vendredi 24 octobre 2014

Peut-on renoncer à la vérité ? Version approfondie.



I. Introduction problématique.


A l’heure où des fanatiques de tout bord veulent précipiter nos sociétés dans le chaos, on peut légitimement se demander s’il ne faut pas renoncer à la vérité. Mais à vrai dire, peut-on renoncer à la vérité ? Certes il y a certains dogmatismes religieux et moraux que les approches relativistes et sceptiques nous permettent de rejeter. Mais les relativismes sont-ils tous de même valeur ? Un certain cynisme contemporain par scepticisme et relativisme ne s’autorise-t-il pas au pire ? D’où peut-on se placer pour affirmer qu’il faut renoncer à la vérité sinon déjà d’une certaine conception de la vérité ? Des attitudes sceptiques ou relativistes face à ces reproches seront plus ou moins authentiques. Et parler d’authenticité plus ou moins approfondie n’est-ce pas réintroduire une certaine forme de vérité ? Au final, ne faudrait-il pas plus simplement distinguer ceux qui prétendent avoir la vérité de ceux qui font des efforts pour être en vérité ? La réflexion nécessaire pour être et agir en vérité peut-elle réhabiliter une forme de vérité qui n’aura plus rien de dogmatique ?


II. Il faut renoncer au dogmatisme de la vérité.



1. Le dogmatisme intolérant rend nécessaire le relativisme.



Si on fait le bilan des deux derniers millénaires, n’est-ce pas la prétention à la vérité qui aura causé le plus de massacres ? Les totalitarismes du XXe siècle ne sont-ils pas en quelque sorte la prolongation de l’esprit qui animait ceux qui menèrent croisades, jihads et autres guerres de religions ? Là où les religions se contentaient souvent de la foi et utilisaient le raisonnement pour réaffirmer la nécessité de la foi, les totalitarismes du XXe siècle ont prétendu fonder leur discours sur la science moderne. Les communistes se sont réclamés d’une science économique du devenir des classes sociales et les fascistes d’une science du devenir des races, des cultures. A y regarder de plus près, certaines affirmations de ces pseudosciences sont des dogmes discutables. D’autres sont à vrai dire tellement immunisés à la discussion qu’ils sont irréfutables. Mais l’irréfutabilité loin de prouver une vérité ne révèle-t-elle pas tout son dogmatisme ? La science authentique n’a jamais eu une telle prétention à la vérité : elle est par définition révisable dès lors que son discours théorique ne rend plus compte de l’expérience. 
La pensée relativiste est fondée sur le respect de la liberté de conscience car elle affirme que chacun d’entre nous avons un point de vue insubstituable sur la vie. Notre point de vue est radicalement unique et donc tout discours de vérité à prétention universaliste s’évertue à gommer cette multiplicité et individualité des points de vue. Certes nous avons besoin pour agir de certaines références communes mais qu’on observe les différences d’une communauté à l’autre, nous devrons constater que chaque société, chaque culture a développé un point de vue individuel incommensurable aux autres cultures. Nos cultures n’ont pas d’étalon pour se comparer ou pour traduire en profondeur l’échelle de valeurs et donc le mode de vie individuel inhérent à d’autres cultures. Si nous prétendons le contraire soit nous nous positionnons au-dessus des autres cultures et nous les forçons à adopter notre point de vue soit nous décidons de construire de toute pièce un point de vue commun jusque là inexistant. Les deux attitudes ne sont pas exclusives l’une de l’autre à vrai dire. Nos politiques d’intégration à la République française d’une immigration de cultures diverses et variées procèdent des deux logiques. Les droits de l’homme, le principe de laïcité,etc. imposent un espace publique commun où chacun renonce à imposer sa vérité religieuse, ses mœurs à tous les autres. Non seulement chacun est invité à renoncer à faire prévaloir sa vérité culturelle mais en outre chacun doit faire l’effort de s’ouvrir tant que possible au dialogue avec les autres perspectives. La coexistence des communautés menace le principe républicain qui se nourrit de l’intégration des perspectives diverses dans une identité nationale toujours recréée. Au fond le relativisme est fort quand au lieu de se contenter d’une coexistence culturelle, d’un consumérisme culturel communautaire, il devient créateur. Le relativisme est faible quand il se comprend dans le sens de « à chacun ses goûts, sa façon de vivre, sa vérité, etc. ». Il impulse une tolérance molle qui fait doucement le lit des communautés les moins tolérantes. Le relativisme est fort quand il entend non pas imposer une identité culturelle, nationale définitivement claire et close mais quand il entreprend sans cesse de la refonder, de la faire revivre autrement. Le relativisme est fort quand il est vivant, quand il est créateur, quand il impose par le dialogue une vie commune et fraternelle. L’intolérant a toujours une vérité à défendre, à conserver y compris par la violence la plus destructrice. Le relativiste fort sait persuader car il s’adresse à ce qui demande à vivre, il lui donne de nouveau contour, un nouvel espace. Il se méfie d’une démocratie du consensus, il préfère une démocratie du dissensus où le dialogue est plus vif, exigeant de chacun plus d’habileté et de créativité. Il se méfie d’un accord immédiat, il préfère des accords autour de désaccords. Quand il recourt exceptionnellement à la violence, il s’agit toujours d’une violence au service de la vie créatrice. Les totalitarismes et les fondamentalismes communautaires ou religieux se sont avérés plus ou moins rapidement des puissances de mort : les cultures sont pertinentes et vivantes lorsqu’elles surgissent mais dans de nouveaux contextes, elles peuvent devenir inadaptées si elles ne se renouvellent pas. Il ne s’agit pas de les juger : il serait inutile d’affirmer que notre art contemporain cinématographique est plus noble que l’art préhistorique tel qu’il se voit dans les grottes de Lascaux ; il convient de remarquer que notre art est profondément enraciné dans les problématiques de notre époque comme le fût celui de Lascaux. On peut admirer là les traces signifiantes d’un monde humain viable en son temps mais dont le sens nous échappe en partie et qui n’est pas reproductible au temps d’aujourd’hui. Le relativisme fort estime que la croyance en une vérité traduit une logique identitaire conservatrice forte qui risque de manquer la nécessité de l’adaptation aux circonstances fluctuantes de la vie.


2. Le scepticisme abolit tout dogmatisme moral sans abolir la morale.


Le relativisme fort démocratique en lutte contre tous les dogmatismes valorise le dialogue comme processus de valorisation sans affirmer une vérité du dialogue. Les défenseurs de la notion de vérité ont repéré à ce sujet une apparente contradiction : affirmer qu’il n’y a pas de vérité et le promouvoir, n’est-ce pas prendre un point de vue divin pour dire qu’il n’y a pas de point de vue divin ? Par ailleurs, ils ne manquent pas de faire cette objection : renoncer à la vérité, n’est-ce pas renoncer à la vérité morale ? Partant de là, comment valoriser le dialogue ? Le relativiste démocrate en prenant inconsciemment un point de vue divin pour dire qu’il n’y en a pas, ne va-t-il pas, malgré lui, empêcher l’émergence d’une vérité du dialogue ? Enfin devant une valorisation d’un refus du dialogue, comment le relativiste démocrate pourrait-il en réaffirmer la valeur supérieure sans prétendre au moins rhétoriquement à une forme de vérité morale ?
A vrai dire, le relativiste peut faire appel au scepticisme qui permet de se défaire de ces difficultés. La démarche sceptique utilise en effet le dialogue pour suspendre le jugement et reconnaître que toute forme de vérité est inatteignable. Un sceptique authentique ne dit pas que la vérité n’existe pas, il dit que l’esprit humain n’a pas les moyens de l’atteindre si elle existe.
Premièrement, face au dogmatique qui nous assure qu’il y a une adéquation entre le réel et nos représentations, le sceptique fait remarquer que nous n’avons pas accès aux choses en soi, nous n’avons affaire qu’à des apparences jaillissant dans la conscience. Nous ne pouvons pas savoir si ces apparences sont des illusions ou si elles sont l’effet de choses extérieures. Voyons-nous une image de bureau qui correspond à un bureau réel en dehors de notre esprit ou cette image est-elle illusoire ? Le sceptique affirme que nous ne disposons d’aucun moyen de trancher : il nous faut donc suspendre notre jugement. Le relativiste reprenant ceci estimera que nous n’avons que des interprétations du monde des apparences à notre disposition et que leur validité dépend au final de nos valorisations interprétatives.
Deuxièmement, face au dogmatique qui nous voudrait exclure le scepticisme et le relativisme au nom d’une cohérence de nos raisonnements, le sceptique rappellera qu’il y a un pluralisme logique indépassable. Rien ne nous permet de déduire telle réalité à partir de telle logique puisque plusieurs logiques cohérentes incompatibles sont possibles. Lorsque le dogmatique affirme que nier la vérité implique la vérité, le sceptique rappellera que la proposition il est faux qu’il n’y a pas de vérité n’impliquerait qu’il y aurait une vérité que si le principe du tiers exclu avait une validité absolue. Or il s’avère que le principe du tiers exclu ne vaut pas dans l’absolu, il existe des logiques du tiers inclus où la proposition non non A n’est pas forcément A. Pour le sceptique, la proposition « la vérité existe » est une proposition indécidable comme celle du menteur crétois qui affirme que les crétois sont tous des menteurs. Le relativiste complétera le point de vue sceptique en affirmant que le caractère indécidable de ce type de proposition nous ouvre précisément un espace de création au-delà des limites de la cohérence entre propositions. 
Enfin quant à la question morale, le sceptique n’affirme donc pas qu’il n’y a pas de vérité morale. Il affirme qu’il est aisé d’en douter. Qui d’ailleurs n’en a pas douté quand il avait envie de satisfaire une envie immorale ? Le sceptique authentique sait que l’apparence la plus difficile à vivre comme une apparence est précisément le sentiment de soi, l’ego. Douter de la morale ne donne-t-il pas plus de champ à cet ego qui se croit plus réel qu’elle ? Le sceptique invitera donc à douter des doutes sur la morale : la morale a au moins une valeur relative pour attaquer l’illusion d’un ego qui refuse de se considérer à la lumière de la conscience telle n’importe quelle autre apparence. Cette relative valorisation de la morale évite non seulement de la rejeter mais aussi de la poser comme une vérité absolue à la façon des dogmatiques. Sceptiques et relativistes savent que considérer la morale comme une vérité absolue aboutit forcément à un moralisme conservateur. L’ego dogmatique va, en se conduisant moralement, affirmer d’autant plus sa réalité : en se targuant de sa moralité, il va à l’encontre de l’esprit de la morale renforcer son égocentrisme ; en dénonçant et en persécutant ceux qui ne seraient pas moraux, il va donner libre cours à son agressivité égocentrique tout en se donnant bonne conscience. L’usage sceptique le plus authentique de la morale a vraiment pour but de surmonter l’illusion égocentrique et de considérer l’ego comme une apparence de l’esprit parmi d’autres, la morale n’est pas une fin en soi, elle n’a qu’une valeur relative. Le relativiste peut trouver là la confirmation radicale de son appel à se libérer de toute logique identitaire et à en entrer dans un processus créateur continuel de l’identité.


III. Il y a une authenticité à laquelle on ne peut pas renoncer.



1.Les limites de l’enseignement sceptique.


Cependant, si on admet que la philosophie sceptique est le soubassement théorique du relativisme démocratique. Nous devons reconnaître que pour vraiment répondre aux objections dogmatiques, il doit se montrer d’une authenticité forte. Le relativiste reprenant son discours sur l’authenticité de la culture de Lascaux incommensurable avec celle de l’art contemporain dira qu’il s’agit d’une authenticité adaptée à la résistance dogmatique. Selon lui, il n’y a pas un progrès de l’authenticité, il y a une évolution, une adaptation relative de l’authenticité à une nouvelle situation. Cela se passe comme dans Alice au pays des merveilles où la reine rouge explique qu’il s’agit de courir aussi vite que le paysage pour rester sur place. A vrai dire, le scepticisme comme le relativisme ne sont pas des doctrines philosophiques. Ce sont des techniques rhétoriques pour déconstruire ce que les dogmatiques présentent comme vérités indubitables.
Toutefois si nous admettons que le scepticisme est authentique quand vraiment toutes les apparences y compris celles concernant le sentiment de soi sont vécues comme des apparences, nous avons là un critère décisif d’authenticité dans la transmission de l’enseignement sceptique. Il ne s’agit pas seulement d’une posture intellectuelle, il s’agit d’une éthique. Dans l’antiquité, le scepticisme visait une suspension du jugement radicale concernant les apparences de sensations, d’émotions et de pensées au point de produire une aphasie, un silence de l’esprit induisant un état d’ataraxie, c’est-à-dire de calme, de sérénité et de tranquillité quelles que soient les circonstances. Le scepticisme était une école de philosophie paradoxale puisqu’elle affirmait ne pas être une école et ne pas délivrer un enseignement. On peut convenir qu’il ne s’agit pas d’une doctrine mais on ne peut nier une certaine méthodologie, un ensemble d’exercices psycho-corporelles et de critères pour jauger du progrès dans la pratique. Parler d’authenticité ne peut pas ici consister seulement à parler de formes de vie incommensurables parce qu’elles existent dans des situations différentes et que parce qu’elles sont vivantes et se reproduisent, elles sont suffisamment adaptées. Ici l’authenticité renvoie à une qualité d’être. Certes cette qualité d’être ne se prétend pas une qualité absolue comme chez les philosophes dogmatiques mais force est de constater qu’elle s’approfondit d’autant plus qu’elle apprend à nous libérer de toutes les forteresses mentales dogmatiques. Malgré eux, le sceptique et le relativiste restaurent une forme de vérité, celle qui concerne la qualité d’être. Il n’y a pas une unique qualité d’être, il y en a de multiples mais chaque qualité d’être peut être plus ou moins authentique. Parmi ces qualités d’être, l’une concerne l’égocentrisme de la conscience : affirmer avoir une vérité comme le fait le dogmatique implique une forme d’égocentrisme et donc renoncer à avoir la vérité donne une qualité d’être, ce qui implique une manière d’être en vérité.

2.De la docte ignorance socratique.


Socrate affirmait qu’il savait, avant tout une chose, ne rien savoir. Il ne se situait donc pas dans une position dogmatique mais contrairement aux sceptiques ou aux relativistes, il ne niait pas apprendre. Si on considère ses différents héritiers, on peut s’étonner de la multiplicité de leur point de vue. On voit ainsi à côté de Platon dont l’amour tire l’âme vers le monde des idées, Antisthène apprendre à se contenter de peu et Aristippe exercer à jouir du moment opportun au plaisir avec détachement. Socrate n’a pas des élèves à qui il transmet un savoir uniforme. A vrai dire il a appris à chacun de ses disciples à apprendre par lui-même la qualité d’être dont il est porteur individuellement. Platon évoque au sujet de Socrate un art de la maïeutique, un art de faire accoucher les esprits du savoir qu’il recèle en eux-mêmes. Socrate dépouille et libère de toutes les entraves dogmatiques comme le feront les sceptiques, il apprend donc à se libérer de toute forme de forteresse mentale, mais il le fait pour qu’il y ait prise de conscience d’un savoir enfoui au milieu des préjugés, des citations, des imitations et des réactions. Socrate apprend donc aux individus qui le rencontrent à devenir davantage eux-mêmes en devenant lui plus sensible à son génie (daimon) mais son sens de l’authenticité l’éloigne du relativisme démocratique fort des sophistes de son temps tels Protagoras ou Gorgias. En effet s’il sait ne pas posséder la vérité, il sait qu’en assumant son ignorance, il la surmonte. Connaître son ignorance, revient à apercevoir ce qui la fait peu peu disparaître. Socrate ne possède pas la vérité mais il sait être de plus en plus en vérité. La qualité d’être est pour lui première par rapport à toutes les prétentions à la vérité. Les dogmatiques de son temps étaient incarnés par ceux qu’on nommait les physiciens tel Anaxagore dont le Phédon de Platon fait mention. Ils donnaient des réponses théoriques aux événements en invoquant des transmutations matérielles mais ces explications ne rendaient pas compte de l’action éthique, de la qualité d’être. Là encore avec Socrate, il faut apprendre à renoncer à une vérité objective au sens où elle serait un objet intellectuel manipulable par n’importe qui se prêtant au jeu du raisonnement et de l’observation des phénomènes d’une expérience subjective de la recherche de la vérité dont l’exercice conduit à changer la qualité d’être de la subjectivité de celui qui l’exerce. 
Nicolas de Cusa durant la renaissance évoqua à propos de la démarche de Socrate l’idée de docte ignorance. Celui qui devient au point de reconnaître la misère de son savoir reçoit une lumière qui le guide vers plus de savoir et lui permet de ne plus agir partir de son ignorance.


IV. Il y a une vérité non dogmatique : un processus de recherche et d’évolution vers plus d’être.



1. S’éloigner de l’erreur, l’illusion et le mal pour mieux être en vérité.


Si on prend au sérieux la démarche socratique de la docte ignorance, il ne s’agit donc pas tant de renoncer à la vérité qu’on ne possède pas mais de renoncer à l’ignorance qui s’ignore. L’ignorance se maintient ignorance au moins par le biais de l’erreur, de l’illusion et du mal. L’erreur est l’envers du vrai. L’illusion est l’envers du beau. Le mal est l’envers du bien. Le vrai, le bien et le beau sont hors de portée et nous ne sommes pas en mesure en tant que conscience humaine d’envisager leur unité. Ce qui est vrai n’est ni forcément beau ni forcément bien ; une fiction peut être belle sans être vraie ou morale ; enfin la bonté exige parfois de mettre entre parenthèse la recherche du vrai et dénonce la séduction exercée par le mal. Cependant en renonçant à certaines erreurs, nous sommes plus dans le vrai ; en renonçant à certains maux, nous aimons mieux le bien ; en renonçant à certaines illusions, notre amour du beau s’avère plus authentique.

a. De l’objectivité affinée à la qualité de subjectivité.

Il y a un pluralisme logique irréductible en ce qui concerne la cohérence de nos propositions mais dans une logique donnée nous devons reconnaître qu’il y a des erreurs. Il y a une interprétation des apparences mais certaines interprétations ont le pouvoir de nous faire découvrir un nouveau plan d’apparences jusqu’ici inconnu tandis que d’autres interprétations parfois persistent à nier l’évidence des faits. Le plan atomique ou plus récemment les trous noirs sont des apparences qui ont été conçus au niveau interprétatif avant d’être aperçus au niveau sensible. Ainsi l’évolutionnisme dont notre relativisme se fait l’écho avec ses notions d’adaptation ou en appliquant la métaphore de la reine rouge afin de dissocier évolution et progrès est plus qu’une théorie conjecturelle sur le développement du vivant : le niveau vivant des apparences évolue et nous fait évoluer comme le confirme les traces des apparences passées. Le vrai quand il concerne l’ensemble que forme le sujet et l’objet implique une attitude déontologique. Il n’y a pas une objectivité sans une certaine qualité de subjectivité. Qui sait dans quelle mesure les lumières les plus décisives gagnées contre l’ignorance n’impliqueraient pas une évolution fondamentale de notre qualité de subjectivité ? Les physiciens et mathématiciens impliqués au XXe siècle dans la mécanique quantique, la relativité et l’astrophysique témoignent d’expériences d’états de conscience suprarationnels. Ne retrouveraient-ils pas des états d’être que Platon ou les néo-platoniciens essaient de décrire quand ils évoquent une ascension de l’âme au-delà du raisonnement analytique et discursif dans un monde où on contemplerait les essences mêmes de la réalité ? Quoi qu’il en soit du sens ultime de ces expériences intuitives suprarationnelles, il faut une soif de vérité qui détruise toutes les tendances dogmatiques d’enfermer la vérité dans un système de pensée analytique et discursif pour dépasser la conscience mentale usuelle des apparences. Le scepticisme offre donc une méthodologie nécessaire pour briser toutes les tendances dogmatiques et pour s’arracher à la pensée analytique afin d’aller au-delà des frontières usuelles de la pensée. Mais si le scepticisme et le relativisme en viennent à nier ce dépassement intuitif possible des frontières usuelles de la conscience ne participent-ils pas à cet enfermement qu’ils reprochent tant au dogmatisme ?

b. Du mal évité au devenir de l’intelligence du cœur.

Nos morales ne sont pas le bien et c’est là l’erreur des moralistes. Cependant une morale centrée sur les intérêts du clan n’a qu’un rapport étroit au bien. Et les XIX et XXe siècle auront souffert de morales centrées sur des intérêts ethniques et nationalistes. Les moralistes de toutes les époques ont toujours étonnamment fait de la morale de leur temps le sommet de la vie morale. Jésus-Christ a le mérite d’avoir repéré cette tension en distinguant la loi et l’Esprit. Le bien n’est pas simplement l’application d’une loi. La loi donne des indications pour éviter certains maux. Ainsi la Règle d’or, « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse » est pour Jésus-Christ insuffisante. Il propose une Règle d’or inversée : « Fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fasses ». Mais à vrai dire il s’agit de savoir quel est le bien qui convient à l’autre. Au-delà des lois morales, il s’agit donc de développer une intelligence du cœur. Là encore il est plus question d’une qualité d’être en devenir que d’une saisie intellectuelle d’une vérité. La raison dans sa force critique permet sans aucun doute de clarifier ce qu’on croit venu du cœur alors qu’il s’agit encore d’un désir égocentrique mais quand le cœur est assez libre des préférences égocentriques il a ses propres intuitions. 
L’approche sceptique de la morale aboutit comme nous l’avons vu à nous détacher de l’illusion d’une évidence de l’ego soit en utilisant la morale contre les tendances égocentriques, soit en relativisant la morale contre les tendances de l’ego à s’en prévaloir. Mais si les approches sceptiques et relativistes nient ici encore un élargissement possible de la conscience à une intuition du cœur, ne risquent-elles pas d’aller à l’encontre d’une extension de la conscience humaine d’un individu en terme de qualité d’être ?

c. Vers l’authenticité de l’être.

Le scepticisme et plus encore le relativisme ne peuvent s’empêcher de tomber dans des paradoxes quand il est question d’authenticité et de qualité de subjectivité. Si le discours moral du scepticisme est juste, on ne peut plus comprendre n’importe comment l’exhortation à « devenir soi » du relativisme. La relativisation de l’idéal de perfection du soi implique une relativisation du goût mais si elle met en jeu l’illusion égocentrique nous devrons préciser son authenticité à l’encontre de certaines interprétations du relativisme. Retour ligne automatique
« A chacun ses goûts », affirmera le relativiste au sens faible. Le relativiste qui se veut fort refuse d’être un consommateur dont les préférences sont dictées par d’autres et il rejette cette formule « à chacun ses goûts » au sens faible pour la comprendre au sens fort, c’est-à-dire en vue de promouvoir une création, une individualisation créatrice du goût. Dès lors il faut bien admettre que même si une individualisation créatrice ne peut se soumettre à des critères de beauté, d’authenticité ou de perfection qui se voudraient universels, certaines individualisations créatrices ont ou auront un impact plus universels que d’autres. Kant, en ce qui concerne le sentiment de beauté, a remarqué qu’il fallait le distinguer de l’agréable qui répond à nos goûts individuels. L’agréable produit en nous un plaisir intéressé lié à la satisfaction de nos préférences. Le sentiment de beauté produit un plaisir désintéressé sans rapport à nos préférences. Si on veut préciser ce dont il s’agit, nous pouvons essayer de décrire phénoménologiquement ce sentiment de beauté : il ne met pas en jeu le sujet et son objet d’agrément, il consiste au contraire dans le dépassement de la dualité entre un sujet et un objet. Quand un passage de musique produit le sentiment de beauté, il nous ravit, c’est-à-dire qu’il produit comme un effacement momentané d’un effort d’écoute, le passage musical en question est juste écouté dans une conscience où il n’y a plus l’intention de saisir quoi que ce soit. Quand l’agréable se produit, il y a l’intention d’un ego qui essai de jouir de son plaisir. Dans le sentiment de beauté, il n’y a personne qui essaie de tirer profit du plaisir. Le plaisir désintéressé inhérent au sentiment de beauté au contraire a comme fait disparaître l’égocentrisme de l’ego : l’ego est ravi par la beauté, la beauté l’efface ou le ressuscite universel avec le désir de partager quelque qu’il a reconnu comme au-delà de ses préférences et de ses valorisations personnelles. La beauté distincte de l’agréable révèle qu’il y a des valorisations à portée universelle car profondément non égocentriques. L’approche morale sceptique qui vise à une conscience de l’ego comme apparence malgré la certitude généré par son égocentrisme rencontre ici un soutien esthétique. Le relativisme fort d’un Nietzsche est souvent à l’inverse une titanisation de l’ego, il est une apologie de l’ego égocentrique universalisé reniant incidemment la critique de la certitude de l’ego et de la conscience produite par ailleurs.

2. l’exploration de la conscience d’être et l’évolution créatrice de la conscience d’être.


Notre analyse de l’expérience de beauté suggère qu’il y a une expansion de l’ego qui n’a rien d’égocentrique et qui a une qualité d’être supérieure dans la mesure où la conscience qui la connaît a le pouvoir de reconnaître de distinguer une valorisation égocentrique et narcissique de soi d’une valorisation proprement à portée universelle. La qualité de subjectivité dont il a été question jusqu’ici reçoit un éclairage décisif, la vérité exige de dépasser la conscience égocentrique non pas pour se défaire de toute individualité et personnalité mais de s’en défaire pour vraiment que les dimensions individuelles de la conscience se fondent dans ses dimensions universelles, immanentes et transcendantes. L’intuition contrairement aux traditions rationalistes ou aux traditions spiritualistes qui les interprètent comme des essences éternelles dont le monde serait une copie sera ici interprétée comme créatrice. La transcendance serait vue non pas comme ce qui cause la création mais aussi comme ce que projette au-delà de soi-même l’immanence. La conscience en évolution créatrice serait donc la vérité qui s’esquisse à travers le rejet de l’erreur, du mal et de l’inauthenticité. Mais si on y réfléchit le terme de vérité est-il adéquat pour désigner une réalité qui serait une évolution créatrice de plus en plus consciente de la conscience ? Si la création à travers l’intuition et l’individualisation de la conscience est le sens ultime de l’évolution, y aurait-il des vérités ? Au sens d’une saisie intellectuelle, il n’y en aurait aucune. Certes il y aurait des généralités intellectuelles authentiques mais elles prendraient sens si celui qui les entend découvre avec elles comment mieux individuellement s’harmoniser avec cette conscience créatrice dont il est un vecteur. Ultimement, ce serait à chacun d’inventer son chemin de vérité, puisque ce serait à chacun d’incarner la qualité de subjectivité dont il serait porteur, qualité de subjectivité qui met en jeu le devenir universel de la conscience de l’être.


V. Conclusion.


Pascal qui parlait des nains sur l’épaule des géants voyait juste. La vérité n’est pas quelque chose de fixe. Toute tentation dogmatique est vouée à l’échec : la querelle des anciens et des modernes est tranchée. Nous renonçons volontiers à la vérité au sens dogmatique. Mais au-delà d’une accumulation de savoirs, d’un progrès de la connaissance au sens moderne, c’est d’une vision de l’avenir dont il est question, une vision créatrice qui en change le cours ici et maintenant. Nous ne renonçons pas vraiment à la vérité comme un certain postmodernisme sceptique et relativiste nous y invite mais à vrai dire si la liberté créatrice est ce qu’elle désigne, peut-on définir la vérité positivement ? La recherche de la vérité est selon nous un art de libérer la liberté créatrice qui est en nous individualisation, universalisation et intuition.

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