dimanche 26 octobre 2014

EST-CE UN PROGRES DE NE PLUS CROIRE ?




EST-CE UN PROGRES DE NE PLUS CROIRE ?


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I. Introduction problématique.

/ ! \ La croyance ne doit pas être réduite ici à la seule croyance religieuse :
  • l’opinion sur telle ou telle personne ou sur tel ou tel sujet est une forme de croyance même si le degré de conviction est moindre que pour nos croyances dans le domaine religieux ;
  • en science on utilise des conjectures scientifiques. Une théorie scientifique n’est jamais considérée comme absolument vraie, c’est une tentative d’approximation de certaines parties de la réalité qui résistent à l’expérience et qui ont une bonne capacité de prévision. Mais la théorie de Newton par exemple s’est heurté à des inexactitudes autour de la vitesse de la lumière que seule la théorie d’Einstein a résolue. Toute conjecture scientifique a été produite à partir d’un certain nombre de croyances ininterrogées que le progrès scientifique consiste justement à interroger. Le degré de conviction en science expérimentale s’approche de la certitude mais les énoncés scientifiques restent des croyances.
Le progrès met en jeu une augmentation de pouvoir et de savoir. Il vaut mieux savoir que croire. Le savoir peut-il en progressant se substituer à toute croyance ? Croire comporte un facteur d’incertitude… L’obstacle de la croyance est par excellence le doute. Le savoir quant à lui est solide dès lors qu’il est indubitable : le progrès combat la croyance mais ne finit-il pas vouloir abolir le doute qui seul peut contrebalancer la croyance ? On pourrait retourner les choses : Ne vaut-il pas mieux vivre dans le doute en attendant de progresser dans le savoir au lieu de croire religieusement ou scientifiquement ? Croire soutiendrait l’ignorance religieuse ou scientiste dans la mesure où croire fait taire le doute qui pourtant nous dispose au savoir. Cependant dans le doute ou malgré le doute, il faut agir pour savoir. Ne faut-il pas une forme de foi dans l’action pour agir en vue de savoir ? Cette foi dans le progrès de l’action est-elle une croyance comme une autre ?

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II. Pour le progrès, le doute vaut mieux que la croyance.

1 – Le doute seul garantit une méthode rationnelle de progrès.


Descartes dans le discours de la méthode définit l’évidence rationnelle comme ce qui est indubitable, ce qu’on ne peut mettre en doute. Selon lui le progrès viendra d’une utilisation généralisée d’une véritable méthode rationnelle. 

En science, la seule autorité est la nature. Le début du Discours de la méthode cherche à convaincre le lecteur qu’une méthode rationnelle ne peut pas avoir d’autre autorité que celle de la réflexion rationnelle. Le chercheur en science avance quand il entre en rupture avec ses prédécesseurs, quand il vient à surpasser le savoir de ses prédécesseurs dans une nouvelle forme théorique plus efficace expérimentalement. Son rapport à l’autorité est donc dégagé de toute forme de pouvoir ou presque. N’importe qui formé à l’exercice de la science peut vérifier, tester puis mettre en cause, révolutionner et obtenir la reconnaissance de ses pairs. Le progrès de la science est l’histoire d’erreurs et d’obstacles épistémologiques surmontés en considérant objectivement l’expérimentation. 

L’idée d’obstacle épistémologique introduite par Bachelard nous semble un bon critère pour évaluer ce qui caractérise la science comme progrès du savoir. Une nouvelle théorie n’infirme pas seulement la précédente, elle en délimite le champ de validité en résolvant des points qui faisaient obstacle à la précédente. Ceci implique une conception nette du progrès en science.

La conscience religieuse même mystique semble exiger la foi ou la confiance en une soi-disant expérience qu’aurait eu ou aurait l’autre et que nous pourrions avoir si nous nous soumettons à ses règles. Les mystiques proposent un chemin expérimental certes mais invérifiable objectivement. En effet les miracles des autres textes sacrés semblent bien légendaires. Les miracles se taisent pour la plupart quand la science avec son dispositif d’expérimentation objective se présente. Pour le scientifique positiviste qui voit dans le théologique une mentalité préscientifique, tout crie objectivement la fausseté des allégations religieuses : il n’y a rien que de la matière, les lois scientifiques ne sont pas immatérielles mais des habitudes ou des propriétés de la matière.

2 – De la révolution scientifique au soupçon radical contre toutes nos valeurs y compris celle de progrès.

Contrairement à ce qu’affirment certains scientifiques positivistes à partir du XIXe siècle, le modèle d’univers développé à partir d’Aristote et Ptolémée n’est pas mythologique, il est déjà tendanciellement scientifique. Sa conception est fondée sur une observation rigoureuse. Il permet un calcul du mouvement des planètes. Et la métaphysique qu’il implique demeure rationnelle.
Digression sur la théorie médiévale et antique du cosmos :
L’observation à l’œil nu nous apprend en effet que :
  • Le soleil se lève et se couche pour l’observateur. La terre est le repère de l’observateur. Galilée n’a pas mis en cause le fait que du point de vue de l’observateur situé sur terre, le soleil tourne autour de la terre mais il a posé la question d’un repère absolu vis à vis d’un repère relatif. Le repère qui donne la compréhension la plus simple étant le repère absolu. Dans le texte biblique Moïse grâce à Dieu arrête le soleil mais du point de vue d’un observateur terrestre dira le défenseur de Galilée.
  • Les étoiles sont comme fixées à une sphère qui tourne suivant l’axe des pôles. Il faudra attendre la lunette astronomique au XVIIe siècle et l’analyse des rayons lumineux au XXe siècle pour voir des étoiles inaperçues jusqu’ici puis le décalage de la lumière vers le rouge pour être devant l’évidence d’une profondeur de l’univers en extension là où on voyait jusqu’ici qu’une voûte céleste.
  • Les planètes tournent sur des sphères invisibles qui leur sont propres. Mais le mouvement des sphères n’a plus lieu autour d’un axe unique comme dans le cas de la voûte étoilée car le mouvement observable des planètes n’est pas circulaire. Il faut supposer que les sphères s’enchâssent les unes sur les autres retenues par une matière invisible, imperceptible, subtile, nommée éther. Cette matière est celle qui subsiste en l’absence d’air, de feu, d’eau et de terre. D’ailleurs du point de vue de ces éléments, le corps de l’homme forme un microcosme à l’image du macrocosme. Puisque les intestins, l’anus sont liés à la terre, la vessie et les reins à l’eau, l’estomac et le cœur au feu, les poumons à l’air. Le support matériel de la pensée serait l’éther. La pensée sous formes d’idée est immatérielle mais lorsqu’elle agit sur les organes ou lorsqu’elle s’entend sous la forme d’une voix intérieure, elle est d’une matière subtile, éthérique.
  • Les courbes célestes peuvent être décrites aisément mathématiquement, elles sont parfaites. Sur terre, le mouvement est rétif aux calculs mathématiques. La perfection est au ciel, l’imperfection sur terre. Le haut se tient au-delà de la voûte céleste, la terre est en bas. Freud et d’autres quand ils parlent d’humiliation de l’homme aux XVIe, XVIIe siècle se trompent et participent de fait à mythologiser la révolution scientifique de cette époque. Parler de géocentrisme pour décrire cette vision du monde est maladroit car loin de mettre la terre au centre cette vision du monde pensée à partir d’Aristote et Ptolémée la place au bas de la hiérarchie céleste. On peut à partir de ces observations essayer d’expliquer le mouvement céleste avec une théorie générale du mouvement. Toute chose est mue soit mouvante, soit les deux. Il ne peut pas exister une chaîne infinie de choses mues et mouvantes. Il faut un premier mouvement, du non mû qui meut toute chose. Il faut un premier moteur qui soit totalement en acte et qui ne soit en rien en puissance (en terme de potentialité du mouvement). Cet acte pur transcende le temps et l’espace, il est le véritable centre de l’univers. La science et la religion semblent ici étroitement s’unir : l’observation à l’œil nu et son interprétation rationnelle métaphysique qui mènent à cette union semblent naturelles et non pas abusives comme le disent les positivistes. Toutefois cette métaphysique qui cherche à expliquer les observations contient un préjugé. Elle rejette l’existence d’une chaîne infinie en acte. Pour elle l’infini est en puissance : c’est en l’état un indéfini dont on ne peut actualiser qu’une partie. Lorsque je compte, j’actualise l’ensemble infini des nombres mais ces nombres restent infinis en puissance, jamais je n’aurai fini de compter. L’actualisation de l’infini reste à jamais en puissance. La révolution du XVIe, XVIIe siècle met en cause cette idée. Elle va jusqu’au bout de l’argument d’Anselme qui pense l’impensabilité de Dieu comme infini en acte. L’Infini des infinis existe en acte et non plus en puissance indéfinie. Giordano Bruno va donc penser logiquement que l’univers créé à l’image de Dieu est lui-même un infini en acte. (fin de la digression)
La lunette astronomique va fournir de nouvelles observations confirmant une nouvelle vision du monde.

L’imperfection qu’on croyait terrestre va s’apercevoir sur les planètes, autour de planètes on verra des satellites. La terre est un satellite du soleil. C’est le soleil qui impose à la terre son destin. Les mathématiques s’utiliseront pour décrire le céleste et le terrestre. L’approximation contournera désormais les difficultés dues à l’irrégularité des objets en mouvement étudiés. Le physicien fait de la physique en négligeant des données peu significatives. Galilée néglige les frottements dans son calcul de la gravitation terrestre qui impose son accélération, sa force aux objets terrestres. Les mêmes lois s’appliqueront désormais partout dans l’univers mais ces lois sont en quelque sorte aveugles, et à une certaine échelle elles créent du chaos, cette irrégularité autrefois qualifiée d’imperfection. 

L’envers du télescope sera le microscope. L’homme sera perdu entre l’infiniment grand et l’infiniment petit. La science fera l’hypothèse la plus crédible d’un ballet d’atomes dans le vide. Les éléments poétiques et symboliques qu’étaient la terre, l’eau, le feu et l’air seront de plus en plus écartés de la scientificité.

Pascal résume bien la nouvelle situation : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ». Le divin est comme absent. Laplace précise à Napoléon : « nous n’avons pas besoin de cette hypothèse ». Suite à Galilée il n’est plus besoin d’un premier moteur comme dans la théorie du mouvement aristotélicien vu que d’après le principe d’inertie un mouvement atomique n’est qu’une translation infinie dans un univers infini en temps et en espace s’il ne rencontre pas d’obstacle. En fait toute notre réalité est le fruit des rencontres des mouvements atomiques en translation qui ont produit les planètes, les éléments, les êtres vivants. La révolution scientifique du XVIIe siècle a donc séparé le champ de la foi religieuse et le champ de la science ; elle a abouti au matérialisme triomphant du XIXe siècle.

« La rose est sans pourquoi », dit le poète Angelus Silesius. Sa présence s’explique mais on ne peut pas la comprendre. Est-elle absurde ou mystérieuse ? Répondre à la question est de l’ordre de la foi. Le seul indice est sa beauté. Mais devant le sublime des espaces infinis, le débordement de mon entendement par l’infini est une expérience de fascination et d’effroi. Si j’insiste sur l’effroi, me voici de nouveau devant l’absurde, la misère de l’homme incapable par les moyens rationnels de déterminer le sens de sa vie. Si j’insiste sur la fascination au sein de l’effroi, y a-t-il un indice en faveur d’un acte de foi religieux ? L’infini en acte qu’est l’univers est-il absurde ou mystérieux ? Est-il l’œuvre d’une forme d’intelligence ? Réémettre l’idée de Dieu comme clé de l’infini en acte n’est-ce pas réduire au fond l’ambiguïté du sublime, réduire finalement le sens et sa pluralité effrayante, insoutenable à quelque chose de rassurant dirait le Nietzsche du Gai Savoir ? 

Finalement toutes nos conceptions sont en un sens pour Nietzsche des croyances car ce sont des interprétations inhérentes à ce que nous percevons ainsi qu’à des valeurs forgées arbitrairement. Autrement dit tout reste une question de regard, la science moderne est un changement de regard comme l’apparition de l’humanité dans la nature fût aussi un changement de regard de la vie sur elle-même. Certains regards semblent plus profonds que d’autres puisqu'ils comprennent des regards qui ne le comprennent pas mais au final où est le vrai regard ? Certaines interprétations et certaines valeurs sont justes plus vivaces ou plus dominantes que d’autres pour le moment. Que valent au final des valeurs aussi répandues que celles de la religion et de la science ? N’apportent-elles pas plus de fragilisations de la vie humaine et de son regard que de vivacité et de profondeur ? La science et les religions monothéistes défendent une vision linéaire de l’histoire où il y aurait progrès dans la révélation et la compréhension de la vérité de leur seul regard. Mais que valent des soi-disant vérités qui déprécient la vie en espérant un paradis ou la menacent en la réduisant à une mécanique dénué de sens où tout est réduit à des quantités exploitables ?

3 – Le doute au service de la suspension du jugement s’avère un progrès éthique.

Ne vaut-il pas mieux alors à la fois contre le progrès et la croyance suspendre nos jugements grâce au doute ?

Rappelons que le doute pathologique comme l’est l’angoisse où nous avons peur de tout et de rien, où la position de notre moi est menacée de l’extérieur nie la faculté de douter volontairement. Un pouvoir est à notre disposition, il ne s’effectue pas malgré nous. Mais même si le doute est volontaire ne nourrira t-il pas l’angoisse ? Une passion comporte toujours une part volontaire mais rapidement elle commande la volonté. La passion de douter n’est-elle pas une prise de risques psychologiques inconsidérée ?

En fait, le doute pathologique est rarement un doute radical ou absolu,  car douter radicalement ou absolument implique de douter de tous les contenus de la conscience y compris de l’état de doute. Le doute pathologique est subi passivement, il semble incontrôlable pour quelqu’un qui justement n’a jamais exercé le doute radical consistant à douter de tous les contenus de conscience y compris de son doute qu’il soit actif ou passif. 

Toute démarche psychothérapeutique visant à surmonter l’angoisse, la mélancolie et autres passions déstructurantes ne consiste-t-elle pas à remettre en chantier les structures mêmes de l’ego et donc à douter de ses structures actuelles qui produisent une telle souffrance déconnectée des situations vécues par le patient ? Le doute ne serait-il pas un progrès psychologique ? 

Dans la démarche sceptique, tout contenu de conscience est nommé apparence car ce terme désigne ce qui paraît sans qu’on puisse déterminer si cette apparition est illusion ou réalité. Chez Descartes,  le redoublement du doute permet de repérer un « je suis » à la fois personnel et universel inaccessible au doute qu’il soit volontaire ou pathologique. Les sceptiques aussi doutent de leurs doutes si bien qu’ils ne peuvent pas trancher entre les diverses interprétations de l’essence ultime des apparences y compris de ce « je suis » implicite à toute impression consciente et non seulement aux objets de notre attention. Les apparences ne sont-elles pas le reflet d’autres apparences et ainsi de suite à l’infini si bien qu’on ne saurait conclure si elles sont illusoires ou réelles quant à leur essence ultime ? Le doute a permis de les considérer comme illusoires, le doute à propos du doute n’exclut pas leur réalité. Le doute redoublant le doute crée donc une suspension du jugement sur l’essence ultime des apparences ou autrement dit il engendre un esprit d’absence de conclusion. Car plus profondément encore, le doute à propos du doute étant encore une apparence, cette suspension du jugement ou cet esprit d’absence de conclusion se découvre comme arrière plan toujours déjà là de conscience ataraxique, c’est-à-dire de parfaite tranquillité et de totale équanimité quelles que soient les apparences. Les sceptiques authentiques sont donc parfaitement tranquilles même si dans leur esprit il y a la peur, l’angoisse ou n’importe quelle souffrance psychologique. Le doute redoublé guérit donc les formes pathologiques du doute en révélant un espace de conscience inaccessible aux troubles psychiques. Le doute est alors un progrès sur la croyance au progrès scientiste et les croyances religieuses.

Mais si le doute radical relativise la souffrance psychologique comme la peur, voyant le précipice là devant et doutant des apparences vais-je y plonger ? vais-je douter de tous les messages sensibles de mon corps qui assure ma survie à travers la sienne ? La passion du doute n’est-elle pas alors nuisible à ma survie matérielle par sa relativisation radicale des messages des sens ?

En suivant Descartes et les sceptiques au nom du doute radical et donc redoublé, il faut douter des sens pour discerner qu’ils ne sont qu’apparences et doutant du doute il faut jouer le jeu des apparences. Pendant le temps du doute radical nous sommes comme un personnage principal dans une fiction cinématographique qui respecte un scénario crédible et donc ne se suicide pas d’entrée de jeu.

Cependant si la passion de douter radicalement est une prise de risque souhaitable pour en finir avec la souffrance psychologique voire pour relativiser la douleur, on peut s’interroger sur ses effets sociaux. La passion de douter n’est-elle pas une passion profondément égocentrique qui permettra à l’ego de douter à son avantage de toutes les normes morales ?

Là encore il s’agit de redoubler le doute radical. Chez Descartes, la morale provisoire n’est pas seulement quelque chose qu’on exclut du doute, c’est l’effet du redoublement du doute. La morale est ce dont il est le plus facile de douter car ses normes ne sont pas de façon évidente universelles : ici il est indifférent de montrer la plante de ses pieds, là-bas en Thaïlande ceci est d’une grande impolitesse. Cette facilité de douter de la morale est suspecte : mieux vaut être conformiste dans le domaine moral car il y a des raisons de douter du doute radical à l’égard de la morale. Le conformisme sceptique n’est ni une adhésion à la vérité de la morale ni non plus une négation pure et simple d’une vérité morale.

D’ailleurs en suivant les sceptiques, il faut s’exercer aussi au doute simple car le redoublement du doute est inauthentique s’il est incapable de jouer parfaitement le jeu des apparences sociales parce qu’on s’identifie aux peurs, aux désirs plus ou moins égocentriques, à la souffrance psychologique et à la douleur physique. Le sceptique parce qu’il doute authentiquement respectera mieux la morale qu’un autre. Il sera parfaitement libre de ses désirs égocentriques s’il a réussi à en douter intégralement et à partir de là il pourra paradoxalement être parfaitement conforme sceptiquement à une morale qui exige de sacrifier ses désirs égocentriques. Plus précisément, les apparences mentales rassemblées et identifiées sous une position égocentrique, c’est-à-dire comme désirs et volontés d’un moi risquent de nier la mise en doute de toute position et de toute certitude mentale. Le sceptique authentique n’a aucune position à défendre dans l’idéal de son authenticité et plus particulièrement en ce qui concerne la position de son moi égocentrique. Utiliser le scepticisme pour justifier une position égocentrique revient à ne pas redoubler de doute. Si tout me paraît être apparence comment aurai-je envie de nier par le meurtre les apparences d’autrui ? Si tout n’est qu’apparence quel profit aurai-je à voler des apparences ? Etc. L’immoralité procède toujours par le fait que la conscience intentionnelle de moi-même considère comme une réalité plus que désirable telles et telles choses au mépris des autres. Et l’apparence plus que désirable s’origine dans les circonvolutions mentales visant à maintenir une position égocentrique. Le désir d’un moi égocentrique ne saurait se contenter d’être apparent et fictif, le désir d’un moi égocentrique est narcissique : il se fantasme sérieusement, il ne joue pas à s’imaginer. Le sceptique ne méprise rien, il considère l’ensemble des apparences et même s’il ne statue pas sur l’essence ultime du jeu des apparences il le joue tranquillement et avec équanimité en le considérant dans sa globalité et non plus du point de vue de ses intérêts égoïstes. Jouer le jeu amoral de la morale est plus tranquille et tend plus facilement à considérer la globalité du jeu des apparences qu’être immoral. Douter authentiquement de la morale n’est pas être immoral mais redevenir amoral par le chemin de la morale.

Le doute pourrait seul fournir un progrès moral là où la religion conduit à de l’intolérance et là où le matérialisme de l’économie technoscientifique reste amorale et se trouve détourné au service de l’égocentrisme.
Transition critique : cependant si le doute authentique du sceptique peut être un progrès éthique et moral en apportant l’ataraxie et en soutenant la morale sociale grâce à son dépassement de l’égocentrisme, il n’en reste pas moins qu’il ne rend pas compte de l’efficacité des technosciences. La technoscience n’est pas seulement liée à une mentalité scientiste.

L’efficacité expérimentale de plus en plus grande des conjectures scientifiques ne sont-elles qu’un progrès en efficacité dans l’action phénoménale ou bien ne rendent-elles pas compte d’un progrès dans la connaissance du réel ?

Plus profondément le sceptique nous rappelle que nous sommes enfermés dans notre propre regard humain et que nous nous trompons dès lors que nous le considérons comme critère du vrai. Mais son diagnostic manque un point : le regard humain devenu technoscientifique a une efficacité incontestable à ce point que le regard humain lui-même commence à être fragilisé, menacé d’asphyxie dans un avenir proche... (voir notre leçon Le progrès a-t-il des limites ?)

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III. Confiance, espérance et action : le pari du progrès.

1 – Le pari scientifique positiviste face aux paris religieux et sceptiques.

Ce qui oppose la démarche scientifique et la conscience religieuse ou l’approche sceptique est donc a priori une démarche expérimentale objective (contre un scepticisme obtus) libre de toute autorité (contre les religieux). 

La religion exige toujours un acte de foi dans une autorité indiscutable qui ouvrirait éventuellement à l’expérience subjective du divin, diversement interprétée selon les religions. Par exemple, on discute diversement selon les religions pour savoir si le divin et donc son expérience sont personnels ou impersonnels. La science d’inspiration positiviste va donc soupçonner l’expérience subjective religieuse ou spirituelle (sceptique par exemple) d’être illusoire voire pathologique. 

Même s’il y a des états mystiques ou des états de conscience des sceptiques qui correspondent à des réalités biologiques aux propriétés intéressantes, pour la science d’inspiration positiviste, toute expérience subjective reste le seul effet du monde matériel objectif.

Cet état des lieux n’est pas complet. Un terrain sur lequel la science et la conscience religieuse et spirituelle (sceptique par exemple) se croisent est la morale. Or si le champ des valeurs peut être objectif ou s’il correspond à une réalité matérielle, la science aura certainement un mot à dire. Si le champ des valeurs ou la conscience des apparences sont seulement subjectifs ou intersubjectifs sans équivalent matériel, les religieux et les chercheurs spirituels auront leur mot. La morale est donc un terrain d’affrontement entre les tenants de la science positiviste, matérialiste et athée et les défenseurs de la conscience religieuse ou spirituelle. 


On peut d’abord évoquer un conflit entre morale rationnelle et morale du cœur (Blaise Pascal, Les pensées). La science sera tentée de rationaliser la morale en la naturalisant et la religion insistera sur l’insuffisance de cette approche rationnelle. Un équilibre pourra même être trouvé là entre esprit de géométrie, esprit rationnel et esprit de finesse, sensibilité émotionnelle du cœur. Les deux ordres pourraient trouver un semblant d’harmonie. Mais la science en affirmant le matérialisme de l’esprit peut parvenir éventuellement à une théorie objective de l’esprit et donc à ramener la sphère subjective à un problème objectif. Le cœur comme centre symbolique de la spontanéité morale, l’esprit de finesse, la sensibilité émotionnelle peuvent s’envisager du point de vue chimique. On peut penser à une chimie du sentiment, du contrôle du désir, etc. C’est bien la raison qui va créer les conditions matérielles aptes à résoudre les problèmes du cœur. Allons plus loin la compréhension même du cerveau peut nous permettre d’améliorer notre connaissance de la morale. On peut rêver de régler le problème des déviances morales, en gérant mieux le conditionnement social du cerveau. Sur ce chemin on découvre une structuration du cerveau en fonction d’une culture (le cerveau n’est pas organisé de la même façon qu’on soit occidental ou japonais) ou du genre (homme ou femme). Le neuropsychiatre distinguera les différences nuisibles des différences non nuisibles à la société.

Toutefois on peut voir là une instrumentation dangereuse de la conscience morale. C’est cependant une psychologisation de l’individualisme anti-autoritaire même si elle est élitiste et matérialiste par le fait qu’elle est scientifique. Le bonheur individuel et social devient l’enjeu de la neuropsychiatrie.

Critique : 

Mais que valent une morale ou une éthique du bonheur fondées sur la chimie ? Les neuropsychiatres doivent admettre eux-mêmes qu’à moins de retravailler les souvenirs neuronaux la chimie reste une béquille, une solution précaire au handicap d’un tel et tel. Par ailleurs le cerveau humain produit des pensées non conditionnées, il ne se contente pas de réponse adaptative à une situation historique ou biographique, il semble capable de créer et d’envisager des univers imprévisibles. La science positiviste matérialiste reste impropre à penser quelque chose en dehors du déterminisme.

Transition :

Pourtant la science aujourd’hui admet de plus en plus l’idée d’émergence de lois nouvelles dans un univers fondamentalement évolutif. Une partie de la science devient une science qui s’interroge sur le changement de regard de la vie sur elle-même à travers les espèces car l’unité de base du vivant est toujours resté la même à savoir la cellule. 

Il nous semble qu’il faut reconsidérer le savoir scientifique à côté du scepticisme, ils nous renseignent tout deux de plus en plus sur les limites du regard humain. La science nous renseigne sur les limites de notre conscience de façon externe et l’aide de notre conscience intellectuelle, le scepticisme nous fait vivre cette expérience en menant l’intellect à suspendre son activité d’instigation. Mais dans l’horizon du changement du regard humain, la science ne nous dirait-elle pas davantage que le scepticisme ? La science ne peut-elle pas nous faire concevoir ce qu’elle nous sait incapable de comprendre ? Toutefois n’y a-t-il pas un certain usage des méthodes du scepticisme qui nous permettrait d’explorer des plans de la conscience jusqu’ici inconnus ?

2 – Au-delà d’un usage nécessaire du scepticisme et des lois scientifiques, le pari d’une éthique créatrice.

a) De l’éthique sceptique paradoxale de l’authenticité à l’éthique socratique.

L’authenticité du scepticisme est au final paradoxale : le sceptique semble avoir des critères d’authenticité du doute absolu tout en niant qu’il y ait une quelconque vérité atteignable. L’authenticité de l’espace de conscience en première personne atteint par l’exercice sceptique n’est-elle pas une forme de vérité ? Le progrès que nous avons décelé dans l’attitude sceptique n’est-il pas lié à une meilleure connaissance de nous-même, c’est-à-dire à une forme de vérité de l’authenticité qu’il faut valoriser par rapport à une éventuelle vérité objective scientifique et d’ éventuelles croyances religieuses ?

Le doute socratique qui aboutit au fameux « je sais que je ne sais rien » autrement dit à une docte ignorance ne propose t-il pas un paradoxe plus précis et donc plus soutenable ? En effet ce « je sais » quand il concerne la connaissance de soi-même reconnaît sa propre intentionnalité comme un mystérieux surgissement dans la conscience dont l’éclaircissement seul nous rapproche de la vérité. La docte ignorance est un savoir sans savoir c’est-à-dire sans contenu sur cette première personne qui forme l’évidence insaisissable de la connaissance de soi. Comment par ailleurs enseigner le scepticisme en parlant de critères d’authenticité du doute alors que le doute amène normalement à douter de la possibilité d’un enseignement ? Wittgenstein dans De la certitude montre qu’en doutant de chaque énoncé aucun enseignement n’est possible. Pour ne pas être contraire à un enseignement et vraiment profitable à la connaissance le doute doit être pertinent.

Au final, il nous paraît plus efficace au nom d’une certaine authenticité et donc d’une certaine forme de vérité de prôner un usage radical du doute mais non un usage absolu qui nierait toute forme d’authenticité et de méthode comme le prétendent les lecteurs pressés des sceptiques. Le doute absolu peut conduire à une conscience ataraxique en première personne en relativisant les apparences formées par le moi, les autres et l’univers mais tel quel il induit des paradoxes sapant toute pédagogie. Il risque aussi de conduire à une forme de conformisme social et non un progrès qui montre que le doute absolu authentiquement sceptique n’est pas aussi radical qu’il le croit puisqu’il s’interdit d’intervenir dans l’évolution sociale. Le doute socratique inspire lui une authenticité sans conformisme du point de vue social ce qui lui a valu d’ailleurs de nombreux procès au cours de l’histoire dus aux forces contraires au progrès humain de la conscience de soi.

b) De l’éthique socratique à l’éthique créatrice.

Ce retournement paraît trahir le scepticisme en réhabilitant la vérité sous la forme de l’authenticité même s’il lui épargne une certaine inauthenticité liée au conformisme. N’y aurait-il pas moyen malgré tout d’envisager les clarifications socratiques sous la forme de la docte ignorance comme un scepticisme plus capable de pédagogie et plus fidèle à l’esprit du doute absolu ? Que peut nous apprendre la docte ignorance si ce n’est pas la vérité ? Que peut être une authenticité ne se réduisant pas de manière évidente à une forme définie de la vérité ? Loin de tout conformisme, Nietzsche ou Bergson nous inspirent des réponses sous la forme d’une éthique créatrice libérée de fuir ce bas monde impermanent, un monde d’apparences illusoires en constantes transformations pour trouver dans un arrière monde enfin le repos éternel. Il n’y a pas de vérité définie et close car l’impulsion créatrice démultiplie l’infini des apparences sans en interdire aucune possibilité. Une éthique créatrice n’est pas une éthique moralisante fondée sur le sentiment de pitié, car créer implique parfois toute absence de pitié pour ceux qui refusent d’évoluer comme l’indique Nietzsche. On les emporte alors sans pitié pour leur inertie dans la générosité du mouvement créateur. Le doute absolu ne se pratique pas sans multiplier à l’infini les interprétations, sans développer l’imagination créatrice. Comme l’indique Nietzsche à propos de l’acte de création qu’il oppose au travail comme survie, le doute en tant que non savoir augmente la vigueur créatrice. Craindre le doute, avoir peur du doute absolu, repousser la docte ignorance, c’est avoir peur de changer, d’évoluer.

Progresser consiste souvent à accumuler, évoluer consiste à créer de nouveaux horizons.

3 – Le pari spirituel.

Si nous ne sommes pas capables du saut abrupt proposé par les sceptiques de façon immédiate afin d’atteindre ce point où une authenticité créatrice transcenderait la suspension du jugement, il faudra paradoxalement faire un acte de foi dans la pratique du doute qui conduirait à amplifier notre pouvoir créateur. Pascal avait raison : vu de l’extérieur le doute sceptique ne parvient pas à déraciner un appétit de vérité, comme d’ailleurs les affirmations dogmatiques ne parviennent jamais à le satisfaire. Mais là où Pascal propose un acte de foi lié à une croyance religieuse précise, nous proposons un acte de foi dans le fait de vivre de plus en plus nettement le moi, les autres et l’univers comme des apparences dans l’espace de la conscience afin de devenir authentiquement créateur. Cet acte de foi dans l’effet ataraxique de la pratique du doute sceptique, dans un processus de détachement cristallisant une joie absolue serait facilité ici par une vision en première personne qui transforme le moi (notre identité objective), les autres et l’univers en un spectacle dont un regard en première personne serait l’unique spectateur non affecté. Il faut cette foi pour se tenir dans ce regard en première personne, afin de connaître cette conversion du moi égocentrique en troisième personne objective connue alors comme fiction permettant de jouer le jeu des apparences. 

Pour nous cette foi dans le regard en première personne est l’idée paradoxale d’une foi dans la méthode du doute radical voire absolu afin de réaliser que tout le contenu de la conscience n’est qu’apparence. Là où dans le christianisme, on voit une relation à la présence divine qui concerne la foi, l’espérance et l’amour, on peut ici voir une relation du moi usuel à un regard en première personne qui concerne la foi, l’espérance et l’amour. La foi dans ce regard entraîne l’espérance d’une conversion intérieure du moi égocentrique en troisième personne objectivée comme principe fictif d’une identité narrative dont la volonté sera en quelque sorte la volonté de l’impulsion créatrice du monde des apparences. Cette espérance est une vertu de l’éthique créatrice et non pas un espoir intentionnel du moi, paradoxalement cette espérance se concrétise à partir du moment où le moi se libérera de ses espoirs égocentriques. L’amour ne sera pas une quelconque préférence du moi ou une de ses conditions. L’amour sera l’impulsion créatrice faisant nettement évoluer le monde des apparences. L’amour agapè n’est pas seulement le désir du retour, de la réorientation de la volonté du moi en fonction de la vision en première personne : chez Platon, ce seul désir de retour, cette réorientation se nomme éros. L’agapè est plutôt le don de sa personne à l’évolution de l’univers, du monde des apparences. On recroise ici notre étude de l’illusion qu’est une intentionnalité égocentrique. 

On peut croiser ici la terminologie chrétienne de la libre soumission à la volonté de Dieu. Notre volonté personnelle ferait la volonté créatrice de Dieu. Dans la tradition chrétienne, cette libre soumission est l’action passive, le moi se rend passif à l’action de Dieu elle-même, il ne fait plus que les œuvres divines. Son action même de se soumettre à la volonté de Dieu s’avère l’action même de Dieu en lui : on parle de la grâce divine. Comment peut se concevoir l’idée de faire la volonté même de Dieu ? Est-elle en nous déjà qui nous dicte ce qui doit être fait, comme quand une autorité extérieure nous dit quoi faire et qu’on lui obéit ? Si on prend au sérieux notre conception renouvelée de la foi en un regard intérieur ainsi converti (en grec, metanoïa qui peut e traduire par converti signifie aussi retourné, la réflexion est un retour sur soi, nous évoquons ici un nouveau retour de la conscience sur soi au-delà du retour sur soi qui caractérise la conscience intellectuelle), il est intéressant d’examiner par la pratique ce qui se passe quand nous formons notre volonté au sein de ce regard intérieur ainsi converti. Si notre foi est la passion active envers ce nouveau regard intérieur et la certitude que de lui tout vient à commencer par notre libre volonté, nous ne pouvons prendre une décision qui nous le fasse perdre de vue. L’exploration de la prise de décision sera subtilement liée à la qualité de ce nouveau regard, plus la fiction fabriquée correspond virtuellement à une intensification de ce regard neuf, plus nous faisons alors notre volonté. Et si face à une décision cruciale, car insoluble selon notre mécanique intentionnelle, nous voyons surgir une réponse intuitive, sa qualité sera aussi testée virtuellement dans la qualité de conscience qui l’accompagne. Et qui sait si bientôt notre volonté ne deviendra pas de plus en plus continûment voire irréversiblement la mise en œuvre d’intuitions créatrices qui approfondissent directement la qualité de conscience de ce nouveau regard cosmique (puisqu’universel) individualisé en nous. Nous pouvons donc réenvisager la théologie spirituelle phénoménologiquement en disant que la foi, la passion active en la méditation sceptique révèle donc l’amour, l’action passive, la création intuitive autonome et volontaire propre à l’essence individuelle de la contemplation d’un regard de la vie sur elle-même en évolution. Notre interprétation strictement phénoménologique du point de vue traditionnel de « faire la volonté de Dieu » a pour conséquence spirituelle l’égalité profonde de notre volonté individuelle comme avec une "volonté divine" universelle cherchant à s’individualiser en nous sous la forme d’un nouveau regard de la vie sur elle-même quand l’illusion égocentrique qui déforme notre intentionnalité a été intégralement éliminée. Nous touchons ici la source des problèmes rencontrés par tous les mystiques et les chercheurs spirituels face à leurs correligionnaires prompts à accuser de blasphème quiconque semblant bouleverser leur pseudo-foi qui n’est qu’un mode de protection de leur égocentrisme c’est-à-dire d’un regard clos sur lui-même. Ils accuseront volontiers d’orgueil celui qui témoigne authentiquement de la « divinisation » de sa volonté individuelle après avoir vaincu en lui tout égocentrisme. On pourrait au lieu du terme de "divinisation" parler d’un changement de regard de la vie sur elle-même, car ce terme risque de nouveau d’enclore ce nouveau regard sur lui-même.

Remarque : Dans le cas du christianisme, les textes même des Evangiles canoniques ne donnent-ils pas à penser en ce sens ? On lira par exemple sur ce point Jn 5,17-18 ; Jn 10,31-35 et à propos de la foi en la vision intérieure Lc 11,34-36 ; Mt 6,22-23.
L’agapè ainsi réinterprétée est l’humble prise de conscience que notre évolution individuelle résulte de l’évolution de l’univers et qu’elle l’implique : notre imperfection est exactement celle de l’univers et le reconnaître sincèrement laisse œuvrer l’amour créateur comme passion créatrice individuelle. L’amour est créateur car il est révélation, don qui révèle la gloire de l’impulsion créatrice dans ses œuvres elles-mêmes : il n’est donc pas fondamentalement pitié et compassion pour ce qui lui fait obstacle ou pour ce qui voudrait l’enclore dans tel type de regard de la vie sur elle-même. A ce stade la foi passe, demeure l’espérance que s’accomplisse cette glorification de l’impulsion créatrice dans ses œuvres. Et si dans la conscience en première personne l’amour créateur seul demeure ayant réalisé l’unité sous-jacente de sa multiplicité, est-il encore besoin d’espérance ?

Transition : il nous semble que croyances religieuses, philosophies spirituelles et technosciences doivent se soumettre au progrès infini de l’authenticité de soi-même qui appelle une évolution incessante du regard de la vie sur elle-même. La foi en l’authenticité de la connaissance de soi intègre le doute car elle est foi qu’il y a une vérité de nous-même au-delà de toutes les croyances religieuses, de toutes les conceptions philosophiques et les dangers des tentations technoscientifiques. La foi en une éthique créatrice qui met en jeu un changement évolutif du regard de la vie sur elle-même n’est donc pas comme une croyance qui nous fixe dans un conservatisme de la pensée, du mode de vie, etc.

Toutefois comment cette foi en une éthique créatrice échappera-t-elle vraiment à la volonté de toute puissance qui tente la mentalité technoscientifique ? Comment passer d’un progrès au sein de notre regard humain où la technoscience s’avère le fruit incontestable d’une éthique créatrice à un véritable changement du regard humain en tant que tel ?

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IV. Au-delà de la foi, amour et connaissance.


1 – LE PROCHE ET LE PROCHAIN DANS LA CONSCIENCE SPIRITUELLE ECHAPPENT A LA DEMARCHE SCIENTIFIQUE.

Si on considère du point de vue matériel le tout organique, une émission de l’ensemble neuronal a une finesse que le dosage chimique externe n’a aucune chance de concurrencer. Ce n’est dans la forêt des cellules qu’une brise incertaine. Le produit ingéré fait partie d’un tout. Plus généralement l’objet des sciences de la nature a une matérialité. Le questionner par l’entremise d’un dispositif expérimental introduit une médiation matérielle qui rend à jamais impossible une saisie directe et immédiate de l’objet scientifique. Le dispositif introduit un contexte qui change à partir de certaines dimensions et dans certains champs les réponses obtenues. La question incarnée par le dispositif expérimental suscite une réponse dépendante du questionnement même. L’interaction entre le sujet, ses médiations technologiques nécessaires pour poser ses questions et l’objet fait qu’il devient dans certaines circonstances impossible de déterminer si la nature en soi est saisie ou si c’est une transformation de la nature et de ses lois par la médiation expérimentale qui est saisie. Ainsi dans les accélérateurs de particules les physiciens ne savent pas si certaines particules existent réellement hors de leur accélérateur ou si c’est leur accélérateur qui les a produites. L’acte scientifique n’est qu’une approche grossière du tout, car ce n’est qu’une action partielle sur un des aspects du tout ne sachant pas toujours si elle le questionne ou si elle le transforme. L’acte scientifique s’inscrit dans l’évolution du tout sans donc jamais surplomber objectivement le tout en lui-même. Plus amplement l’acte technique que produit la science ou qui forme une partie de son dispositif expérimental n’a qu’une portée partielle, tout instrument par son imbrication dans le tout est de ce fait en dehors de notre contrôle et d’autant plus qu’il est complexe. Il aura toujours des aspects en dehors de notre vigilance. Ceci explique pourquoi de façon intrinsèque toute technologie a toujours impliqué une forme d’accident, de panne, etc. De ce point de vue, la recherche technobiologique actuelle aussi prometteuse soit-elle nous semble bercée d’un reliquat d’illusions positivistes dommageables.

Du point de vue habituel, le savant n’est vu qu’extérieur à son objet d’étude.
Selon notre approche, le savant, son objet d’étude et la médiation technique qu’il utilise, se manifestent tous au sein du même champ de conscience.

Mais la médiation technique qui permet de plongée notre conscience à d’autres échelles n’est pas entièrement sous la vigilance de notre conscience.

Ce point capital nous semble échapper à de nombreux penseurs. Un schéma de Douglas Edison Harding va maintenant nous servir de base de discussion :




Le reflet sur le miroir traduit notre capacité de nous représenter de l’extérieur. Face au miroir, notre corps sans tête visible est inclus dans notre conscience de l’univers.



 Nous sommes sur ce point dans la même position que celle décrite par Douglas E. Harding. 
Cependant dans sa représentation du tout qui se déploie devant le non manifesté de la conscience (le "je ne suis rien" dans le schéma qui sert de toile de fond à tout ce qui est et qui le déborde), il place les niveaux subatomique, atomique, moléculaire, cellulaire en dessous du plan humain humain. En fait ces niveaux subconscients échappent la plupart du temps à notre conscience. Il en est de même d’ailleurs au sujet des plans macrocosmiques : nous percevons aucune galaxie ou aucun amas de galaxies à l’œil nu. L’intelligence du tout restera donc mystérieuse même si nous nous identifions à tout l’espace de conscience et que nous faisons l’expérience de la dimension non manifestée en marge du tout lui-même. En fait, l’expérience de Douglas Edison Harding mêle ici une expérience directe avec des connaissances scientifiques mentales indirectes. Lui-même pourtant distingue ailleurs ce qu’il appelle la science en première personne qui est une connaissance directe et intérieure de la conscience par elle-même et une connaissance en troisième personne qui est la connaissance des choses de l’extérieur. Ce schéma ne semble plus mettre en œuvre cette distinction : il mêle les deux types de science dans une seule expérience mentale. Cette expérience risque de confondre des informations scientifiques probables avec une connaissance vécue. Il faut donc considérée que ce schéma tente d’expliciter une intuition mentale et non une expérience de toute la conscience. Considérée comme une expérience symbolique, cette expérience cependant reste selon nous un point de départ humain dune évolution éventuelle de la conscience comme co-évolution d’une part de l’individu au sein du tout et d’autre part du tout au sein d’un point de vue individuel.




Une forme consciente qui surgit sur fond de vigilance, de pure ouverture à tous les contenus de la conscience et qui de ce fait est libre de tout contenu de la conscience semble davantage sonner comme l’espace de résonance possible de la totalité elle-même qu’un raisonnement ou autre mouvement réfléchissant de la conscience. Nous retrouvons là la connaissance subjective la plus intime du réel. La totalité de ce qui est conscient en nous est le miroir du tout selon certaines échelles même si intellectuellement ceci nous échappe, dans la mesure où l’intellect ne peut que procéder par divisions, distinctions. La partie totale qu’est notre espace de conscience libérée de toute identification intellectuelle est l’intuition insondable du tout. Tout notre espace de conscience est l’effet du tout à chaque instant et l’effet qu’il est ne peut qu’envelopper sa cause, la totalité du tout. D’ailleurs, en vivant du point de vue de cet espace, la qualité de nos assertions mentales s’accroît car ce point de vue facilite l’abandon de nos préjugés. Même si nos assertions mentales nient que nous soyons le reflet d’un tout, que l’effet enveloppe systématiquement sa cause qui est la totalité, elles nous obligent à reconnaître que dès qu’un nouvel horizon se présente dans la conscience il s’y intègre et a des effets globaux sur la façon dont elle se vit. Dans ce qui paraît, dans ce qui se manifeste sur le plan de la conscience, il y a bien ce rapport d’effet qui enveloppe sa cause : la totalité de la conscience ne peut admettre en son sein que ce qui ne brise pas sa totalité, ce qui est neuf dans la conscience est donc forcément une expansion de la qualité de la totalité de la conscience elle-même.
Dans notre exemple ci-dessus, on a une échelle microscopique qui croise l’échelle humaine dans une même vision. On aurait pu faire de même avec une échelle macroscopique. Toutefois la pensée ne peut que découper le tout à travers les instruments que peut se donner ce miroir. Sous son scalpel il n’y a que des photographies partielles du tout : le mouvement intérieur qui lie le tout et la conscience n’est donc jamais saisi intégralement, juste une certaine compréhension à partir de ses traces passées, or c’est ce mouvement intérieur qui forme nos conditions de possibilité de connaissance actuelles. La conscience est un des effets de l’évolution du tout et elle est en mesure dans ses contenus d’accéder à une connaissance de ce tout qui la suscite, elle est prise de conscience du chemin qui mène à elle dans le tout. Mais scientifiquement et intellectuellement cela la met devant ses limites : les ombres de son passé révèle les ombres de son présent. Elle voit les cellules de l’extérieur qui sont nécessaires à son expression actuelle mais elle ne se connaît pas intérieurement comme activité cellulaire que pourtant elle implique. La question du matérialisme ou de l’immatérialisme de la conscience masque cette question d’une forte inconscience cellulaire de la conscience qui pourtant soit agit à ce niveau du point de vue immatérialiste soit émerge à ce niveau précis du point de vue matérialiste.
Le tout de la conscience nous met donc devant l’ignorance du tout non seulement mentale mais liée aux limites mêmes de la profondeur de notre conscience humaine. 
Nous devons donc insister cette nuance entre une accumulation de savoirs acquis par une enquête extérieure, tel les savoirs technoscientifiques et d’autre part un savoir intime de plus en plus approfondi, une connaissance intérieure qui implique une expansion de toute la conscience, une connaissance liée à l’expansion de l’être de la conscience elle-même. Prenons un exemple de ce progrès évolutif lié à la connaissance de soi : enfant nous n’étions pas capable de certaines représentations mentales comme de faire un rapport entre la forme du verre et le niveau d’eau pour estimer entre deux verres d’eau lequel en a le plus, cette incapacité marquait certainement notre représentation du tout, elle n’a pas été surmontée par une enquête extérieure mais bien par le surgissement d’une nouvelle manière d’être de la conscience. Le savoir extérieur comme dépassement de lui-même et de ses préjugés antérieurs est un contenu de la conscience qui exige parfois une pointe d’expansion de la conscience mais non pas le dépassement global de la finesse de saisie actuelle de la conscience. Approfondir une qualité de conscience n’est pas l’équivalent d’une transformation de qualité de la conscience. La nature du "progrès" évolutif de la connaissance de soi est différente du progrès technoscientique. La connaissance intérieure est réellement un bouleversement de la qualité de l’espace de la conscience, bouleversement à tel point de cette qualité qu’il semble qu’il y ait accès à plus de champs. Le savoir extérieur en fait demeure essentiellement l’objet d’un chercheur, d’un enquêteur. Ce dernier sera bien sûr ouvert au contact de son objet. Il devra mettre en cause certains de ses préjugés, accepter de voir se briser d’anciennes cristallisations de savoir antérieures. Dans sa passion pour cet objet, il écartera les passions qui pourraient l’en détourner. Ce qui n’est pas sans lui donner une forme de liberté. Mais le savoir extérieur ne produira que la modification nécessaire pour s’intégrer dans un espace de mémoire limité. La connaissance intérieure va d’abord consister essentiellement à se vivre au présent dans une relation de plus en plus libre à toutes les formes de mémoire du passé et donc à se défaire de tout ce qui s’accroche subtilement à la mécanique psychique plus ou moins saine formée dans le passé. La connaissance intérieure consistera alors à toucher cet espace de conscience où se joue la perpétuation de la vie cristallisée sous forme de mémoire mentale, vitale voire physique pour y agrandir son espace de renouvellement, sa capacité de faire surgir du neuf. 

Du point de vue de la connaissance intérieure, le nœud principal qui empêche l’élargissement et le renouvellement de la conscience est donc d’abord notre égocentrisme, ce désir de persévérer en l’état comme maîtres et possesseurs des objets jugés extérieurs qu’ils soient mentaux, vitaux ou physiques. Du point de vue de la conscience comme contenant, l’ego n’est qu’un contenu ainsi que les objets soit disant extérieurs qui apparaissent. Au sein de la conscience qui par la connaissance intérieure se libère de l’illusion égocentrique qui obstrue dans un labyrinthe de contenus mentaux le mouvement de la conscience contenant, notre individualité n’est donc pas plus proche que celle du prochain.

Ainsi la connaissance en tant qu’évolution de la qualité de la conscience elle-même et non en tant que accroissement mental de nos informations scientifiques met d’abord en jeu le proche et le prochain. Là où la science pointe le lointain qu’il soit microscopique ou macroscopique, nous ne voyons pas une évolution de la conscience comparable à celle que mettent en jeu le proche et le prochain. Qui sait si de proche en proche, une conscience directe de ce qui semblait lointain du point de vue scientifique n’est pas possible ? La science serait alors utile pour nous indiquer les limites de notre conscience, qui au fond sont toujours des limites de notre intellect et pour nous stimuler à nous en affranchir. L’évolution de la conscience serait une évolution consciente dans la mesure où elle procéderait par la prise de conscience de plus en plus directe de notre ignorance.


2 – LA FOI DU CHARBONNIER PEUT-ELLE EVITER LA DEMARCHE SCIENTIFIQUE ?

A côté des voies de la connaissance scientifique ou de la connaissance spirituelle philosophique, on peut essayer malgré tout de penser une conscience religieuse. Une telle conscience religieuse à l’écart de la démarche intellectuelle du doute propre à la science extérieure et à la pratique de la science intérieure décrite précédemment se rencontre bien souvent : on l’appelle parfois la foi du charbonnier ou on parle de voie dévotionnelle. Elle implique cependant malgré son déni du doute un principe commun avec la science. Tout ce qui est, tout ce qui m’arrive et ce que je rencontre est l’œuvre du divin. Comme en science seule l’acceptation de la réalité fait autorité. Mais cette attitude de foi d’acceptation de la réalité va plus loin que celle du scientifique pour qui cette acceptation n’ébranle que ses préjugés scientifiques car elle concerne nos préjugés affectifs, sensori-moteurs, etc. Refuser émotionnellement que l’autre pense ce qu’il pense est alors un refus du divin qu’il faut vaincre en soi même si l’autre pense à tort intellectuellement. Pour le dévot, l’amour commande la justice. Tout est la volonté divine y compris l’acte criminel mais l’amour m’oblige à aimer le criminel et ses victimes, il m’oblige donc aussi à la justice. Dans le cas de la foi du charbonnier le tort de l’autre est inexistant en profondeur car l’éventuel refus de cet autre de recevoir le divin dans ce qui se présente est pour lui devenu inconscient et aussi car malgré lui cet autre reste le messager de la volonté divine à notre égard. La science cherchant les lois de ce qui est prend apparemment le même chemin que celui pris par la foi du charbonnier. Cependant malgré son usage du doute contraire à la foi du charbonnier, la science limite l’étendue de la rencontre avec l’inconnu parce qu’elle effectue une rencontre avec l’inconnu dans le contexte spécifique d’un passé théorique circonscrit qu’elle va confronter et mettre en cause face à l’expérience, face à ce qui est. Par ailleurs elle vise d’abord une intuition intellectuelle plutôt qu’une intuition existentielle. Ce sera une mise en chantier d’une pensée théorique du tout en fonction d’un objet précis dont elle cherche à obtenir la meilleure approximation possible. Ceci reste étranger à ce que vise la foi du charbonnier à savoir au final aimer de l’amour divin lui-même tous les contenus de la conscience comme des expressions divines. Cette foi du charbonnier peut donc aisément embrasser la perspective d’un changement évolutif de regard de la vie sur elle-même.

La foi du charbonnier cherche l’expression incarnée de l’amour du divin jouant avec lui-même en toute chose à travers le regard d’une conscience dont la qualité de contenant serait capable d’apprécier le prochain sur le même plan que l’individualité sur laquelle elle s’ouvre. L’amour comporte tout autant un niveau intellectuel qu’un niveau émotionnel et en son développement, il s’avère une ouverture à l’intuition et un sentiment stable d’union à la présence divine. L’ego est soumis par amour à la véritable volonté s’exprimant dans la conscience voire même il s’efface devant la seule vie divine de la conscience. L’approfondissement de la connaissance de la conscience dans le cas de la foi du charbonnier ne consiste pas dans l’interprétation savante d’une parole sacrée dans sa rencontre avec la science extérieure ou d’autres expressions religieuses de la science intérieure. Cette foi du charbonnier renonce à entrer dans un débat entre données de la science et affirmations d’une parole sacrée. Pour elle l’enjeu est de voir l’icône du divin qu’elle s’est choisie en toute chose. Elle consiste donc à projeter l’image du divin choisi sur tous les contenus de la conscience afin que la conscience contenant s’identifie à cette image du divin qui se projette en chacun de ses contenus. Si elle a choisi Bouddha elle s’achanera à voir l’essence de Bouddha en toute chose. Si elle a choisi Jésus-Christ, elle l’aimera en servant le plus déconsidéré socialement. Si elle a choisi Allah, elle apprendra à ressentir que rien n’existe vraiment en toute chose sauf lui puisqu’Allah est l’unique, le seul à vraiment Être. A cette fin le pratiquant de la foi du charbonnier peut glisser dans ses mouvements respiratoires une prière, cette prière répétée sans cesse, ininterrompue et donc volontaire peut devenir continue, sans effort et susciter ainsi la présence constante à l’image divine en chaque être, chaque action, chaque chose, etc. De ce fait quand elle s’accomplit parfaitement, cette voie de la foi du charbonnier ou voie dévotionnelle, si elle rencontre d’autres images du divin va y voir son icône propre sans pour autant inféoder ces autres images : une icône n’est pas une idole, elle est dans un contexte visible une trace d’expression de l’invisible. Pour le dévot le plus authentique tout est icône du divin même d’autres images du divin que la sienne. Ces images associées à d’autres religions peuvent être vécues comme simplement une expression encore jusqu’ici inconnue de l’unicité divine dont elle porte la dévotion. Finalement la foi du charbonnier ou voie de la dévotion va transcender toute forme religieuse traditionnelle et s’épanouir dans le Suprême Sans Forme/Toute Forme, l’Inconnu un et multiple d’où jaillit sa forme élue. Cette expérience religieuse est habituellement décrite par le concept de non-dualité. Il n’y a plus en effet alors de dualité entre l’espace de conscience contenant et ses divers contenus qui reflètent tous le Suprême. Le regard dans la conscience est un et multiple : il n’y a plus mon regard face à des objets, il y a révélation en moi d’un autre regard plus profond provenant des autres, des choses et du monde.

La foi du charbonnier se veut un progrès dans l’amour, à son sommet ce progrès dans l’amour peut être une dynamique qui nous ouvre à un changement de regard de la vie sur elle-même...

3 – LES RETROUVAILLES ENTRE DEMARCHE SCIENTIFIQUE ET CONSCIENCE RELIGIEUSE : pour un ANARCHISME MYSTIQUE sans "ISME".

Ainsi la démarche scientifique ne rencontre pas d’opposition avec une authentique conscience religieuse par essence non-duelle. Puisque la démarche scientifique donne à la conscience religieuse fondée sur la vision qu’offre la conscience contenant un sens de l’objectivité fondamental pour se désidentifier d’un jeu de valorisation ou de dévalorisations de ses contenus. La science procède par conjectures successives se corrigeant au regard de l’expérience. Tout comme la vision en espace de conscience non égocentrique, elle vise à se défaire de tout préjugé mental, émotionnel, etc. pour ne plus considérer que ce qui est. Pour sa part la conscience religieuse authentique rappelle la démarche scientifique à la vocation première de l’homme c’est-à-dire à son mouvement évolutif d’intériorisation au contact de l’autre et du monde. Elle la rappelle au plus proche à savoir la conscience en tant que support indéterminé de tous ses contenus, à la relation au prochain comme miroir de la transparence manquante ou acquise entre la conscience pure et notre individualité personnelle.

Cependant les attitudes religieuses sont rarement fidèles à l’attention au proche qui implique par excellence la liberté de conscience personnelle et à l’attention au prochain par un sens de l’accueil de plus en plus approfondi de ce qu’il est et de son devenir. 

La conversion intérieure du regard aussi bien obtenu par la dévotion qu’explorée à l’aide de la suspension sceptique du jugement reste le centre de la foi d’une authentique conscience religieuse selon nous : le rattachement à l’interprétation d’une parole sacrée n’a de sens qu’en fonction de la foi liée au besoin grandissant de renouveler intérieurement le regard de la vie sur elle-même.

Une conscience religieuse authentique c’est-à-dire non-duelle progressera donc aujourd’hui en se risquant au dialogue non pas pour convaincre l’autre mais pour approfondir au contact de l’autre son besoin intérieur d’un nouveau regard. Le dialogue interreligieux semble donc une conséquence inévitable dans un monde où les flux de populations mettent en contact au quotidien toutes les formes religieuses. 

La conscience religieuse authentique non-duelle découvre aussi le besoin de respecter la démarche scientifique comme dimension nécessaire du développement intérieur de la conscience, comme intuition intellectuelle. La voie dévotionnelle ou la foi du charbonnier qui a priori est un chemin qui privilégie le plan émotionnel en évitant les affres du doute intellectuel doit aussi s’ouvrir à l’intuition intellectuelle à un moment ou à un autre, car elle ne peut ignorer cette rencontre avec l’Inconnaissable sur le plan mental dont le doute intellectuel authentique nous approche. Au terme de sa quête la foi du charbonnier devra donc embrasser l’esprit de la démarche scientifique non scientiste dont le doute est constitutif.

En fait toute démarche religieuse authentique c’est-à-dire non-duelle doit concourir à une individualisation libre certes de tout égocentrisme mais aussi libre de toute autorité quant à l’interprétation des paroles sacrées. La démarche religieuse doit être de moins en moins une question de foi mais de plus en plus une transparence à l’impulsion créatrice qui nous individualise les uns les autres en même temps qu’elle nous rend proches. Les paroles sacrées sont des traces divines de cette impulsion créatrice mais on ne saurait empêcher cette dernière de jaillir autrement voire plus intensément, avec plus de précision dans nos consciences sans la nier.

La religion comme réseau institutionnel essentiel à la formation d’ensembles ethniques de civilisation ne saurait donc plus longtemps mettre en péril la liberté de conscience sans trahir l’impulsion créatrice qui la fit paraître. Le mouvement athée, soi-disant antireligieux a souvent entraîné sans le savoir une forme de messianisme matérialiste et positiviste qui a produit une intolérance digne de la religion institutionnelle traditionnelle. Ce qui nous semble devoir être dépassé fidèlement à un athéisme centré sur le refus de l’autorité mais qui ne nie pas le dialogue est donc un ensemble de formes institutionnelles qui au fond nie la liberté de conscience et plus profondément l’impulsion créatrice. 

Certaines philosophies forment à travers le temps une tradition unissant science extérieure et intérieure. L’usage du terme tradition est ici paradoxal puisque par essence la tradition philosophique est fondée sur l’enseignement et l’approfondissement de la liberté de conscience habituellement tenue en marge des traditions. La tradition philosophique montre qu’un développement d’une conscience religieuse et donc d’une foi radicale en la vie libérée de toute institution religieuse autoritaire est possible. D’ailleurs ceci explique pourquoi il y a toujours eu plusieurs approches philosophiques. Diverses pratiques philosophiques montrent que nous pouvons nous relier (reli-gion) à la connaissance intérieure sans passer obligatoirement par un acte foi inscrit au sein d’une religion institutionnelle. L’essence de la voie dévotionnelle autrement dit la non-dualité peut donc exister en dehors d’une soumission à une forme d’autorité extérieure arbitraire. Un anarchisme mystique nous semble une voie conciliant méthode sceptique, démarche scientifique et conscience religieuse. L’anarchisme en effet sous-tend à la fois la singularité individuelle et la solidarité de plus en plus explicite de la multiplicité individuelle sans inféodation à un autre ordre que celui de la créativité individuelle de chaque individu enveloppant en soi la communauté des individus. La transparence la plus authentique entre l’ego et la conscience pure serait réalisée au sein de cet anarchisme mystique par un sens singulier du pluriel tout autant qu’un sens pluriel du singulier prenant conscience de lui aussi bien comme « NOUS » que comme « JE ».

Cet anarchisme mystique ne nie pas qu’il y a dans les religions diverses un fond de vérité mais il constate que si le moi égocentrique y trouve du sens en se soumettant à des autorités sacralisées, il perd souvent l’occasion de se soumettre à la lumière qu’apporte le besoin de renouveler le regard de la conscience. La religion qui réconforte l’ego en donnant du sens à sa vie en lui signifiant un espace sacré risque de lui faire manquer l’expérience du divin qui selon nous ne peut se connaître qu’à travers le changement de regard de la vie sur elle-même en nous. Les autorités religieuses elles-mêmes ont un authentique désir de lier les gens au sacré mais elles ne lient guère par expérience le sacré toujours en grande partie conventionnel et le divin authentique qui par essence est créateur et donc libre de toute convention. L’anarchisme mystique ne nie pas qu’une juste relation puisse exister entre le sacré qui oriente l’activité de l’ego et le divin ou l’élan créateur (si on préfère se libérer du langage religieux) qui s’avère le seul moteur de l’action. Mais il veut en se focalisant sur le besoin de changer le regard de la vie sur elle-même ne plus faire un long détour par le sacré. 

L’ésotérisme faisant accéder au divin doit être accessible sans le cercle exotérique du sacré. Il doit être possible pour certains d’accéder à la verticalisation créatrice de la conscience sans la translation initiale de l’ego par le sacré. L’ésotérisme a toujours été présenté comme quelque chose de secret, demandant une longue initiation ce qui paraît étranger à la simplicité de notre approche et ce qui insidieusement légitime une autorité dont le pouvoir repose au final sur l’ignorance prolongée de l’initié. En fait il s’agissait pour des amis spirituels par le biais d’une longue initiation préparatoire d’assouplir l’ego afin que la simplicité de l’espace de la conscience se révèle comme la clé évidente de tous ses efforts d’accéder à l’expérience du divin. 

L’anarchisme mystique réalise que ce temps de préparation n’est plus indispensable pour certains dans la mesure où l’évolution créatrice des mentalités permet et exige vue la planétarisation des problèmes de la conscience humaine d’envisager le développement, l’assouplissement et l’effacement de la prééminence de la perspective égocentrique immédiatement dans l’œil unique de la simplicité du regard de la vie sur elle-même et du besoin qu’il évolue. L’anarchisme mystique libre de toute autorité extérieure parce que soumis à la seule autorité intérieure qui à l’occasion certes s’exprime de l’extérieur dans la rencontre des autres et du monde, est par excellence la mystique qui implique une authentique politique pluraliste démocratique et le respect de la connaissance scientifique authentique. 

La soumission mystique à une autorité intérieure transcendante ne trahit-elle pas cependant l’intuition anti-autoritaire qui fonde l’anarchisme, autrement dit son athéisme foncier ? L’ego centré sur ses positions n’est pas en nous la source authentique de notre autonomie, il n’est que l’instrument de sa mise en œuvre. Là où notre anarchisme mystique se distingue nettement d’une approche religieuse est sur ce point : le divin est notre nature puisque le besoin d’évoluer et l’évolution même sont notre nature, nous sommes le divin ou l’Être s’individualisant en personnes multiples dans diverses ouvertures de conscience, diverses formes du regard en évolution. Dans un certain sens notre anarchisme mystique suit Feuerbach en affirmant que le message chrétien qui se résume à : « Dieu s’est fait homme afin que l’homme soit fait dieu » doit maintenant transcender sa partie religieuse pour ne plus se concevoir que comme projet de divinisation de l’humanité. Notre anarchisme est paradoxalement mystique et athée dans le sens où la divinité de l’humanité est à conquérir au-delà de l’égocentrisme mais aussi dans le sens où, dans le cours de l’évolution terrestre, la divinité au sens d’une conscience individuellement consciente de son évolution n’a jamais eu autant l’opportunité d’exister qu’en notre humanité. Notre anarchisme mystique considère donc les religions traditionnelles et les mouvements sociaux autoritaires comme une étape évolutive encore nécessaire mais dont il incarne le dépassement évolutif en cours. Cet anarchisme mystique parce qu’il se méfie de tout mouvement social autoritaire et parce qu’il invite les individus à dépasser toute identification à des appartenances tribales, ethniques, religieuses, politiques, etc. déniera au final sa propre caractérisation dont l’ « ..Isme » implique encore une appartenance et une identification. Car il ne procède pas d’une identification mentale, émotionnelle, etc. mais de la reconnaissance d’un sens d’un « NOUS » irréductible au seul discours pluraliste, défenseur de relations solidaires. Car cette reconnaissance est celle d’un niveau d’être ouvert à l’élan créateur qui par ce sens d’un « NOUS » (un Moi plus grand qui se reconnaît en tout et en tous) prend conscience de lui-même. Seule la réalité de ce niveau d’être, l’authenticité par rapport à ce niveau d’être garantit la qualité de nos rencontres, la dissolution de tout rapport de domination qu’il procède de la tyrannie ou plus subtilement de la séduction. (On lira notre leçon sur la liberté politique).

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V. Conclusion.

La croyance est une dimension indépassable de nos vies mais le doute est une autre dimension tout aussi essentielle sinon plus. Le doute méthodique est la base de la méthode rationnelle scientifique. L’abolition de la croyance par l’usage du doute est par excellence un progrès dans la marche du savoir. Cependant à moins de devenir sceptique en suspendant son jugement sur la nature ultime de ce qui apparaît dans la conscience, agir en vue d’apprendre, de créer voire même de suspendre son jugement nécessite une forme de foi. L’évolution humaine implique donc un va-et-vient entre foi, doute et expérience intérieure et extérieure. Mais quoi qu’il en soit toutes les croyances basées sur une autorité ecclésiale ou d’une écriture inspirée doivent être dépassées. Même si on admet l’existence d’expérience de conscience mystique nous devons être athée de toute formulation intellectuelle définie et contraignante du divin qui n’est selon nous que la Suprême impulsion créatrice de toute chose et l’être même de toute chose. Pour nous c’est un anarchisme mystique qui représente un progrès dans le rapport entre foi et savoir. C’est la vie elle-même notre guide. Car dans l’évolution spirituelle, l’un peut être plus avancé que l’autre dans tel domaine et dans tel autre ce sera l’inverse ; l’un peut embrasser plus largement un degré d’inspiration qu’un autre mais l’autre aura malgré tout toucher en pointe à un degré d’inspiration plus haut ; enfin l’un rencontrant l’autre initialement plus avancé saura si bien tirer de l’autre un enseignement qu’il dépassera spirituellement cet autre... Si on admet ceci toute organisation spirituelle uniquement hiérarchique ou prioritairement hiérarchique sera en décalage avec l’évolution spirituelle telle qu’elle semble se présenter à nous.

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