I - INTRODUCTION.
Se sacrifier pour autrui est le gage d’un sens moral très élevé. Mais
dès lors avoir un sens moral n’implique-t-il pas de renoncer à son
bonheur ?
Nous pouvons donc nous demander si il est moral de rechercher le bonheur.
La morale connote le bien. Le bonheur connote lui le bon. A l’évidence
le bien et le bon sont très proches. Donc on pourra tout d’abord essayer
de mieux distinguer morale et bonheur, en s’interrogeant sur les
catégories si proches que sont le bon et le bien.
Si l’on veut vraiment concilier la morale et le bonheur, il nous faut
trouver une conception du bonheur qui puisse supporter un esprit de
sacrifice.
Parmi les conceptions du bonheur, celle de l’ataraxie qui donnerait le
pouvoir de rester calme et serein quelles que soient les circonstances,
n’offrirait-elle pas une conception du bonheur compatible avec un esprit
de sacrifice ?
Mais si se sacrifier pour autrui semble honorable, que vaut une vision
morale qui n’implique que frustration des personnes, qui les enferme
dans les chaînes de lois et de règles au service de la société ?
II - QU’EST-CE QUI SÉPARE LE BIEN ET LE BON ?
a) - Viser le bien, n’est-ce pas chercher le bonheur pour tous ?
Il y a à l’évidence une proximité entre la morale et le bonheur.
Qu’est-ce que le bien moral sinon ce qui est bon pour tous ? Si tous
nous étions moraux, le bonheur de tous n’en serait-il pas la
conséquence ? Chacun ne veillerait-il pas à ce que les autres ne soient
pas malheureux ?
La règle d’or formulé par le Rabbin Hillel prescrit de ne pas faire à
autrui ce qu’on ne voudrai pas qu’on nous fasse. A vrai dire le bien ne
consiste pas seulement à éviter le mal et on peut préférer ce logion
(une parole) de Jésus-Christ selon lequel il faut faire à autrui ce
qu’on voudrai qu’on nous fasse. Cette expression de la morale positive
montre que le bien conduit forcément à ce qui est bon pour tous.
b) - Mais si le bien est universel, le bon n’est-il pas plus personnel ?
Toutefois une telle utopie morale où chacun ferait ce qui est bien
pour les autres est-elle réaliste ? Kant signale à juste titre qu’être
moral nous rend digne du bonheur mais que vue les circonstances
actuelles cela ne nous rend pas heureux. En effet le désintéressement
moral est rare et nous avons rarement l’occasion d’en jouir en retour de
nos propres tentatives. A vrai dire la plupart d’entre nous nous devons
constater que les automatismes égocentriques règnent en nous. Le
sacrifice moral ne nous tente guère dans ses extrémités : même si par
ailleurs certains d’entre nous sont parfois disposés à espérer un
paradis en récompense des tentatives de sainteté morale, il faut bien
constater que peu d’entre nous sont prêts à y consacrer toute leur
existence. Ce qui est bien et bon du point de vue universel ne semble
pas très souvent bon du point de vue personnel.
III - L’ATARAXIE EST-ELLE UN MODÈLE DE BONHEUR MORAL ?
a) - L’ataraxie peut être acquise par la vertu selon les stoïciens.
Cependant savons-nous vraiment ce qui est bon pour nous ? Ne
sommes-nous pas prisonniers d’un point de vue où nous voudrions que le
monde se soumette à notre volonté ? Ne faudrait-il pas plutôt que nous
apprenions à harmoniser notre volonté avec celle de la nature toute
entière ? Autrement dit serons-nous heureux tant que nous n’aurons
aucune idée d’une harmonie entre ce qui est vraiment bon du point de vue
personnel et du point de vue universel ?
Si du point de vue personnel nous persistons à vouloir quelque chose qui
n’est pas possible du point de vue universel de la nature, ne
sommes-nous pas condamnés à être malheureux ? Ainsi la morale qui exige
de nous de vouloir quelque chose d’universellement souhaitable rejoint
une approche réaliste du bonheur selon laquelle la vertu par excellence
consiste à accepter la volonté universelle de la nature.
Le bon et le bien convergent donc et selon les stoïciens la pratique de
la vertu peut nous conduire à expérimenter de plus en plus profondément
un état d’esprit d’ataraxie. L’ataraxie est un état d’esprit calme et
serein qui ne peut pas être troublé par la sensation ou la
représentation des circonstances extérieures. Le stoïcien découvre
consciemment qu’il est avant tout une forme individualisée de la nature
universelle comme une vague est une forme individualisée de l’océan. Le
malheur vient de ce que la vague oublie qu’elle est aussi l’océan et
qu’elle voit alors les autres vagues comme d’éventuelles menaces.
L’ataraxie serait en quelque sorte le sentiment d’être en profondeur
l’océan calme et serein même si en surface il est agité et troublé.
b) - L’ataraxie facilite la vertu selon les épicuriens.
L’ataraxie semblerait donc un modèle de bonheur capable de moralité.
D’ailleurs comme l’ont bien souligné les épicuriens quelqu’un en
possession de l’ataraxie est bien plus aisément vertueux. Pour eux,
l’ataraxie est d’abord le plaisir en repos qui apparaît quand tous nos
désirs et nos peurs ont une réponse soit par la réflexion qui en
dévoilent la vanité ou soit par leur réalisation fictive ou réelle.
Celui qui ressent le plaisir d’exister ne saurait le perdre quoiqu’il
lui arrive ou quoiqu’il fasse. Épicure était, paraît-il, dans un état
d’ataraxie malgré une maladie très douloureuse car il disposait de ce
plaisir d’exister qu’il pouvait retrouver à tout instant malgré ses
douleurs. Un homme qui maîtrise ses désirs et ne perd pas sa
tranquillité intérieure malgré la douleur ne pourra-t-il pas mieux qu’un
autre éventuellement risquer sa vie au profit de ce qui est bien ? La
recherche du souverain bien, le plaisir n’engendre-t-il pas alors la
vertu ?
La vertu des épicuriens repose en dernier ressort sur le fait qu’ils ont
renoncé aux désirs vains que sont, si on réfléchit, la recherche de la
gloire , de la richesse et des amours passionnels. Selon eux, ces désirs
ne sont pas en mesure de produire un plaisir en mouvement qui nous
amène au plaisir en repos car le plaisir qu’ils procurent laisse
toujours en suspens une insatisfaction ou une crainte. Richesse et
gloire comporte toujours la crainte de les perdre et malgré des succès
le désir d’en avoir plus et plus longtemps. Les amours passionnels
causent la crainte de perdre l’objet de son amour et quand le plaisir de
posséder l’objet de son amour se présente, cette possession est
insatisfaisante car on ne possède jamais une autre personne, on ne
décide pas de son désir.
c) - L’ataraxie des sceptiques ne peut-elle pas menacer la morale ?
Mais cette équation qui relie la vertu et le bonheur d’un état
d’ataraxie chez les stoïciens et les épicuriens n’est-elle pas fragile ?
La vision du monde stoïcienne ne semble pas s’accorder à la vision du
monde épicurienne. Ne faudrait-il pas plutôt renoncer à toute vision du
monde pour atteindre un véritable état de conscience d’ataraxie ? La
morale n’est-elle pas ce dont il est d’ailleurs le plus facile de
douter. Elle se présente comme universelle et en son nom, ici, on
pratique une chose, là, on en pratique une autre. En effet, par exemple,
là on prône la polygamie, ici la monogamie et en certains endroits on
vit la polyandrie. Cet exemple en est parmi d’autres. Approfondir un
état d’ataraxie peut donc consister à douter de tout. Si je doute de
tout ce qui apparaît dans mon esprit je ne serai plus affecté par quoi
que ce soit. La douleur comme le plaisir pourront sembler seulement
apparents : je ne pourrai pas savoir si ce sont des illusions ou si ce
sont des expressions d’une authentique réalité. Cette approche est
précisément celle du scepticisme antique fondé par Pyrrhon et son maître
Anaxarque au IIIe siècle avant
Jésus-Christ. Douter de la réalité puis douter que l’idée que tout soit
une illusion peut susciter selon eux un véritable dépassement de toute
inquiétude mentale, de toute dépendance à un désir, de toute sensation
de douleur. Le redoublement sceptique du doute peut donc produire une
ataraxie du point de vue de laquelle la morale comme tout ce qui
apparaît dans l’esprit n’ait plus aucune valeur autre que fictive.
Qu’est-ce qui empêche de mettre alors le bonheur au service de
l’immoralité ? Si la vie est comme une fiction, quel mal y a-t-il à y
jouer un rôle négatif ? Cette puissance de la fiction explique
certainement comment certains deviennent des kamikazes parce qu’ils
estiment qu’il existe un paradis plus réel que cette réalité.
IV - L’AMOUR CONCILIE MORALE ET BONHEUR.
a) - L’amour authentique ne transcende-t-il pas l’ataraxie ?
Le caractère nihiliste des kamikazes est clair. Ceux qui décident de
jouer un rôle négatif dans une vie qui semble une fiction ne voient pas
toute la grandeur d’un rôle positif dans cette fiction qu’est la vie.
Celui qui aime la vie positivement participe à son évolution voire à sa
création. Un amour authentique transcende alors l’ataraxie car il allie
calme et sérénité de la conscience avec une puissance manifestée de la
conscience de la vie de plus en plus vaste et de plus en plus
englobante. Autrement dit l’amour authentique est une paix extatique,
une béatitude sereine...
b) - La loi morale ne manque-t-elle pas d’amour ?
L’amour semble donc plus réaliste que nos morales qui sont diverses
et contradictoires. Un amour créateur semble plus réaliste que la morale
qui postule ce qui doit ou devrait être sans permettre d’écrire
l’histoire qui à partir d’aujourd’hui permettra de l’établir. La morale
qui impose un sacrifice de soi et donc de la frustration sans donner les
moyens de la surmonter peut même conduire selon Nietzsche à un esprit
de vengeance qui se retournera contre touts ceux qui oseraient prendre
des libertés avec elle et parfois y compris contre ceux qui proposent en
fait de la réformer. L’amour semble nécessaire car il surmonte toute
forme d’esprit de vengeance. Au contraire il se caractérise par un
esprit de compréhension qui parfois aboutit au pardon que la morale est
incapable de donner. En effet la morale est prisonnière de lois et de
règles et le pardon est la reconnaissance d’un amour nécessaire pour une
personne qui a fait exception à ces lois et règles.
c) - L’amour authentique est une joie créatrice.
Celui qui aime aime l’autre comme soi-même, est comme l’auteur d’une
fiction aime chacun de ses personnages au service de son histoire même
s’il s’identifie par les nécessités de son récit plus souvent à l’un
d’eux qu’aux autres. Celui qui aime authentiquement est capable de
rester en ataraxie quoi qu’il arrive à son personnage principal car il
est d’abord attaché à la totalité de son histoire, son amour créateur
n’a pas de préférence pour un personnage plutôt qu’un autre mais il sait
jouer des différences pour faire évoluer ses personnages et son
histoire.
Cet amour créateur ne craint pas un moindre mal dans la mesure où il est au service d’un plus grand bien.
V - CONCLUSION.
Rechercher l’amour authentique revient à chercher la manifestation de
ce qui concilierait à la perfection le bien et le bon. Le bon n’est
certainement pas ce qui vient immédiatement à un esprit qui reste
limité à sa vision égocentrique. Le bien nous indique d’abord qu’il y a
du bon qui pourrait exister universellement pour tous les êtres humains.
Le bonheur et la morale pourraient converger. Une conception du bonheur
qui intègre la recherche de l’ataraxie pourra plus facilement soutenir
la recherche de la morale mais l’ataraxie ne semble pas garantir une
conduite morale parfaite. C’est peut-être parce que le sens du devoir
moral comme la recherche d’ataraxie doivent faire place à l’amour.
L’amour authentique signifierait une conscience assez consciente pour
être en état d’ataraxie mais aussi en constante croissance d’énergie, de
conscience et de joie pour servir l’évolution de la réalité qui
comprend notre personne, autrui et le monde.
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