dimanche 26 octobre 2014

Peut-on douter de tout ? Version appronfondie.

Cette leçon est complétée et nuancée par la leçon La discussion est-elle source de vérité ? et surtout prolongée par la leçon La vérité peut-elle ne pas s’imposer ?
On trouvera une version plus courte de cette leçon en cliquant ici.


I- INTRODUCTION PROBLEMATIQUE.


Le philosophe m’invite à douter de tout, je me rétracte. J’ai en mémoire l’ombre de doutes angoissants, j’ai peur de tenter l’expérience. Alors j’invoque l’idée que douter menace la cohésion sociale parce que tout le monde pourrait faire tout et n’importe quoi s’il n’y a pas de vérité morale. Et si je parvenais à douter radicalement, ne prendrai-je pas le risque de ne plus faire attention à ma santé en ignorant les actions qui la préservent ?
A ces réserves quant à l’exercice du doute radical, s’ajoute alors un paradoxe : si on me démontre qu’il faut douter alors il y a une vérité du doute.
Pour résoudre ce paradoxe, il faut admettre qu’on ne peut pas douter absolument de tout même si on peut en douter radicalement (telle est la position de Descartes). Ou bien pour préserver le paradoxe, il faut montrer que le vocabulaire usuel de la vérité est en fait inadéquat, qu’il y a un doute absolu envisageable non pas vrai mais en fait authentique. L’authenticité ne serait pas un fondement de la quête de vérité si on veut prendre au sérieux un éventuel doute absolu. Elle serait plutôt son point d’achèvement. La quête de la vérité sceptique peut être authentique si elle s’achève sur l’idée que la vérité est hors de portée. Mais là encore parler d’authenticité semble demeurer une forme de vérité. Reste alors à douter d’une forme définitivement valide d’authenticité du doute absolu : ceci est peut-être la docte ignorance inspirée par le doute socratique. Qu’est-ce que cette connaissance intime de l’authenticité qui nie sa perfection, et donc qui se nie elle-même ? Sa positivité serait-elle une disponibilité pour apprendre davantage ce qu’est l’authenticité ? Mais cette positivité ne restaure t’elle pas une forme de vérité ? Socrate et nombres de ses disciples n’ont-ils pas un goût immodéré pour une forme définie de la vérité ? Y a-t-il une docte ignorance et donc un apprentissage qui échappe à l’impératif pathologique d’une vérité définitive et définie ? Autrement dit quelle est la positivité du doute qui ne se réduit pas à une forme définie d’authenticité et qui en propose une forme définitivement ouverte ? 


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II - DES RAISONS DE NE PAS DOUTER AU REDOUBLEMENT DU DOUTE.


Rappelons que le doute pathologique comme l’est l’angoisse où nous avons peur de tout et de rien, où la position de notre moi est menacée de l’extérieur nie la faculté de douter volontairement. Un pouvoir est à notre disposition, il ne s’effectue pas malgré nous. Mais même si le doute est volontaire ne nourrira t-il pas l’angoisse ? Une passion comporte toujours une part volontaire mais rapidement elle commande la volonté. La passion de douter n’est-elle pas une prise de risques psychologiques inconsidérée ?
En fait le doute pathologique est rarement un doute radical ou absolu car douter radicalement ou absolument implique de douter de tous les contenus de la conscience y compris de l’état de doute. Le doute pathologique est subi passivement, il semble incontrôlable pour quelqu’un qui justement n’a jamais exercé le doute radical consistant à douter de tous les contenus de conscience y compris de son doute qu’il soit actif ou passif. 
Toute démarche psychothérapeutique visant à surmonter l’angoisse, la mélancolie et autres passions déstructurantes ne consiste-t-elle pas à remettre en chantier les structures mêmes de l’ego et donc à douter de ses structures actuelles qui produisent une telle souffrance déconnectée des situations vécues par le patient ? 
Dans la démarche sceptique tout contenu de conscience est nommé apparence car ce terme désigne ce qui paraît sans qu’on puisse déterminer si cette apparition est illusion ou réalité. Chez Descartes le redoublement du doute permet de repérer un « je suis » à la fois personnel et universel inaccessible au doute qu’il soit volontaire ou pathologique. Les sceptiques aussi doutent de leurs doutes si bien qu’ils ne peuvent pas trancher entre les diverses interprétations de l’essence ultime des apparences y compris de ce « je suis » implicite à toute impression consciente et non seulement aux objets de notre attention. Les apparences ne sont-elles pas le reflet d’autres apparences et ainsi de suite à l’infini si bien qu’on ne saurait conclure si elles sont illusoires ou réelles quant à leur essence ultime ? Le doute a permis de les considérer comme illusoires, le doute à propos du doute n’exclut pas leur réalité. Le doute redoublant le doute crée donc une suspension du jugement sur l’essence ultime des apparences ou autrement dit il engendre un esprit d’absence de conclusion. Car plus profondément encore, le doute à propos du doute étant encore une apparence, cette suspension du jugement ou cet esprit d’absence de conclusion se découvre comme arrière plan toujours déjà là de conscience ataraxique, c’est-à-dire de parfaite tranquillité et de totale équanimité quelles que soient les apparences. Les sceptiques authentiques sont donc parfaitement tranquilles même si dans leur esprit il y a la peur, l’angoisse ou n’importe quelle souffrance psychologique. Le doute redoublé guérit donc les formes pathologiques du doute en révélant un espace de conscience inaccessible aux troubles psychiques.
Mais si le doute radical relativise la souffrance psychologique comme la peur, voyant le précipice là devant et doutant des apparences vais-je y plonger ? vais-je douter de tous les messages sensibles de mon corps qui assure ma survie à travers la sienne ? La passion du doute n’est-elle pas alors nuisible à ma survie matérielle par sa relativisation radicale des messages des sens ?
En suivant Descartes et les sceptiques au nom du doute radical et donc redoublé, il faut douter des sens pour discerner qu’ils ne sont qu’apparences et doutant du doute il faut jouer le jeu des apparences. Pendant le temps du doute radical nous sommes comme un personnage principal dans une fiction cinématographique qui respecte un scénario crédible et donc ne se suicide pas d’entrée de jeu.
Cependant si la passion de douter radicalement est une prise de risque souhaitable pour en finir avec la souffrance psychologique voire pour relativiser la douleur, on peut s’interroger sur ses effets sociaux. La passion de douter n’est-elle pas une passion profondément égocentrique qui permettra à l’ego de douter à son avantage de toutes les normes morales ?Retour ligne automatique
Là encore il s’agit de redoubler le doute radical. Chez Descartes la morale provisoire n’est pas seulement quelque chose qu’on exclut du doute, c’est l’effet du redoublement du doute. La morale est ce dont il est le plus facile de douter car ses normes ne sont pas de façon évidente universelles : ici il est indifférent de montrer la plante de ses pieds, là-bas en Thaïlande ceci est d’une grande impolitesse. Cette facilité de douter de la morale est suspecte : mieux vaut être conformiste dans le domaine moral car il y a des raisons de douter du doute radical à l’égard de la morale. Le conformisme sceptique n’est ni une adhésion à la vérité de la morale ni non plus une négation pure et simple d’une vérité morale.
D’ailleurs en suivant les sceptiques, il faut s’exercer aussi au doute simple car le redoublement du doute est inauthentique s’il est incapable de jouer parfaitement le jeu des apparences sociales parce qu’on s’identifie aux peurs, aux désirs plus ou moins égocentriques, à la souffrance psychologique et à la douleur physique. Le sceptique parce qu’il doute authentiquement respectera mieux la morale qu’un autre. Il sera parfaitement libre de ses désirs égocentriques s’il a réussi à en douter intégralement et à partir de là il pourra paradoxalement être parfaitement conforme sceptiquement à une morale qui exige de sacrifier ses désirs égocentriques. Plus précisément, les apparences mentales rassemblées et identifiées sous une position égocentrique, c’est-à-dire comme désirs et volontés d’un moi risquent de nier la mise en doute de toute position et de toute certitude mentale. Le sceptique authentique n’a aucune position à défendre dans l’idéal de son authenticité et plus particulièrement en ce qui concerne la position de son moi égocentrique. Utiliser le scepticisme pour justifier une position égocentrique revient à ne pas redoubler de doute. Si tout me paraît être apparence comment aurai-je envie de nier par le meurtre les apparences d’autrui ? Si tout n’est qu’apparence quel profit aurai-je à voler des apparences ? Etc. L’immoralité procède toujours par le fait que la conscience intentionnelle de moi-même considère comme une réalité plus que désirable telles et telles choses au mépris des autres. Et l’apparence plus que désirable s’origine dans les circonvolutions mentales visant à maintenir une position égocentrique. Le désir d’un moi égocentrique ne saurait se contenter d’être apparent et fictif, le désir d’un moi égocentrique est narcissique : il se fantasme sérieusement, il ne joue pas à s’imaginer. Le sceptique ne méprise rien, il considère l’ensemble des apparences et même s’il ne statue pas sur l’essence ultime du jeu des apparences il le joue tranquillement et avec équanimité en le considérant dans sa globalité et non plus du point de vue de ses intérêts égoïstes. Jouer le jeu amoral de la morale est plus tranquille et tend plus facilement à considérer la globalité du jeu des apparences qu’être immoral. Douter authentiquement de la morale n’est pas être immoral mais redevenir amoral par le chemin de la morale.


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III - DOUTER DU « JE » PHENOMENOLOGIQUE, C’EST DOUTER RADICALEMENT VOIRE ABSOLUMENT.


Chez Descartes, le redoublement du doute est une fiction intellectuelle qui finalement ne vise qu’une vérité intellectuelle. D’ailleurs Descartes en manquant le redoublement authentique du doute sceptique pose un « je » qu’après Husserl on peut dire un « je » phénoménologique. Descartes identifie précipitamment ce « je » phénoménologique à son âme éternelle et individuelle négligeant sa résolution même de ne pas se précipiter. Ne risque t-il pas de sauvegarder une position égocentrique inaperçue en identifiant ce « je » indubitable et notre individualité ?
Le « je » qui effectue le doute et que Descartes juge inaccessible au doute reste une production intellectuelle, un jeu de mots, un effet grammatical. Selon Nietzsche, le « je » qui se sait exister dans la pensée est-ce le « je » qui doute ? N’est-ce pas une illusion de mettre sur deux états différents de conscience un même mot « je » et d’en faire une substance individuelle et immortelle ? Nietzsche y voit une illusion propre aux mots et à la grammaire : on nomme du même mot deux choses différentes et on les identifie dans un même ensemble qu’on juge réel alors que cet ensemble est fictif puisque juste constitué par des mots et des effets grammaticaux.
Descartes reste attaché à un certain platonisme, à l’idée d’un monde immatériel des idées et d’une substance intelligible qu’il appelle res cogitans. D’ailleurs à partir de l’évidence de ce « je » immatériel confronté à l’incertitude du corps, son dualisme âme/corps a de forts accents platoniciens. Mais cette approche risque de négliger le fait que le « je » est le « je » d’une fiction qui rassemble une multitude d’apparences psychologiques. Nietzsche ne nierait pas une certaine unité du « je » nécessaire à notre santé mentale, mais elle est d’autant plus saine qu’elle se sait fictive, sans cesse ouverte à de nouveaux états de conscience imprévus et étrangers qu’elle intégrera ou qui la désintégreront. Nietzsche nous permet de soupçonner l’idée de conscience liée à un « je » phénoménologique réel et donc transparent à soi-même, indubitable, niant trop vite sa multiplicité, son altérité intrinsèque.
Freud montre que les actes du moi sont rarement les siens. Au mieux il s’agit d’un compromis entre le moi, le surmoi, l’instance psychique qui rappelle au moi ses impératifs sociaux et relationnels et le çà, l’instance psychique où l’énergie matérielle quantitative se mue en énergie psychique qualitative et réciproquement en cas de somatisation. Le « je » dont parle Descartes n’est pas transparent à lui-même. Son désir de douter pour trouver la vérité n’est-il pas symptomatique de son incapacité à affronter la possibilité que le monde ne soit qu’un flux d’apparences hasardeuses cristallisant des semblants de nécessités qui l’orientent par la suite ? L’évidence d’un « je » n’est donc qu’un mécanisme d’identification à des forces inconscientes, aux pulsions metaphorisées du çà propre à l’incarnation humaine, à son éducation, à sa socialisation. La conscience de soi est le résultat d’une fiction sociale intégrée inconsciemment comme capacité individuelle de faire plus ou moins consciemment la fiction, de soi-même : le surmoi est donc la structure de sens dont émerge le moi mais bien souvent elle est déficiente et empêche le moi de s’y déployer avec maturité, de pouvoir échapper à son caractère infantilisant, culpabilisant voire angoissant quand le moi désire la reconsidérer. La psychanalyse propose une thérapie où est centrale l’interprétation de soi-même, la réécriture de soi émergeant du çà. Du rêve Descartes extirpe la certitude du « je » du rêveur quel que soit le contenu du rêve tandis que Freud y voit justement le lieu où l’inconscient contraint le moi à se reconsidérer entre le çà dont il émerge et les censures du surmoi dont l’idéal du moi est un aspect. Descartes n’a certainement pas connu le rêve dont Tchouang-tseu nous fait part et qui l’amène à se demander si le rêveur rêve qu’il est un papillon ou si un papillon rêve qu’il est ce rêveur. Le rêve peut totalement bouleverser notre identité si bien que le « je » est un autre.
Ayant mis en doute le « je » phénoménologique comme point d’arrêt du doute radical d’une part quant à son unité trop précipitamment posée et d’autre part quant à sa transparence, nous pouvons revenir aux sceptiques de l’antiquité comme promoteur du doute absolu. La critique de Nietzsche et la psychanalyse de Freud peuvent être interprétées comme des thérapies permettant d’atteindre plus efficacement l’ataraxie c’est-à-dire l’absence de trouble absolue inhérente au doute absolu.

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IV - VERS UNE PREMIERE PERSONNE AUTHENTIQUE.


Précisons à quoi ressemble l’esprit d’un sceptique. Il doute de tous les contenus qui défilent dans sa conscience. Il doute aussi bien de la réalité du monde que de son caractère illusoire. Il doute du moi comme essence ultime de son esprit. Il se considère soi comme une fiction. Le moi comme le monde ne sont que des apparences dans l’ouverture de conscience où leurs apparences défilent. Qu’en est-il de cet espace de conscience où défilent les apparences ? Certes entre le « je » qui doute et le « je » qui se sent évident, il y a deux apparences différentes mais ces apparences n’apparaissent-elles pas dans le même espace de conscience ? Nietzsche a nié le cogito en insistant sur la multiplicité inhérente au moi, au caractère fictif de l’identité du moi, qui peut se raconter et se vivre sans cesse autrement, modifier sans cesse ce à quoi il s’identifie par le biais du langage. Le moi est une unité virtuelle de ses apparences multiples, il est l’apparence d’une série d’apparences réinterprétées en une unité. Toutefois ce récit, cette démultiplication n’a t-elle pas lieu dans un seul espace de conscience ?
Comment douter de l’unité de cet espace de conscience théâtre du jeu des apparences ? Le rêve qui met en scène le çà, le moi et le surmoi ne révèle t-il pas une unité profonde d’un espace de la conscience derrière les discontinuités et les multiplicités psychologiques ? L’espace de conscience n’est-il pas le langage de l’inconscient dont le langage du moi émerge ? Le çà lui-même n’est-il pas interdépendant de l’univers des apparences conscientes et inconscientes dans sa globalité et donc par-là l’espace de prise de conscience des apparences n’est-il pas un symbole du tout ouvert du monde multiple des apparences ?
On a souvent reproché à Descartes de ne pas dépasser l’évidence du moi et d’être en fait malgré lui en train de s’isoler dans ce qu’on a nommé un solipsisme de la raison. Du point de vue de la conscience sceptique il n’y a qu’un seul monde des apparences où il y a les apparences du moi, des autres et de l’univers. Il n’y a donc pas de solipsisme sur le plan des apparences. Malgré lui le sceptique semble emprunter un chemin où on retrouve la distinction repérée entre autre par Douglas E. Harding entre l’espace de la conscience et le moi comme processus d’identification à l’espace mental fictif d’un esprit lié à un corps limité dans l’espace de conscience. Le moi usuel, par définition égocentrique, est séparé des autres et de l’univers. Le sceptique dans sa conscience où le doute est redoublé authentiquement grâce à des exercices de doutes simples distingue forcément le jeu des apparences formé par le moi, les autres et l’univers et la conscience où ces apparences sont conscientes.



Avec Douglas E. Harding, cet espace de conscience arrière plan des apparences peut être vue comme notre authentique personne, notre première personne. A vrai dire le « je » phénoménologique dont parle Descartes serait plus évident encore s’il désignait cette conscience ataraxique en première personne contenant le jeu des apparences. Le moi usuel serait ainsi révélé en troisième personne relative au « je » en première personne : il n’est bien qu’un concept mental s’identifiant fictivement à telles pensées, à telles émotions, à telles sensations. Mais cette évidence d’un « je » authentique première personne en tant que encore exprimée sous le mode de la pensée conceptuelle reste située dans le monde des apparences. En la nommant « je », je risque de prendre ce qui la désigne pour elle ainsi que l’idiot qui fixe le doigt au lieu de regarder la lune que le doigt montre.




Ainsi Wittgenstein considère qu’on peut désigner cette évidence impensable mais qu’on ne peut pas la dire. Faut-il alors la taire pour ne pas la trahir ? En effet elle est le bord du monde des apparences au cœur de chaque apparence, ouverture au monde où paraît chaque détail des apparences, elle n’est pas une apparence déterminée appartenant au monde.



En un sens elle est le silence inconditionné sur fond duquel surgit le discours. Se taire produisant un silence conditionné relativement au fait de le vouloir ne produit pas ce silence inconditionné même si peut-être se taire au moins partiellement pour être à l’écoute augmente les chances à l’indicible de se réaliser comme arrière plan de tout discours, de tout vouloir. Le doute absolu est peut-être le moyen authentique d’y accéder sans trahir cette évidence impensable et indicible que les lectures courantes du doute radical de Descartes manquent. Le « je » cartésien ou l’intentionnalité de Husserl sont souvent limités à la troisième personne dans l’esprit de ceux qui les interprètent. Est-ce lié au fait que Descartes et Husserl eux-mêmes ne distinguent pas encore assez nettement la troisième personne de la première ?
Tout deux ne perçoivent pas combien l’intentionnalité personnelle au sein de la première personne issue du scepticisme n’est qu’une apparence fictive, puisque le scepticisme y a rendu toute représentation mentale fictive et puisque l’intentionnalité relève toujours du contexte de la troisième personne. Du non point de vue du champ de conscience formant la première personne, il n’y a pas en tant que tel d’intentionnalité en troisième personne discernable en dehors de la croyance : le fait que ce corps fasse la vaisselle n’est guère discernable du fait que cet autre la fasse. Pour la première personne ça s’entend de façon non intentionnelle alors que je crois écouter intentionnellement en troisième personne. De même ça se voit non intentionnellement en première personne alors que je crois regarder intentionnellement en troisième personne. Et ainsi de suite pour tous les sens...
Toutefois nous voici parvenu peut-être au sommet d’une série de critères d’authenticité d’une démarche sceptique en ce sens qu’un tel scepticisme aura fait émerger une première personne dès lors qu’est substituée la croyance égocentrique en la seule certitude de la volonté intentionnelle de la troisième personne pour le sentiment d’abandon à l’émergence d’une action d’un champ de conscience en première personne. Cette authenticité du scepticisme est au final paradoxale : le sceptique semble avoir des critères d’authenticité du doute absolu tout en niant qu’il y ait une quelconque vérité atteignable. L’authenticité du champ de conscience en première personne atteint par l’exercice sceptique n’est-elle pas une forme de vérité ?
Le doute socratique qui aboutit au fameux « je sais que je ne sais rien » autrement dit à une docte ignorance ne propose t-il pas un paradoxe plus précis et donc plus soutenable ? En effet ce « je sais » quand il concerne la connaissance de soi-même reconnaît sa propre intentionnalité comme un mystérieux surgissement d’apparence intentionnelle au sein d’un espace où semble prédominer une qualité non intentionnelle. Ce champ des apparences est soit formé par la conscience ou soit la forme mais on ne peut rien en savoir intentionnellement. La docte ignorance est un savoir sans savoir c’est-à-dire sans contenu sur cette première personne qui forme l’évidence insaisissable de la connaissance de soi. Ce paradoxe qu’est la docte ignorance permet de résoudre une attitude en apparence contradictoire du scepticisme dans sa diffusion même. En effet comment le scepticisme peut-il s’enseigner en parlant de critères d’authenticité du doute alors que le doute amène normalement à douter de la possibilité d’un enseignement portant sur de tels critères ? Wittgenstein dans De la certitude montre qu’en doutant de chaque énoncé aucun enseignement n’est possible. Pour ne pas être contraire à un enseignement et vraiment profitable à la connaissance, le doute doit apprendre à être pertinent.
Au final, il nous paraît donc plus efficace au nom d’une certaine authenticité et donc d’une certaine forme de vérité de prôner un usage radical du doute mais non un usage absolu qui nierait toute forme d’authenticité et de méthode comme le prétendent les lecteurs pressés des sceptiques. Le doute absolu peut conduire à une conscience ataraxique en première personne en relativisant les apparences que sont les figures du le moi, des autres et de l’univers mais tel quel il induit des paradoxes sapant toute pédagogie. Il risque aussi de conduire à une forme de conformisme social qui montre que le doute absolu authentiquement sceptique n’est pas aussi radical qu’il le croit puisqu’il s’interdit d’intervenir dans l’évolution sociale. Certes il est amoral mais en jouant le jeu le plus souvent d’une morale qui perpétue un certain jeu social. Le doute socratique inspire une authenticité sans conformisme du point de vue social ce qui lui a valu d’ailleurs de nombreux procès au cours de l’histoire.



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V - UNE ETHIQUE CREATRICE EN PREMIERE PERSONNE.


Ce retournement paraît trahir le scepticisme en réhabilitant la vérité sous la forme de l’authenticité même s’il lui épargne une certaine inauthenticité liée au conformisme. N’y aurait-il pas moyen malgré tout d’envisager les clarifications socratiques sous la forme de la docte ignorance comme un scepticisme plus capable de pédagogie et plus fidèle à l’esprit du doute absolu ? Que peut nous apprendre la docte ignorance si ce n’est pas la vérité ? Que peut être une authenticité ne se réduisant pas de manière évidente à une forme définie de la vérité ? Loin de tout conformisme, Nietzsche nous inspire des réponses sous la forme d’une éthique créatrice libérée de tout arrière monde au-delà du monde des apparences. Il n’y a pas de vérité définie et close car l’impulsion créatrice démultiplie l’infini des apparences sans en interdire aucune possibilité. Une éthique créatrice n’est pas une éthique moralisante fondée sur le sentiment de pitié, car créer implique parfois toute absence de pitié pour ceux qui refusent d’évoluer. On les emporte alors sans pitié pour leur inertie dans la générosité du mouvement créateur. Le doute absolu ne se pratique pas sans multiplier à l’infini les interprétations, sans développer l’imagination créatrice. Comme l’indique Nietzsche à propos de l’acte de création qu’il oppose au travail comme survie, le doute en tant que non savoir augmente la vigueur créatrice. Craindre le doute, avoir peur du doute absolu, repousser la docte ignorance, c’est avoir peur de changer, d’évoluer. 
Freud voit les névroses comme des impasses dans l’évolution psychique vers la maturité du moi. La psychanalyse peut donc être interprétée aussi au service d’une éthique créatrice qui évite l’inflation du moi contraire à l’esprit sceptique et qui fût pour Nietzsche le signe précurseur de sa folie : elle aide la pulsion de vie à soumettre la pulsion de mort qui dans la névrose, l’angoisse, etc. prend les devants et enferme le moi dans une structure infantilisante défendue par son narcissisme agressif. Tant que le moi ne se soumet pas au doute psychanalytique, psychothérapeutique, il a rarement des chances d’incarner le doute absolu des sceptiques authentiques qui se caractérise par une vision ataraxique en première personne du monde des apparences. Avant d’atteindre le « je » ataraxique il faut dépasser le moi infantile et narcissique. Seul un moi mature peut se découvrir dans un jeu d’apparences objectif comme troisième personne relatif à un « je » ataraxique en première personne. Même s’il a succombé à l’inflation narcissique et agressive du moi, Nietzsche dénonce la tendance à se présenter comme victime, à vivre dans le ressentiment pour ne pas s’interroger pathologiquement sur soi-même. Le nihilisme contemporain qui consiste à nier dans une apparence de bien-être matériel toute créativité va préférer abreuver de médicaments le névrosé, le dépressif, l’angoissé car il ne vise que le confort matériel. Entreprendre sérieusement une thérapie psychique, c’est pour le patient et son guide le risque de changer leur façon de voir, de se muer au-delà de la thérapie en créateurs sociaux.
La psychothérapie n’a donc pas pour but de libérer seulement le moi de ses angoisses, de ses phobies, de ses symptômes névrotiques mais de son infantilisme, de sa dépendance à l’Autre formée par le surmoi qui pourtant l’a fait émerger du çà. S’aventurer dans l’inconscient, c’est élargir le fil de lumière qui relie le moi fictif à l’espace de conscience où il apparaît. Au fond bienheureux ceux qui souffrent car ils sont condamnés à entreprendre cette quête ou à s’annihiler ! Grâce à la psychanalyse, aux thérapies psychiques en général le jeu des apparences qui se découvre à nous et qui jusqu’ici nous conditionnait de façon inconsciente semble de plus en plus manipulable au sens où l’événement traumatisant signifiant, n’impose plus un signifié. 
Au-delà du bien-être psychologique, il y a à explorer une continuité cachée entre la conscience pure en première personne et le monde des apparences. Cette exploration est la révélation d’une évolution au-delà de la dualité entre le Soi de la première personne et nos interprétations en troisième personne du monde des apparences. pas être intentionnel ou non intentionnel. La dualité entre première personne non intentionnelle et troisième personne intentionnelle semble ici se résorber dans une conscience trans-intentionnelle. 
Nietzsche et Freud par leurs concepts ont apporté leurs contributions à cette évolution mais ni l’un ni l’autre n’avaient envisagé comme le permet le scepticisme le dépassement de l’égocentrisme y compris dans ses formes collectives. Mais la contribution du scepticisme est aussi transcendée par leurs apports : toute forme dogmatique de la vérité a été écartée ici au-delà de la méthode sceptique par une éthique créatrice. Le scepticisme n’envisage pas usuellement une telle éthique créatrice mais sans cette dimension comment ne se limitera-t-il pas à un conformisme moral quelconque ? La mise en cause de toute position de l’ego doit en effet au sein d’une éthique créatrice servir l’évolution de la conscience elle-même qui comme le scepticisme met en jeu la distance avec les représentations mentales intentionnelles mais pour s’unir à leur impulsion créatrice. A un niveau plus avancé peut-être de cette éthique créatrice l’évidence insaisissable mentalement de la conscience en première personne du point de vue d’une impulsion créatrice doit être relativisée comme n’étant éventuellement qu’une étape évolutive. Le doute absolu des sceptiques rendu plus authentique par les maîtres du soupçon que sont Nietzsche et Freud emportera toute évidence et tout conformisme ne laissant saillant que la seule impulsion créatrice étrangère à toute forme définitive de vérité mentale.


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VI - CONCLUSION.


Notre parcours a montré que les craintes quant au doute radical ou absolu sont non fondées. Car le doute porté à l’extrême doit se porter sur lui-même et donc par rapport à la vie quotidienne, ce redoublement crée plutôt une apparence de conformisme. En profondeur, ce redoublement du doute est d’un grand profit s’il est authentique car il transforme les affres du moi, des autres et de l’univers en apparences. S’il est authentique le redoublement du doute crée un état de conscience ataraxique, d’une joie, d’un bonheur intense, serein, imperturbable. Le doute cartésien produit selon nous un « je » phénoménologique clair confus car il n’est pas authentique au sens évoqué précédemment. Toutefois parler d’authenticité semble paradoxalement réintroduire une vérité dans le point de vue sceptique. En creusant la notion d’authenticité, il nous semble certes qu’elle soit impensable parce qu’au fond elle est la source du développement de la pensée comme l’a bien vu Socrate en disant « je sais que je ne sais rien ». Aux confusions et contradictions du doute cartésien, aux paradoxes inefficaces pédagogiquement du doute absolu sceptique, nous épousons donc pour un temps l’approche socratique du doute.
Car nous prolongeons ce doute socratique, qui est d’abord docte ignorance en une éthique créatrice. Si l’authenticité rapproche d’une pure créativité, on comprend pourquoi la vérité est inaccessible : la vérité est un produit de la création, de l’impulsion créatrice que le va-et-vient entre le monde des apparences et la conscience en première personne révèle de plus en plus précisément. Comme le dit Nietzsche le doute est l’exercice par excellence qui rend l’impulsion créatrice plus vigoureuse. Nous ne connaissons pas l’essence ultime des apparences car la définir serait limiter la puissance créatrice qui l’anime.

On pourra approfondir cette réflexion en la croisant avec cette autre approche du sujet en cliquant ici.


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