I. Introduction problématique.
A l’heure où des fanatiques de tout bord veulent précipiter nos
sociétés dans le chaos, on peut légitimement se demander s’il ne faut
pas renoncer à la vérité. Mais à vrai dire, peut-on renoncer à la
vérité ? Certes il y a certains dogmatismes religieux et moraux que les
approches relativistes et sceptiques nous permettent de rejeter. Mais
les relativismes sont-ils tous de même valeur ? Un certain cynisme
contemporain par scepticisme et relativisme ne s’autorise-t-il pas au
pire ? D’où peut-on se placer pour affirmer qu’il faut renoncer à la
vérité sinon déjà d’une certaine conception de la vérité ? Des attitudes
sceptiques ou relativistes face à ces reproches seront plus ou moins
authentiques. Et parler d’authenticité plus ou moins approfondie
n’est-ce pas réintroduire une certaine forme de vérité ? Au final, ne
faudrait-il pas plus simplement distinguer ceux qui prétendent avoir la
vérité de ceux qui font des efforts pour être en vérité ? La réflexion
nécessaire pour être et agir en vérité peut-elle réhabiliter une forme
de vérité qui n’aura plus rien de dogmatique ?
II. Il faut renoncer au dogmatisme de la vérité.
1. Le dogmatisme intolérant rend nécessaire le relativisme.
Si on fait le bilan des deux derniers millénaires, n’est-ce pas la
prétention à la vérité qui aura causé le plus de massacres ? Les
totalitarismes du XXe siècle ne
sont-ils pas en quelque sorte la prolongation de l’esprit qui animait
ceux qui menèrent croisades, jihads et autres guerres de religions ? Là
où les religions se contentaient souvent de la foi et utilisaient le
raisonnement pour réaffirmer la nécessité de la foi, les totalitarismes
du XXe siècle ont prétendu fonder
leur discours sur la science moderne. Les communistes se sont réclamés
d’une science économique du devenir des classes sociales et les
fascistes d’une science du devenir des races, des cultures. A y regarder
de plus près, certaines affirmations de ces pseudosciences sont des
dogmes discutables. D’autres sont à vrai dire tellement immunisés à la
discussion qu’ils sont irréfutables. Mais l’irréfutabilité loin de
prouver une vérité ne révèle-t-elle pas tout son dogmatisme ? La science
authentique n’a jamais eu une telle prétention à la vérité : elle est
par définition révisable dès lors que son discours théorique ne rend
plus compte de l’expérience.
La pensée relativiste est fondée sur le respect de la liberté de
conscience car elle affirme que chacun d’entre nous avons un point de
vue insubstituable sur la vie. Notre point de vue est radicalement
unique et donc tout discours de vérité à prétention universaliste
s’évertue à gommer cette multiplicité et individualité des points de
vue. Certes nous avons besoin pour agir de certaines références communes
mais qu’on observe les différences d’une communauté à l’autre, nous
devrons constater que chaque société, chaque culture a développé un
point de vue individuel incommensurable aux autres cultures. Nos
cultures n’ont pas d’étalon pour se comparer ou pour traduire en
profondeur l’échelle de valeurs et donc le mode de vie individuel
inhérent à d’autres cultures. Si nous prétendons le contraire soit nous
nous positionnons au-dessus des autres cultures et nous les forçons à
adopter notre point de vue soit nous décidons de construire de toute
pièce un point de vue commun jusque là inexistant. Les deux attitudes ne
sont pas exclusives l’une de l’autre à vrai dire. Nos politiques
d’intégration à la République française d’une immigration de cultures
diverses et variées procèdent des deux logiques. Les droits de l’homme,
le principe de laïcité,etc. imposent un espace publique commun où chacun
renonce à imposer sa vérité religieuse, ses mœurs à tous les autres.
Non seulement chacun est invité à renoncer à faire prévaloir sa vérité
culturelle mais en outre chacun doit faire l’effort de s’ouvrir tant
que possible au dialogue avec les autres perspectives. La coexistence
des communautés menace le principe républicain qui se nourrit de
l’intégration des perspectives diverses dans une identité nationale
toujours recréée. Au fond le relativisme est fort quand au lieu de se
contenter d’une coexistence culturelle, d’un consumérisme culturel
communautaire, il devient créateur. Le relativisme est faible quand il
se comprend dans le sens de « à chacun ses goûts, sa façon de vivre, sa
vérité, etc. ». Il impulse une tolérance molle qui fait doucement le lit
des communautés les moins tolérantes. Le relativisme est fort quand il
entend non pas imposer une identité culturelle, nationale définitivement
claire et close mais quand il entreprend sans cesse de la refonder, de
la faire revivre autrement. Le relativisme est fort quand il est vivant,
quand il est créateur, quand il impose par le dialogue une vie commune
et fraternelle. L’intolérant a toujours une vérité à défendre, à
conserver y compris par la violence la plus destructrice. Le relativiste
fort sait persuader car il s’adresse à ce qui demande à vivre, il lui
donne de nouveau contour, un nouvel espace. Il se méfie d’une démocratie
du consensus, il préfère une démocratie du dissensus où le dialogue est
plus vif, exigeant de chacun plus d’habileté et de créativité. Il se
méfie d’un accord immédiat, il préfère des accords autour de désaccords.
Quand il recourt exceptionnellement à la violence, il s’agit toujours
d’une violence au service de la vie créatrice. Les totalitarismes et les
fondamentalismes communautaires ou religieux se sont avérés plus ou
moins rapidement des puissances de mort : les cultures sont pertinentes
et vivantes lorsqu’elles surgissent mais dans de nouveaux contextes,
elles peuvent devenir inadaptées si elles ne se renouvellent pas. Il ne
s’agit pas de les juger : il serait inutile d’affirmer que notre art
contemporain cinématographique est plus noble que l’art préhistorique
tel qu’il se voit dans les grottes de Lascaux ; il convient de remarquer
que notre art est profondément enraciné dans les problématiques de
notre époque comme le fût celui de Lascaux. On peut admirer là les
traces signifiantes d’un monde humain viable en son temps mais dont le
sens nous échappe en partie et qui n’est pas reproductible au temps
d’aujourd’hui. Le relativisme fort estime que la croyance en une vérité
traduit une logique identitaire conservatrice forte qui risque de
manquer la nécessité de l’adaptation aux circonstances fluctuantes de la
vie.
2. Le scepticisme abolit tout dogmatisme moral sans abolir la morale.
Le relativisme fort démocratique en lutte contre tous les dogmatismes
valorise le dialogue comme processus de valorisation sans affirmer une
vérité du dialogue. Les défenseurs de la notion de vérité ont repéré à
ce sujet une apparente contradiction : affirmer qu’il n’y a pas de
vérité et le promouvoir, n’est-ce pas prendre un point de vue divin pour
dire qu’il n’y a pas de point de vue divin ? Par ailleurs, ils ne
manquent pas de faire cette objection : renoncer à la vérité, n’est-ce
pas renoncer à la vérité morale ? Partant de là, comment valoriser le
dialogue ? Le relativiste démocrate en prenant inconsciemment un point
de vue divin pour dire qu’il n’y en a pas, ne va-t-il pas, malgré lui,
empêcher l’émergence d’une vérité du dialogue ? Enfin devant une
valorisation d’un refus du dialogue, comment le relativiste démocrate
pourrait-il en réaffirmer la valeur supérieure sans prétendre au moins
rhétoriquement à une forme de vérité morale ?
A vrai dire, le relativiste peut faire appel au scepticisme qui permet
de se défaire de ces difficultés. La démarche sceptique utilise en effet
le dialogue pour suspendre le jugement et reconnaître que toute forme
de vérité est inatteignable. Un sceptique authentique ne dit pas que la
vérité n’existe pas, il dit que l’esprit humain n’a pas les moyens de
l’atteindre si elle existe.
Premièrement, face au dogmatique qui nous assure qu’il y a une
adéquation entre le réel et nos représentations, le sceptique fait
remarquer que nous n’avons pas accès aux choses en soi, nous n’avons
affaire qu’à des apparences jaillissant dans la conscience. Nous ne
pouvons pas savoir si ces apparences sont des illusions ou si elles sont
l’effet de choses extérieures. Voyons-nous une image de bureau qui
correspond à un bureau réel en dehors de notre esprit ou cette image
est-elle illusoire ? Le sceptique affirme que nous ne disposons d’aucun
moyen de trancher : il nous faut donc suspendre notre jugement. Le
relativiste reprenant ceci estimera que nous n’avons que des
interprétations du monde des apparences à notre disposition et que leur
validité dépend au final de nos valorisations interprétatives.
Deuxièmement, face au dogmatique qui nous voudrait exclure le
scepticisme et le relativisme au nom d’une cohérence de nos
raisonnements, le sceptique rappellera qu’il y a un pluralisme logique
indépassable. Rien ne nous permet de déduire telle réalité à partir de
telle logique puisque plusieurs logiques cohérentes incompatibles sont
possibles. Lorsque le dogmatique affirme que nier la vérité implique la
vérité, le sceptique rappellera que la proposition il est faux qu’il n’y
a pas de vérité n’impliquerait qu’il y aurait une vérité que si le
principe du tiers exclu avait une validité absolue. Or il s’avère que le
principe du tiers exclu ne vaut pas dans l’absolu, il existe des
logiques du tiers inclus où la proposition non non A n’est pas forcément
A. Pour le sceptique, la proposition « la vérité existe » est une
proposition indécidable comme celle du menteur crétois qui affirme que
les crétois sont tous des menteurs. Le relativiste complétera le point
de vue sceptique en affirmant que le caractère indécidable de ce type de
proposition nous ouvre précisément un espace de création au-delà des
limites de la cohérence entre propositions.
Enfin quant à la question morale, le sceptique n’affirme donc pas qu’il
n’y a pas de vérité morale. Il affirme qu’il est aisé d’en douter. Qui
d’ailleurs n’en a pas douté quand il avait envie de satisfaire une envie
immorale ? Le sceptique authentique sait que l’apparence la plus
difficile à vivre comme une apparence est précisément le sentiment de
soi, l’ego. Douter de la morale ne donne-t-il pas plus de champ à cet
ego qui se croit plus réel qu’elle ? Le sceptique invitera donc à douter
des doutes sur la morale : la morale a au moins une valeur relative
pour attaquer l’illusion d’un ego qui refuse de se considérer à la
lumière de la conscience telle n’importe quelle autre apparence. Cette
relative valorisation de la morale évite non seulement de la rejeter
mais aussi de la poser comme une vérité absolue à la façon des
dogmatiques. Sceptiques et relativistes savent que considérer la morale
comme une vérité absolue aboutit forcément à un moralisme conservateur.
L’ego dogmatique va, en se conduisant moralement, affirmer d’autant plus
sa réalité : en se targuant de sa moralité, il va à l’encontre de
l’esprit de la morale renforcer son égocentrisme ; en dénonçant et en
persécutant ceux qui ne seraient pas moraux, il va donner libre cours à
son agressivité égocentrique tout en se donnant bonne conscience.
L’usage sceptique le plus authentique de la morale a vraiment pour but
de surmonter l’illusion égocentrique et de considérer l’ego comme une
apparence de l’esprit parmi d’autres, la morale n’est pas une fin en
soi, elle n’a qu’une valeur relative. Le relativiste peut trouver là
la confirmation radicale de son appel à se libérer de toute logique
identitaire et à en entrer dans un processus créateur continuel de
l’identité.
III. Il y a une authenticité à laquelle on ne peut pas renoncer.
1.Les limites de l’enseignement sceptique.
Cependant, si on admet que la philosophie sceptique est le
soubassement théorique du relativisme démocratique. Nous devons
reconnaître que pour vraiment répondre aux objections dogmatiques, il
doit se montrer d’une authenticité forte. Le relativiste reprenant son
discours sur l’authenticité de la culture de Lascaux incommensurable
avec celle de l’art contemporain dira qu’il s’agit d’une authenticité
adaptée à la résistance dogmatique. Selon lui, il n’y a pas un progrès
de l’authenticité, il y a une évolution, une adaptation relative de
l’authenticité à une nouvelle situation. Cela se passe comme dans Alice
au pays des merveilles où la reine rouge explique qu’il s’agit de courir
aussi vite que le paysage pour rester sur place. A vrai dire, le
scepticisme comme le relativisme ne sont pas des doctrines
philosophiques. Ce sont des techniques rhétoriques pour déconstruire ce
que les dogmatiques présentent comme vérités indubitables.
Toutefois si nous admettons que le scepticisme est authentique quand
vraiment toutes les apparences y compris celles concernant le sentiment
de soi sont vécues comme des apparences, nous avons là un critère
décisif d’authenticité dans la transmission de l’enseignement sceptique.
Il ne s’agit pas seulement d’une posture intellectuelle, il s’agit
d’une éthique. Dans l’antiquité, le scepticisme visait une suspension du
jugement radicale concernant les apparences de sensations, d’émotions
et de pensées au point de produire une aphasie, un silence de l’esprit
induisant un état d’ataraxie, c’est-à-dire de calme, de sérénité et de
tranquillité quelles que soient les circonstances. Le scepticisme était
une école de philosophie paradoxale puisqu’elle affirmait ne pas être
une école et ne pas délivrer un enseignement. On peut convenir qu’il ne
s’agit pas d’une doctrine mais on ne peut nier une certaine
méthodologie, un ensemble d’exercices psycho-corporelles et de critères
pour jauger du progrès dans la pratique. Parler d’authenticité ne peut
pas ici consister seulement à parler de formes de vie incommensurables
parce qu’elles existent dans des situations différentes et que parce
qu’elles sont vivantes et se reproduisent, elles sont suffisamment
adaptées. Ici l’authenticité renvoie à une qualité d’être. Certes cette
qualité d’être ne se prétend pas une qualité absolue comme chez les
philosophes dogmatiques mais force est de constater qu’elle
s’approfondit d’autant plus qu’elle apprend à nous libérer de toutes les
forteresses mentales dogmatiques. Malgré eux, le sceptique et le
relativiste restaurent une forme de vérité, celle qui concerne la
qualité d’être. Il n’y a pas une unique qualité d’être, il y en a de
multiples mais chaque qualité d’être peut être plus ou moins
authentique. Parmi ces qualités d’être, l’une concerne l’égocentrisme de
la conscience : affirmer avoir une vérité comme le fait le dogmatique
implique une forme d’égocentrisme et donc renoncer à avoir la vérité
donne une qualité d’être, ce qui implique une manière d’être en vérité.
2.De la docte ignorance socratique.
Socrate affirmait qu’il savait, avant tout une chose, ne rien savoir.
Il ne se situait donc pas dans une position dogmatique mais
contrairement aux sceptiques ou aux relativistes, il ne niait pas
apprendre. Si on considère ses différents héritiers, on peut s’étonner
de la multiplicité de leur point de vue. On voit ainsi à côté de Platon
dont l’amour tire l’âme vers le monde des idées, Antisthène apprendre à
se contenter de peu et Aristippe exercer à jouir du moment opportun au
plaisir avec détachement. Socrate n’a pas des élèves à qui il transmet
un savoir uniforme. A vrai dire il a appris à chacun de ses disciples à
apprendre par lui-même la qualité d’être dont il est porteur
individuellement. Platon évoque au sujet de Socrate un art de la
maïeutique, un art de faire accoucher les esprits du savoir qu’il recèle
en eux-mêmes. Socrate dépouille et libère de toutes les entraves
dogmatiques comme le feront les sceptiques, il apprend donc à se libérer
de toute forme de forteresse mentale, mais il le fait pour qu’il y ait
prise de conscience d’un savoir enfoui au milieu des préjugés, des
citations, des imitations et des réactions. Socrate apprend donc aux
individus qui le rencontrent à devenir davantage eux-mêmes en devenant
lui plus sensible à son génie (daimon) mais son sens de l’authenticité
l’éloigne du relativisme démocratique fort des sophistes de son temps
tels Protagoras ou Gorgias. En effet s’il sait ne pas posséder la
vérité, il sait qu’en assumant son ignorance, il la surmonte. Connaître
son ignorance, revient à apercevoir ce qui la fait peu peu disparaître.
Socrate ne possède pas la vérité mais il sait être de plus en plus en
vérité. La qualité d’être est pour lui première par rapport à toutes les
prétentions à la vérité. Les dogmatiques de son temps étaient incarnés
par ceux qu’on nommait les physiciens tel Anaxagore dont le Phédon de
Platon fait mention. Ils donnaient des réponses théoriques aux
événements en invoquant des transmutations matérielles mais ces
explications ne rendaient pas compte de l’action éthique, de la qualité
d’être. Là encore avec Socrate, il faut apprendre à renoncer à une
vérité objective au sens où elle serait un objet intellectuel
manipulable par n’importe qui se prêtant au jeu du raisonnement et de
l’observation des phénomènes d’une expérience subjective de la recherche
de la vérité dont l’exercice conduit à changer la qualité d’être de la
subjectivité de celui qui l’exerce.
Nicolas de Cusa durant la renaissance évoqua à propos de la démarche de
Socrate l’idée de docte ignorance. Celui qui devient au point de
reconnaître la misère de son savoir reçoit une lumière qui le guide vers
plus de savoir et lui permet de ne plus agir partir de son ignorance.
IV. Il y a une vérité non dogmatique : un processus de recherche et d’évolution vers plus d’être.
1. S’éloigner de l’erreur, l’illusion et le mal pour mieux être en vérité.
Si on prend au sérieux la démarche socratique de la docte ignorance,
il ne s’agit donc pas tant de renoncer à la vérité qu’on ne possède pas
mais de renoncer à l’ignorance qui s’ignore. L’ignorance se maintient
ignorance au moins par le biais de l’erreur, de l’illusion et du mal.
L’erreur est l’envers du vrai. L’illusion est l’envers du beau. Le mal
est l’envers du bien. Le vrai, le bien et le beau sont hors de portée et
nous ne sommes pas en mesure en tant que conscience humaine d’envisager
leur unité. Ce qui est vrai n’est ni forcément beau ni forcément
bien ; une fiction peut être belle sans être vraie ou morale ; enfin la
bonté exige parfois de mettre entre parenthèse la recherche du vrai et
dénonce la séduction exercée par le mal. Cependant en renonçant à
certaines erreurs, nous sommes plus dans le vrai ; en renonçant à
certains maux, nous aimons mieux le bien ; en renonçant à certaines
illusions, notre amour du beau s’avère plus authentique.
a. De l’objectivité affinée à la qualité de subjectivité.
Il y a un pluralisme logique irréductible en ce qui concerne la
cohérence de nos propositions mais dans une logique donnée nous devons
reconnaître qu’il y a des erreurs. Il y a une interprétation des
apparences mais certaines interprétations ont le pouvoir de nous faire
découvrir un nouveau plan d’apparences jusqu’ici inconnu tandis que
d’autres interprétations parfois persistent à nier l’évidence des faits.
Le plan atomique ou plus récemment les trous noirs sont des apparences
qui ont été conçus au niveau interprétatif avant d’être aperçus au
niveau sensible. Ainsi l’évolutionnisme dont notre relativisme se fait
l’écho avec ses notions d’adaptation ou en appliquant la métaphore de la
reine rouge afin de dissocier évolution et progrès est plus qu’une
théorie conjecturelle sur le développement du vivant : le niveau vivant
des apparences évolue et nous fait évoluer comme le confirme les traces
des apparences passées. Le vrai quand il concerne l’ensemble que forme
le sujet et l’objet implique une attitude déontologique. Il n’y a pas
une objectivité sans une certaine qualité de subjectivité. Qui sait dans
quelle mesure les lumières les plus décisives gagnées contre
l’ignorance n’impliqueraient pas une évolution fondamentale de notre
qualité de subjectivité ? Les physiciens et mathématiciens impliqués au
XXe siècle dans la mécanique
quantique, la relativité et l’astrophysique témoignent d’expériences
d’états de conscience suprarationnels. Ne retrouveraient-ils pas des
états d’être que Platon ou les néo-platoniciens essaient de décrire
quand ils évoquent une ascension de l’âme au-delà du raisonnement
analytique et discursif dans un monde où on contemplerait les essences
mêmes de la réalité ? Quoi qu’il en soit du sens ultime de ces
expériences intuitives suprarationnelles, il faut une soif de vérité qui
détruise toutes les tendances dogmatiques d’enfermer la vérité dans un
système de pensée analytique et discursif pour dépasser la conscience
mentale usuelle des apparences. Le scepticisme offre donc une
méthodologie nécessaire pour briser toutes les tendances dogmatiques et
pour s’arracher à la pensée analytique afin d’aller au-delà des
frontières usuelles de la pensée. Mais si le scepticisme et le
relativisme en viennent à nier ce dépassement intuitif possible des
frontières usuelles de la conscience ne participent-ils pas à cet
enfermement qu’ils reprochent tant au dogmatisme ?
b. Du mal évité au devenir de l’intelligence du cœur.
Nos morales ne sont pas le bien et c’est là l’erreur des moralistes.
Cependant une morale centrée sur les intérêts du clan n’a qu’un rapport
étroit au bien. Et les XIX et XXe
siècle auront souffert de morales centrées sur des intérêts ethniques et
nationalistes. Les moralistes de toutes les époques ont toujours
étonnamment fait de la morale de leur temps le sommet de la vie morale.
Jésus-Christ a le mérite d’avoir repéré cette tension en distinguant la
loi et l’Esprit. Le bien n’est pas simplement l’application d’une loi.
La loi donne des indications pour éviter certains maux. Ainsi la Règle
d’or, « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse »
est pour Jésus-Christ insuffisante. Il propose une Règle d’or inversée :
« Fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fasses ». Mais à vrai dire
il s’agit de savoir quel est le bien qui convient à l’autre. Au-delà des
lois morales, il s’agit donc de développer une intelligence du cœur. Là
encore il est plus question d’une qualité d’être en devenir que d’une
saisie intellectuelle d’une vérité. La raison dans sa force critique
permet sans aucun doute de clarifier ce qu’on croit venu du cœur alors
qu’il s’agit encore d’un désir égocentrique mais quand le cœur est assez
libre des préférences égocentriques il a ses propres intuitions.
L’approche sceptique de la morale aboutit comme nous l’avons vu à nous
détacher de l’illusion d’une évidence de l’ego soit en utilisant la
morale contre les tendances égocentriques, soit en relativisant la
morale contre les tendances de l’ego à s’en prévaloir. Mais si les
approches sceptiques et relativistes nient ici encore un élargissement
possible de la conscience à une intuition du cœur, ne risquent-elles pas
d’aller à l’encontre d’une extension de la conscience humaine d’un
individu en terme de qualité d’être ?
c. Vers l’authenticité de l’être.
Le scepticisme et plus encore le relativisme ne peuvent s’empêcher de
tomber dans des paradoxes quand il est question d’authenticité et de
qualité de subjectivité. Si le discours moral du scepticisme est juste,
on ne peut plus comprendre n’importe comment l’exhortation à « devenir
soi » du relativisme. La relativisation de l’idéal de perfection du soi
implique une relativisation du goût mais si elle met en jeu l’illusion
égocentrique nous devrons préciser son authenticité à l’encontre de
certaines interprétations du relativisme.
« A chacun ses goûts », affirmera le relativiste au sens faible. Le
relativiste qui se veut fort refuse d’être un consommateur dont les
préférences sont dictées par d’autres et il rejette cette formule « à
chacun ses goûts » au sens faible pour la comprendre au sens fort,
c’est-à-dire en vue de promouvoir une création, une individualisation
créatrice du goût. Dès lors il faut bien admettre que même si une
individualisation créatrice ne peut se soumettre à des critères de
beauté, d’authenticité ou de perfection qui se voudraient universels,
certaines individualisations créatrices ont ou auront un impact plus
universels que d’autres. Kant, en ce qui concerne le sentiment de
beauté, a remarqué qu’il fallait le distinguer de l’agréable qui répond à
nos goûts individuels. L’agréable produit en nous un plaisir intéressé
lié à la satisfaction de nos préférences. Le sentiment de beauté produit
un plaisir désintéressé sans rapport à nos préférences. Si on veut
préciser ce dont il s’agit, nous pouvons essayer de décrire
phénoménologiquement ce sentiment de beauté : il ne met pas en jeu le
sujet et son objet d’agrément, il consiste au contraire dans le
dépassement de la dualité entre un sujet et un objet. Quand un passage
de musique produit le sentiment de beauté, il nous ravit, c’est-à-dire
qu’il produit comme un effacement momentané d’un effort d’écoute, le
passage musical en question est juste écouté dans une conscience où il
n’y a plus l’intention de saisir quoi que ce soit. Quand l’agréable se
produit, il y a l’intention d’un ego qui essai de jouir de son plaisir.
Dans le sentiment de beauté, il n’y a personne qui essaie de tirer
profit du plaisir. Le plaisir désintéressé inhérent au sentiment de
beauté au contraire a comme fait disparaître l’égocentrisme de l’ego :
l’ego est ravi par la beauté, la beauté l’efface ou le ressuscite
universel avec le désir de partager quelque qu’il a reconnu comme
au-delà de ses préférences et de ses valorisations personnelles. La
beauté distincte de l’agréable révèle qu’il y a des valorisations à
portée universelle car profondément non égocentriques. L’approche morale
sceptique qui vise à une conscience de l’ego comme apparence malgré la
certitude généré par son égocentrisme rencontre ici un soutien
esthétique. Le relativisme fort d’un Nietzsche est souvent à l’inverse
une titanisation de l’ego, il est une apologie de l’ego égocentrique
universalisé reniant incidemment la critique de la certitude de l’ego et
de la conscience produite par ailleurs.
2. l’exploration de la conscience d’être et l’évolution créatrice de la conscience d’être.
Notre analyse de l’expérience de beauté suggère qu’il y a une
expansion de l’ego qui n’a rien d’égocentrique et qui a une qualité
d’être supérieure dans la mesure où la conscience qui la connaît a le
pouvoir de reconnaître de distinguer une valorisation égocentrique et
narcissique de soi d’une valorisation proprement à portée universelle.
La qualité de subjectivité dont il a été question jusqu’ici reçoit un
éclairage décisif, la vérité exige de dépasser la conscience
égocentrique non pas pour se défaire de toute individualité et
personnalité mais de s’en défaire pour vraiment que les dimensions
individuelles de la conscience se fondent dans ses dimensions
universelles, immanentes et transcendantes. L’intuition contrairement
aux traditions rationalistes ou aux traditions spiritualistes qui les
interprètent comme des essences éternelles dont le monde serait une
copie sera ici interprétée comme créatrice. La transcendance serait vue
non pas comme ce qui cause la création mais aussi comme ce que projette
au-delà de soi-même l’immanence. La conscience en évolution créatrice
serait donc la vérité qui s’esquisse à travers le rejet de l’erreur, du
mal et de l’inauthenticité. Mais si on y réfléchit le terme de vérité
est-il adéquat pour désigner une réalité qui serait une évolution
créatrice de plus en plus consciente de la conscience ? Si la création à
travers l’intuition et l’individualisation de la conscience est le sens
ultime de l’évolution, y aurait-il des vérités ? Au sens d’une saisie
intellectuelle, il n’y en aurait aucune. Certes il y aurait des
généralités intellectuelles authentiques mais elles prendraient sens si
celui qui les entend découvre avec elles comment mieux individuellement
s’harmoniser avec cette conscience créatrice dont il est un vecteur.
Ultimement, ce serait à chacun d’inventer son chemin de vérité, puisque
ce serait à chacun d’incarner la qualité de subjectivité dont il serait
porteur, qualité de subjectivité qui met en jeu le devenir universel de
la conscience de l’être.
V. Conclusion.
Pascal qui parlait des nains sur l’épaule des géants voyait juste. La
vérité n’est pas quelque chose de fixe. Toute tentation dogmatique est
vouée à l’échec : la querelle des anciens et des modernes est tranchée.
Nous renonçons volontiers à la vérité au sens dogmatique. Mais au-delà
d’une accumulation de savoirs, d’un progrès de la connaissance au sens
moderne, c’est d’une vision de l’avenir dont il est question, une vision
créatrice qui en change le cours ici et maintenant. Nous ne renonçons
pas vraiment à la vérité comme un certain postmodernisme sceptique et
relativiste nous y invite mais à vrai dire si la liberté créatrice est
ce qu’elle désigne, peut-on définir la vérité positivement ? La
recherche de la vérité est selon nous un art de libérer la liberté
créatrice qui est en nous individualisation, universalisation et
intuition.
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