vendredi 24 octobre 2014

Corrigé partiel du sujet « Suis-je un corps ou ai-je un corps ? »

A - Corrigé partiel du sujet « Suis-je un corps ou ai-je un corps ? »


On trouvera après le corrigé partiel du sujet un document sur le matérialisme de Daniel Dennett.


I - Introduction problématique.


On constate une identification forte au corps. Si quelqu’un critique mon aspect physique, je me sens moi-même critiqué. Dans ce cas, je suis ce corps. Mais souvent prenant mes distances avec ce corps, j’estime qu’il me trahit ou qu’il me faut lui donner un autre aspect, le modeler autrement. Dans ces cas-là, j’ai un corps, je ne le suis pas. Le corps vécu l’est donc sous le mode de l’avoir et de l’être : suis-je un corps ou ai-je un corps ? Il faut considérer la question d’au moins deux points de vue. Premièrement d’un point de vue ontologique, suis-je ce corps au sens où ma conscience serait un effet de la matière du corps ou bien mon esprit est-il propriétaire de ce corps ? Deuxièmement du point de vue éthique, dois-je considérer le point de vue de l’esprit comme prédominant au point de vue corporel ? Autrement dit dois-je soumettre mon corps à l’esprit qui l’a ou au contraire dois-je assumer ma corporéité contre ma tendance psychique à la nier ? Le point de vue éthique ne recoupe pas forcément le point de vue ontologique. Certes le dualiste en valorisant l’âme sur le corps ou le matérialiste réductionniste réduisant l’âme à n’être qu’un phénomène matériel obéissant à des lois déterminées présentent des réponses similaires sur les plans éthique et ontologique. Mais un stoïcien qui pense que le divin lui-même participe de la matérialité va plutôt affirmer une éthique soulignant l’importance d’un esprit indépendant du corps. Par ailleurs, la psychanalyse convaincue que la conscience n’est qu’une partie émergée de la prise de conscience subconsciente du corps matériel prône elle aussi face aux problèmes névrotiques des solutions plus psychiques que chimiques. A l’inverse, des philosophies bouddhistes ou hindouistes, qui affirment le caractère illusoire de la matière, développent des techniques psycho-corporelles en vue de réaliser pleinement cette illusion.


II - Ce qui est corporel, est-il perçu par esprit objectif ou subjectif ?


A – Les conditions de possibilité de la connaissance de notre corporéité.

Il s’agit d’abord de savoir si je suis un corps matériel, mon esprit étant vraiment un processus de la matière ou si j’ai un corps matériel, mon esprit étant un processus vraiment indépendant de la matière. Pour répondre à cette question, il faut reconnaître en premier lieu que celui qui interroge est toujours et d’abord un sujet. Tous les phénomènes que nous explorons ne nous sont connus que du point de vue de notre conscience. A priori la matérialité reste un phénomène perçu au sein de la conscience. Ce point de départ indépassable a nourri l’idéalisme et le scepticisme. L’idéaliste perçoit la table et sa dureté lorsqu’il la touche mais les caractéristiques matérielles de la perception de la table demeurent avant tout des apparences de la conscience, un processus de la conscience. Or la conscience n’est-elle pas une transparence immatérielle ? N’est-elle pas l’espace sur fond duquel des apparences matérielles se déploient ? Dés lors la matérialité n’est-elle pas un phénomène relatif à l’immatérialité première du réel ? L’idéalisme se caractérise donc par l’idée que la matière et par là la corporéité n’est qu’un épiphénomène de la conscience unique où se déploient les divers champs de conscience individuels. 
Le sceptique quant à lui va interroger cet espace de conscience, ce théâtre des apparences. Que vaut une connaissance fondée sur cet espace de conscience dès lors qu’il se dissout en tant que connaissance de lui-même dans le sommeil, dès lors qu’il n’apparaît pas en dehors des apparences ? De quel droit parlons nous en général de la conscience ? Cet espace des apparences ne serait-il pas le fruit d’apparences toujours uniques le rendant toujours au fond incommensurable d’un individu à l’autre ?


B - L’approche matérialiste de l’esprit comme phénomène matériel.

Le questionnement sceptique a l’intérêt de pointer une limite fondamentale de la position idéaliste. Rien n’empêche de penser que ce sont les apparences matérielles qui sont constitutives du phénomène de l’esprit ou de la conscience. Si la science accepte de n’être qu’une connaissance bornée par les limites de la conscience humaine, elle n’en a pas moins les moyens de spéculer sur les marges de cette conscience, d’en esquisser grâce à un jeu sur les apparences matérielles des propriétés et des mécanismes. S’il y a une ignorance indépassable et donc si la vérité ultime nous est par définition inatteignable, il n’y en a pas moins des approches de l’esprit et de la matière qui sont indéfendables, nous pouvons resserrer de plus près le sens de notre inconnaissance.
La thèse matérialiste a une force expérimentale indéniable. Si l’on fait ingérer telle molécule à tel corps, on obtiendra tel état de conscience. En observant les processus cérébraux d’un individu, on peut connaître et percer à jour les vécus intérieurs de cet individu. Ce sont bien des apparences matérielles qui d’abord s’auto-organisent depuis la rencontre des gamètes parentaux avant qu’un individu prenne conscience de lui en tant qu’individu humain. 
Un argument contre les positions matérialistes consiste à affirmer que le corps est un réceptacle de la conscience comme un poste de radio est le récepteur d’une émission de radio. Lorsque le poste de radio est en construction ou lorsqu’il est abîmé, il ne peut pas encore capter pleinement l’émission ou il la capte mal. Autrement dit en faisant ingérer telle ou telle molécule, en lésant telle ou telle partie du cerveau, on ne modifierait pas le processus cérébral de la conscience, on en changerait la qualité de réception. Cette approche dualiste reçoit des faits une forte remise en question. Il est arrivé que suite à un accident un individu ait ses deux parties cérébrales séparées. Il semble alors que le cerveau droit qui contrôle en priorité la partie gauche du corps et le cerveau gauche qui contrôle en priorité la partie droite du corps ne vivent plus en harmonie. La partie droite du corps peut mettre une veste tandis la partie gauche peut essayer de la défaire. Si le cerveau captait la conscience comme une radio capte une émission de radio, comment expliquer cette disharmonie ? Certes la lésion centrale engendrerait des lacunes mais ne devrait-il pas y avoir une certaine harmonie qui subsiste ? L’explication la plus rationnelle n’est-elle pas que suite à cette lésion de la partie centrale du cerveau les processus matériels caractéristiques de tel côté du cerveau évoluent désormais trop indépendamment des processus caractéristiques de l’autre côté du cerveau pour qu’ils soient en harmonie relative ?
Ceci dit si les processus matériels sont déterminants pour les vécus de conscience, peut-on réduire les vécus de conscience à n’être que des processus matériels tels qu’on les observe ? Pourquoi ne peut-on pas observer le vécu intérieur des autres individus directement ? Pourquoi ne sommes nous qu’en présence de molécules, de cellules, de phénomènes électriques, magnétiques, lumineux, etc. ? 

Le modèle de l’ordinateur ( qu’on pourra explorer plus en détail ici ) nous permet d’esquisser des réponses. Lorsque je regarde ce qui se produit au niveau du disque dur j’observe des processus séparés dans des lieux séparés au sein de circuits électriques tandis qu’à l’écran j’ai affaire à une image qui produit des réponses unifiées. Le cerveau contiendrait peut-être ces deux niveaux de fonctionnement. D’ailleurs concernant la régulation de température du disque dur, ceci est opéré indépendamment de ce que je lis à l’écran. Le cerveau de même produit souvent des réponses inconscientes qui au fond ne nécessitent pas d’encombrer la conscience : vitesse du cœur, vitesse respiratoire, régulation de la température, activité de routine du système immunitaire, etc. A l’intérieur du cerveau, cependant, il n’y a pas d’écran avec des pixels. Par contre les biologistes ont découvert récemment des neurones miroirs qui pourraient constituer l’équivalent réflexif des pixels de nos écrans d’ordinateur. Et à la différence de nos écrans d’ordinateurs qui sont un reflet unifié mais passif des processus informatiques, ces neurones nous rendraient capables reliés à nos facultés de langage et d’émotion d’interprétations multiples, de jeux sur la polysémie, de renouvellements des logiques utilisés, etc. 

Les cellules les plus primitives sont capables de pulsions : se reproduire, s’approprier, se reconnaître sont des dynamiques de base de la vie cellulaire. Ces mécanismes étaient d’abord au service de l’ADN c’est-à-dire des molécules qui forment les gènes. Mais peu à peu au fil de l’évolution, les organismes vivants étant devenus pluricellulaires, ils ont acquis une ambiguïté et une complexité d’auto-interprétations impliquant l’interprétation des comportements des congénères. Les pulsions cellulaires en assurant la transmission des gènes par la sexualité d’un individu qui devra laisser la place en mourant à d’autres individus sont par là devenues pulsion de vie tout autant que pulsion de mort. L’énergie pulsionnelle en jeu dans la naissance est aussi celle qui mènera l’individu vers la mort. La recherche du partenaire sexuel idéal ou au moins des conditions propices à la reproduction favorisera de la part des organismes pluricellulaire l’émergence d’une anticipation et une interprétation du comportement des congénères. Les émotions sont ainsi des pulsions interprétées tant concernant soi que l’autre congénère : la peur et le désir permettent d’anticiper la douleur et le plaisir. Par ailleurs comme tout plaisir excessif conduit à la douleur voire à la mort, tout désir aura pour pendant une peur. Cette ambiguïté émotionnelle reproduit donc à une autre échelle celle de la pulsion qui est à la fois pulsion de vie et de mort. La peur impliquera donc souvent paradoxalement comme le vertige une fascination pour un danger. 
Finalement nos pensées sont aussi et d’abord des interprétations des émotions, autrement dit elles seraient des interprétations d’interprétations des pulsions : le feu est par exemple un symbole des émotions les plus diverses et les plus antagonistes auquel renvoie le feu concret. Le feu concret rassure, il a été durant des siècles le centre du foyer familial. Le feu concret inquiète aussi, il peut brûler, tuer, etc. Le feu comme tout symbole est ambigu mais d’une ambiguïté polysémique qui se sait et peut s’explorer fictivement. Manipuler les fictions symboliques revient à manipuler les émotions voire les pulsions. L’évolution d’un être doué de langage symbolique n’est plus réductible à l’évolution génétique. Une évolution culturelle se superpose à l’évolution génétique. 
Au final en tant qu’être de langage, nos représentations corporelles et donc notre développement corporel seraient inscrit dans un ensemble de fictions valorisées culturellement, socialement, familialement que notre histoire intègre et réinterprète. Une fiction essentielle serait celle de l’intention. Avant même de nous considérer nous-même comme un esprit intentionnel localisé dans ce corps, derrière ce visage reconnu dans le miroir comme le nôtre, on nous a considéré tel. Il est plus facile de considérer l’autre comme une unité intentionnelle quelles que soient ses sautes d’humeurs, l’incohérence des différents masques relationnels qu’il présente, etc. L’enfant commence par apprendre l’hétérophénoménologie selon l’expression de daniel Dennett, c’est-à-dire la fiction que l’autre serait doté d’une intentionnalité avant de soi-même s’en attribuer une en auto-interprétant son comportement dans la fiction d’un auteur des actes qui émane à travers du corps qu’il a. Nous sommes le corps mais c’est l’ambiguïté inhérente au corps biologique qui génère le sentiment d’avoir un corps.



C - La matière reste un fait subjectif vécu de l’intérieur.

On pourrait donc expliquer rationnellement pourquoi bien que l’esprit puisse être un phénomène de part en part matériel, il finisse par prétendre avoir un corps et non pas s’y réduire.
Toutefois l’intentionnalité est-elle assimilable au phénomène de la conscience ? Celui qui fait l’expérience d’une intuition créatrice sait qu’elle est une prise de conscience non intentionnelle. Vouloir la saisir au lieu de laisser émerger à son rythme dans l’espace de conscience provoque bien souvent son éloignement. Certes l’intuition créatrice est la réponse la plupart du temps à un problème fictif valorisé dans la fiction intentionnelle. Mais elle surgit précisément quand le connu a été épuisé, quand l’effort intentionnel lâche prise faute d’énergie. L’intuition créatrice semble animer la conscience à son seul profit. La conscience semble encore subsister quand s’éclipse la conscience d’un soi individuel au profit d’un autre type de prise de conscience. Le surgissement du soi individuel séparé des autres et du monde n’est-il pas aussi à l’origine une prise de conscience dû à une énigme imposée par des circonstances pulsionnelles, émotionnelles, sociales, etc. surgies au sein de l’unité du champ de perception de la conscience pour en contester l’unité naïve ? La conscience existe avant l’émergence de pensée et d’émotion. Où il y a perception, sensation, n’y a-t-il pas conscience ? Une caméra de surveillance reliée à un ordinateur doté du logiciel adéquat permet aujourd’hui de repérer un acte malveillant ou suspect de façon automatique mais y a-t-il là sensation ou perception ? Une perception ou une sensation sont avant tout vécues comme une modification intérieure du champ de conscience a priori où elles se perçoivent ; les mécanismes d’interprétations prennent place toujours a posteriori. Quels que soient les mécanismes et les processus matériels en jeu, une sensation, une pulsion, une émotion, une pensée ou une intuition sont des prises de conscience de la conscience. Il y a un fait de la conscience qui n’est pas compris par l’explication matérielle la plus raffinée qui soit. Ceux qui en font part forcément cherchent à l’objectiver par des mots : la conscience est la racine de l’intentionnalité, la conscience est une puissance d’autoréflexion, d’interprétation, etc. Mais à chaque fois, ces caractérisations de la conscience s’avèrent des propriétés des prises de conscience, autrement dit des apparences de la conscience et non de ce qu’elle en tant que condition de possibilité des apparences. Car il y a là aussi une erreur sceptique, il n’y a pas de théâtre des apparences si les apparences n’ont pas un fond d’unité qui leur permet de s’accoler les unes aux autres. Ce fond d’unité sans propriété, sans essence et qui permet d’accoler ensemble les apparences les plus incompatibles est ce que nous essayons de nommer à travers le nom de conscience ou d’intériorité.
Je ne suis donc pas qu’un corps objet car il y a une dimension d’intériorité irréductible à un mécanisme objectif. Depuis cette intériorité, j’ai un corps qui se déploie comme une apparence de la conscience, j’ai donc une idée du corps à côté des apparences (ou idées) du monde et des autres.
Si on accepte le fait subjectif de la conscience qu’une explication objective ne peut qu’au plus simuler sans égaler, on peut se demander à quel niveau du développement de la matière s’esquisse l’intériorité ou la conscience ?


D - Le parallélisme esprit-corps ou les limites de la connaissance humaine de la réalité.

Il semble donc raisonnable d’adopter la thèse d’un parallélisme esprit-corps contre les thèses matérialistes éliminativistes (de la conscience), contre les thèses idéalistes immatérialistes qui ne rendent pas compte de l’impact des processus matériels dans l’évolution des prises de conscience ou enfin contre les thèses dualistes incapables de rendre compte complètement des dysfonctionnements matériels de la conscience. Cette thèse affirme simplement que la conscience ou l’esprit est un point de vue sur le réel tout comme le point de vue matériel. A partir de l’explication et de l’expérimentation matérielle, nous pouvons rendre compte de tous les processus de prise de conscience, nous pouvons d’ailleurs les favoriser, les maîtriser au moins partiellement, etc. Toutefois, aussi fin soient nos instruments d’analyse matérielle nous n’approchons pas le point de vue de la conscience qui reste un point de vue intérieur dont chaque individu est le témoin pour soi seul sans en être jamais le propriétaire puisqu’elle précède notre intentionnalité de se tourner vers elle. Les prises de conscience intuitives ont permis à certains penseurs de développer d’ailleurs des visions du monde matérialistes et de prédire l’existence de tels ou tels types d’organisation matérielle avant même que nos sciences disposent des moyens techniques pour les observer. Mais dès lors que certaines spécificités de l’espace de conscience sont réalisées, on fera de la conscience soit une propriété d’un certain type d’atome comme chez Epicure ou on expliquera qu’au cœur de la matière atomique, en général, il y a une dimension sensible comme Diderot. 
Aujourd’hui la mécanique quantique sert souvent de modélisation au rapport esprit corps. Sous un certain rapport la matière microscopique se comporte comme une onde ou un champ ondulatoire : sa vitesse est repérable mais pas sa position puisqu’elle se répand multidirectionnellement. Sous un autre rapport elle se comporte comme une particule qui s’immobilise dès qu’on la positionne. Certains scientifiques estiment alors que la conscience est du côté de la réalité ondulatoire et que la physiologie est du côté de la réalité corpusculaire. Roger Penrose, qui a élaboré la théorie des trous noirs avec Stephen Hawkins ou John Eccles, un prix Nobel de médecine, penchent pour l’idée d’un esprit située au-delà du monde quantique et intervenant aux échelles macroscopiques par le biais des lois quantiques. La prise de conscience serait en quelque sorte l’évolution de l’énergie espace temps vécue de l’intérieur tandis que nos investigations scientifiques sur l’énergie espace temps ne pourraient qu’en avoir une idée extérieure négligeant l’unité acausale, alocale, atemporelle profonde de l’espace de conscience qui en est la condition de possibilité. John Searle voit dans l’indéterminisme quantique l’aperçu extérieur de la liberté créatrice qui est vécue de l’intérieure. Ceux qui comme Costa de Beauregard, un disciple de Damasio s’intéressent aux cas d’expérience de mort clinique évoquent aussi ce modèle quantique. Des personnes mortes cliniquement, c’est-à-dire sans activité cérébrale, ont parfois des souvenirs précis et vérifiables d’événements ayant eu lieu loin de leur corps : leur esprit ne serait-il pas comme une onde capable de quitter momentanément le corps ?
Ce modèle qui veut rendre compte du parallélisme esprit corps en situant la zone de l’unité du réel qui nous échappe est problématique à plus d’un titre. Tout d’abord, ce modèle ne rend pas bien compte encore des questions que les lésions cérébrales et particulièrement celles séparant les deux hémisphères cérébraux soulèvent. Il ne rend donc pas compte de l’individualisation de la conscience dans un corps biologique. Pourquoi la conscience ou la préconscience dans la matière qui d’après les lois quantiques ne serait qu’une seule et unique conscience se perdrait de vue à ce point dans les corps biologiques. Certes nous avons vu qu’il ne fallait pas confondre conscience et intentionnalité, mais le champ de conscience perceptif brut se déploie d’abord autour d’un corps et reste relié aux organes d’un corps donné. Les indices matériels indiquant un champ unique de conscience au-delà du champ de conscience lié à un organisme restent faibles. Enfin et surtout, on ne voit pas pourquoi notre champ de conscience perceptif individualisé n’aurait qu’une portée si faible du côté de la matière si vraiment sa source était quantique. La raison universelle et plus amplement l’intelligence qui produit des connaissances partageables nous portent plus facilement à supputer voire à vivre une unité du phénomène de la conscience. Nos sensations corporelles qui la plupart du temps ne sont pas partagées avec autrui elles nous amèneraient à conclure qu’il y a plusieurs consciences enfermées dans des corps. 
Cette hypothèse d’une racine quantique de la conscience ne nous satisfait donc pas car au fond pourquoi un inconscient subconscient (émotionnel, pulsionnel) ou supraconscient (intuitif) séparerait-il notre conscience usuelle de cette unique champ de conscience quantique dont nous serions l’émanation ?
Spinoza affirmait d’une part la profonde unité de substance du réel tout en montrant que nous ne pouvions pas combler le fossé qui sépare le point de vue de l’esprit du point de vue de la matière. On ne pouvait que constater qu’ils étaient chacun le reflet correspondant, parallèle d’une unique réalité qui nous échappe : deux modes de la substance unique. A vrai dire ce fossé ne représente-il pas la limite de la connaissance possible pour la conscience humaine ? La conscience humaine a l’idée qu’elle est liée à un corps. Elle imagine d’abord : « j’ai un corps ». Elargie par la connaissance, elle sait que le corps qu’elle a dans l’idée engage l’univers et la réalité dans sa totalité. Dès lors elle pressent qu’elle est le corps : « je suis le corps de l’univers puisque je suis une prise de conscience individualisée du corps même de l’univers ». Mais là encore il y a un fossé d’inconnaissance entre l’idée et l’identité corporelle. Certes l’intuition, la saisie immédiate et singulière n’est pas un simple généralité intellectuelle, elle sourd plus près de la source de notre puissance de vie, de notre conatus mais elle ne franchit pas le fossé subconscient et supraconscient qui permettrait une connaissance par identité matérielle et non plus seulement par idée.


III - Du point de vue éthique faut-il s’enraciner dans le corps ou faut-il soumettre le corps ?

A – Vers un éthique paralléliste contre les dénis matérialistes et immatérialistes.

L’immatérialisme idéaliste réduit cette inconnaissance du seul côté de l’esprit et ne veut rien connaître de son ignorance de la matière. Il est toujours tenté par la négation du subconscient. L’immatérialisme ne fait pas face aux déterminations subconscientes qui tissent le monde dans lequel nous vivons. Il finit toujours par rejeter le monde qu’il juge en voie de déchéance pour une liberté immatérielle qui s’en détache et l’ignore. La conscience finit par mépriser le destin de la dimension matérielle du réel.
Le matérialisme réductionniste quant à lui refuse le fait subjectif de la conscience et prétend l’objectiver en niant l’évidence la plus insaisissable qu’est ce fait. Tout ce qui pourrait évoquer une dimension supraconsciente est ressenti par cet immétarialiste comme une trahison du fait déterminant et premier de la matière. La conscience doit rester inféodée à la matière. Mais en affirmant cela, l’immatérialiste va mécaniser tout sans voir que la réalité même de la matière n’a rien d’une mécanique. Il aura des rêves de technoscience qui sauverait l’humanité de sa finitude sans voir que toute technoscience est précisément marquée de finitude : comment expliquer autrement les pannes, les accidents, etc. inhérents à toute technologie humaine ? Et surtout comment expliquer sinon la faillite de la génétique et de la biochimie pour résoudre le problème de la mort ?
Notre position paralléliste assume au contraire le triple mystère : celui de l’infinie divisibilité et unité de la matière-énergie-espace-temps, celui de l’évidence insaisissable de la prise de conscience et enfin celui de l’unique réalité dont ils émanent. Notre distinction entre surpraconscient et subconscient si elle est utile pour dénoncer les dénis matérialistes et immatérialistes s’avère, du point de vue de ce mystère, fort relative. Si on assume le parallélisme esprit-corps du point de vue d’une réalité unique et suprême qui nous échappe, au sommet du supraconscient, on pourrait percer à jour les profondeurs subconscientes et réciproquement atteindre les profondeurs subconscientes signifierait toucher aux sommets supraconscients. Les dénis matérialistes et immatérialistes tournent au fond le dos à la rondeur du réel, si l’on veut une formule choc, ils tournent le dos à la possibilité d’un matérialisme divin. 
Le parallélisme compris comme la marque et le défi de la finitude de la conscience humaine et donc de sa connaissance m’explique plus clairement en quoi je suis ce corps et en quoi j’ai un corps. J’ai l’idée d’un corps et donc ce point de vue j’ai un corps mais en déduire de là que je ne suis pas ce corps serait nier ma dimension matérielle. Mais nous entrevoyons aussi que du point de vue du corps que je suis, je ne suis pas seulement ce corps individuel comme la conscience ne peut se réduire à l’intentionnalité que je me sens être. Le corps que je suis est une individualisation mystérieuse de l’univers et de son être. A ce titre, je ne suis pas seulement un corps individuel séparé du monde et des autres, « un empire dans un empire ». 
Avoir ou être un corps met donc en jeu non seulement la relation ontologique entre la conscience et la matière mais aussi et peut-être davantage une éthique. Car chercher à se connaître du point de vue de la relation esprit-corps implique une transformation du positionnement de soi par rapport au monde et à la conscience. Les principes généraux dégagés, nous allons tâcher d’en préciser les conséquences. Du point de vue éthique, avoir ou être un corps amène à se demander s’il faut s’enraciner dans le corps ou faut-il soumettre le corps ? Du point de vue d’un parallélisme qui prend note que dans sa position relative, il y a du supraconscient et du subconscient, la réponse ne saurait être simpliste.


B - La nécessité de recentrer l’éthique à partir du fait subjectif de l’esprit ne doit pas justifier un affaiblissement de la vie par ascétisme.

1 – Une éthique recentrée à partir du fait subjectif de l’esprit est nécessaire.

Le fait subjectif de l’esprit a selon nous une grande importance puisque, à vrai dire, il permet de comprendre que, même si nous avons une dimension matérielle, nous n’avons accès à cette dimension qu’à travers l’idée que l’esprit nous en donne. Nous devons autant nous approcher de ce qui nous semble de notre point de vue relatif les racines subconscientes de cette idée du corps que des racines supraconscientes de cette idée sensation du corps.
Découvrir cette dimension subjective de l’esprit n’est pas simplement se cantonner à l’apparente évidence du sentiment de soi-même. Il s’agit vraiment de percevoir ce à partir de quoi nous percevons. Nous ne percevons pas à partir de l’idée que nous avons du corps dans notre esprit. Par exemple nous avons l’idée que nous percevons le monde à partir de nos deux yeux de chair au milieu de notre visage. Mais examinons la perception immédiate de notre corps à partir du champ de conscience : nous ne voyons jamais d’yeux à la base de notre champ de vision. Notre champ de vision n’est pas le fait de deux yeux de chair, il est immatériel et prend sa source derrière les sensations que nous associons à l’idée d’avoir deux yeux. L’esprit en tant qu’espace de conscience englobe l’idée de notre corps mais aussi son environnement. Se concevoir comme une entité enfermée dans l’idée d’un corps individuel revient à séparer fictivement les perceptions associées à mon identité, à mon corps des sensations associées au reste du monde et aux autres. 
Les sagesses stoïciennes reviennent pourtant toujours à vouloir comme volonté divine ce qui ne dépend pas de moi et à exprimer correctement les désirs, les jugements et les volontés qui dépendent seulement de moi. Le stoïcien m’explique que les sensations qui participent de l’idée du corps ne dépendent pas de moi. Par mes représentations, je ne dois pas me soumettre à ce que je ne suis pas c’est-à-dire ce corps qui en soi porte la mort. Mon malheur vient de ce que je m’identifie aux pulsions de ce corps dont l’essence est de vouloir persévérer dans son être en tant que corps individuel. Or cette identification produit dans la conscience le désir d’une survie individuelle illusoire en tant qu’elle nie le processus de l’univers ou en tant qu’elle voudrait inféoder l’univers à ses seuls intérêts. Les désirs de domination de notre ego, les désirs d’appropriation, les désirs de passions sans souffrance sont des désirs vains.


2 – Contre les dérives ascétiques des éthiques recentrées sur le fait subjectif de l’esprit.

Cette exploration éthique du fait subjectif de la conscience nécessite bien de prendre ses distances avec l’idée que je suis ce corps individuel. Au fond je ne suis pas ce corps individuel. Le fait subjectif de la conscience semble englober non seulement mon corps mais aussi les autres.
En amont du fait subjectif, en amont de la vision de ce qui voit le monde matériel, il y a un vide de conscience et comme un nuage d’inconnaissance. Les intuitions les plus éclairantes semblent venir de là. 
Les stoïciens vont à quelques nuances près en conclure que la matière la plus subtile, la plus intelligente est celle de l’esprit universel. Elle doit être distinguée de matière plus grossière, plus prisonnière de la relativité, du changement et donc du temps. A vrai dire les platoniciens repère aussi cette différence mais il la radicalise en voyant d’un côté l’esprit immatériel et de l’autre la matière inconsciente, la diffusion de la lumière de la supraconscience jusqu’à sa dispersion totale dans l’inconscient pur.
Ces interprétations ne sont pas sans conséquence car elles vont induire un mépris du corps et donc de la matière qu’on va juger extérieur au divin proprement dit. L’éthique de la connaissance de soi va de plus en plus se confondre avec une soumission du corps négatrice de son conatus.
Insister sur la dimension subjective de l’esprit en niant sa dimension matérielle aboutit à des pratiques où il faut faire mal au corps qui nous empêche de réaliser pleinement le fait subjectif. Au fond pour l’ascétisme, nous réaliserons pleinement en qui notre conscience est reliée à l’absolu qu’en nous désidentifiant des intérêts du corps. le corps matériel serait la source des maux. Quand l’âme se tourne vers lui et s’identifie à lui elle commet forcément le mal. Les jouissances charnelles sont pour l’ascétisme une négation de la quête de l’absolu. Il faut au contraire maltraiter le corps pour vraiment vivre de l’esprit. Il faut l’affamer, le fatiguer, le faire souffrir, etc. Certains chrétiens influencés par le jansénisme voyaient une grâce dans le fait de tomber malade. Cette condamnation de la chair abouti à la condamnation du monde comme une vallée de larmes aux ordres des forces du mal et on espère une fin de ce monde. Cette thématique se retrouve dans les divers monothéismes et l’ascétisme a des succédanés chez les musulmans ou les juifs où les interdits sexuels sont multiples mais aussi les interdits alimentaires (alccol, viande de porc, etc.). Mais les autres religions ne furent pas en reste en ce qui concerne l’ascétisme. Pour de nombreux bouddhistes et hindouistes l’univers est une illusion. A vrai dire le mépris du monde explique aussi les attentats kamikazes (japonais, musulmans), les guerres de religions, le mépris de l’écologie (évangélistes américains, les musulmans de la péninsule arabique), etc. Le mépris de la matière nourrit des raisonnements inquisitoriaux et terroristes : le corps peut souffrir par la torture, seul le salut de l’âme compte...


C – Désir créateur et bestialité pulsionnelle.

Avoir ou être un corps met donc en jeu non seulement la relation ontologique entre la conscience et la matière mais aussi une éthique. 
L’approche matérialiste est capable d’expliquer pourquoi nous pouvons affirmer avoir un corps bien que cette approche repose sur le fait que nous sommes matière. Cela repose sur l’ambiguïté même des pulsions du vivant pluricellulaire. Cette approche dessine deux axes concurrents au sein même du développement du vivant. D’une part, la vie est au service des gènes égoïstes : toute expression des gènes, tout phénotype, tout comportement à l’échelle des phénotypes servirait la transmission, la reproduction des gènes. La pulsion au cœur de la cellule vise donc la reproduction, l’appropriation et la reconnaissance nécessaire à l’égoïsme génétique. D’autre part, en se complexifiant la vie semble échapper à la seule perspective du gène égoïste. Avec l’homme, ce ne sont pas des gènes égoïstes qui règnent en maître mais des représentations culturelles. 
Toutefois nos représentations culturelles sont hantées par l’appropriation, l’avoir, par la reconnaissance sociale, par la question sexuelle et ce sens elles restent le reflet de la dynamique aveugle du gène. L’être humain n’est pas complètement affranchi des mécaniques de consommation inconsidérée des ressources, de concurrence sociale, etc. qui caractérise la lutte pour la vie et la survie du mieux adapté. Nous ne voyons pas que certaines de nos représentations sont une déformation des mécaniques pulsionnelles les plus aveugles. Et tandis que la lutte pour la vie était toujours au profit de la vie elle-même grâce à des instincts régulateurs, nous sommes en train de provoquer aujourd’hui la sixième grande extinction d’espèce que le vivant a connu sur terre, les autres extinctions sont dues pour l’essentiel à des catastrophes extérieures aux modes de vie des vivants. Celle en cours est la seule qui soit du fait d’un mode de vie, excepté le passage du vivant à la respiration du dioxyde de carbone qui produisant de l’oxygène en excès a failli par un bouleversement climatique provoquer la quasi disparition du vivant. C’est l’apparition de la respiration cellulaire de l’oxygène qui miraculeusement a rééquilibré le cycle. Nous devons exercer un saut de ce genre pour vraiment nous mettre sur une nouvelle ligne évolutive : nos représentations culturelles doivent absolument devenir réellement créatrices au lieu d’être aveuglément prédatrices et bestiales. 
L’expression avoir un corps relève bien souvent de la mécanique pulsionnelle aveugle : on veut avoir le corps qui convient pour être reconnu socialement, désiré sexuellement... On s’approprie des apparences corporelles mais on néglige les équilibres écologiques qui assure vraiment son être, on ingère n’importe quelle substance pour être plus beau, plus désirable. Une culture créatrice centrée sur le corps que je suis doit pouvoir se constituer.


D – Égocentrisme et sens de la corporéité : je ne suis pas un empires empirer dans un empire.

Comme Spinoza y insistait nous ne sommes pas un empire dans un empire. Qu’on dise j’ai un corps ou je suis ce corps, on manque la relativité fondamentale de notre individualité psychique et corporelle. Notre corps matériel est une individualisation matérielle du cosmos. Notre corps n’est pas possible sans toute l’évolution de l’univers et du vivant. Pour que notre organisme existe, il faut des particules qui nécessitent l’existence des galaxies, il faut des atomes qui nécessitent l’existence des étoiles, il faut des molécules qui nécessitent l’existence des planètes, il faut des cellules qui nécessitent l’existence d’une biosphère... Ceci n’implique pas que nous soyons nécessaire et comme en quelque la fin du devenir de l’univers. Mais notre conscience est un processus de prise de conscience qui s’inscrit forcément dans cet entrelacement de nécessité de la nature. Notre affirmation d’être ou d’avoir un corps est illusoirement égocentrique la plupart du temps. Dès lors que nous refusons d’admettre que l’ego intentionnel n’est qu’un phénomène relatif de ce qui s’avère d’abord une prise de conscience de la nature par elle-même, nous manquons la vérité de notre être. Cet égocentrisme nourrit l’anthropocentrisme des mythes religieux des origines. Rien n’interdit qu’ailleurs sur d’autres planètes d’autres formes de la conscience de la nature soit apparues. Notre individualité serait juste une tentative de trouver un miroir pour une prise de conscience de l’univers par lui-même. L’égoïsme du gène relativisé par le développement pulsionnel, émotionnel et culturel du vivant de ce point de vue s’avère davantage un chemin pris par ce Telos essentiel de la prise de la conscience créatrice de l’univers par lui-même.
Notre intentionnalité dès lors doit servir la prise de conscience créatrice de l’univers lui-même. Nous ne devons plus accaparer l’espace de conscience pour un égocentrisme plus ou moins raffiné, le plus subtil étant sans doute une forme d’humanisme anthropocentrique. 
Vivre conformément à la nature tel que nous y invitait les stoïciens consistait souvent à tenir notre place au sein d’un conformisme social : ce serait un égocentrisme tribal, ethnique, national, transnational, etc. Selon nous vivre conformément à la nature consiste à favoriser le mouvement de prise de conscience que la nature essaie de mener à travers nos esprits et nos corps.



IV - Le mystère de la chair intuitive met en jeu l’évolution consciente de la conscience.



A - La chair intuitive au-delà du subconscient et su supraconscient.



B - Aller au-delà de l’idée mentale du corps ?




V - Conclusion.

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