vendredi 24 octobre 2014

L’interprétation, l’histoire, matière/esprit - Peut-on trouver un sens à toute chose ?


INTRODUCTION.


ANALYSE PROBLÉMATIQUE :


Remarque : Ce sujet ne doit pas être confondu avec un sujet du type « Toutes choses a-t-elle un sens ? » Ce sujet serait un sujet métaphysique alors que notre sujet a plutôt une dimension existentielle.

Dans l’antiquité, l’oracle lisait dans le vol des oiseaux les lignes de l’avenir, on interprétait aussi les rêves en ce sens. Avant de se demander si toute chose a un sens, on peut se demander d’abord si on peut trouver un sens à toute chose ? La question métaphysique sur le sens des choses est peut-être moins centrale que la question pratique et existentielle de savoir s’il est possible ou légitime de vouloir trouver du sens. La question « peut-on trouver un sens à toute chose ? » implique donc davantage puisque outre le métaphysicien, elle implique le scientifique, l’historien, etc.
On peut tout d’abord envisager le sens du point de vue de la causalité.
Aristote distingue quatre sens de la causalité :
  • la cause finale met en jeu le but et donc ce que nous appelons le sens ; dans une construction le plan de l’architecte se définit en fonction de l’usage autant culturel que pratique de la future construction ; la cause finale met en jeu une intention par exemple ;
  • la cause matérielle met en jeu comme dans une construction le matériau ;
  • la cause efficiente met en jeu la force d’élaboration qui serait dans le cas d’une construction les ouvriers ;
  • enfin la cause formelle est liée à l’idée, qui, dans le cas d’une construction, est d’abord exprimé par un plan qui indique la future forme du bâtiment.
On peut dès lors distinguer deux types d’approche des causes. Il y en a une première qui est liée à la compréhension des causes : elle se réfère à la qualité, à l’intention. Une seconde est liée à l’explication de mécanismes, de fonctionnement, etc.
« Peut-on » a deux sens :
+ Est-il légitime (permis) de trouver un sens à toute chose ?
+ Est-il possible de trouver un sens à toute chose ?
Traitons d’abord le POSSIBLE : Est-il possible de trouver un sens à toutes choses ?
Il y a deux situations limites qui semble interdire de trouver un sens. Il s’agit de situations qui saturent le sens :
  • soit par excès (= trop de sens) : il y a un mystère qui émerge, rendant impossible de trouver un sens total.
Exemple : La beauté, Angelus Silesius (17e, All.) nous dit « La rose est sans pourquoi », c’est-à-dire que la beauté ne peut être expliquée. Le sublime, ( au sens de Kant) sature le sens, il n’y a pas d’explication qui tienne, on est comme perdu dans l’immensité à la fois fasciné et effrayé. On retrouve l’« effroi du beau » (Plotin).
  • ou soit par défaut, c’est-à-dire par un manque de sens. Habituellement dans la notion de sens, il y a une notion de direction, de développement, ici la vie semble être comme une vague inutile qui se déchaine sur une muraille infranchissable. Exemple : théâtre de l’absurde (Beckett et Ionesco), roman de l’absurde (Sartre et Camus), la vie est regardée comme des morceaux de sens happé par le non sens global de la vie. La vie est comme une « poussée aveugle » (terme utilisé par Schopenhauer).
Nous avons donc un premier questionnement ainsi qu’un premier débat : l’excès de sens ou le défaut de sens rendent impossible de trouver un sens, il faudra malgré tout examiner cette bizarrerie d’un monde où le mystère côtoie l’absurde. Le principe premier, s’il y a, est-ce le mystère ou l’absurde ?
Dans le mystère il y a une dimension positive et dans l’absurde, il y a une dimension négative : il va donc falloir s’interroger sur le sens de ces dimensions.
Ensuite considérons le sujet sous l’angle du LÉGITIME : Est-il légitime de trouver un sens à quelque chose ?
Le mot cause chez Aristote a donc 4 sens :
1. - cause finale - ex : maison pour habiter (en tant que but) [sens]
2. - cause matérielle - ex : brique pour la maison [réduction du sens]
3. - cause efficiente - ex : des ouvriers et un architecte construisant la maison [réduction du sens]
4. - cause formelle - ex : idée, plan (au sens de description) [sens]

+ La première et quatrième cause sont liées au sens (cryptage et décryptage). 

+ Les deux dernières causes (2 et 3), sont en lien avec des explications scientifiques, elles excluent tout ce qui est finalité, l’intention, les idées. Il va rester des lois déterminées de la matière.
On a alors 2 ou 3 positions extrêmes :
  • réductionniste et scientiste ramènent le réel à des causes matérielles et efficientes (sous la forme de lois de la nature) ;
  • La providence : tout a un sens parce que tout est lié à des intentions divines, tout est œuvre de Providence. Cette position extrême peut ne pas être seulement religieuse. Elle peut être spirituelle et métaphysique à condition de la modifier un peu. Les stoïciens en offrent une version défendable et peut-être ré-actualisable sous la forme d’un évolutionnisme.
  • Autre optique qui consiste à dire que la cause matérielle n’existe pas sans la cause formelle. Exemple : L’or n’avait pas d’importance pour les hommes, il y a très longtemps à la préhistoire. C’est une histoire, ce sont des valeurs qui ont donné à l’or une importance. Dans cette optique culturaliste et perspectiviste (= à chacun son point de vue) ce sont les valeurs qui déterminent l’importance des causes. Dans la première approche (scientifique) on va insister sur la validité alors que dans cette approche perspectiviste, on insiste sur des valorisations et non sur la validité car la validité n‘est, selon elle, qu‘un genre de valorisation. Quand on est dans le perspectivisme, quand on insiste sur le sens, la culture, on met en valeur la compréhension ; quand on est scientifique, on insiste sur l’explication du phénomène. Le scientifique est du coté du comment (explication) et le perspectiviste est du côté du pourquoi (compréhension).

Ce deuxième débat met donc en jeu scientisme et perspectivisme ainsi qu’un éventuel spiritualisme qui reste à rendre crédible.
Le débat et le questionnement sur l’absurde et le mystère rejoint ce débat.
ANNONCE DU PLAN DÉDUIT DU CROISEMENT DES QUESTIONS ET DÉBATS :
Pour le point de vue matérialiste scientifique, absurde et mystère sont des points de vue subjectifs que l’objectivité va neutraliser. Le mystère sera vaincu par l’explication. L’absurde qui n’est relatif qu’à l’existence humaine dans un univers qui lui est indifférent car mené par des forces aveugles peut être réduit par notre progrès et notre sens des responsabilités. La science peut faire reculer catastrophe, accident, handicap, maladie et mort. Il nous donner du sens et ne pas en chercher autrement que sous la forme de l’explication scientifique.
Pour le point de vue perspectiviste, absurde et mystère sont inextricables. Nietzsche suggère ceci dans « notre nouvel infini », un paragraphe du Gai savoir. Pour vivre nous valorisons tel sens, nous sommes toujours en train de nous persuader d’un sens. Certains sens ont seulement plus de vitalité que d’autres. A nous de nous proposer un sens plus fort.
Pour le point de vue spiritualiste, le principe est le mystère et l’absurde n’est que relatif. Il faut ici s’ouvrir à la source du sens de l’évolution dont nous sommes un certain moment de conscience. Cessons de vouloir être les maîtres du sens, telle est le risque scientiste et l’illusion perspectiviste, devenons-en les disciples.


I - RÉDUIRE LE SENS À UNE FONCTION OU LE SOUMETTRE À DES PERSPECTIVES.


A - Réductionnisme fonctionnaliste.


1 - L’illusion du finalisme avec Spinoza.

La plupart des hommes pour interpréter les choses projettent ce qu’ils croient être leur mode d’action. Quand on assiste à un événement, on pense à une action humaine qui suppose un ensemble d’intentions et de conséquences. L’univers est très souvent comparé à une fabrication. Pour Spinoza, il faut considérer que les événements sont le fruit de chaines de causes qui obéissent à des lois impersonnelles. Par exemple en nous éloignant un de Spinoza, ce que nous appelons hasard est le résultat du croisement de deux chaînes de causes sans lien. pour comprendre le délire interprétatif des hommes, il suffit d’interroger des gens sur le même événement. face à une pluie d’été, le paysan se réjouira tandis que le touriste s’attristera. Le délire interprétatif provient de la non objectivité, de la non neutralité.
Dans L’Éthique, Spinoza rejette le finalisme (Cf. le deuxième appendice de L’Éthique). Spinoza remet en cause la providence. Les êtres humains commettent un anthropomorphisme (= projette l’équivalent d’un caractère humain sur quelques chose de la nature). Les êtres humains sont habitué a vivre dans un monde d’attention.
Exemple : depuis tout petit les être humains sont habitués à comprendre les intentions de autres derrière leurs actes ; par extension, les enfants parlent de méchante table quand ils s’y cognent. Ils deviennent alors animiste et plus globalement anthropomorphiste (= donnant aux choses des intentions humaines et par extension aux principes métaphysiques d’où un divin toujours anthropomorphique). 
L’animisme est une forme d’anthropomorphisme.
Pour Spinoza, superstition et religion étendent cet anthropomorphisme. La Providence est l’idée que tout ce qui nous arrive est lié à un dialogue entre le Divin et notre âme. 
Exemple : L’agriculteur qui voit la gelée détruire les bourgeons de ses arbres va estimer que la providence est contre lui ; par contre le promeneur qui profitera du soleil estimera que la providence est avec lui. Ces exemples montrent les limites de la Providence.
Spinoza montre aussi qu’on prend pour de la providence le croisement de deux chaines de causes. 
Exemple : Imaginons quelqu’un qui se promène dans une rue, et une tuile tombe. 
La chaine de causes qui a entrainé la chute de la tuile (vent), n’est pas connectée à la chaine de causes qui entraine la promenade. C’est le fruit d’un déterminisme unique mais dont les enchainements ne sont pas connectés immédiatement. Le promeneur qui voit la tuile tomber ne peut s’empêcher bien souvent de voir là une providence, pour lui cette coïncidence est significative.
Pour un déterministe, il y a un enchainement de causes qu’on peut expliquer de manière neutre : le Déterminisme ne correspond pas à la Providence.
Celui qui voit de la providence commet un anthropomorphisme liée à son égocentrisme. Pour Spinoza il y a une forme de délire à vouloir trouver un sens à toute choses. Freud s’inscrit dans la lignée de Spinoza : c’est une tendance du psychisme humain de projeter du sens là où il n’y en a pas.
Freud dit qu’il y a eu 3 deuils capitaux que l’être humain a été amené à faire :
  • deuil 1 : le fait d’être au centre de l’univers (car ce n’est pas le cas ) ;
  • deuil 2 : l’être humain n’est pas une espèce à part, car elle est un moment d’une évolution du règne animal ;
  • deuil 3 : l’homme s’était cru conscient, libre et il découvre des forces inconscientes d’origine matérielle et pulsionnelle qui le déterminent.
Ces deuils frappent notre vision anthropomorphique du monde.

 
2 - De l’interprétation mythologique à l’explication scientifique (avec Auguste Comte).

Auguste Comte (Fr, 19°s) distingue 3 étapes du développement de la connaissance humaine :
1. Stade animiste et religieux où on attribue une âme aux choses. Il y a déjà, dans ce stade, l’esquisse d’une causalité. Exemple : on attribue le tonnerre à la colère des Dieux. L’anthropomorphisme domine donc.
2. Stade métaphysique : Dieu décide de faire des lois et il ne contrevient jamais aux lois (= il ne revient jamais dessus) ; Dieu est un grand horloger, il ne fait pas de miracle, c’est un « grand horloger » qui fabrique et laisse tourner la mécanique universelle comme le dit Voltaire. La science a beaucoup plus de place car lui est permis de découvrir des lois de l’univers.
3. Stade positiviste, scientifique : Simon Laplace (Fr, fin 18e début 19e) répondît à Napoléon qui lui demandait : 
« Et la place de Dieu dans tout cela ? », 
« Sire, nous n’avons pas besoin de cette hypothèse » ; Il remet en cause l’existence de Dieu. Ici le pourquoi est devenu superflu au stade scientifique. seul le comment importe. Le pourquoi est toujours chargé d’anthropomorphisme.
Pour Auguste Comte, toutes les sciences passent par ces 3 étapes. Selon lui, la psychologie à son époque est en train de passer à cette étape et la psychologie sera achevée quand on expliquera matériellement l’esprit. De plus, celui-ci invente le terme de « sociologie » pour remplacer le terme de politique.

 
3 - Réduction de l’esprit : « La conscience expliquée » (Daniel Dennett) ?

Si on explique l’esprit par la matière, si on arrive à réduire nos pensées à des ensembles complexes et auto-organisés de réactions chimiques et d’influx électriques, on n’aura plus besoin d’absolutiser le sens (parce que tout se ramènera à des explications scientifiques). On pourrait établir des parallèles entre des états de conscience et des états cérébraux qui en sont les causes en tant que soubassements.
Exemple de l’ordinateur :
On peut comparer dans un premier temps l’esprit à un ordinateur. Dans un ordinateur, il y a un hardware (=cerveau) et un software (=esprit). L’informaticien agit au niveau du hardware et l’utilisateur a affaire au software.
Software Esprit Utilisateur - personne
( Windows) (langage sens)
Hardware Cerveau Informaticien - biologiste neurobiologique.
(binaire) (biochimie)
Cette analogie est appelée le modèle fonctionnaliste de la conscience.

Objection au modèle fonctionnaliste de la conscience par John Searle (USA, 20e siècle) : « La chambre chinoise ».
A. Turing (USA) définit un critère qui permet de déterminer quand on aura atteint l’intelligence artificiel (I.A.). Si un homme dialoguant par téléphone ou par radio, ne sait plus si il dialogue avec une machine ou un être humain et qu’il s’agisse d’une machine alors on aura atteint l’intelligence artificielle. Pour que le test soit concluant, il faut une personne humaine qui dialogue vraiment : qui soit dans un échange d’informations, d’émotions… 
Même si on avait affaire à l’impression d’un véritable dialogue, il n’est pas certain que nous ayons atteint une intelligence artificielle ou plus précisément une conscience artificielle.
Pour montrer cela, John Searle va donner un contre exemple qui s’appelle « La chambre chinoise » :
Imaginons quelqu’un enfermé dans une chambre, on lui apprend à manipuler des idéogrammes chinois sans en connaitre la signification. Il manipule les idéogrammes du point de vue de règles structurelles : si il reçoit tel ou tel idéogramme, il doit donner tel ou tel idéogramme. Alors qu’il est enfermé dans sa chambre, un chinois lui transmet une série d’idéogrammes et il lui renvoie une série en suivant les règles de manipulation. Ce que signifie « la chambre chinoise », c’est qu’il y a une différence entre manipuler des signifiants selon des règles et comprendre le signifié de ces signifiants. Ainsi on peut manipuler le signifiant de l’émotion sans avoir le signifié social de cette émotion : ceci est souvent le cas pour les enfants d’ailleurs.

A propos de la distinction signifiant/signifié
 : les mots bœuf en français et beef en anglais sont des signifiants et l’animal lui-même, le bœuf/beef désigné par les mots, est le signifié.
John Searle pointe avec cet exemple de « la chambre chinoise » qu’une machine pourrait très bien parler de tristesse sans être capable de l’éprouver et sans empathie (= pas de conscience). John Searle va opposer des datas (=données informatiques) et des qualias (=données sensible). 
Si on modélise la conscience avec une machine, plus particulièrement électronique, il manquera toujours l’intériorité de l’esprit. La pensée n’est pas seulement un calcul, ce n’est pas seulement un enchainement langagier. La pensée présuppose une intériorité, une affectivité. Pensée = entrer dans une auto-affection ressentie sans médiation de soi par soi.

Exemple : selon Thomas Nagel (USA, 20e s.), on peut parfaitement expliquer biochimiquement l’effet du chocolat mais on passera à côté du vécu intérieur relatif au fait de manger du chocolat.

Réponse de Dennett à l’objection de Searle sur la chambre chinoise : l’ hétéro-phénoménologie :

Daniel Dennett répond à l’objection de la chambre chinoise. 
Habituellement, la phénoménologie s’exerce en première personne par exemple, dans cette approche tout les phénomènes apparaissent à l’intérieur de l’esprit. Le champ visuel du point de vue de la phénoménologie en première personne n’est pas extérieur à nous. 
Par exemple, la table apparait dans ma conscience. 
Mais pour Dennett, l’apparition même de la table est au fond une interprétation de données extérieures (sense data) par mon cerveau : ce que nous croyons percevoir consciemment en première personne est le fruit d’une interprétation inconsciente à la première personne mais connaissable du point de vue de la 3e personne, c’est-à-dire du point de vue scientifique. Autrement dit, un observateur extérieur à mon cerveau voit que mon cerveau interprète les données visuelles reçues par l’œil avant que j’ai conscience de la table en première personne. L’hétéro-phénoménologie va insister sur l’idée que la conscience en première personne est toujours précédée par une interprétation cérébrale des données matérielles. Pour Dennett, la conscience pure, l’intériorité pure est une illusion liée à une complexité de multiples interprétations cérébrales qui, à un niveau supérieure de complexité, deviennent des auto-interprétations.

Phénoménologie : point de vue à la première personne. On se regarde à l’intérieur de nous-mêmes dans notre conscience, la conscience précède le fait de la matière. Cette position est par exemple celle de Platon, Plotin, Douglas Harding.
Hétéro-phénoménologie : point de vue à la troisième personne. On se regarde de l’extérieur = l’esprit est dans la matière. « Je suis » est une illusion, tout est matière. Dans la matière, il y a une capacité à s’auto-analyser qui fait la conscience. L’énergie, la matière fait la conscience pour Dennett ou Marx.
En faveur de l’hétéro-phénoménologie, on peut remarquer que l’énonciation verbale en troisième personne précède l’énonciation d’une conscience en première personne. On cherche à comprendre le point de vue des autres avant de se constituer un point de vue personnel. Quand on étudie le développement de l’enfant, avant de dire « je », l’enfant parle de lui à la troisième personne. Peut-être qu’un ami imaginaire est un reliquat du passage de la troisième personne à la première personne. Il laisse donc dernière lui son ami imaginaire. Se parler à soi-même montre qu’on se parle comme à une troisième personne.

Le parallélisme esprit-matière peut concilier fonctionnalisme et qualia(s).
Le sujet « Peut-on trouver un sens à toute chose ? » peut recevoir une réponse par la science. La science pourrait éviter le délire du sens en expliquant le comment. La conscience dans laquelle s’effectue le sens pourrait être expliquée elle-même. Les lois de la matière serraient la seule clef du sens. 
L’hétéro-phénoménologie de Daniel Dennett, pour expliquer la conscience essaie de prouver que la conscience en première personne est toujours un effet de la réalité corporelle en 3e personne.
Dennett par l’hétéro-phénoménologie veut suggérer que l’évolution de la conscience se ramène à celle de la matière qui s’auto-interprète.
Seulement on pourrait être une machine biologique auto-interprétante sans qualia, sans vécu comme un zombie. Le zombie extérieurement a tout de l’être humain hormis qu’il n’est pas pourvu de vécus intérieurs. François Loth résume l’argument :
« Les zombies, répliques fonctionnelles des êtres humains, auraient malgré tout des cerveaux comme les nôtres. Ils parleraient politique, se rendraient à des expositions de peinture, se plaindraient de maux de tête, etc. Ils seraient seulement « entièrement dans le noir à l’intérieur » (Chalmers 1996, p. 96). Cependant, dans la mesure où ils se comporteraient exactement comme nous, rien ne les empêcherait de discuter des qualités spécifiques de la conscience – voire de laisser un commentaire sur un blog parlant de la conscience.
En imaginant une créature qui satisfasse la conception fonctionnaliste de la douleur, nous n’imaginons pas une créature qui serait anesthésiée. Pour le fonctionnaliste ou l’adversaire du fonctionnaliste, une créature anesthésiée n’éprouve pas de douleur. Il s’agit plutôt d’imaginer une créature qui se comporte exactement comme nous le faisons lorsque nous éprouvons une douleur. La créature se plaint, tente de fuir lorsqu’elle est soumise à la douleur, et paraît souffrir comme nous le faisons. Les connexions causales, donc le comportement de la douleur, sont présentes. Ce qui échappe au zombie, c’est le côté interne de la douleur, son aspect qualitatif. »
L’objection de Chalmers à Dennett peut être exploitée pour donner du crédit au parallélisme.
On pourrait mettre aussi en avant le scepticisme : on ne peut pas choisir entre les deux options puisque la perception pure (qualia pur) comme condition de possibilité de notre esprit intérieur semble ne pas être seulement une auto-interprétation matérielle et qu’en même temps.
Une autre option est celle inspirée de Spinoza qui identifie « Dieu ou la nature ». Selon lui, les deux points de vue de la matière et de l’esprit coexistent sans se réduire l’un à l’autre.
Spinoza propose un parallélisme psycho-corporel, c’est-à-dire au plan pratique un va-et-vient entre analyse matérielle et vision intérieure de la nécessité mentale. 
Esprit et matière sont deux points de vue sur une même réalité qui nous échappe. 
Pour Spinoza, l’esprit et la matière ne sont pas en interaction causale, même s’ils sont liés étant deux faces d’une unique réalité.
Une interprétation possible de ce parallélisme pourrait aller en un sens au-delà d’un strict parallèle mystérieux : si l’être humain pouvait atteindre une union esprit/matière consciente, ce ne serait plus un être humain. Il pourrait modifier son corps consciemment. Faut-il envisager un lien avec la fameuse affirmation de Spinoza selon laquelle « « on ne sait pas ce que peut le corps ou ce que l’on peut déduire de la seule considération de sa nature » (Éthique, III, 2, scolie).

REMARQUE : Attention avec le mot conscience !

Dans une certaine tradition postcartésienne, la conscience (= l’âme individuelle) est identifiée à la pensée.
Dans les tradition orientales hindoues et bouddhistes, la pensée et l’individualité ne sont qu’une dimension de la conscience et elles y sont souvent réduites à des phénomènes illusoires de la conscience.
Avant Descartes, dans la tradition des penseurs chrétiens, on va distinguer l’âme et l’esprit (Augustin, Anselme).
L’esprit correspond à ce que l’Orient appelle conscience pure ou ce que Plotin l’appelle Intelligence.
L’âme correspond à la conscience dans sa dimension individuelle.
Au 20e siècle, on confond l’âme et l’esprit dans la philosophie occidentale.

Objection aux explications mécanistes de l’esprit : Est-ce qu’une explication causale (enchaînement nécessaire d’événements) de la conscience peut rendre compte de la plurivocité ?

Il y a une objection que l’on peut faire à l’entreprise matérialiste (et même paralléliste inspirée de Spinoza) qui a été formulée par Nietzsche. Nietzsche dans Le Gai Savoir disait, « un monde essentiellement mécanique est un monde dénué de sens ». Ici le terme « dénué » a deux sens : le fait qu’il y a une pauvreté en terme de sens et que c’est contraire au bon sens.
Une formulation mathématique ou mécanique n’a qu’un seul sens, toute ambigüité dans une formulation de ce type signifie la fausseté de l’énoncé. Le discours scientifique est caractérisé par le fait qu’il ne peut recevoir qu’une seule interprétation et qu’une seule. La science est univoque (une seule direction). Nietzsche estime que la réalité humaine est bien plus riche que celle de la science. Ce qui caractérise la réalité humaine est la plurivocité (le fait qu’on manipule plusieurs sens à la fois). La poésie de l’existence est liée à la plurivocité. Dans Le Gai Savoir, Nietzsche parle d’une vie de scientifique, ennuyeuse, morne avec de la poussière. L’activité scientifique est en dehors de la vie. L’artiste pour nourrir son œuvre doit s’engager dans la vie, son œuvre sera forte si elle traduit une harmonisation de force vitale hétérogène.

Freud est un matérialiste qui donne des réponses à cette objection de Nietzsche. Freud voit dans la nature physique une émergence de la plurivocité du sens.

Freud remarque que la matière comporte attraction et répulsions (=lois de Newton). Dans de nombreux phénomènes physiques, il y a de l’ambiguïté : action/réaction. Exemple : en électromagnétisme, il y a des attractions et des répulsions (+/-).
Tout est matière.
Le vivant est lui-même porteur d’ambiguïté, il et traversé de pulsions de vies et de pulsions de morts :
  • pulsion de vie : se conserver, se reproduire.
  • pulsion de mort : cependant, se reproduire implique la mort car on laisse place au nouveau né, à la nouvelle génération et se conserver c’est manger de la vie (=manger du vivant).
La mort se trouve dans la vie.
Psychologiquement, la pulsion de vie et la pulsion de mort vont se traduire par certains comportements. La manière dont les Hommes risquent leurs vies par exemple en fumant, en buvant ou en mangeant de mauvaises choses est caractéristique des pulsions de mort. L’agressivité est aussi une pulsion de mort, car on est énervé et on (se) souhaite la mort.
Exemple : le suicide est le fruit de cette pulsion de mort, fondamentalement. Freud a pointé le « principe Nirvana » selon lequel tout le monde aspire à l’inertie d’une pierre, c’est-à-dire on ne veut plus rien faire (« je serais tranquille quand je serais mort ») : le vivant c’est de la matière stressée qui aspire à retourner au non-vivant. Cette ambiguïté se retrouve au niveau du désir. Exemple : dans la peur, il y a à la fois de la fascination et de la répulsion, comme le vertige ou les attractions à sensations fortes. (= on a peur de notre attirance pour le vide). L’ambiguïté du désir et de la peur sont un développement de l’ambiguïté matérielle à travers la pulsion de vie et la pulsion de mort. Dans le désir il y a une pulsion de mort car dans la satisfaction on cherche une mort/la tranquillité (= inertie). Il y a aussi de la pulsion de vie, car pour le satisfaire, il y a de l’énergie. 
L’ambiguïté se poursuit dans le désir.
On peut considérer les Humains comme des machines désirantes (selon la terminologie de Deleuze) où le désir est toujours ambigu. Quand le cerveau devient capable du langage, les mots eux-mêmes traduisent cette ambiguïté. Exemple : « je t’aime » veut dire à la fois, le don (=don de la vie) et le consommable (consommer le mariage/ je te mange). Quand on aime, on étreint, on serre. On n’est pas loin de nier l’autre. Il y a en effet des étreintes mortelles (=« j’ai envie de toi au point de préférer ta mort plutôt que ton refus ou la séparation »). 
L’homme est un être compliqué, que l’ambigüité se poursuive dans le cerveau, dans le langage, les symboles, les mots. (Cf. exemple précédent sur « je t’aime). L’ambiguïté du mental se traduit dans la polysémie du langage.
L’ambigüité se poursuit dans le mental, par le biais des symboles. Le feu en tant que symbole évoque le foyer, la passion parfois sensuelle voire sexuelle (« on s’enflamme »), l’enfer, la purification, etc.
Récapitulatif :
· Matière pure (pas de vivant) : attractions/répulsions (tous les êtres vivants sont composés de matières) ex : la lune et le soleil s’attirent et se repoussent
· Vivant : pulsion de mort et pulsion de vie (l’homme, c’est un être vivant sexué)
· Émotionnel : désir/peur (l’homme a des émotions par des organes produisant des hormones)
· Mental : mots/symboles (l’homme réfléchit, il interprète, il a un cerveau)
Pour Freud, la matière engendre le langage humain, l’esprit humain est une émergence de la matière = on est que matière. On est pas dans un modèle strictement mécanique (=où une chose n’a qu’un seul sens). Freud a bien perçu que le niveau physiologique est porteur d’une ambiguïté, ce n’est pas totalement déterminé.


B - Le perspectivisme.


1. Transition critique :


Une position sceptique sur matière/esprit :

L’être humain n’a affaire qu’à des phénomènes de la conscience. La table que je perçois n’est pas l’objet réel mais une image mentale produite inconsciemment à partir d’un extérieur de la conscience. En soi, notre conscience est limitée car c’est une conscience humaine : on ne perçoit que ce qu’il y a dans notre conscience, on ne voit pas le monde tel qu’il est. Ce X, la chose en soi, l’inconnu inconnaissable est d’abord de la matière selon le matérialiste et à l’opposé de l’esprit selon le spiritualiste. 
Le sceptique qui hésite entre les deux options semble malgré tout mettre en avant la conscience et donc l’esprit mais ce n’est pas tout à fait exact. Hume montre comment le sceptique ne met pas en avant la conscience. Il fait une analogie : dans la tradition cartésienne, les phénomènes apparaissent dans le théâtre de la conscience mais justement un théâtre est formé de scènes, rideaux, sièges… La conscience n’existe pas sans les apparences qui y apparaissent. La conscience est juste la somme des apparences. Pour preuve, quand on dort profondément, il n’y a plus d’apparence donc plus de conscience consciente selon Hume. La conscience n’est jamais isolable d’une agrégation de qualias dont la source est inconsciente : les apparences sont ces qualias. Le soubassement des apparences est-il seulement matériel ou non ? Le processus d’apparition des apparences même s’il aboutit à des qualias peut être matériel ou spirituel de bout en bout. N’ayant pas accès à la chose en soi X, on ne peut trancher. 
Si on admet la pertinence de ce que dit Hume sur le théâtre de la conscience, le scepticisme est vraiment impartial, il montre qu’on ne peut pas trancher entre matérialisme et spiritualisme.
Hume du point de vue pratique penchait plus pour le matérialisme : même si l’induction scientifique ne conduit pas à une vérité absolue, son efficacité ne pointe-il pas dans cette direction ? Un Montaigne penchait davantage pour le spiritualisme de son point de vue pratique accès sur la sagesse.

La singularité du réel.

Il existe une singularité des choses et des objets dont ne peut pas rendre compte le scientifique et par extension le matérialiste. L’explication de Freudienne précédente de la plurivocité reste générale, elle ne rend pas compte de la singularité des individus et des vécus intérieurs (cf. l’expérience de pensée du zombie). 
Pour Leibniz on ne peut pas trouver deux feuilles semblables sur un arbre. Ce principe de singularité peut paraître métaphysique car il semble être invérifiable. On a cependant des exemples suggestifs en sa faveur : les empreintes digitales ne sont jamais les mêmes, mêmes chez les jumeaux, c’est une singularité ; la mécanique quantique dit que pour faire la copie d’un objet, il faut détruire l’original. Exemple : la théorie de la téléportation quantique pointe le singulier ; on prend des informations sur un atome, il est détruit pour ce faire et au même instant on peut les implémenter sur un autre atome devenu l’image singulière de celui qui a été détruit. Le second atome devient le même que celui qui a été détruit c’est-à-dire qu’il est entièrement déterminé avec les mêmes informations.
Dans l’univers il ne peut pas y avoir une copie exacte de nous-mêmes. Cette singularité échappe au matérialisme réductionniste. Dans l’esprit humain, cette singularité va se retrouver au cœur même du vécu, c’est-à-dire qu’on peut avoir des modèles qui expliquent partiellement le ressenti de notre âme en première personne mais dans le fait d’être en première personne, il y a une dimension insubstituable. C’est-à-dire qu’il y a impossibilité de savoir pleinement ce que cette personne ressent quand on observe celle-ci en étant en troisième personne.

Expérience de pensée suggérant le principe d’insubstituabilité : le télépathe ressent la peur de l’autre dans sa propre première personne mais il ne pourra jamais vivre entièrement l’émotion de l’autre. La peur de l’autre ressentie par le télépathe pourra être aisément mise à distance car c’est la peur d’un autre. Tandis que l’autre aura plus de mal à mettre de la distance. La peur du télépathe ne sera donc pas vécue tel que l’autre la vit, car le télépathe aura un accès partiel à la conscience de l’autre, il n’aura jamais un accès global à la conscience en première personne de l’autre. Si c’était le cas il deviendrait l’autre et ne serait plus lui-même.

 
2. Impasse du perspectivisme.

L’idée de base du perspectivisme est que nous avons tous un point de vue unique sur la réalité. On a donc une connaissance de la réalité que personne d’autre que nous n’a ou ne peut avoir. Le perspectivisme implique alors ce qu’on appelle le relativisme : il n’y a pas de vérité absolue, ni de point de vue absolu. Il n’y a que des points de vue relatifs à une perspective.

Cependant, 1re objection classique :
affirmer qu’il n’y a pas de point de vue absolu revient à promouvoir une idée absolue : on peut voir là une contradiction. A vrai dire, il faudrait plutôt faire un « non-non A », tout point de vue absolu est inatteignable = le point de vue absolu existe peut-être ou n’existe pas : on ne sait pas, on doute deux fois. Pour que le perspectivisme et le relativisme soient cohérents, il faut une logique sceptique du tiers inclus. C’est-à-dire qu’il faut que toute vérité absolue soit une hypothèse et soit inatteignable. Exemple : quand j’entends parler d’un autre point de vue, je l’interprète/le comprends toujours à partir du mien.
Bilan intermédiaire : on peut défendre qu’il n’y a que des interprétations et même peut-être qu’il n’y a que des interprétations d’interprétations ; on n’a jamais eu affaire à un signifié pur. S’il n’y a que des interprétations d’interprétations il n’y a que du signifiant. Exemple : quand on parle de table, on n’a jamais eu affaire à une table réelle ; on a toujours eu affaire avec une interprétation d’interprétation ; on a appris le mot table, dans un contexte, le contexte du repas « mets-toi à table ». Comme chacun a eu son vécu du mot table, c’est une interprétation d’interprétations. D’ailleurs on peut appeler table un tronc coupé dans la nature ou une quelconque surface initialement non destinée à l’être. « Table » est un usage collectif conventionnel non un objet technique précis.
Pour qu’il y ait signifié pur, il faudrait par exemple un pur voir, une pure conscience en première personne où donc pensée et conscience sont distinctes. Ceci est une approche spiritualiste et non plus perspectiviste (et en amont sceptique).
Si on admet la singularité du vécu d’un mot comme signifiant inscrit dans un ensemble d’interprétations d’interprétations, il va y avoir un problème de traduction.
Le philosophe Quine (USA, 20e siècle) va essayer de montrer qu’il y a une indéterminabilité de la traduction d’une langue à l’autre. On peut ici interpréter ceci comme une incommensurabilité dans une langue dans l’autre. Il y a des termes qu’on ne peut pas traduire faute d’équivalent strict qu’on puisse mettre en relation d’une langue avec l’autre.
Incommensurabilité : pas de mesure possible, pas de point de comparaison.
Certains matérialistes présupposaient qu’avec un langage informatique, on puisse traduire tous les langages humains.
Quine raconte l’histoire d’un anthropologue qui irait vivre dans une tribu lointaine.
L’anthropologue accompagne les gens de la tribu et il les entend décrire un lapin entrer dans un terrier. Les mots utilisés ont un rapport avec ce « lapin entrant dans le terrier » mais est-ce que cette expression « lapin entrant dans le terrier » a un rapport avec les mot utilisés dans cette tribu. Dans notre langue, nous avons besoin pour décrire cet événement du nom commun « lapin », du verbe « entrer ». Peut-être que dans cette langue de la tribu il ne s’agit que d’un seul nom commun. Si dans une langue, un événement est désigné par un nom commun, il a certainement plus de valeur dans cette langue. Par exemple, le terme addiction a été introduit dans la langue française parce que nous n’avons pas de mot pour définir un processus de dépendance protéiforme.
Même si l’anthropologue enquête, même si il peut améliorer sa compréhension de la langue de la tribu, il butera encore sur la compréhension profonde des noms communs. Est-ce que le nom commun désigne les essences mêmes, les idées pures (Platon, Plotin) ? on pourra alors parler de « Lapinité » (selon Quine). Ou est-ce que le nom commun appartient à une vision nominaliste (= pointe un truc : un lapin) ? le langage serait vécu comme une convention.
Il y aurait alors deux conceptions du langage en jeu au sein de l’usage même du langage : 

+ soit le langage est le reflet du monde des idées (formes intelligibles) et dans ce cas, les sonorités, les rythmes des mots ont un rapport avec cette forme intelligible ; 

+ soit il s’agit d’une théorie nominaliste, on attache le mot à telle chose ; le mot est une convention ; le nom propre dans nos pays occidentaux relève ainsi davantage d’une convention entre le nom et la personne. Exemple : Bonaparte est un nom qui désigne aujourd’hui une famille d’empereur mais c’est ce même nom qui désignait un petit général corse de seconde zone. Le nom de famille est clairement un désignateur rigide.

Cependant au-delà de l’usage du langage, le langage en soi est certainement en un sens nominaliste mais aussi par d’autres côtés essentialiste (= ce veut le reflet de certaine idée).
Outre ce débat de fond sur la nature du langage, il y a d’autres composantes philosophiques inhérentes à la pratique d’un langage. Ainsi d’autres langues n’ont peut-être pas du tout les mêmes empreintes philosophique. Par exemple, dans les Védas hindous (textes les plus vieux de l’humanité vers - 2000 à -3000), Surya (= soleil) n’est pas seulement un mot désignant le soleil matériel mais une source de lumière intérieure. On peut voir ici une métaphore lumineuse commune avec nos traditions occidentales. Cependant les propos sur les vaches dans les Védas qui seraient en lien à des rituels de sacrifice d’après les commentateurs pourraient ouvrir des analogies qui sont inconnues dans nos langues actuelles. En appliquant l’analogie entre les choses matérielles et les réalités spirituelles, certains interprètes voient dans les vaches des lumières spirituelles.
L’exemple de l’anthropologue développé par Quine pointe le fait que nous ne pouvons pas entrer de plein pied dans une autre langue même si nous commençons à avoir l’idée de lien entre signifiants et signifiés. Cela prouve qu’on ne peut jamais entrer complétement dans une autre langue à partir de notre seule langue maternelle. Il y a une impossibilité de traduire complètement la poésie d’une langue à l’autre qui montre la pertinence de cette affirmation. La poésie est intraductible car elle unit sens, rythme, idée et sonorité... Il est impossible de traduire toutes ces dimensions de manière parfaite. L’état d’esprit d’une langue est quelque part à jamais intraductible littéralement dans une autre langue. Searle avec la chambre chinoise concédait aux réductionnistes matérialistes qu’une machine pouvait rentrer dans l’intelligence d’une autre langue. Ce que Quine nous dit implique que cette ambition d’une machine à traduire butera toujours. Traduire une poésie de manière satisfaisante est impossible et davantage on ne peut pas traduire la poésie dans un langage machine. 
Une machine ne pourra pas donc servir d’intermédiaire de traduction pleinement satisfaisante. L’exemple des limites de Google traduction est significatif malgré les progrès notables accomplis.
Certes il y a des limites à la traduction mais y a-t-il des limites à la compréhension ?
Pour quelqu’un comme Hegel, toute pensée est liée à une langue.
Chez Hegel, l’Esprit a besoin de se manifester dans un langage pour se comprendre lui-même. Ce modèle de Hegel est scientifiquement faux : ces dernières années, grâce aux avancées de la médecine on sait que quelqu’un peut être en état d’aphasie (incapacité d’utiliser les mots) mais de retour à cette capacité de parler, il témoignera qu’il pensait et qu’il avait accès à des formes intelligible. Dans ce débat il y a un deuxième débat : la langue nous renvoie à des formes intelligible mais il faut distinguer le domaine de langue et le domaine des formes intelligibles. Sans formuler on peut penser. 
Ces formes intelligibles qui ne sont pas des mots, sont-elles le produit du cerveau développé dans une certaine culture ? On aurait des pensées non formulées mais développées cérébralement dans le contexte d’une certaine culture.
Le cerveau est-il un récepteur d’un champ de conscience où il y a des formes intelligibles immatérielles ou est-ce que le cerveau est le dépositaire de formes intelligibles non discursives ? 
On sait que quand les enfants apprennent à parler, ils ont d’abord la compréhension des formes intelligibles avant qu’il développe pleinement l’usage des mots qui les expriment. Ainsi le bébé distingue globalement les avions des oiseaux avent de savoir les nommer. Cette distinction conceptuelle n’est pas le fruit d’une induction produite par une pensée usant de la langue. 
Dans le dialogue avec des gens, ce pouvoir qu’a l’enfant se retrouve, on arrive à une compréhension de la forme intelligible impliquant la vision culturelle de l’autre même si on ne maîtrise pas la langue de l’autre. On peut donc comprendre un même langage même si on ne partage pas les mêmes langues.
L’incommensurabilité des langues n’induit pas l’altérité (la différence, l’étrangeté) radicale des perspectives. Même si on ne peut pas traduire parfaitement une langue dans une autre, un être humain pourra toujours arriver à la compréhension de l’autre par le dialogue car il a accès au monde intelligible du langage au-delà de la langue. L’évolution des langues d’ailleurs est toujours liée à des dialogues interculturels qui mettent en jeu l’évolution d’un langage humain universel qui structure sa perception.

 
3°) Le perspectivisme est-il une impasse pour le dialogue ?


Le perspectivisme risque d’être une impasse s’il ne prend pas en compte le dialogue mais on peut lui donner raison quand il affirme qu’il n’y a pas de métalangage (= le langage suprême qui permet de comprendre tous les langages et par là toutes les langues). Ceux qui rêvent d’une langue universelle se trompent (Cf. Mythe de Babel). Dans l’utopie de faire une paix mondiale on a souvent voulu mettre fin à la malédiction de Babel et on a donc cherché une langue universelle.
Leibniz (17e - 18e, rationaliste) estime que ce projet doit avoir pour modèle le langage mathématique. Chez Descartes, Leibniz, Spinoza (Rationaliste du 17e, 18e), il y avait l’idée que Dieu pense le monde mathématiquement. 
Platon, qui se dit aussi disciple de Pythagore, aurait défendu dans son enseignement caché l’idée que les formes intelligibles les plus hautes sont mathématiques. Il y a une vieille idée que l’univers serait écrit dans un métalangage proche des mathématiques. 
Bertrand Russel (Anglais, 20e siècle) et Whitehead ont écrit les Principia Mathématica. Dans cette œuvre, ils ont poursuivi la quête d’un métalangage et trouvé un argument montrant selon lequel il est impossible de fonder un métalangage. Ils sont partis de l’énigme du barbier. Imaginons dans un village lointain et isolé qu’il n’y ait qu’un seul barbier selon un décret local. Ce décret exige que ce barbier rase ceux qui ne se rasent pas eux-mêmes. Qui rase alors le barbier ? Si il se rase lui-même alors le barbier ne doit pas se raser or le barbier ne rase que ceux qui ne se rasent pas eux-mêmes, etc. 
On peut traduire cette énigme en terme logique : l’ensemble de tous les ensemble est- il pensable ? L’ensemble de tous les ensembles doit contenir tous les ensembles et lui-même. Si l’ensemble de tous les ensembles contient l’ensemble et lui-même, il doit aussi contenir l’ensemble des ensembles dont lui-même. 
Cette série d’énigmes nous conduit au résultat qui implique l’inexistence d’un métalangage, un langage de tous les langages. Ce qu’on peut voir c’est qu’il est possible de construire des ponts entre des langages mais il n’y aura jamais et n’a jamais eu de métalangage. Les mathématiques ne peuvent pas être le métalangage parce que les mathématiques elles-mêmes sont plusieurs langages.
Le perspectivisme a donc un sens si on admet qu’il n’y a pas de métalangage. Même si il y a un point de vue absolu, il n’est pas atteignable par le langage humain. Il y a un perspectivisme fondé sur le dialogue et qui doit être pris au sérieux. Protagoras (4e siècle av. JC ) disait : « l’homme est la mesure de toutes choses, des choses qui sont qu’elles sont, des choses qui ne sont pas qu’elles ne sont pas. »
Chez les esquimaux, il y a au moins une quarantaine de noms pour décrire la neige. Le langage est la mesure de ce qui existe pour eux. Notre langue française ne fait pas exister autant la neige.
Il y a trois niveaux d’interprétation de cette phrase de Protagoras, qui dépendent de l’interprétation du mot homme.

+ 1re interprétation : 

On peut l’entendre comme un individu humain singulier. On comprend que l’on est dans un perspectivisme et les choses existent ou n’existent pas selon son point de vue personnel. Un point de vue humain n’existe jamais seul, les intérêts d’un être humain sont toujours liés à une forme de relation avec les autres.

+ 2e interprétation :

L’homme peut représenter le membre de la cité (le citoyen). Cette deuxième interprétation pointe dans l’être humain les valeurs de sa cité (ville). Comme Protagoras est un démocrate, pour lui ce point de vue de la cité est le fruit d’une histoire démocratique. « L’homme est la mesure de toutes choses » est une formule démocratique et non une vision théocratique (= un pouvoir lié à un Divin, un Dieu). Le discours peut, dans l’échange construire un point de vue sophiste.

Remarque : Les sophistes sont définis par Platon comme étant ceux qui sont capables de démontrer n’importe quoi à n’importe qui. En démocratie, c’est par le discours que l’on peut éventuellement donner de la force à un point de vue.
Aristophane considérait Socrate comme un sophiste dans Les Nuées pièce de théâtre où Socrate est l’objet de sa risée. 
Platon oppose l’argumentation dialectique à la rhétorique des sophistes. Le danger de la rhétorique pour Platon est de persuader sans démontrer et même de persuader de l’indémontrable voire du contradictoire. Cependant, la persuasion peut servir des idées argumentées. Si on prend les théories de Pascal, il y a des domaines où la persuasion l’emporte légitimement sur l’art de convaincre, sur l’argumentation.
Dans une démocratie, la rhétorique est nécessaire. Reste à savoir si la rhétorique est au service d’une manière d’être authentique ou non. 

Il y a un exemple de dérive des sophistes : Maître Corax (corbeau) prétendait enseigner à ses disciples contre paiement, la capacité de démontrer n’importe quoi à n’importe qui. Un de ses disciples a refusé de le payer. Corax lui a fait un procès. Ce disciple s’est défendu lui-même et a dit : « Si Maître Corax parvient à vous démontrer que je dois le payer c’est qu’il n’a pas réussi à m’enseigner le fait de démontrer n’importe quoi à n’importe qui. Et si Corax perd effectivement je n’aurai pas à le payer. » et Maître Corax répondit : « Si mon élève perd le procès, il doit me payer. Si je perds le procès cela prouvera qu’il aura réellement appris à vous convaincre. Il devra donc me payer car mes cours lui auront servi ». Conclusion du juge : « A méchant Corax, méchante couvée ».
Chez Protagoras, il n’y a pas forcément l’idée de prendre les pouvoirs grâce au discours, il reste l’idée d’un dialogue constitutif de l’homme. Pour lui le discours est le garant de la mesure avec laquelle on décide d’être ensemble. Ce sont les régimes non démocratiques qui refusent d’assurer la libre expression des discours.

+ 3e interprétation : Le mot Homme peut être entendu au sens d’humanité, de conscience humaine :

 Protagoras, entrevoit que notre vision du réel est limitée par notre conscience humaine. Nos points de vue sont construits pour être adaptés à notre environnement qui se présente à notre échelle humaine. Le perspectivisme a été renouvelé au cours du temps. Le perspectivisme de Nietzsche est ainsi plus important. Nietzsche exprime par exemple que la logique ou la raison sont le fruit de notre adaptation à notre milieu. Quand Nietzsche envisage la particularité d’un surhomme, il envisage une conscience autre que la conscience rationnelle logique… Le perspectivisme ouvre la possibilité que le sens nous échappe parce que d’autres formes de conscience peuvent émerger.
Dans le Crépuscule des idoles, Nietzsche écrit : « ce qui a besoin de preuve ne vaut pas grand chose ». Il estime que l’énergie d’une conviction et d’une valeur devraient l’emporter sur la preuve, l’argumentation… Il y a un danger dans la démonstration. Le marxisme est une théorie argumentée, rationnelle qui a permis un totalitarisme criminel. Parfois ce qui est argumenté peut conduire à des comportements inhumains.
Si on veut défendre le perspectivisme le plus loin possible, la persuasion devrait être mise au service d’une intelligence de la vie. Il y a des visions du monde plus porteuses de vie et d’autres plus porteuses de mort.
Ce critère d’authenticité nous sort des impasses du perspectivisme et du seul perspectivisme car il pointe qu’il y aurait une manière d’être disciple du sens et de l’être.


C- Transition critique : Renoncer à être maître du sens ; devenir disciples du sens.


1°) Pourquoi éviter d’être maître du sens ?


La science et le perspectivisme s’égarent quand il prétendent devenir les maîtres du sens. En science, le risque est d’oublier que la science est une recherche ouverte. La science est liée à l’induction et donc toutes les théories scientifiques ne sont jamais absolument vraies, elles peuvent toujours être démenties par de nouvelles expériences. Si une théorie ne peut pas être démentie par l’expérience, elle n’est pas scientifique : tel est le critère de scientificité donné par Karl Popper ( Autrichien du 20e). 
Karl Popper dit donc qu’un critère de scientificité essentiel est donc la testabilité. Il parlait plus précisément de réfutabilité ou de de falsifiabilité, c’est-à-dire d’une prévision algorithmique qui peut être rendue fausse.
Par exemple, le marxisme n’est pas falsifiable selon Karl Popper. Pour lui, tous ceux qui critiquent le marxisme sont appelés « petit bourgeois » par les marxistes cherchant à disqualifier leurs critiques. Par cette appellation, ils sont réduits à des gens qui retardent l’avancée du grand capital qui oblige à une révolution prolétarienne. Les petits bourgeois sont condamnés à devenir aux prolétaires car en face d’eux s’installent par exemple des gros commerces qui ruinent leurs petits commerces ou des grands propriétaires terriens qui ruinent leurs petites fermes. Certains ouvriers peuvent aspirer à être des petits bourgeois trahissant par là la marche du capitalisme qui aboutira à une révolution.
Pour Marx, les petits bourgeois retardent donc la marche de l’histoire et sont des obstacles à la cause prolétarienne dont sa doctrine est la prise de conscience.
Si quelqu’un critique la détermination par classe sociale, le marxisme va dire qu’il est déterminé socialement. La lutte de classe sociale pour aboutir à n’avoir qu’une seule classe sociale enfin capable d’intérêts communs doit passer par la destruction de toutes les autres classes sociales. Marx n’a pas prévu le développement d’une classe moyenne dans le capitalisme qui au fond élargit le socle de la petite bourgeoisie et pourra être au fond le garant politique de la démocratie libérale contre toute dictature marxiste.

Schéma des classes sociales selon Marx :
Capitalistes (disposant des fonds pour fonder des industries, contrôler les banques, etc.)
Petits Bourgeois (aristocrates petits propriétaires, paysannerie possédante, artisans, petits commerçants)
Prolétaires ( ouvriers, employés, ouvrier agricoles)
Lumpenprolétariat (sous prolétariat essayant de parasiter le système par le bas à l’image des grands capitalistes : mafias, proxénétisme, mendicité organisée, bras armé des capitalistes contre les leaders ouvriers, etc.)

La véritable science est falsifiable, le marxisme n’est pas scientifique au sens fort. Ce n’est pas une explication du monde, c’est une interprétation du monde. Une interprétation peut être nuancée, rejetée, discutée alors qu’une explication scientifique peut être réfutée ou confirmée. Ainsi certaines explications marxistes sur les classes sociales demeurent valides, certaines interprétations sur les idéologies sont actualisables mais certains points comme la prolétarisation impliquant la disparition des classes moyennes se sont avérés faux. La nécessité d’une dictature du prolétariat pour accélérer l’histoire a toujours été un échec.
Marx est un cas typique du matérialisme réductionniste, il veut maitriser, dominer la matière. Plus spécifiquement, il veut maîtriser l’histoire humaine à l’aide d’une théorie scientifique. Pour lui le communiste serait un scientifique qui accélérerait le sens de l’histoire. La classe sociale des « petits bourgeois » serait l’élément qui empêcherait cette accélération plus que toute autre chose. Tout ceux qui s’opposent à la théorie marxiste ralentiraient l’histoire et seraient donc des petits bourgeois ou aspireraient à l’être. Déraciner la tendance petite bourgeoise justifie la dictature du prolétariat. L’ambition de maîtriser le sens des choses peut alors entrainer le totalitarisme.

Ainsi si on se demande à nouveau « Peut-on trouver un sens à toute chose ? », on partira de ces acquis :

+ La démarche scientifique peut trouver un sens au phénomène. Elle peut réduire l’apparente diversité des choses à une explication. Cette attitude réductionniste (=celui qui réduit la diversité des phénomènes à un seul sens) de la science peut devenir une philosophie. Une explication scientifique ne doit pouvoir s’interpréter que d’une seule manière sinon ce n’est pas de la science. Quand l’attitude réductionniste devient philosophique, elle finit par nier la singularité, c’est-à-dire l’unicité des choses.

+ L’attitude perspectiviste, elle, admet que l’interprétation n’est qu’un point de vue et que la réalité échappe à l’interprétation parce que elle peut donner un ensemble infini d’interprétations. Les mots des langues humaines sont toujours des généralités, or avec des généralités on peut difficilement dire la singularité. Chaque vécu de la couleur est singulier, le mot ne parvient pas très bien à cause de sa généralité à traduire la singularité de la couleur. 
Le perspectivisme lui-même, peut tomber dans l’impasse. L’impasse du perspectivisme est liée souvent à un défaut de dialogue ou à des idées qui interdisent le dialogue. Pour dialoguer il faut présupposer en amont un horizon d’entente et en aval, un horizon d’accord.

REMARQUE : Le perspectivisme s’appelle souvent dans les textes le relativisme.
A propos de la formule de Protagoras, il faut insister sur le fait que Protagoras était un démocrate, c’est l’ami de Périclès. NB : on parle du siècle de Périclès. 

Une autre impasse du perspectivisme est la manipulation rhétorique. L’exemple de Corax vu précédemment est significatif.
Le défaut commun à la démarche réductionniste scientifique et perspectiviste est l’idée qu’on peut maîtriser entièrement le sens de toute choses.
Ceci dit, la science quand elle est ouverte, quand elle se sait falsifiable, testable ou corrigeable, représente une façon de se mettre à l’écoute des choses. 
Exemple : le 20e siècle en biologie a été profondément matérialiste mais par exemple la physique aujourd’hui n’est plus aveuglément matérialiste à la façon mécaniste : on s’est aperçu du point de vue théorique et expérimental que ce qui ce passe dans la main au niveau des atomes, des particules est relié à tout l’univers.
Le perspectivisme quand il est ouvert au dialogue nous permet de comprendre les limites de la conscience humaine elle-même. La conscience humaine reste un filtre indépassable, la réalité en dehors de cette conscience humaine nous échappe totalement. Cette réalité en dehors de la conscience humaine peut être évoquée mais dès qu’on en parle, on demeure dans les limites de la conscience humaine. 
Exemple : un poisson dans un bocal transparent a accès à ce qu’il y a à l’extérieur de son bocal mais même si il devine qu’il y a quelque chose en dehors de son monde, il n’aura jamais aucune connaissance de l’air.
On peut essayer de creuser maintenant ce qui peut nous rendre disciple du sens.

 
2°) Comment devenir disciple du sens ?


Il y a une voie courte pour devenir disciple du sens : devenir poète. Si on veut rester philosophe, on peut devenir penseur de la poésie. Le poème de vise pas à expliquer le monde, il n’est pas au service d’un engagement. Il peut y avoir des poèmes engagés mais la beauté poétique n’est pas liée à un engagement. L’essence de la poésie n’est pas là pour défendre un point de vue ou des valeurs même si elle peut en exprimer. Le poème sert la parole. 
La parole pour être comprise dans sa spécificité doit être comprise comme un acte. Exemple : on peut distinguer ce qui est dit et ce qui est entrain de se dire. Le « dit » , est un objet qu’on peut interpréter, qu’on peut discuter : il est figé. Alors que le « dire » est vraiment le moment où le langage est vivant, il est entrain de venir, en train d’émerger. Une parole vivante peut se dédire. La parole met donc en jeu une inspiration, une venue à l’être (la parole naît). La parole poétique pointe la naissance du verbe, le verbe naissant (verbe = mot qui fait l’action mais aussi la parole). La nature est souvent la métaphore du verbe naissant.
On comprend pourquoi la machine n’a pas de pensée poétique car elle calcule, elle interprète sans jamais penser la survenue, le surgissement de tout ce qui apparaît. L’intraductibilité de la poésie a à voir avec la singularité du surgissement de l’expression et donc de la langue.


II - HERMENEUTIQUES : LE CERCLE VERTUEUX DU SENS JUSTE ENTRE EXPLIQUER ET COMPRENDRE.

Préambule.

L’herméneutique désigne l’art de l’interprétation, on pourrait parler d’un art de la compréhension. Pour notre sujet l’herméneutique est incontournable car c’est d’abord l’art de trouver un sens. Ce peut être chercher un sens caché ou un sens nouveau pour appliquer ce texte à une situation inédite comme dans un cadre juridique. Il y a d’abord herméneutique quand le sens n’est pas évident a priori. Dans une discussion, quand on ne comprend pas l’interlocuteur, on peut toujours lui demander des précisions. L’herméneutique s’est développée surtout face aux textes puisque l’interlocuteur qui a écrit le texte n’est plus là, la plupart du temps, pour préciser le sens du texte. L’herméneutique est arrivée surtout avec la Bible : on a considéré plusieurs niveaux de lecture tel que littéral, moral, spirituel, etc.
Dilthey (penseur allemand, 19e s) est le premier à avoir parler d’herméneutique universelle. Il a distingué les sciences dites « dures » (tels que les Sciences de la Vie et de la Terre, les sciences physiques, etc.) des sciences humaines (psychologie, sociologie, histoire, etc.). Les sciences humaines selon lui sont d’abord des sciences herméneutiques. Dilthey distingue l’explication scientifique causale de la compréhension herméneutique. 
Exemple : en histoire, il y a des faits qui peuvent s’expliquer : le changement de climat peut expliquer le changement d’une civilisation. En histoire il faut aussi comprendre les acteurs pour comprendre un évènement. 
Avant 1789, il y a eu des faits climatiques qui peuvent expliquer le mécontentement mais ce n’est pas la seule chose. Pour comprendre 1789, les explications sont insuffisantes, il faut aussi s’intéresser aux acteurs. Comment Marie Antoinette a-t-elle pu dire « s’ils n’ont plus de pain, donnez leur de la brioche » ? D’où peut venir l’inconscience ou le cynisme de Marie Antoinette ?
L’herméneutique est donc aussi l’art de comprendre le point de vue de l’autre, de trouver un sens à ses actes, à ses comportements, à ses valeurs. Le scientifique ne peut pas expliquer l’histoire humaine. Un être humain et même l’historien ne peuvent jamais s’extraire totalement de l’histoire, il ne peut pas y avoir un point de vue objectif. L’herméneutique propose une qualité de subjectivité là où l’objectivité seule n’est pas possible. La qualité de subjectivité met en jeu la compréhension, le sens du dialogue… La compréhension, n’est pas forcément la compromission ou la complicité car ce n’est pas parce que je comprends quelque chose que j’en suis complice .
Ex : je peux comprendre un imbécile sans être complice de son imbécilité.

A- Les voies herméneutiques courtes.


1°) Le cercle herméneutique existential.


Martin Heidegger (Allemand, 20e s) dénonce la métaphysique occidentale qui a produit un rapport au monde scientifique et technologique d’« arraisonnement ». C’est une des raisons pour lesquelles il s’éloignerait du nazisme selon ses défenseurs. 
Heidegger dénonce l’idée que le monde serait un objet pour nous, sujets humains. Chez Descartes par exemple, il y a cette métaphysique : quand on doute de tout, il y a vérité d’un sujet qui fait face aux mondes des objets. Pour les occidentaux, tout est sous la main du sujet. Pour les Heideggériens, le peuple allemand en est venu à commettre des crimes contre l’humanité parce que même les êtres humains sont devenus des objets disponibles comme le reste de la nature. Les perspectivistes tels les nietzschéens comme les scientistes participent de cette métaphysique. Les valeurs dont parlent les perspectivistes sont aussi des objets sous la main que l’on pourrait changer à volonté. La distinction sujet- objet est commune à toutes les métaphysiques occidentales qu’elles soient scientistes ou perspectivistes. Le scientifique distingue sujet et objet pour avoir plus d’objectivité et le perspectiviste va distinguer sujet et objet pour renforcer la subjectivité, le subjectivisme. Autre manière de dire qu’ils se veulent maître du sens.
Pour Heidegger, la distinction sujet/objet n’est jamais absolue du point de vue de l’Être. Pour lui il y a des cercles herméneutiques qui relient l’Être, le sujet et l’objet.
Dilthey a mis en valeur le cercle herméneutique (sujet-objet). En sciences humaines, l’historien par exemple est toujours impliqué dans l’histoire donc on ne peut pas séparer l’historien (sujet) et l’objet historique (objet). Le travail de l’historien a des implications dans l’histoire. La compréhension de l’Europe dans nos manuels d ‘histoire aujourd’hui va toujours dans le sens d’une union. Le manuel d’histoire n’est pas neutre politiquement.
Dans un manuel d’histoire, on étudie d’abord le pays où le manuel est écrit. Quand on veut trouver un sens à l’Histoire, on est la plupart du temps en train de chercher un sens à son histoire personnelle. Un bon historien est parfois transformé par son objet d’étude. Quand on étudie certains peuples et qu’on fait l’effort de les comprendre, on peut découvrir que certaines valeurs de ces peuples sont bonnes pour nous aujourd’hui. Le bon historien se met à l ‘écoute de son objet qui devient un sujet dans un dialogue. L’historien doit avoir un travail d’objectivité et doit aussi faire preuve de qualité de subjectivité. 
Paul Ricœur résume en disant : l’historien explique pour mieux comprendre. Le cercle herméneutique doit s’appuyer sur des faits subjectifs.
Chez Heidegger, le cercle herméneutique n’a pas un sens méthodologique comme chez Dilthey. Chez Heidegger , il y a l’idée que le sujet et l’objet ont une racine commune dans l’Être. Le sujet est concerné par l’Être parce qu’il existe. Exemple : je suis c’est-à-dire que j’ai conscience que j’existe. Le sujet a un rapport à l’Être parce qu’il existe.
Le sujet peut se caractériser par le fait d’être conscient d’être. Quand un homme est conscient d’exister, il a la capacité de se dés-identifier de son identité. Sartre disait : « la conscience ne coïncide pas avec elle-même ». Prenons un exemple contraire pour préciser ce point : une chaise dans sa manière d’être coïncide toujours avec elle-même. 
Sartre dit aussi : « l’existence précède l’essence ». Chez un être humain, la conscience d’exister va définir ce qu’il est, il va poser son essence. 

Ex : « on ne nait pas femme, on le devient », comme disait Simone De Beauvoir. Autrement dit, une femme peut avoir plusieurs types de culture. On peut distinguer une femme soumise et une femme féministe. 

Chaque être humain a une manière de se comprendre dans l’existence.
Pour Heidegger, cette compréhension peut avoir plusieurs sens :
  • Pour beaucoup d’êtres humains, il s’agit de se comprendre face au monde mais il faut aussi se comprendre face à l’existence même. Heidegger a critiqué Sartre : la question pourquoi j’existe ne met pas en jeu un projet existentiel contrairement à ce que dit Sartre. La question de Heidegger est donc une question qui concerne le mystère de l’Être. Il faut distinguer l’existentiel et l’existential. Pour Heidegger, l’enjeu est que si on évacue la question de l’Être, on va considérer que le rapport du sujet à des objets. Autrement dit on va traiter le monde comme un ensemble de valeurs, toujours en relation à des intérêts et ainsi on va retomber dans le scientisme ou le perspectivisme.
Remarque 1 : Pour Heidegger, le mot « exister » ne s’applique pas à des objets puisque l’objet coïncide avec lui-même.

Remarque 2 : étymologie d’exister = se situer en dehors de.. (ex-sistere).

La définition de l’existence défini le courant philosophique de existentialisme. Kierkegaard (19e s, Danois), se place au côté de Sartre, c’est un existentialiste chrétien (Sartre est un existentialiste athée).
Le cercle herméneutique met en jeu le mystère de l’Être nous rend disciples du sens. Pour Heidegger, disciple du sens , nous n’avons plus un rapport essentiellement utilitariste aux objets. Les objets, quand on les considère du point de vue de l’Être, nous placent du côté de l’étonnement, de la poésie. L’Œuvre d’art pour Heidegger est un objet qui célèbre la question de l’Être, le mystère de l’Être. L’Œuvre d’art est une ouverture sur l’existence mais ne donne pas de réponse.


2°) Que pointe : Je ne suis pas cette pensée ?

Stephen Jourdain (21e s, Fr) invite à réinterpréter la place de la pensée, il nous invite à prendre conscience que, au fond, nous ne sommes jamais seulement nos pensées. Si il a raison, nous ne serions jamais radicalement seulement tristes, nous ne serions jamais radicalement présents seulement dans nos émotions et pensées. 
Exemple : on peut avoir une sensation de douleur mais la pensée « j’ai mal » qui rajoute de la souffrance à la douleur, serait clairement fictive. 
Pour Jourdain, les gens qui ne sont pas capables de constater « je ne suis pas cette pensée » ont perdu de vue leur liberté originelle. Ils sont entraînés inconsciemment dans une déchéance faute d’en reprendre conscience. Il prend une image pour nous aider à percevoir cette identification malheureuse. Un drapeau est un symbole. D’une part le drapeau est matériel, il est coloré mais d’autre part il invite à se tourner vers des abstractions comme la France, un pays, une devise... Ainsi il invite à d’autres symboles. La plupart des gens ne confondent pas dans ce cas la matérialité du symbole avec le signifiant et le signifié. Quand on pense « je suis » , on fait souvent l’erreur de confondre la substance de la pensée avec notre identité. La pensée « je suis » est souvent auto-référente. L’énoncé « je ne suis pas cette pensée » pour ne pas être contradictoire doit pointer un quelque chose en dehors de la pensée. On peut prendre une image pour expliquer plus clairement ce que peut être ce je suis qui n’est pas dans la pensée : quand on lit une phrase écrite, en tant que lecteur, je donne vie à une pensée qui n’est pas la mienne en tant qu’individu se représentant soi-même en 3e personne mais en tant que conscience perceptive en première personne. Les pensées « je suis » ou « je ne suis pas cette pensée » pointent non pas une autre représentation de soi en 3e personne comme nous avons tendance à nous imaginer mais essentiellement la conscience perceptive en première personne qui n’est jamais perdu dans l’identification à notre personnalité caractérisant notre représentation de soi en 3e personne.
Ce geste intérieur de désidentification n’est pas le rejet de la vie personnelle en relation avec le monde, il n’abolit pas le jeu du sens en le considérant comme illusoire. La fiction du sens n’est pas une illusion, elle a une portée ontologique.
Par ailleurs, comment pourrions-nous être authentiquement disciple du sens si nous sommes soumis à quelconque précompréhension ? Il n’y a que dans la position en première personne au-delà de toute représentation que nous pouvons être radicalement à l’écoute, ouverts. La survalorisation de sa culture ou de sa tradition même si elle ouvre à de semblables perspectives libératrices risquent toujours d’enclore l’ouverture, d’en faire une fenêtre à travers un mur de représentations dogmatiques qu’il faudrait abattre pourtant.


3°) Transition critique : nécessité de voies herméneutiques longues.


Les voies herméneutiques courtes qui tournent vers l’Être ou bien la conscience en première personne au delà du langage, sont avant tout des réinterprétations de la perception. On parle de phénoménologie herméneutique. L’idée centrale est que dans la perception et dans la conscience, il y a des enjeux de rapport au sens. 
Dans toute perception, il y a comme une lecture, une interprétation. Exemple : quand on voit un paquet de cigarettes, on a déjà lu « nuit gravement a votre santé » ou sur un objet, se lit déjà la marque si il y en a une.
Dans le cas de Heidegger, la phénoménologie herméneutique, ne l’a pas empêché de se compromettre avec le nazisme des années 30 non seulement par carriérisme mais aussi par des représentations antisémites. Quand l’herméneutique se tourne vers l’absolu (l’être, la source de ce qui est), on peut malgré tout la soupçonner de compromission avec des cultures de mort. Les voies herméneutiques courtes doivent passer au crible de l’herméneutique du soupçon : des interprétations qui soupçonnent quelque chose de non représenté qui agit derrière la représentation car il faut s’examiner faute de complète transparence à soi. 
Même si on s’ouvre à soi dans l’absolu, à la source du sens, on n’est pas exempt de dogmatisme, de fermeture d’esprit ou autre compromission avec des demies vérités ou des forces de mort. Par exemple ces constations sont faites en lisant Ghazali, auteur du moyen âge ou Augustin d’Hippone qui évoquent des expériences d’illuminations de façon précise tout en excommuniant ou en appelant au meurtre de ceux qui ne souscriraient pas à certains points de leur interprétation de cette illumination.
L’herméneutique du soupçon est bien nécessaire mais en plus de cela y compris au sujet de ce qui ressemble à d’authentiques expériences d’ouverture spirituelle. Mais ces critiques elles-mêmes ne garantissent nullement cette non compromission qui fait obstacle, il faudrait une herméneutique du dialogue pour s’ouvrir par delà nos frontières critiques elles-mêmes.

B- Les voies herméneutiques longues par lesquelles on détruit tout ce qui pervertit le sens et avec lesquelles on s’ouvre au sens le plus large.)


1°) Les herméneutiques du soupçon. 

 
Paul Ricœur a proposé de caractériser certaines herméneutiques comme des herméneutiques du soupçon. Il a caractérisé 3 philosophes comme auteur d’herméneutiques du soupçon : Freud, Marx et Nietzsche.
Freud soupçonne que derrière tel symbole, telle pensée, la libido soit à l’œuvre. Exemple : le rêve ment à son spectateur car il accomplit des désirs qu’il masque aux yeux du rêveur. Derrière le sens apparent, on va soupçonner telle ou telle chose, on soupçonne des choses d’être des réalisations masquées de la libido.
Marx soupçonne tout discours d’une dimension idéologique . Même un discours spiritualiste met en jeu des positions matérielles, un statut social. Par exemple, le « heureux les pauvres » du fondateur du christianisme ne conforte-il pas l’inégale distribution des richesses ?
Nietzsche soupçonne, derrière les discours des stratégies vitales. Il nous invite à nous demander quelle est la vitalité en jeu dans le discours. Exemple : l’ascétisme, c’est une manière de diminuer l’intensité de la vie. De nombreux discours sont inconsciemment au service de forces de mort. Pour Nietzsche on doit soupçonner ce qui empêche un développement de la vitalité créatrice. Nietzsche rejette les cultures religieuses traditionnelles ou modernes qui tendent à affaiblir la vitalité.
Les herméneutiques du soupçon nous montrent que la conscience humaine, que l’ego humain est rarement transparent à lui-même mais elles peuvent aussi valoir pour des postures spirituelles au-delà de l’ego. Elles offrent des méthodes d’examen critique mais elles-mêmes ne sont pas sans danger.

+ 3 dangers réductionnistes :

+ Tout est puissance économique ;
+ Tout est sexuel ;
+ Tout est puissance vitale.

On peut mettre en questions la notion de puissance vitale : est-elle vraiment dégagée chez Nietzsche de toute compromission avec des pulsions de mort ? Ne peut-elle pas participer d’une inflation de l’ego au lieu de s’intégrer à la manifestation d’un surhomme vraiment différent d’un homme titanesque ?
Le reproche de non falsifiabilité adressé précédemment au marxisme peut être reprise contre les théories freudiennes car il y a des présomptions que ces théories soient infalsifiables. A l’image du critique du marxisme déconsidéré comme petit-bourgeois, un critique de Freud sera soupçonné de masquer inconsciemment une partie de ses désirs sexuels en critiquant le freudisme.
Enfin, les soupçon peuvent faire dire à l’autre ce qu’il n’a pas dit. On peut agir à partir d’une interprétation du comportement de l’autre mais dont l’autre n’est pas conscient au point que notre action elle-même semble issue d’une auto-illusion. A partir de là, le dialogue avec l’autre est compromis. Dans un dialogue, il est important de ne pas réduire l’altérité de l’autre (le fait que l’autre soit l’autre) à une compréhension, une interprétation systématique. Par sa parole l’autre doit avoir sa chance de pointer et d’exprimer ce qu’il y a en lui de profondément authentique.
Le dialogue peut me faire admettre qu’aucune interprétation ne peu être complète, totale. 
Le marxisme a malheureusement glissé d’une interprétation totale au totalitarisme.



2°) L’enrichissement des herméneutiques régionales : exemple de l’histoire.

L’histoire est une science herméneutique spécialisée dans l’étude des sociétés passées. Dans l’histoire, on retrouve une dimension critique (avec plusieurs niveaux) mais aussi une dimension dialogale essentielle.

+ Tout d’abord, il y a un niveau qui concerne des faits objectifs. Exemple : on peut dater au carbone 14 des objets (preuve archéologique), des témoignages (mais moins fiables).
+ L’historien ne doit pas croire littéralement les témoignages du passé. Avant de faire de l’histoire, on écrivait des chroniques et souvent le chroniqueur était attaché à un souverain quand il narrait le règne de ce dernier.
+ L’historien doit se méfier de ses propres préjugés.

Mais l’historien peut s’ouvrir à « des potentialités inemployées du passé » c’est-à-dire des possibilités sociales, des valeurs passées qu’on pourraient réactualiser. Il y a là une dimension dialogale essentielle qu’apporte une voie longue herméneutique. Pour arriver à cette démarche de compréhension qui respecte l’altérité de son objet d’étude, l’historien fera des allers-retours entre explication et compréhension.

Dans un premier temps, nous allons évoquer des méthodes d’explications typiques à l’historien.
Quand on explique un événement en physique, la plupart du temps on peut répéter l’expérience. Par définition, l’historien ne peut pas être dans un cadre où on pourrait répéter une expérience, on peut faire une reconstitution mais c’est une interprétation.
Fernand Braudel (Français, 20e s) a développé des méthodes d’explications historiques en distinguant trois rythmes temporels :
  • Un rythme événementiel, rapide. Par exemple le 14 juillet 1789 est un événement car on peut remettre en cause le pouvoir/symbole de la monarchie absolue. C’est une durée brève qui a un impact plus long et qui résonne dans d’autres événements futurs.
  • Un rythme sociale moyen. Par exemple ce rythme est typique de celui de la démographie d’un peuple. Par exemple, les allemands ont perdu 5OO OOO habitants. Depuis de nombreuses années, ils ont eu une baisse des loyers leur permettant de supporter l‘austérité économique… Donc la démographie d’un peuple joue sur l’économie… Il y a aussi le statut des femmes qui est en jeu dans cette question démographique. Par exemple au 20e s, le statut des femmes a des effets sur le moyen terme. En Allemagne, quand une femme a un enfant, elle n’a plus le temps pour une carrière professionnelle et devient dépendante économiquement de son conjoint. Une conséquence du statut de la femme en Allemagne est cette faible démographie du fait du peu d’enfant(s) par femme.
  • Un rythme lent. Exemple : Le changement climatique, implique un changement historique sur le long terme. L’impact sur le changement climatique doit normalement prendre 1 ou 2 siècles. Dans l’évolution humaine, il y a une glaciation qui a été essentielle. Les hominidés ont évolué vers l’homme à cause d’une ère glaciaire en créant par exemple des vêtements à cause du froid. Aujourd’hui, le réchauffement climatique va entrainer des migrations de peuple vers d’autres pays. Nous savons que nous allons rentrer dans un nouveau cycle historique.
Fernand Braudel a donc développé une façon de faire l’histoire qui inclut l’explication. Pour comprendre des évènements historiques, il faut considérer des facteurs événementiels, mais aussi considérer des facteurs sociaux formant un rythme moyen ainsi que l’histoire lente des climats.
Une civilisation, une culture est souvent liée à une certaine ressource. On sait que notre culture, notre civilisation va épuiser ce qui fait le cœur de son fonctionnement matériel : Il n’y a plus de mine d’argent, il n’y aura plus de mine d’or (avant 10ans), le pétrole va devenir non rentable à extraire (dans moins de 40 ans)… On va vers une nouvelle civilisation centrée sur le recyclage et non plus croissance et productivité, vision propre à ceux qui se croient encore maîtres du cours de l’histoire.
Précédemment nous avons mis dos à dos perspectivistes et réductionnistes scientifiques car même si leurs attitudes sont opposées, l’un voulant tout interpréter, l’autre voulant tout expliquer, ils tombent tous les deux dans l’illusion d’être maîtres du sens. 
L’herméneutique souligne que le rapport le plus sain au sens est d’en être disciple. Partant de là, l’herméneutique va construire un va-et-vient entre expliquer et comprendre qui correspond à un va-et-vient entre objectivité et qualité de subjectivité. 
Dans l’explication, il y a une manière d’être disciple du sens. En effet, le scientifique se soumet à l’expérience. De plus, il sait que sa théorie ne sera jamais totalement explicative car elle reste falsifiable et testable. Elle est donc réfutable. Le scientifique disciple du sens n’ignore pas la persistance d’un pourquoi. Le scientifique reste un disciple de l’étonnement, même si ses explications ont un rapport au comment. 
L’herméneutique insiste sur l’inséparabilité du pourquoi et du comment. Même si le pourquoi n’a pas de réponse, il y a un étonnement d’être et d’exister : on a ici la voie herméneutique courte.
Il faut en venir à une voie herméneutique plus longue parce que l’étonnement d’être nous livre trop peu d’indications sur l’action juste. L’histoire, en tant que discipline herméneutique, pourrait nous donner plus d’indications à ce sujet. Elle pourrait nous aider à transformer l’étonnement poétique d’être en action juste de transformation de nos cultures.
« Peut-on tirer des leçons de l’Histoire ? » est ainsi une question herméneutique et non un problème de théorie explicative.
La compréhension ne vise pas seulement une neutralité. Comprendre consiste à s’ouvrir à l’autre. 
Les explications les plus objectives ne s’opposent jamais à une ouverture au niveau de la compréhension. 
Plus on est ouvert, plus on est prêt à accepter la réalité, l’objectivité.
Exemple : beaucoup de gens évoquent la folie, une dérive irrationnelle collective autour d’un homme lui-même pris de folie pour expliquer le nazisme. 
Cette analyse n’explique pas les faits et ne comprend pas les acteurs. 
Du côté des acteurs, le nazisme s’appuie sur une idéologie, sur des valeurs ( nationalisme, ethnocentrisme). Pour comprendre le nazisme, il faut par exemple le restituer dans un contexte où la science, la rationalité n’empêchent pas l’ethnocentrisme et le nationalisme. A l’époque, le racisme semble pour beaucoup scientifiquement fondé. Hitler s’est beaucoup inspiré du comte de Gobineau et de Vacher de Lapouge. Mais des scientifiques cautionnaient le racisme en s’appuyant sur une lecture (discutable) de Darwin. La génétique a depuis montré que la notion de race n’a pas de sens pour les humains.
Le va-et-vient entre expliquer et comprendre peut ainsi nous détacher des préjugés racistes.
L’historien se détache de l’identitaire. L’identité est un héritage. Nous sommes tous situés par rapport à une identité, une histoire. 
L’historien montre que l’identité n’est jamais ce qui importe. On peut toujours réinterpréter l’histoire en écrivant la suite au présent.
Exemple des relations entre la France et l’Allemagne : ces 2 pays ont dû réinterpréter le passé pour éviter de perpétuer la haine.




III- LE SENS DE L’HISTOIRE FACE AU MYSTÈRE ET À L’ABSURDE. 


Préambule

Se faire disciple du sens nous a paru faire sens face aux dérives scientistes et perspectivistes. Mais quittant des yeux la voie herméneutique courte, ce geste a-t-il encore un sens comme voie longue quand le fait absurde suggère un manque de sens inhérent à la vie du monde ? Ne faut-il pas se contenter d’une voie courte regardant le monde comme illusion et souffrance ? Nos jugements sur Heidegger sont-ils fondés dès lors que l’Être ne peut se manifester autrement qu’absurdement en écrasant ce qu’il manifeste ?
Il y a un lien entre la question du sens de l’histoire et la question du mystère et de l’absurde. Globalement est-ce que le sens des évènements est positif ? Le Devenir a-t-il autant de profondeur que l’Être ? Cette positivité indiquerait un mystère ou bien globalement, le sens des évènements est-il négatif ? La vie elle-même serait absurde.

A- Les problèmes que pose la question du sens de l’histoire.


Le mot histoire peut être considéré en 3 sens : 

+ sens 1 : un récit ;
+ sens 2 : une suite d’événements (Histoire, ce qui a réellement lieu) ; 
+ sens 3 dérivant des 2 premiers sens : la discipline qu’est l’histoire historique, un récit historique n’est pas forcément ce qui a réellement eu lieu.

Quand on se demande « Peut-on trouver un sens à toute chose ? », il est indiqué de se demander si l’histoire a un sens.
Si on comprend le sujet « L’histoire a-t-elle un sens ? » comme « Le récit a-t-il un sens ? », on peut dire que le sujet n’est pas très intéressant car tout récit a un sens.
On peut se demander si l’Histoire (sens 2) a un sens et lequel ? ce sens est-il positif, négatif, sensé (représentable mentalement) ? L’enjeu est de savoir dans quelle mesure on peut être maître de notre destin ? La question d’être disciple du sens devrait donc ici se réentendre à nouveaux frais.
Est-ce que l’homme doit se mettre dans l’histoire à l’écoute d’un sens à accomplir ? On retrouve donc le débat entre être maître du sens ou être disciple du sens.
La question du sens de l’Histoire (sens 2), va se poser à l’aide d’un récit historique ou philosophico-historique. Le récit ne va-t-il pas créer l’illusion que l’histoire a un sens ? 
Le récit historique peut-il rendre compte d’événements qui échappent à toute logique ? Est-ce qu’un récit historique peut rendre compte d’une situation absurde ?
Au 20e siècle, l’historien a affaire à des évènements absurdes.


B- Les raisons de croire que l’Histoire a un sens.


1°) La croyance en la providence.

La providence peut se justifier par le fait que tous les destins individuels soient en quelque sorte administrés (gérés) par une réalité universelle.

i) La providence de Dieu

Si la source du sens est consciente et si en tant que personne nous sommes appelés à être disciple de cette conscience absolue qui se donne en nous comme conscience pure en première personne. Il ne paraît pas absurde de considérer ce que les théologies de l’histoire peuvent nous apprendre.
Dieu conçoit l’existence des personnes à l’avance : il ne s’agit pas d’un fatalisme ou d’un déterminisme, il s’agit d’une prédétermination de la liberté. Si Dieu est bon, on peut penser qu’il prédestine le plus grand nombre possible d’individus au Bien (paradis) : le mal est un choix ou une épreuve temporaire (selon Leibniz par exemple). 
Une histoire n’a d’intérêt que si il y a du mal, des obstacles, de la négativité à affronter. Si on valorise l’histoire, l’absurde, le mal sont comme des passages un peu obligés. Pour les monothéistes, le sens ultime de l’Histoire est en dehors du temps (si Dieu existe, un jour, il va interrompre l’Histoire : apocalypse). Si Dieu interrompt l’histoire on parle d’apocalypse = interruption de l’Histoire par l’Éternité. 
Il y a 2 familles de conceptions apocalyptiques (les Lumières appartiennent à une de ces deux familles).

+ Conception 1 :
Les lumières reprennent l’interprétation de l’histoire selon Leibniz : plus le temps passe, plus on ira vers le progrès (Descartes, Leibniz 17e s). Cette croyance n’a plus guère de poids car le progrès est une puissance mise entre des mains irresponsables.

+ Conception 2 :
Le Bien va s’amplifier ainsi que le mal : le mal sera de pire en pire et le bien de mieux en mieux. Dans cette conception Dieu va interrompre l’Histoire pour donner la victoire au Bien sur le Mal. Le déchainement de la puissance technologique donnerait du poids à ce scénario si les événements du siècle précédent n’avaient pas donné un tel sentiment d’absurdité mettant en doute toute intervention d’une toute puissance divine charitable.

ii) Le karma comme providence.

On peut douter d’une conscience absolue comprise comme conscience suprême faisant sens consciemment à travers l’histoire humaine et l’évolution de l’univers. Les philosophies hindoues ou bouddhistes permettent d’envisager une approche de moindre anthropomorphisme.
Le karma est une suite de causes et d’effets impersonnels dans les philosophies indiennes. Chaque individu exprime l’absolu en tant que phénomène capable de le réfléchir mais ceci se traduit chez les bouddhistes, les hindouistes de manières différentes. Le Karma est positif quand l’individu se rapproche de l’absolu et négatif quand il s’éloigne de l’absolu. Le Karma a aussi une dimension collective. Le Karma individuel est déterminé par le Karma collectif et le Karma collectif est déterminé par les Karmas individuels. L’Histoire est donc le fruit d’une part de liberté des individus et en même temps le fruit d’une causalité, d’un déterminisme impersonnels.
Le Karma est souvent négatif parce que l’inconscience au sens de l’irresponsabilité entraine l’inconscience au sens de l’ignorance. Les philosophies indiennes prédisent un effondrement à terme de toute la manifestation. Les époques de l’histoire humaine serait de plus en plus sombre et la société de moins en moins centrée sur la réalisation spirituelle de l’absolu.
Pour comprendre ce type de causalité, on peut observer que si on devient fainéant en décidant de ne pas travailler aujourd’hui, alors on risque de ne plus pouvoir travailler dans l’avenir car notre volonté et notre concentration seront affaiblis par la paresse. On comprends par là-même qu’il est plus difficile de développer un karma positif qu’un karma négatif.
Les théories du Karma sont souvent négatives, car suivant de nombreuses philosophies bouddhistes et hindoues, c’est la vie elle-même qui est illusion (La vie est souffrance).
Faut-il dès lors en revenir aux voies herméneutiques courtes comme celles des heideggériens qui disqualifient tout point de vue humaniste ?


2°) La ruse de la raison

Hegel nous invite à voir la raison comme une manifestation de la conscience absolue qui lui permet de prendre plus efficacement conscience d’elle-même dans l’histoire. Si l’on considère à partir de nos connaissances psychologiques et historiques le développement de la conscience dans l’histoire, Hegel nous aura fait reprendre le chemin d’une voie herméneutique longue. Hegel ne nie pas cette négation au cœur de la manifestation de la conscience, il nous invite à réinterpréter positivement le développement de la conscience de la conscience à travers des tensions et des conflits entre ses manifestations.
Hegel montre qu’un conflit génère toujours un progrès : dans un conflit entre deux cultures, pour vaincre l’ennemi il faudra le connaitre donc il faut intégrer sa vision du monde. Cela nous amène à produire un point de vue qui dépasse notre vision du monde précédente (thèse) et celle du point de vue de mon ennemi (antithèse), dans une synthèse. Si on suit Hegel, la guerre engendre une forme de progrès.
Exemples : le Moyen Age s’est terminé à cause du canon ; cette invention marque la fin de la féodalité en rendant obsolète les châteaux forts et leurs seigneurs. La chirurgie apparait grâce à la guerre (aux canons et aux fusils…). Les moyens de communications sont apparus et se sont développés grâce à la guerre (télégraphe, montgolfières, avions, chars…).
Avec la bombe nucléaire, il peut y avoir une fin tragique de l’Histoire. Si on lit attentivement Hegel, la guerre et le conflit ne sont pas inéluctables (Cf. La raison dans l’histoire ou la dialectique du Maître et esclave). Dans la dialectique du maître et de l’esclave on voit le passage de la guerre/du conflit, au travail et à l’économie. L’effort de guerre peut se transformer en effort économique. Dans une guerre économique, les concurrents sont interdépendants. L’Europe, la Chine, le Japon et les USA sont désormais interdépendants même si chacun essayent d‘amasser des profits au dépend de l‘autre.
Hegel a prédit à sa façon la mondialisation et annonce un cosmopolitisme comme seule issue aux conflits et aux obstacles à la continuation de l’humanité.
Ainsi si la mondialisation ne conduit pas à un épuisement des ressources écologiques de la planète, elle peut entraîner une paix durable.
Toutefois l’histoire du 20e siècle a produit des événements de toute absurdité suggérant que l’histoire humaine pourrait en quelque sorte aboutir à une complète impasse. La vision inspirée de Hegel est peut-être encore trop anthropocentrique si l’humanité est une manifestation parvenue à son point d’absurdité.


C - L’absurde et le mystère à l’aune d’une pensée de l’histoire comme évolution de la conscience.


Avec Hegel l’histoire humaine est donc une manifestation de la conscience absolue à elle-même dans la culture humaine par le biais de ruses de la raison. Cependant si l’histoire obéit à la raison, ne pourrait-on pas être tenté d’en devenir maître ? Il faut reconsidérer L’absurde et le mystère au cœur d’événements par excellence imprévisible. Et même concernant un événement prévisible, il y a un écart entre ce qui est attendu et les conséquences de ce qui a lieu. On peut pressentir un événement à certains signes avant-coureurs mais peut-on peser quel type de vie il va ouvrir ?
Si on se place d’un point de vue évolutif, une crise évolutive révèle un mal au cœur d’une forme de vie qui représentait jusque là un bien. Ce qui dynamisait la vie devient alors ce qui représente une inertie. Le lien entre mystère et absurde peut alors se réinterpréter. Le mystère des sauts évolutifs qui jalonnent l’évolution s’accompagne inexorablement d’une mise en lumière d’une absurdité venue d’une forme de vie devenant l’obstacle à son mouvement. Un saut évolutif est un mystère car même s’il est prévisible dans une certaine mesure on ne peut anticiper ses résonances sur la manière d’être qui en résultera pour les êtres qui connaitront ce saut et leur environnement. Quant à l’absurde concernant la crise évolutive, elle est aussi événementielle, il peut y avoir de l’imprévu. Ainsi le « mal » peut-il redoubler au niveau des symptômes quand un corps en évolution est proche d’y développer une immunité.
Considérons que le premier obstacle au vivant était certainement l’ignorance de ce qui pouvait interrompre la vie, il fallait donner à la vie plus de possibilité d’explorer ces obstacles à travers diverses formes. Le sexe a permis certainement cette exploration. Il participait aussi d’une pluricellularité en devenir. Pour des formes de vie pluricellulaire, le plaisir et la douleur fût donc une réponse possible afin d’éviter l’accident. Cependant la douleur s’avère aussi limitée, la peur permet de l’anticiper et de l’éviter. Le désir s’avère une anticipation du plaisir. Mais désir et peur en devenant des émotions de plus en plus subtiles risquent d’aboutir à des impasses. La conscience mentale peut les éviter. La prudence réduit les situations d’intensification de la peur tout en donnant au désir le plus de succès possible. La prudence induit aussi le développement d’explorer virtuellement l’action. La tactique, la stratégie relationnelles mais aussi la technique deviennent possibles. Avons-nous vraiment mentalement les moyens de franchir les limites absurdes du monde du désir et de la peur ? Il s’avère pour nous êtres mentaux que douleur et plaisir physiques et en amont sexe et mort deviennent des limites absurdes.
Le mental semble pouvoir amorcer un diagnostic sur l’impasse évolutive humaine en renonçant à une vision anthropocentrique de la manifestation de la conscience. Il peut admettre que l’expérience spirituelle pointée par les voies courtes est essentielles mais qu’elle constitue le premier pas de l’aventure de la conscience et non son achèvement. On notera que cette approche peut entendre tous les points de vue précédents : la voie apocalyptique prend son sens au-delà du pensable, le pessimisme oriental et de certaines voies herméneutiques courtes est justifié quant à l’avenir de la conscience mentale qui ne peut échapper à ses impasses structurelles malgré ses progrès, le mental est avec Hegel un point d’appui essentiel de l’évolution de la conscience même si il s’agira d’être conscient mentalement de la nécessité d’aspirer à un dépassement par la conscience de la seule conscience mentale.
L’évidence actuelle de l’absurdité de l’existence humaine pourrait ainsi nous masquer la source profonde de l’absurdité : notre stade évolutif humain dont le mental devenu rationnel reflète les limites avec acuité. Le saut évolutif important qui inéluctablement se prépare si le paradigme évolutif est juste et que notre interprétation des signes avant-coureurs est juste n’est donc pas seulement le dépassement de notre condition mentale absurde mais aussi de notre animalité, de sa mortalité qui n’a plus guère de sens et à l’horizon de notre condition d’être vivant encore incapable d’éviter l’accident fatal. La conscience mentale en tant que conscience réfléchie s’est déployé comme une forme de retour de la conscience sur elle-même, ici est en jeu un grand retour de la conscience sur sa matérialisation même. Ce pressentiment mental du sens de l’évolution de la conscience dans sa manifestation s’oppose trait pour trait à la vision heideggérienne d’un arraisonnement qui dématérialise l’étantité par réduction de toute chose à une énergie quantifiable.



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