I - INTRODUCTION PROBLEMATIQUE.
Spinoza imagine une pierre lancée vers le ciel qui prendrait
conscience d’elle-même. Elle se sentirait alors attirée vers la terre et
comme ce serait sa seule impression consciente, elle croirait faire
librement ce qu’elle désire alors qu’en fait son désir resterait l’effet
de l’attraction terrestre.
On peut se demander si être conscient suffit pour être libre.
Spinoza montre par son exemple qu’être conscient peut donner
l’impression illusoire d’être libre. Cependant quand Descartes nous
parle d’une liberté d’indifférence, ne décrit-il pas une expérience
intérieure convaincante ? Si je peux douter de tout ce qui apparaît dans
ma conscience, même si ce jeu d’apparences continue son action, n’y
a-t-il pas en moi une dimension indépendante de tout ce qui se déroule
dans le temps et l’espace ? D’ailleurs Spinoza lui-même s’il juge le
libre-arbitre illusoire n’est pas totalement fermé à l’idée d’une
certaine liberté puisqu’il évoque une forme de libération transcendant
le temps et l’espace inhérente à la connaissance de la nécessité. Ainsi
paradoxalement si être conscient ne suffit pas pour être libre, il
semble que la conscience soit la condition nécessaire pour le devenir
davantage.
II - UNE CONSCIENCE CULTURELLE EST NECESSAIRE A LA LIBERTE.
Si la conscience suffisait pour être libre alors les animaux seraient
libres car ils sont eux aussi dotés de conscience. Bien entendu
Descartes réservait la pensée et l’âme aux seuls êtres humains mais les
recherches en éthologie (étude du comportement animale) ont largement
mis en cause l’idée cartésienne selon laquelle les animaux ne sont que
des machines déterminées tandis que l’homme a un corps dirigée par une
âme libre. Les grands singes, les dauphins et les éléphants semblent
capables de prendre un point extérieur à eux-mêmes sur leur corps.
Autrement dit ces animaux semblent disposer d’une forme de conscience de
soi que de nombreux philosophes pensaient réservée à l’Homme seul.
Par ailleurs un chien n’a certes pas une conscience de soi puisqu’il ne
se reconnaît pas dans un miroir et donc puisqu’il est incapable de
s’envisager de l’extérieur. Mais il a visiblement une conscience
d’autrui très élaborée puisqu’il est capable de ressentir dans une
certaine mesure l’état émotionnel dans lequel se trouve son maître.
La thèse de Bergson selon laquelle l’évolution du vivant est aussi une
évolution de la conscience semble bien en partie recevable d’après les
données éthologiques. L’association cartésienne de la conscience à une
conscience de soi rationnelle et dotée d’un libre-arbitre semble du
point de vue scientifique actuel peu défendable en l’état. Bergson dans L’évolution créatrice
distingue deux grands types de conscience animales : celle qui
privilégie l’instinct et celle qui privilégie l’intelligence. Le modèle
de la conscience instinctive est celui des insectes : leur comportement
est parfaitement déterminé par des automatismes comportementaux. Comme
Pascal le remarquait la nature modifie les comportements de certains
animaux mais sans leur en laisser une connaissance. Seul l’homme quand
il modifie son comportement fait par là-même évoluer ses connaissances
et pour Pascal cette accumulation des connaissances donne toujours aux
modernes un avantage sur les anciens. Le modèle de la conscience
intelligente est celui lié à la culture humaine. La conscience humaine
plus que n’importe quelle autre conscience animale peut accumuler par
son expérience des connaissances qui lui donne de plus en plus de
puissance d’action et donc de liberté. La conscience réflexive qui donne
à l’homme le pouvoir de prendre un point extérieur à soi lui permet
d’accumuler une culture et de la transmettre. Le langage humain qui
permet de manipuler virtuellement des aspects de la réalité permet à
l’être humain d’échapper à la limitation des connaissances empiriques
acquises par les circonstances. Par son langage l’être humain peut avoir
l’intelligence de provoquer les expériences grâce à des modèles
théoriques. Sa compréhension des nécessités de la nature devient un
moyen de les contourner.
Spinoza ou Descartes n’ont pas la même conception de la liberté humaine.
Mais si on considère leur rationalisme qui selon eux est essentiel au
développement de leur conception de la liberté, nous pouvons affirmer
sans plus de précision qu’une conscience intelligente est la condition
nécessaire pour être libre quoi qu’on entende métaphysiquement par ce
mot.
III - LA RAISON SOUMISE AUX DESIRS, NOTRE CONSCIENCE EST DETERMINEE.
Spinoza et Descartes malgré leur désaccord sur le contenu de la
liberté sont donc tout deux d’accord sur l’importance de la raison. Un
être qui suit ses pulsions et ses désirs sans qu’ils soient réfléchis
rationnellement de façon rigoureuse n’est pas libre.
Trop souvent encore les êtres humains confondent la liberté avec l’idée
de suivre leurs pulsions et leurs désirs comme bon leur semble. Dans une
telle optique les autres sont toujours des freins à notre liberté car
ils imposent des contraintes. Cette approche conduit à vivre
conflictuellement avec dans sa conscience des représentations des
exigences des autres qui s’opposent à nos pulsions et à nos désirs.
L’homme qui développe vraiment sa conscience au niveau de la raison ne
vit plus dans ce conflit. Du point de vue rationnel, moi et l’autre
avons des points de vue en grande partie interchangeables, je peux me
considérer comme n’importe quel autre. Ce qui est rationnel est d’abord
universel, j’apprends donc à ne pas considérer mon point de vue
individuel comme plus important que celui des autres. Je comprends alors
que les contraintes exercées par les autres sont la plupart du temps
liées au respect universel de tous les individus. Lorsque je suis mes
désirs et mes pulsions sans les réfléchir rationnellement, je me
maintiens dans un point de vue irrationnel. Les contraintes exercées par
les autres lorsque se développe en moi une authentique conscience
rationnelle s’avèrent avoir été rétrospectivement une condition
nécessaire de ma liberté. Du point de vue de la raison, je ne subis pas
une contrainte, je me sens obligé par l’universel au sens où quelqu’un
se sent l’obligé d’un autre par qui il a reçu. L’obligation est comme
une gratitude rationnelle vis-à-vis de ce qui donne vie, elle est la
re-connaissance rationnelle de l’être universel par lequel l’individuel
agit pleinement.
La psychanalyse issue de Freud situe l’origine de la plupart des
névroses dans l’élaboration plus ou moins saine du surmoi. Le surmoi est
l’intériorisation des contraintes exercées dans l’enfance par nos
éducateurs. Si les gens ressentent autant le poids des contraintes
sociales extérieures, peut-être est-ce aussi parce que leur surmoi a peu
de valeur morale ? Les parents ne nous ont-ils pas fait intérioriser
davantage leurs propres exigences personnelles que le sens de lois
proprement morales et universelles ?
La cure psychanalytique consiste à briser la censure du surmoi et à
faire qu’un moi rationnel véritablement éthique émerge là où le çà par
la complicité d’un surmoi pervers produisait des symptômes névrotiques.
Une certaine lecture de Descartes par Sartre nous a habitué à croire
que nous disposons tous en tant qu’être humain d’un libre-arbitre en
parfait état de marche. La psychanalyse et tous les développements postérieurs
de la psychologie soulignent que ce n’est pas le cas. Il faut peut-être
revenir à Descartes lui-même lorsqu’il nous parle du plus bas degré de
la liberté à savoir la liberté d’indifférence. Celle-ci est bien loin
d’être une donnée spirituelle pour tous. Lui-même d’ailleurs le
reconnaît lorsqu’il fait face à ses propres passions. Etre indifférent à
tous les contenus de sa conscience est très difficile : cela
signifierait que nous serions capable de douter de tout. Dans la
quatrième méditation métaphysique où il est question de cette forme de
liberté, il est encore question du point de vue d’un cogito qui
est capable de douter de ses idées même s’il ne doute pas qu’il pense,
qui est capable de douter de ses passions même si elles ont une
consistance corporelle et qui est capable de douter de ses sensations
même si elles ne peuvent absolument fausses si Dieu qui existe selon
Descartes n’est pas un dieu trompeur. Le plus bas degré de la liberté
selon Descartes repose sur la capacité de douter de tous les contenus de
notre conscience. Or qui peut prétendre aisément à se détacher ainsi de
tous les contenus de sa conscience ? Pour les bouddhistes, une telle
puissance de détachement constitue un pas majeur vers ce qu’il nomme
l’éveil et qui n’est jusqu’ici que l’apanage du petit nombre.
Si l’intelligence rationnelle repose sur la capacité de douter et
l’indubitabilité, être cartésien et donc pleinement éveillée à la
lumière rationnelle de la conscience suppose un détachement intérieur ou
une liberté d’indifférence peu commune.
Nous nous croyons doté d’un libre-arbitre parce que nous sommes capable
d’un minimum de réflexion et nous nous croyons libre de suivre tel ou
tel désir, telles ou telles pulsions parce que nous pouvons les
justifier par des raisons. Mais sommes-nous capable de regarder nos
désirs et nos pulsions avec une authentique liberté d’indifférence ou
avec un détachement total qui ni ne les rejette ni ne les approuve ?
Ainsi avec Spinoza prenant au mot la conception cartésienne du
libre-arbitre nous pouvons affirmer qu’être conscient ne suffit pas pour
être libre.
IV - LA LIBERTE AUTHENTIQUE CONSISTE EN UNE EVOLUTION CONSCIENTE DE LA CONSCIENCE.
Le saut abrupt vers la liberté d’indifférence n’est peut-être pas
impossible mais il n’est pas à notre portée et dans ce cas c’est
l’analyse de Spinoza de nos déterminismes qui semble prévaloir car elle
nous offre des moyens de nous libérer des illusions déterministes.
Spinoza distingue ainsi trois modes de connaissances. Il y a une
connaissance par imagination à la quelle la plupart des êtres humains a
accès quand par exemple il y a justification d’un appétit, d’un désir ou
d’un préjugé. Il y a aussi une connaissance par raison commune.
Celle-ci est de deux types : l’une s’appuie sur l’expérience et c’est
celle-ci qui s’exprime dans les scholies de L’Ethique, l’autre
s’appuie sur le raisonnement géométrique et déductif et c’est celui qui
s’exprime dans les axiomes, les définitions et les démonstrations des
propriétés de son éthique.
Se libérer consiste donc à passer d’une réflexion qui procède de
l’imagination à une véritable réflexion rationnelle. Ce développement
n’est pas impossible dès lors qu’en nous les contraintes sociales ont
intériorisé des désirs moraux qui s’opposent aux désirs égocentriques.
La réflexion morale offre un premier visage relatif de l’universel.
Quand nous aurons la compréhension que la nature ne recèle pas en elle
d’intention morale et que nous verrons nos passions d’un œil
scientifique et rationnel alors nous les comprendrons sans les juger
moralement comme le résultat d’une expression individuelle de la nature
universelle.
Cette compréhension lorsqu’elle devient capable d’intuition du sens
universel de ce qui est singulier paradoxalement transforme en action ce
qui était subi. Au fond on pourrait voir en la psychanalyse une
propédeutique à la sagesse spinoziste. Ainsi de même que Spinoza, il
s’agit d’assimiler dans la conscience ce qui était inconscient. Mais
pour Spinoza, la prise de conscience dont il est question n’est pas
seulement individuelle, elle est une prise de conscience universelle de
la nature au travers d’une de ses individualisations. L’homme, dit-il,
n’est pas comme un empire dans un empire. L’homme n’est qu’une partie de
la nature même si en tant que partie il implique la totalité de la
nature et que par son sens de l’universel il peut en avoir une forme de
conscience.
Le désir et les appétits (pulsions) sont les phénomènes vécus de
l’intérieur par les hommes parallèles aux forces de la nature qu’on peut
observer de l’extérieur à l’œuvre matériellement. D’un côté, il y a des
forces matérielles, de l’autre il y a en parallèle des forces de
conscience. Elles s’éprouvent d’abord comme appétit. Si elles sont
conscientes de leur force de conscience, elles sont alors désirs. Quand
un désir devient réfléchi c’est-à-dire appétit conscient qui se sait
alors commence à émerger la connaissance. Ainsi la conscience de la
nature elle-même s’individualise et peut à travers certaines de ses
individualisations devenir plus ou moins consciente d’elle-même.
L’homme contemporain qui n’ignore pas l’évolution de la conscience peut
aisément réinterpréter ces degrés de conscience comme significatif de
l’évolution. Le cerveau reptilien pulsionnel se métamorphose en devenant
le cerveau des mammifères qui au cerveau reptilien ajoute la partie
limbique qui permet les affects et donc le désir. Enfin le cerveau
humain se développe lorsque le cerveau reptilien et limbique s’étend
avec un cortex et un néocortex qui permet le développement de
l’imagination et de la raison. Même si cette approche reste
approximative, elle traduit cependant un lien entre évolution et analyse
spinoziste de la conscience et du corps. Ce qui libère consiste donc en
des prises de conscience évolutive de la nature en des individus. Ce
qui sépare l’évolution du spinozisme est l’idée de hasard et de
nécessité qui ne semble pas coïncider avec le déterminisme. Mais comme
le fait remarquer André Comte-Sponville le hasard n’implique pas que
nous ne soyons pas déterminé, dès lors que nous subissons le hasard nous
sommes déterminé par lui. Même si un appétit se forme par hasard, il
nous détermine tout de même. Par contre si nous devenions la conscience
même de la nature comme le pense Spinoza, ne pourrions-nous pas devenir
conscience même du hasard qui fait émerger de nouvelles nécessités comme
les remous de l’eau d’un fleuve modifie le lit de sa nécessité ? Le
hasard dans sa puissance de réélaboration de la nécessité serait alors
ce qui s’observerait de l’extérieur dans la matière et en parallèle
l’intuition créatrice réélaborant l’intuition de la nécessité au cœur du
singulier serait ce qui serait vécu par un être humain comme
l’émergence consciente d’une nouvelle forme de conscience. Les récentes
découvertes sur la plasticité cérébrale montrent bien que le corps
humain est doté d’une capacité sans précédent de réorganisation
cérébrale et donc d’une capacité à évoluer consciemment. En ce sens au
cœur de la nature, c’est-à-dire au cœur de la conscience universelle du
singulier, il y aurait comme une impulsion créatrice dont l’individu
humain pourrait être un maillon pour en incarner consciemment
l’expérience.
V - CONCLUSION.
Les animaux sont comme nous dotés de conscience contrairement à ce
que pensent certains qui voudraient voir l’homme en dehors de la nature.
Cependant la conscience humaine n’est pas une conscience instinctive
qui exécute des comportements régulés par des automatismes spécifiques.
La conscience humaine est une intelligence qui peut accumuler des
connaissances et donc transmettre une culture. En cela la conscience
humaine si elle ne suffit pour être libre semble être une condition
nécessaire.
La simple conscience humaine usuelle confondue avec l’expérience d’un
moi qui se croit distinct du monde et qui se débat avec les contraintes
sociales n’est guère suffisante pour être libre. Le libre-arbitre
serait défendable si une liberté d’indifférence était chose aisée mais
cela n’est guère le cas. La liberté est donc avant tout une libération
qui consiste en un développement de la connaissance de la conscience
comme de la matière. Quand science spirituelle et science matérielle se
développe harmonieusement, la nécessité est transcendée et découvre une
impulsion créatrice qui anime la nature et à laquelle le chercheur peut
participer.
On retrouve peut-être alors l’expérience de la liberté cartésienne au
moment où se préparant à incarner l’impulsion créatrice la conscience
se détache de tous les modes de fonctionnement habituels qui précédent.
Car comme l’ont montré les scientifiques, le cerveau limbique ne
s’ajoute pas au cerveau reptilien comme la croissance d’une année d’un
arbre s’ajoute à la circonférence des années passées, il en modifie le
fonctionnement en profondeur. Descartes ou l’existentialisme de Sartre
qui sont les acteurs de changements culturels de mentalité sans
précédent sont des partisans d’un libre-arbitre accessible mais à
vrai-dire ils n’ont peut-être pas eu pleinement conscience d’incarner
l’impulsion créatrice et n’ont pleinement saisi que le détachement qui
en forme un moment. D’ailleurs Spinoza lui-même par son sens de
l’universel n’a pas pressenti la possibilité d’une évolution. Ce seront
les disciples de Leibniz dont le sens de l’individualité n’est pas
inféodé à l’universel qui en auront l’idée.
Pour qu’être conscient implique d’être libre, il faudrait être
conscient d’un principe d’individualisation de la conscience, d’une
dimension universelle où s’incarne les tentatives multiples de ce
principe et enfin il faudrait faciliter l’œuvre de l’impulsion créatrice
qui découvre à la conscience sa propre transcendance en laquelle elle
se renouvelle.
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