I - INTRODUCTION PROBLEMATIQUE.
Pourquoi vouloir se libérer du désir ? Etre sans désir n’est-ce pas
être mort ? Toutefois on conviendra qu’être libre du désir n’implique
pas d’être forcément sans désir. En effet il faudrait par exemple
distinguer un désir qui a un objet qui nous asservit d’un désir qui a un
objet qui fait croître la conscience. Mais à vrai dire il y a une
provenance inconsciente de nos désirs et il conviendrait de nous
demander si le développement de la conscience n’occulte pas au final une
part d’inconscience qui nous condamne toujours à l’insatisfaction.
II - Le Nirvana est abolition de la soif du désir.
La pensée bouddhiste estime que l’homme est précisément prisonnier de
la soif du désir. Cette soif du désir est ce qui impulse un phénomène
d’incarnation qui connaîtra les aléas des souffrances et des plaisirs.
Pour le Bouddha nous devons nous libérer des désirs : cette libération
est le seul remède à notre misère existentielle.
Toutefois si la pensée bouddhiste suscite le désir de se libérer du
désir en proposant divers moyens de diminuer la soif du désir comment le
bouddhiste se libérera-t-il du désir de se libérer ?
Le bouddhisme est assez proche dans sa démarche du scepticisme. Au
fond le Bouddha est agnostique quant aux questions métaphysiques
traditionnelles que sont Dieu, le mal, etc. Constatant la misère
humaine, il juge urgent de s’en libérer. Le sceptique en un sens propose
lui aussi une forme de connaissance de soi agnostique qui produit à
l’occasion un état de conscience irréversible inaccessible au malheur.
Là où un bouddhiste utilise principalement la méditation, un sceptique
va user du doute. Il s’agit de douter de tous les contenus de la
conscience c’est-à-dire de considérer que tout ce que nous pensons,
percevons, désirons n’est qu’apparences sans que nous puissions savoir
si ces apparences sont des illusions ou si elles correspondent ou
reflètent une réalité vraie qui nous est inaccessible. Le doute qui
permet de ne pas conclure quant à l’essence des apparences nous libère
donc de toute identification à nos désirs. Même si nous ne sommes pas
sans apparences de désirs le doute nous permet de ne jamais nous y
identifier et donc nous évite d’espérer le plaisir de son succès ou de
craindre le déplaisir de son échec. A vrai dire certaines techniques de
méditations bouddhistes consistent à apprendre à observer son esprit de
façon neutre, autrement dit à en exclure tout mouvement de focalisation
préférentielle.
Là où le sceptique cherche à suspendre son jugement, le bouddhiste
cherche la vacuité de l’esprit. N’y a-t-il pas là quelque chose de
profondément semblable ?
Notre ego est par excellence le lieu d’identification au désir. Le
sceptique postcartésien sait que les apparences que nous rassemblons
sous le terme d’ego sont les plus difficiles à mettre en doute.
Descartes lorsqu’il affirme l’évidence de son ego après le doute nous
parle d’un ego auteur du doute capable d’une liberté d’indifférence
vis-à-vis des pensées, des passions et des sensations. L’ego cartésien a
suspendu toute identification au corps, à ses passions et sensations :
il est pure volonté.
Un bouddhiste ou un sceptique postcartésien comme Hume s’en prennent à
ce reliquat. Hume estime que le théâtre de la conscience est le produit
des apparences de la conscience et que douter de tout ce qui apparaît
dans la conscience revient à douter de la conscience elle-même. Il met
en cause la distinction entre conscience pure et contenus de la
conscience pour douter d’une vérité de la conscience. Les bouddhistes
reprennent l’idée de la pensée hindouiste qu’il y un pure témoin de la
conscience un Soi qui d’ailleurs n’est pas plus mon Soi que celui
d’autrui. Mais ils estiment que le méditant avancé découvrira un non Soi
impersonnel d’où émerge le Soi source de sa personnalité. Un non
manifesté semble engendrer la présence consciente, le bouddhiste cherche
précisément le passage vers ce non manifesté dont nous provenons :
« Il est le plus grand parmi les hommes celui qui n’est pas crédule
mais a le sens de l’incréé, qui a rompu toutes ses chaînes, qui a
détruit tout élément de naissance nouvelle », dit le Dhammapada qui recueille des paroles du Bouddha ou des premiers bouddhistes.
III - Forces, pulsions, désirs et réflexion sont une prise de conscience de plus en plus libératrice.
Le Bouddha se refuse à spéculer sur l’origine de notre malheur,
arguant que lorsqu’un homme est blessé par une flèche, il ne faut pas se
demander d’où la flèche provient mais la lui ôter. Cependant le
méditant qui s’approcherait de la frontière entre le Soi et le non Soi
ne devrait-il pas observer le mouvement qui conduit de l’un vers
l’autre ? Par ailleurs on peut se demander si l’affirmation par laquelle
on pourrait détruire tout élément de naissance et donc d’incarnation
nouvelle est vraiment convaincante. En effet celui qui l’affirme ici ne
nous en donne pas la preuve. Qui nous dit qu’une fois mort il ne
retrouvera pas malgré lui le chemin de la manifestation sous une forme
ou une autre ? D’ailleurs il est pour le moins étonnant de penser qu’un
état de perfection puisse émaner ou manifester en dehors de lui des
états d’imperfections. Le bouddhisme Zen plus tardif admet d’ailleurs
une non dualité entre l’état non manifesté et l’état manifesté, comme
les deux faces d’une même pièce. Dès lors l’état non manifesté semble le
cercle des mouvements de la polarisation primordiale qui suscite la
manifestation.
Freud lorsqu’il évoque un principe Nirvana antérieur à la polarisation
de l’action et de la réaction des forces quantitatives matérielles et
par suite à la polarisation entre pulsions de vie et pulsions de mort
n’a pas une réflexion totalement étrangère à ce point de vue. Cependant
selon Freud tout désir d’un état antérieur à la polarisation
pulsionnelle revient à être fasciné par un état de conscience régressif. Le principe Nirvana dont
parle Freud fait penser à ce qu’il dit du sentiment océanique que lui
décrit Romain Rolland et qu’il estime être une nostalgie d’un état de
conscience foetale océanique au sein du ventre de sa mère. Alors que le
bouddhisme voit dans le Nirvana un état en quelque sorte supraconscient,
Freud n’y voit qu’un principe subconscient qui agit à distance sur nos
désirs en les rendant en quelque sorte nostalgiques d’un état de non
dualité où à vrai dire ils ne peuvent pas être.
Mais cela ne signifie pas qu’une forme de libération du désir nous
soit interdite. Freud nous invite à élargir le champ d’action de notre
ego rationnel. Là où le ça qui suscite les pulsions bases de nos désirs
règne, notre moi doit advenir. La cure psychanalytique consiste à
renforcer la position du moi par rapport aux autres instances psychiques
que sont le ça et le surmoi. Nous devons nous libérer des interdits
inconscients fruits trop souvent arbitraires de notre éducation afin
d’assimiler consciemment seulement ceux qui nous sont nécessaires et
nous devons conquérir l’espace du ça avec notre capacité à déplacer par
le jeu de l’imagination nos désirs. Autrement dit la psychanalyse peut
servir le mouvement qui va du subconscient prérationnel vers une
véritable conscience rationnelle même si elle est condamné à demeurer
inachevée.
En effet l’ambiguïté des pulsions qui nous condamnent à un jeu
impermanent de vie et de mort ne semblent guère pouvoir être dépassé
foncièrement en psychanalyse. A vrai dire Spinoza propose une forme de
libération supraconsciente inhérente au désir en nous donnant les
moyens de surmonter cette apparente ambiguïté du désir. Il affirme dans L’Ethique
que le sage ne pense rien moins qu’à la mort. Pour lui, les appétits
(ce qui correspondrait aux pulsions freudiennes) sont des forces
positives sans trace de manque. Quand deux forces s’opposent, elles
créent forcément en effet une résultante soit nulles soit positives.
Parler de pulsions de mort consiste déjà à enfermer son point de vue
dans ce que Spinoza désigne comme les processus passionnels. En tant
qu’individu je subis des forces qui peuvent menacer mon désir de
persévérer dans mon être et certes à la fin mon individualité n’aura été
qu’un tourbillon temporaire dans le fleuve de la vie. Mais Spinoza
rappelle que la raison s’exerce selon un point de vue universel, de ce
point de vue l’univers est comme un solide lancé dans le vide : son jeu
de forces restera globalement actif et positif même si localement
certaines individualisation de cet univers seront détruites par le reste
de ses forces. Le désir est une misère dont il faut se libérer dès lors
qu’il est subi. Par la réflexion le philosophe peut commencer à en
saisir les ressorts fondamentalement positif et au-delà de la raison par
l’intuition un sage spinoziste percevra la profonde harmonie des désirs
en tant qu’auto-détermination positive de la nature elle-même. Le sage
sera libéré du caractère passionnel et morbide du désir en se percevant
en tant qu’individualisation positive de la nature toujours déjà
inscrite dans le cours déterminé de la nature. L’intuition en quelque
sorte suprarationnelle et donc supraconsciente du sage lui confère le
sentiment de son immortalité individuelle : même si du point de vue
temporel son individualité corporelle n’a qu’un temps, le sage la sait
intuitivement en quelque sorte inscrite sur la bande du film de
l’univers qui elle est éternelle.
La libération inhérente au désir par une prise de conscience
suprationnelle de lui-même revient à se réaliser comme une
individualisation consciente de la nature. Se libérer revient à libérer
la nature de l’étroitesse d’une conscience individuelle égocentrique où
elle se perd de vue. Se libérer revient à devenir la nature consciente
d’elle-même au sein d’une personne.
IV - Eros et élan créateur ne sont pas simplement des désirs mais une liberté créatrice.
Ken Wilber invite donc en ce sens les penseurs à ne pas ramener tous
les états de conscience autre que rationnels à des états de conscience
prérationnels et préégoîques comme Freud. Mais non plus à prendre tous
les états de conscience non rationnels pour des états de conscience
suprarationnels ou transpersonnels comme le fond certains amateurs de
spiritualités prémodernes.
Platon ou Plotin qui distinguent les appétits du désir érotique nous
fournissent un moyen de distinguer ce qui nous attire vers le
subconscient au risque de nous illusionner davantage et ce qui nous fait
aspirer à plus de conscience. Lorsque nous sommes attirés par la beauté
des corps, les appétits animaux (les pulsions) se mêlent aisément à une
aspiration érotique vers plus de conscience. C’est à ce niveau que nous
retrouvons ce qu’avec Ken wilber nous évoquions précédemment et qu’il
nomme l’erreur pré/trans (on lira ici une présentation de cette idée, les aménagements qu’en fait Wilber ainsi qu’une critique ).
La bestialité qui est une ouverture des pulsions animales à une absence
de limites instinctives ou morales peut malheureusement par son
intensité vitale donner l’impression d’un élargissement de la
conscience.
Suivre l’ascension du désir érotique revient à soumettre les pulsions
animales au domaine des émotions supérieures et des vertus pratiques
qui leur sont liées comme le courage ou le cœur. Plus profondément que
la beauté plastique on explorera la grâce par exemple qui déjà semble
moins soumise à l’impermanence du temps et qui surtout nécessite plus de
subtilité qu’une intelligence corporelle pour être perçue.
Cette ascension pour les platoniciens se poursuivra ensuite vers le
domaine intelligible des idées au-delà même du langage des mots. Puis
elle amènera le chercheur spirituel à ce lieu en lui au-delà de
l’intelligible qui génère les formes intelligibles de toute chose y
compris celles qui forment son âme.
Ainsi les platoniciens nous invitent à libérer notre désir érotique,
c’est-à-dire notre aspiration à davantage de conscience, de son mélange
avec nos désirs physiques. Et cette libération qui est une remise en
ordre n’est pas chose facile dans la mesure où nos désirs physiques
peuvent mettre à contribution certaines de nos émotions et nos
réflexions, ainsi la fierté devient par exemple de l’orgueil et notre
raisonnement une rhétorique.
On pourrait envisager l’ascension érotique du point de vue d’une
évolution de la conscience vers toujours plus de conscience. Considérer
le désir érotique en l’identifiant à une impulsion créatrice ou un élan
créateur qui peu à peu transforme l’organisation de la matière vers une
expression de plus en plus grande de l’esprit et de la conscience semble
moins problématique que la conception platonicienne. On peut par
exemple intégrer facilement à cette conception du désir érotique
revisité comme élan évolutif ou créateur le point de vue de Spinoza
selon lequel nous serions aussi une prise de conscience individualisée
de la nature.
Mais cette synthèse si elle est envisageable du point de vue
métaphysique a surtout un intérêt si on peut en voir l’enjeu pratique.
Comment expliquer que les forces matérielles soit dans l’évolution le
premier reflet de l’absolu si ensuite il faut s’en détourner pour
s’approcher de l’absolu ? Il y a là une faiblesse gênante du platonisme.
Si on admet que notre conscience ne peut pas avoir une maîtrise des
événements biologiques et matériels sinon à travers un certain équilibre
émotionnel et pulsionnel, s’approcher de l’absolu ne nous
permettrait-il pas au lieu de nous détourner de ce qu’il y a de plus
physique d’en explorer encore plus profondément les ressorts ?
Prolonger l’évolution du désir au-delà du mental n’a de sens que si nous
pouvions éclairer davantage en conscience le passage de la matière à la
pulsion.
L’erreur pré/trans dénoncée par Wilber ne doit pas nous éviter un
élargissement simultané de la conscience autant vers ce qui lui est
subconscient que vers ce qui lui est supraconscient. Les errements
contemporains qui conduisent à confondre l’intensification des pulsions
et plus de conscience ne fait peut-être que souligner davantage là où la
conscience fait défaut. Quand Spinoza parle de désir réfléchi, on doit
admettre que cette réflexion ne nous donne pas accès à la transformation
de l’activité matérielle que la science ne perçoit que quantitativement
en pulsion consciente. Selon nous, le parallélisme spinoziste est
pertinent juste au niveau de la conscience humaine où telle pensée
signifie tel mouvement cérébral et telle émotion aussi et où telle
pensée influence telle émotion et réciproquement. Mais ce parallélisme
vaut-il encore pour ce que Spinoza entre pulsions et forces matérielles
ou existe-il dans le cas de ce qu’il nomme l’intuition du corps ? A ces
deux bout de la chaîne le parallélisme existe-il vraiment ? N’y a-t-il
pas plutôt unité en grande part inconsciente de l’intuition et de
l’individualisation cosmique parce que définitivement supraconsciente du
point de vue la conscience humaine la plus développée dans son
exploration du supra conscient, unité inconsciente de la pulsion et de
la force matérielle parce que subconsciente du point de vue de la
conscience humaine la plus développée dans son exploration du
subconscient ?
Notre Eros renouvelé pressent donc un territoire peu exploré voire
une évolution de conscience non effectuée. Le sceptique et le bouddhiste
ont peut-être raison quant à leur agnosticisme car au final les
sagesses platoniciennes ou spinozistes restent bien encloses dans les
limites de la conscience humaine malgré leur prétention à une vérité
positive. Mais eux-aussi ne se contentent-ils pas d’un point de fuite
transversal qui au final laisse la ronde de nos désirs humains à
elle-même ? Notre Eros renouvelé serait donc un puissant désir de briser
la ronde monotone du désir humain non seulement transversalement et
verticalement mais aussi en ses soubassements mêmes...
V - CONCLUSION.
Nous pouvons au terme de notre réflexion distinguer ce qui ressort de
nos pulsions animales de ce qui ressort d’un désir érotique entendu
comme besoin d’évoluer. Ce besoin d’évoluer nous inspire le désir d’une
libération complète de notre animalité qui en notre humanité devient
bestialité destructrice. Les spiritualités passées ont proposé des
libérations transversales ou verticales : les sceptiques et les
bouddhistes ont trouvé des chemins pour se positionner en marge de notre
conscience humaine, les platoniciens pour s’en éloigner à la verticale.
Seule la science matérialiste nous a fait voir que le désir avait des
soubassements qu’on ne pouvait estimer illusoires mais qui nous
demeurent inaccessibles subjectivement. Notre besoin d’évoluer, notre
aspiration érotique à plus de conscience pointe-il là le mur qui nous
sépare d’une conscience au-delà de l’homme ?
Et devant ce mur où s’arrête la pertinence de la conscience mentale nous
n’avons plus rien à dire sinon à nourrir notre insatisfaction à rester
cloisonné dans la conscience mentale. Qui sait si une telle
insatisfaction érotique ne consumera pas les limites de notre conscience
actuelle introduisant un "nouvel air" comme le stress de poissons
momentanément sans eau a peut-être attiré la matérialisation de la
respiration aérobie. Si, comme le suggèrent les recherches biologiques
d’Elisabeth Sathouris ou de Jean Claude Ameisen, il y a un stress positif
dans l’évolution cellulaire, une nouvelle conscience ne peut-il pas s'y organiser ?
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