[Analyse problématique]
L’art de l’artisan ou de l’ingénieur ne nous apprend rien sinon le
niveau de connaissance qui fût nécessaire à la réalisation de leur
artefact.
L’art
de l’artiste nous en apprend beaucoup plus sur ceux qui l’ont produit :
historiquement, culturellement voire psychologiquement. Cependant ces
informations sont-elles au cœur de l’expérience esthétique qu’offre un
œuvre d’art ou cet apprentissage est-il en quelque sorte collatéral ? Une œuvre d’art peut avoir des ambitions pédagogiques mais cela ne la caractérise pas comme une œuvre d’art.
L’expérience esthétique met en jeu des processus déclenchés par
l’œuvre en nous qu’ils soient sensitifs, émotionnels ou mentaux.
L’œuvre
ne fait-elle pas vivre en nous son monde ? Ne nous rend-elle pas témoin
du surgissement d’un monde ? On peut pas nier que ce dévoilement d’un
monde ne nous apprenne pas quelque chose mais son surgissement ne nous
plonge-t-il pas plutôt dans l’expérience d’une énigme ? Un
monde n’est pas explicable dans sa dimension d’ouverture dans laquelle
il se déploie. Cette énigme donne à penser mais elle n’est pas
réductible à un savoir.
Par ailleurs ces processus se déroulant en nous, l’œuvre d’art ne
nous découvre-t-elle pas quelque chose de notre propre intériorité ? Même
si parfois face à une œuvre nous avons l’impression de nous découvrir
personnellement en voyant s’exprimer ce que nous sommes personnellement
mieux que nous ne l’aurions fait nous-même, l’intériorité esthétique
révélée par l’œuvre d’art est-elle réductible à notre monde introspectif
personnel ? L’œuvre artistique n’y pointe-elle pas davantage un champ de prises de conscience perceptives au-delà de nos mondes subjectif ?
I - L’art nous plongeant dans des visions du monde nous fait entrer dans la spécificité de la compréhension.
A - L’art n’est qu’accidentellement lié au savoir
explicatif mais il met essentiellement en jeu un exercice d’ouverture
compréhensive.
La science nous donne des explications exhaustives. Elle nous livre
des lois des processus qui produisent les faits afin de pouvoir les
anticiper. En ceci elle nous donne une connaissance objective des faits.
L’explication met en jeu une intelligence logique, calculatrice et
empirique. L’art ne nous place pas dans la situation d’un observateur
neutre qui aura une connaissance objective par une suite de
raisonnements et de vérifications.
Le déploiement optimal de l’expérience esthétique présuppose une
ouverture compréhensive de la part du sujet mais aussi une
pré-compréhension esthétique du sujet incluse dans les horizons de sens
potentiellement déployés par l’objet.
B - Un cercle herméneutique est au cœur de la perception esthétique.
L’art implique le sujet que nous sommes engagés dans l’être de
l’objet au point où l’objet se met à transformer notre vie subjective
comme notre vie subjective lui donne de se déployer dans toute ses
dimensions. Le sujet se comprend et se ressent en l’objet d’art et
l’objet d’art implique dans son être la vie du sujet lui ouvrant de
nouveaux horizons d’être.
Ce va-et-vient entre sujet et objet au cœur de l’expérience esthétique met en jeu ce qu’on appelle un cercle herméneutique.
On voit ici que l’expérience de l’art met en jeu un exercice de nos
qualités de compréhension. Moins nous serons ouverts et donc
compréhensifs, moins nous pourrons vivre en profondeur d’expériences
esthétiques.
C - Transition critique : l’essentiel de l’expérience de
l’art ne peut se réduire cependant à une expérience intersubjective
d’horizons de sens.
Il y a l’inspiration qui franchit les frontières des mondes
intersubjectives existants. Elle est ouverture d’horizons de sens mais
en tant qu’ouverture elle ne peut se cloisonner dans les limites d’un
sens synthétique. L’œuvre d’art inspirée donne infiniment à penser. Elle
transcende la simple compréhension herméneutique.
II - L’art offre l’expérience de faits subjectifs
A - En terme de création et en terme de contemplation,
l’art peut nous permettre de faire l’expérience perceptive de réalités
invisibles.
B - L’art dévoile subjectivement un ordre caché dans le
chaos apparent. L’art dévoile un cosmos irréductible à un univers
objectif.
C - Transition critique : la préexistence d’un monde de
faits subjectifs risque d’occulter le mystère créateur dans sa
profondeur.
[III - L’expérience authentique de l’art fait de nous un spectateur-artiste.]
Nous ne sommes pas seulement dans un rapport de contemplation à l’œuvre d’art. Dans La généalogie de la morale, 3e
dissertation, § 6, Nietzsche nous invite à nous méfier des théories
esthétiques qui ne font que prendre le point de vue du spectateur. Il
faut considérer l’appréciation de l’art par ceux qui le font à savoir
les artistes.
Cependant Nietzsche oppose la conception d’une contemplation
désintéressée à une perspective créatrice intéressée. Il cherche à
déconstruire ce que nous tenons pour des faits subjectifs afin de les
ramener à des valorisations, à des désirs. Pour lui Pygmalion qui
demande à Aphrodite de donner vie à sa statut montre que l’artiste ne
met pas entre parenthèse sa sensualité quand il crée.
Mais comme le fait remarquer Bergson, l’artiste distingue aisément
joie créatrice et plaisir de la reconnaissance. Pygmalion reste un
créateur tant qu’il veut donner vie à son œuvre mais désirer vivre avec
sa statue désormais rendue vivante n’est pas un acte créateur. A vrai
dire créer l’objet de son fantasme n’est pas pleinement créer. L’acte
créateur ne consiste-il pas plutôt à élever sa conscience en allant
puiser une inspiration plus puissante. On ne pas confondre le désir
consommateur et son intensité avec un élan créateur.
Bergson dans La conscience et la vie suggère que l’art nous
invite aussi à faire l’expérience de l’élan créateur par lequel elle a
surgi. Il ne faut pas forcément opposer contemplation et élan créateur.
Certains artistes font de l’œuvre d’art la trace même de cet élan
créateur : ils tentent de nous le faire contempler. Évidemment cette
trace fige cet élan et en un sens elle en est qu’un témoignage
insatisfaisant. Mais dès lors Éros, l’amoureux en nous du beau absolu
sera piqué au vif non pas seulement pour contempler le beau absolu mais
aussi et surtout pour participer à son élan créateur. L’art nous apprend
alors en premier lieu le désir d’apprendre.
La dimension spirituelle essentielle que nous apprend l’art est la
participation de plus en plus consciente à un élan créateur. En cela
comme le soutient Stendhal l’art nous offre comme une promesse de
bonheur, même si tout contre Nietzsche nous affirmons que la joie
créatrice qui marque l’expérience d’une évolution consciente de la
conscience est en soi non égocentrique et en ce sens désintéressée.
Une expérience superficielle de la beauté ne nous apprend que peu de
chose sinon qu’il existe des joies non égocentriques. Mais si nous nous
intéressons vraiment à la beauté nous voudrons vivre plus constamment en
sa présence. L’art peut nous découvrir divers aspects des faits
subjectifs qui ne sont pas seulement attachés à l’expérience de cette
œuvre d’art mais à notre propre intériorité. L’art nous apprend alors
que nous pouvons nous-mêmes nous concevoir comme une œuvre d’art à
élaborer pour qu’elle soit de plus en plus ouverte à une participation
consciente à l’élan créateur.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire