à leur époque ils étaient rejetés par les expositions officielles.
Notre culture éduque donc notre perception plus ou moins implicitement. Les adultes pointent du doigt ce qui doit être repéré dans le champ de vision, nos premiers mots poursuivent ce pointer du doigt, ils indiquent ce qui doit être perçu, quels détails négliger et quels détails prendre en compte. La plupart d’entres nous seraient incapable de percevoir un silex taillé au milieu d’un tas de silex alors que pendant la préhistoire le moindre enfant devait en être capable. Certaines personnes âgées éprouvent d’ailleurs un sentiment semblable quand elles voient des enfants utiliser des ordinateurs alors qu’elles ne savent pas à quoi correspondent telle ou telle icône sur un écran d’ordinateur.

III - Il faut reconsidérer nos perceptions pour atteindre le bonheur.


Tout homme perçoit un champ de perceptions et non un ensemble de sensations brutes car le vivant ne perçoit jamais un ensemble de sensations brutes car sinon il ne distinguerait pas l’échelle où se joue sa survie ainsi que l’avenir de son espèce. Pour des raisons adaptatives au sein de la nature tout être vivant a donc une perception structurée et l’homme même s’il est un être de culture qui est moins prisonnier d’une structuration de la perception donnée doit tout de même percevoir la nature en fonction des intérêts liés à sa survie. Ainsi dans le champ de perception humain on peut envisager de distinguer ce qui relève d’une culture donnée et ce qui relève vraiment de l’émergence de la culture comme processus d’adaptation au sein de la nature. Nietzsche explique en ce sens que nos logiques qui s’apparente pour nous à une vérité ont certainement une telle origine adaptative qui doit nous conduire à les relativiser. Nietzsche permet ainsi de dépasser le débat sur les idées innées et les idées acquises dans une perspective évolutive.
Ces catégories de nature et de culture demeure des catégories de notre perception humaine elle-même. Ce sont des valorisations liées à nos impressions d’être un corps. Mais on doit bien admettre que dans notre conscience ce ne sont que des impressions. Parmi les impressions qui structurent notre perception nous avons celles de notre ego. Cette impression de soi est toujours centrée sur soi. Certes elle est plus ou moins égocentrique selon son éducation morale mais comme nous l’avons montré elle est forcément au moins ethnocentrique puisque toute impression est liée à une culture ou au mieux anthropocentrique quand on considère un fond humain du champ de perception qui permet aux cultures de dialoguer et que l’éducation place au centre cette valeur du dialogue. Le fait même de manger telle chose et non telle autre conduit à des valorisations et des dévalorisations perceptives : dans le fait de préférer seulement la nourriture typique de sa culture il y a déjà un indice d’ethnocentrisme.
Cependant notre discours même en montrant comment l’homme est enfermée dans les limites de sa perception ouvre un espace pour les percevoir et s’en libérer au moins en un certain sens. Il ne s’agit plus alors de s’éduquer ou d’éduquer à la perception mais plutôt de s’en déséduquer. Les sceptiques remarquent que nos impressions perceptives peuvent ne correspondre en rien à une réalité en dehors d’elles. Certes le fait qu’elles s’inscrivent comme une impression sur une tablette donne le sentiment qu’elles sont causées par une réalité extérieure mais on remarquera que une impression mémorisée a parfois autant d’intensité qu’une impression nouvelle qui frappe par son incomparabilité avec toutes celles qu’on a pu mémorisée. Or un souvenir, une impression mémorisée n’a pas d’existence réelle, elle n’est que fictive. Si on admet par ailleurs que nos impressions sont structurées par notre culture humaine, même celles qui nous paraissent incomparables et nouvelles s’inscrivent dans notre corps de culture. Aucun être humain par exemple ne perçoit semble-t-il des impressions sensibles en dehors de l’impression d’espace et (ou) de temps donc l’impression sensible la plus extraordinaire rentre tout de même dans le cadre d’une perception humaine et culturelle. Toute perception sensible extraordinaire n’est souvent que l’ordinaire d’une autre culture qui s’est bâtie autour d’elle.
Quel est l’intérêt de la démarche sceptique qui consiste à regarder nos impressions comme des fictions dont on ne peut savoir si elles correspondent à une réalité ou si elles sont purement illusoires ? Imaginons qu’à force de se déséduquer d’une réalité des impressions nous regardions nos pensées, nos émotions voire nos passions ou nos sensations comme des fictions : ne serions-nous pas libre de toutes nos impressions ? ne serions-nous pas dans un état de paix et de sérénité ? N’aurions-nous pas vaincu toutes nos formes plus ou moins subtiles d’égocentrisme puisque notre impression la plus vive est celle que toutes nos impressions positives et négatives se rapportent à un ensemble d’impressions constituant notre moi ?
La démarche sceptique nous libère d’une perception limitée à une adaptation au sein de la nature. Elle est l’aboutissement d’un arrachement de la culture à la nature : la démarche sceptique nous met même à distance de notre culture et de nos identifications égocentriques, ethnocentriques ou anthropocentriques. Elle ne ne les nie pas puisqu’elle n’a pas les moyens de conclure quant à leur valeur ou validité mais elle les relativise. Toute démarche philosophique passe à un moment donné par la démarche sceptique qui inclut une forme de déséducation de la perception, à une mise entre parenthèse des contenus perceptifs. Reste à savoir si le bonheur d’être sceptique n’est pas une forme de renoncement à une forme de vérité qui nécessite de prendre en charge une dimension tragique. Car le mal n’est-il pas d’abord une expérience de la perception ? Le sceptique n’est-il pas en danger de devenir insensible au sens de sans pitié lorsqu’il se détache des contenus de la perception ?


IV - La contemplation permet de voir au-delà de ce qu’on perçoit.


Un sceptique répondra du point de vue de sa paix intérieure et seul de ce point de vue un sentiment de pitié épuré peut naître puisqu’il sait comment le malheur prend racine chez l’autre par son identification à ses impressions.
Toutefois dès lors ce sceptique au sentiment de pitié ne peut plus nier qu’il y ait plus ou moins d’authenticité au niveau d’une démarche sceptique. Même si en soi les perceptions ne disent rien d’une vérité absolue, notre relation à elles est plus ou moins authentique. L’existence d’un enseignement sceptique de la déséducation à la perception peut être vu comme l’éducation qui nous sort de notre égocentrisme.
A vrai dire une éducation à la perception de la beauté rejoint quelque chose de la déséducation sceptique la plus authentique. Dans le sentiment de beauté, la perception n’occasionne plus par exemple une séparation entre l’observateur, un sujet qui juge et un objet observé. Dans une expérience de beauté il y a une non dualité du champ de perception qui efface tout égocentrisme plus ou moins subtil. Quand je suis saisi par la beauté du ciel étoilé je ne suis ni pascalien ni aristotélicien, il y a le ciel étoilé qui prend conscience dans le silence de mes ruminations plus ou moins égocentriques. L’expérience de la beauté ne met pas en jeu une quelconque préférence personnelle elle est universelle au sens où tout processus de conscience individuel s’inscrit dans une unité de la conscience qui transcende nos personnalités et nos cultures. Autrement dit dans le processus de beauté il y a une seule conscience à la fois transcendante, s’individualisant de façons multiples et inspirant des jeux d’harmonies s’universalisant.
La voie contemplative reprendra le détachement sceptique des impressions mais développera le sens des relations authentiques avec le perçu. Une intelligibilité du monde sensible se dégage alors. Il manifeste comme une émanation créatrice transcendante qui se déploie en universalisant et en individualisant simultanément. Nous quittons alors le seul champ des perceptions sensibles pour nous ouvrir à des perceptions suprasensibles.
La démarche socratique a beaucoup insisté sur l’individualisation : Socrate se présente comme un accoucheur, il ne sait pas à l’avance ce qui émergera de son dialogue visant à libérer l’autre de son monde perceptif clos. On remarquera que le Socrate de Platon amoindrit cette tendance en portant davantage l’accent sur l’aspect universalisant qui se déploie dans le monde sensible. En effet les disciples les plus éminents de Socrate ont des personnalités très hétérogènes. Antisthène dont les disciples furent les cyniques et les stoïciens ou Aristippe qui influença Epicure furent des personnalités tout aussi fortes que celle de Platon. Socrate ne généra pas une pensée universelle mais à la fois une méthode d’individualisation et d’universalisation. De ce point de vue socratique, une conception éducative centrée sur la seule perception semblera très incomplète.
Par ailleurs sans l’insistance de Platon sur un monde intelligible s’universalisant aurions-nous aujourd’hui une mathématisation du réel qui a conduit aux révolutions technologiques que l’on sait ? Car la démarche scientifique n’a guère été une démarche empiriste : une somme de faits observés ne fait pas plus une théorie qu’un tas de pierre ne fait une maison comme le dit Poincaré. C’est bien une réflexion sur le monde des mathématiques qui nous a permis de franchir plusieurs barrières de la perception sensible et de commencer à apercevoir les traces de dimensions suprasensibles inaccessibles à nos sens. Après les quatre dimensions de Albert Einstein que nous ne pouvons percevoir qu’indirectement, la science va peut-être nous donner à envisager l’existence d’une cinquième dimension voir plus (jusqu’à 11 si la théorie des cordes est pertinente).


V - Conclusion.


Le débat entre le rationalisme et l’empirisme au sujet de la perception n’a plus lieu d’être au vue des progrès de nos connaissances scientifiques. La culture et la nature sont intimement imbriquées en l’homme. La nature en l’homme est un potentiel qui exige que l’homme soit éduqué pour atteindre sa plénitude culturelle. L’imprégnation et l’attachement semble la base de cette éducation à la perception.Retour ligne automatique
Mais la philosophie commence quand on apprend à se libérer de toute notre imprégnation culturelle et sociale. Toute philosophie devrait passer par le scepticisme qui nous apprend à désapprendre pour affronter le fait qu’on ne sait rien en propre. Et c’est cette authenticité du scepticisme qui nous en sortira en nous révélant de plus en plus le sens du processus que nous révèle partiellement le monde la perception. La contemplation intérieure de ce qu’est une relation juste aux phénomènes de la conscience qu’ils soient plutôt sensibles ou intelligibles affine notre sensibilité au bien et à la beauté. Le monde de la perception sensible-intelligible semble alors une manifestation, une évolution en cours au niveau sensible de schèmes d’individualisation et d’universalisation de la conscience de plus en plus élaborés, de plus en plus conscients.

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